Notes
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Le texte de Freud apparaît ici en italiques et sans guillemets. Chaque citation mentionne la date de la lettre d’origine et son destinataire. Les traductions sont d’André Bolzinger.
1On ne se souvient guère aujourd’hui comment les pays de culture germanique fêtaient leur Kaiser. De grandes cérémonies marquaient l’anniversaire de la naissance du futur souverain, Kaisersgeburtstag, et celui de son couronnement, Kaiserjubiläum. Ainsi Vienne honorait l’empereur François-Joseph le 18 août et le 2 décembre. La chute de la monarchie en 1918 n’a pas effacé la tradition populaire de fêter les anniversaires. Sigmund Freud avait ses dates personnelles : 17 juin, fiançailles avec Martha Bernays ; 20 juin, octroi d’une bourse pour un voyage d’étude à Paris ; 24 juillet, découverte du secret des rêves. Le 26 juillet est l’anniversaire de Martha. Pour lui-même, c’est le 6 mai que son âge s’accroît d’une unité. La fête redouble pour amorcer une nouvelle décennie : trente ans, quarante, puis cinquante, qui est le milieu idéal du calendrier de la vie, ensuite soixante ans, et plus si affinités.
2Le courrier, abondant et généreux, ponctué par le retour des anniversaires et des vœux, nous fait découvrir sous un jour inattendu l’écriture analytique de Freud [1] : tournée vers l’avenir, elle déroule un ruban sympathique de mots à double entente et d’adresses affectives complexes tout en évoquant les charges du présent et quelques réminiscences. La première occurrence, pour les trente ans, date de son installation à Vienne après le séjour à Paris. Puis à partir de 1920, c’est un flot de lettres annuelles de félicitations qui arrive au vieil homme : il supporte tant bien que mal Vienne sans les Habsbourg et achève sa vie à Londres en 1939.
3Le 6 mai aura été un moment incontournable de son existence. Le chiffre d’âge découpe un temps symbolique, il alimente élans de sympathie et comparaisons imaginaires, il assume le réel du vieillissement. L’épistolier laisse parler l’inconscient sans oublier à qui il s’adresse : Mon frère a cru que c’était le trois, il est pourtant bien placé pour savoir que c’est le six [F→ Abraham, 18.5.1919]. Le six et non le cinq : le cinq est le jour de la mort de Napoléon [F→ Eitingon, 23.1.1921].
4Les calculs de dates et les délais supposés jusqu’à la fin de la partie tiennent une place importante dans la rhétorique de Freud. Lorsque se termine la Belle Époque, avant la guerre de 1914, il évalue le rythme éditorial de ses écrits : Mes bonnes années vont de sept en sept. En 1891, l’essai sur l’aphasie ; en 1898-99, le travail sur l’interprétation des rêves ; en 1904-2005, les livres sur le Witz et la théorie sexuelle ; en 1911-12, l’étude du totémisme. Je ne peux donc rien attendre de bon avant 1918-19 [F→ Ferenczi, 7.7.1913]. Il se peut néanmoins, dit-il, que le fil de la vie soit coupé avant cette date. Jusqu’à l’âge fatal de 51 ans, il me resterait 13 ans à vivre. J’ai l’intuition d’un compromis : je vais souffrir d’accès cardiaques encore pendant quelques années ; ensuite, je mourrai d’une rupture du cœur entre 40 et 50 ans. Si ce n’est pas trop près de 40, ce ne sera pas si mal [F→ Fliess, 22.6.1894]. Quand mon numéro de téléphone a changé, j’avais 43 ans, j’achevais mon livre sur les rêves. Le nouveau numéro était 14 362. Comment interpréter cette série de chiffres ? Les chiffres qui suivent le 43 indiquent vraisemblablement la fin de ma vie, 61 ou 62 ans. En arrivant à Athènes, j’ai refusé la chambre n° 62 que l’hôtel voulait m’attribuer [F→ Jung, 16.4.1909]. L’échéance fatale est l’horizon de tout anniversaire de naissance.
L’âge du jubilaire
5L’échelle personnelle de l’âge et des écarts d’âge croise évidemment les repères géopolitiques d’un Viennois qui a bien des motifs d’inquiétude. Les progrès implacables du vieillissement et d’un cancer invalidant sont mesurés à l’aune de péripéties sociales : le départ de Rank, la montée du nazisme, l’avenir des petits-enfants, l’exil à Londres. L’événement extérieur fait cortège aux cérémonies célébrées à la date convenue.
6Trente ans : Je suis déjà tellement vieux ! Hier j’ai été fêté comme un prince. Ma mère avait fait le gâteau. Mes sœurs m’ont offert une jolie boîte à brosses et un splendide buvard de bureau, j’ai reçu de Mitzi une grande photo d’elle [F→ Martha, 6.5.1886]. Quarante ans : la fête de Sigmund est éclipsée par le mariage de sa sœur Rosa : Tout le monde était très joyeux. L’agitation de la noce vient de se terminer, le couple est parti en voyage [F→ Fliess, 17.5.1896]. Cinquante ans, l’humeur est maussade : Je supporte mal la déchéance physique, je suis si vaniteux que depuis longtemps j’ai refusé de poser pour un photographe [F→ Jung, 19.9.1907]. Soixante ans, et déjà dix-huit mois de guerre, pourtant l’anniversaire n’en subit aucune restriction : J’ai reçu tant de fleurs que j’aurais pu être enterré aussitôt sans avoir besoin de couronnes mortuaires ; l’oraison funèbre était prête puisque l’orateur du jour n’avait pas eu le temps de prononcer son discours [F→ Abraham, 8.5.1916]. J’ai maintenant franchi le seuil de la vieil lesse [F→ Eitingon, 8.5.1916]. Il écrit à cinquante-cinq ans : Je suis si usé que je me sens poussé vers la retraite. Tout senex maussade mérite d’être assommé sans remords [F→ Jung, 2.11.1911].
7L’approche des soixante-dix ans coïncide avec une triste visite : Rank est venu me faire des adieux définitifs, il va s’installer d’abord à Paris, puis en Suisse, et sans doute en Amérique. Le fait qu’il parte tout juste avant le six mai signifie qu’il s’exclut de notre groupe. Requiescat ! [F→ Eitingon, 13.4.1926] Mais les félicitations en public et les congratulations ne sont pas de son goût : Meine liebe Prinzessin, pour moi les éloges officiels sont un supplice, Anna l’a bien compris [F→ Marie Bonaparte, 10.5.1926]. Liebe Lou, voici juste quelques mots de remerciement, un acompte pour le long bavardage que j’avais prévu de faire avec vous. Nous sommes occupés chaque soir, Anna et moi, à répondre aux lettres d’anniversaire, ou plutôt nous en avons la ferme intention et parfois nous y renonçons. Mais de jour en jour, la dette est plus pressante et doit être liquidée [F→ Lou Andreas-Salomé, 13.5.1926].
8Vient ensuite la surprise d’un message collectif pour les quatre-vingts ans, signée par André Gide, André Maurois, Romain Rolland, Jules Romains, Hermann Hesse, Paul Klee, Robert Musil, Aldous Huxley, James Joyce, Virginia Woolf, Bruno Walter, Salvador Dali, Pablo Picasso. L’initiative a été prise par Stefan Zweig et Thomas Mann. Freud exprime sa gratitude : Ce message magnifique m’a réconcilié avec le grand âge. Je m’avance vers le néant avec une sorte de regret, car j’ai été heureux, très heureux avec ma femme et mes enfants. Mais je déteste les misères de la vieillesse, et le vécu de détresse absolue qui l’accompagne [F→ S. Zweig, 18.5.1936]. Depuis quinze jours, je consacre tous mes moments de liberté à expédier des cartes de remerciements, avec quelques mots un peu guindés à côté de la signature [F→ A. Zweig, 31.5.1936].
9Les paliers de dix en dix n’excluent pas un décompte plus détaillé du courrier du jour J. Soixante-deux ans : Ma superstition de mourir à cet âge-là est caduque, on ne peut vraiment pas se fier au surnaturel [F→ Ferenczi, 9.5.1918]. L’idée que quelqu’un devrait annoncer ma mort à ma mère est un sérieux empêchement pour mourir [F→ Abraham, 29.5.1918]. Soixante-cinq ans : Les cadeaux infantilisent : des sucreries, des fleurs à faire pâlir d’envie une prima donna [F→ Jones, 8.5.1921]. Honte à moi de n’avoir pas répondu plus tôt à votre télégramme du six mai. Mon excuse, c’est l’illusion du souvenir. Avant de ranger aujourd’hui mon bureau, j’étais persuadé que c’était fait depuis longtemps. [F→ Pfister, 20.5.1921] Soixante-sept ans : Le médecin a reconnu une leucoplasie à droite, qui atteint le palais et la joue ; je suis resté deux jours en clinique, j’ai eu des saignements postopératoires et j’ai dû supprimer toute une semaine de travail [F→ Ferenczi, 10.5.1923]. Soixante-huit ans : Je suis convaincu que ma fin est proche : cet anniversaire sera le dernier [F→ Abraham, 4.5.1924]. Soixante-neuf ans : Malgré votre résidence lointaine, vous m’avez envoyé des félicitations et votre photo. Elle aura sa place dans mon bureau, sur le panneau des amis [F→ Pfister, 10.5.1925]. Soixante-douze ans : Les anniversaires sont lassants, je demande un moratoire jusqu’à soixante-quinze ans [F→ Jones, 3.5.1928]. Soixante-quatorze ans : Il semble que les gens envoient plus volontiers des condoléances que des félicitations [F→ Eitingon, 18.9.1930]. Soixante-quinze ans : Si une prolongation m’est accordée, le futur départ sera définitif [F→ Lou, 9.5.1931].
10Trois types de dégradation nous menacent, mais c’est la nature qui choisit : ou une déroute simultanée du corps et de l’âme, ou un délabrement psychique précoce accompagné d’une bonne conservation physique, ou une survie intellectuelle associée à une fragilité somatique. La troisième voie m’est imposée, la plus clémente. Cela permet de continuer à réfléchir [F→ Pfister, 7.2.1930]. Soixante-seize ans : La journée critique a été franchie sans dommages. Mais quelle quantité de roses et d’orchidées ! La crise actuelle n’a limité personne. On s’est peut-être dit : juste encore cette fois, c’est sans doute la dernière [F→ Eitingon, 9.5.1932]. Soixante-dix-sept ans : Les vœux n’ont pas la même résonance quand il s’agit d’un enfant, ce sont alors des élans de joie et d’espoir pour un nouvel être humain, ou quand il s’agit d’une personne âgée, pour qui on s’estimera heureux si le besoin de repos est en équilibre avec le désir de jouir encore de l’amour et de l’amitié des siens. Si je compare avec l’anniversaire de soixante-dix ans, je dirais que mon souci actuel n’est plus la psychanalyse, son avenir est assuré et je la sais en de bonnes mains ; c’est maintenant l’avenir de mes enfants et petits-enfants, car il est sombre et menacé [F→ Jones, 7.5.1933].
11En effet, les nazis et Hitler sont au pouvoir en Allemagne, une nouvelle période commence. Soixante-dix-huit ans : L’autre jour, je ne me sentais pas spécialement bien, mais faut-il toujours se sentir bien ?[F→ Eitingon, 14.4.1934]. Soixante-dix-neuf ans : Je n’aurais pas trop à me plaindre si le destin ne m’avait imposé de refaire une prothèse justement le jour de mon anniversaire. Je suis obligé de réduire mes heures de travail [F→ Eitingon, 12.5.1935]. Ma santé possède un point commun avec les vieux livres : moins il en reste, plus ces restes sont précieux ! Il faut beaucoup d’humour pour supporter l’horreur de la vieillesse [F→ Lou, 16.5.1935]. Quatre-vingt-deux ans : l’anniversaire survient pendant les derniers jours de Freud à Vienne, la ville est annexée par Berlin. Dear Jones, je suis assis à mon bureau, désœuvré. Nous avons décidé que l’anniversaire serait repoussé au 6 juin, ou au 6 juillet, ou au 6 août, etc., bref à une date postérieure à notre libération de Vienne. Je n’ai pas répondu aux lettres et aux télégrammes. Je crois que nous pourrons être à Londres avant la fin mai, mais l’incertitude est reine [F→ Jones, 13.5.1938].
L’âge du destinataire
12Dans la vie familiale, les anniversaires sont un moment propice pour saluer la croissance des enfants. Il y a chez moi aujourd’hui une bande de vingt enfants pour le goûter d’anniversaire de Mathilde [F→ Fliess, 16.10.1895]. Le jour où Anna a dix-sept ans, son père lui écrit : J’ai du mal à croire que j’ai été un jour aussi jeune que toi [F→ Anna, 28.11.1912]. Lettre à son fils Ernst : Tu es le seul de mes enfants qui possède dès l’âge de trente ans une tendre épouse, un beau garçon, un travail, des revenus et des amis ; à cet âge-là, je n’avais pas encore aussi bien réussi [F→ Ernst, 3.4.1922]. La comparaison libère des aveux à cœur ouvert. Il ne s’agit pas de se donner en exemple, mais de saisir l’occasion pour dire ce qui, dans l’intimité du for intérieur, est le plus important.
13Le jeu des comparaisons oriente les vœux au Dr Ferenczi : Lieber Freund, est-ce possible ? C’est déjà votre quarantième anniversaire ! Votre lettre m’a rappelé le mien. J’étais alors au comble de la déréliction, j’avais perdu mes vieux amis sans m’en faire de nouveaux, nul ne se souciait de moi. Mon seul soutien était un peu d’entêtement, et le travail sur les rêves. Vous au contraire, à Budapest, vous avez une orientation, la voie vous est ouverte, vous êtes très estimé par un cercle d’amis dont vous serez un jour le chef. Seule différence : vous n’avez pas encore trouvé une compagne, alors que moi, oui, j’en avais une [F→ Ferenczi, 7.7.1913]. Au même destinataire, il confiera au moment de Pâques 1917 : Cela fait trente et un ans que j’ai ouvert mon cabinet de consultations à Vienne. Malgré toutes les difficultés que j’ai rencontrées alors, la vie se montrait sous d’autres couleurs que maintenant, quand le pays est en guerre. Une part de ce changement est inévitable, une autre tient à la cruauté du destin [F→ Ferenczi, 9.4.1917]. Vœux pour un ami cinquantenaire : Dear Jones, votre anniversaire me donne l’occasion de vous dire que je vous ai toujours considéré comme faisant partie de ma famille ; dans ce fond de tendresse, il est toujours possible de puiser. Il date du jour, je crois, où je vous ai accompagné à la gare : était-ce à Worcester ? Ma nature ne me pousse pas à exprimer ouvertement mes affections et je parais souvent indifférent ; mais dans ma famille, nul ne s’y trompe, chacun de mes proches sait ce qu’il en est [F→ Jones, 1.1.1929]. Et pour les cinquante ans du Dr Eitingon : Lieber Max, vous achevez votre premier demi-siècle. C’est l’occasion de vous dire sans détours la satisfaction et la tendresse que, par pudeur, nous avons l’habitude de cacher. Jamais je n’oublie ce que vous avez accompli, fonder à Berlin un Institut modèle et présider l’Association, le Verein, une mission difficile et ingrate. Je vous verrais volontiers président à vie. Nous avons perdu l’habitude des vœux, parce que nous ne croyons plus à la toute-puissance des souhaits, comme si, aussi résignés que des musulmans, nous étions soumis à l’ananke. J’imagine que, pour une part, vous avez fait tout cela pour moi, sans motif rationnel, et c’est ce que j’apprécie au plus haut point. Notre entente cordiale n’a jamais été sérieusement troublée, n’est-ce pas ? [F→ Eitingon, 25.6.1931].
14Félicitations à Stefan Zweig pour son demi-siècle : Cher Monsieur, je suis peu impressionné par un anniversaire de cinquante ans. Je déteste férocement toutes ces fêtes, et j’en ai personnellement l’expérience. Si néanmoins je vous écris pour vos cinquante ans, c’est que mon désir de le faire s’est accru avec l’âge ; l’occasion pourrait ne plus se retrouver, vu mon âge actuel. Je désire vous dire quelque chose d’agréable, d’aimable, sans être toujours celui qui critique, comme le client qui ne se reconnaît pas tout à fait dans le portrait que l’artiste a fait de lui. Vous dire aussi mon plaisir de lire vos œuvres et d’admirer comme votre langue épouse le langage intérieur à la manière de ces voiles transparents sur le corps des statues antiques. J’en suis réjoui, j’applaudis à vos efforts pour maintenir, en ces temps troubléés, une Internationale des esprits les plus solides [F→ S. Zweig, 28.11.1931].
15Un journal de Berlin a divulgué la date de mon anniversaire, j’aurais souhaité plus de discrétion [F→ Abraham, 8.5.1916]. Un jour, Freud décide d’écrire à Einstein et de lui envoyer des souhaits d’anniversaire. En réponse, le savant lui demande malicieusement comment il a su la date, si peut-être il l’a devinée en regardant une photo. Récit de cette initiative intempestive : Lieber Max, ma lettre lui faisait un long discours sur le bonheur d’étudier la physique mathématique, et sur la banalité de la psychologie, si banale que chacun, hélas, croit pouvoir en dire quelque chose. Ma lettre était absurde, une marque superflue d’intimité avec un inconnu, et par ailleurs une bévue en raison du peu d’intérêt d’Einstein pour la psychanalyse [F→ Eitingon, 23.11.1930]. Quelques années plus tard, le Herr Professor saisit une autre occasion de lettre à Einstein, sans l’importuner : Vous êtes tellement plus jeune que moi. Le jour où vous aurez atteint mon âge, j’ose espérer que vous serez devenu freudien, mais je ne serai plus là pour en être informé [F→ Einstein, 3.5.1936]. L’écart d’âge est un différentiel immuable entre les aînés et les cadets.
16Cependant l’écart familier s’altère quand une carapace d’insensibilité gagne peu à peu le plus âgé. Je crois que cela s’appelle la sérénité de l’âge : un tournant décisif pour les deux pulsions dont j’ai supposé l’existence. Tout est resté plein d’intérêt, les qualités d’autrefois ne sont pas vraiment différentes, mais il manque un certain écho : moi qui ne suis pas musicien, je me représente cette différence comme si l’on met ou non la pédale. La pression incessante d’une énorme quantité de sensations pénibles a sans doute hâté ma propension à tout ressentir « sub specie æternitatis » [F→ Lou, 10.5.1925]. Liebe Lou, j’ai lu votre lettre pour mon anniversaire avec le sentiment d’être assis auprès d’un bon feu d’hiver, exposé au rayonnement de sa chaleur. C’est merveilleux qu’une femme plus jeune de dix ans et un homme plus âgé de dix ans puissent encore se réjouir ensemble du soleil. Mais l’humeur noire du grand âge m’envahit, un désenchantement semblable à un engourdissement lunaire, à un froid intérieur. Il se peut néanmoins que le feu ne soit pas éteint, l’engourdissement ne touchant que la périphérie… [F→ Lou, 11.5.1927].
17Un an plus tard : Liebe Lou, on est pris de doute sur la valeur des vœux quand un anniversaire est incontournable, on aimerait avoir la preuve que les vœux servent à quelque chose : quel plaisir pour moi de recevoir enfin de vos nouvelles ! [F→ Lou, 9.5.1930]. Et l’année suivante : Liebe Lou, je me hâte de vous répondre pour vous éviter de craindre la perte de votre lettre. Le cachet de la poste de Berlin vous donnera une idée des derniers jours : il y dix jours, j’étais encore à Vienne, le cœur et les intestins refusaient leurs services, mais je tenais à mon rendez-vous de Berlin. J’ai dû céder sur un point : j’ai complètement renoncé à fumer, alors que pendant cinquante ans, fumer m’a protégé et armé dans la lutte pour la vie. Je suis donc mieux portant qu’avant, mais pas plus heureux pour autant. Le chirurgien de Berlin prend les mesures d’une nouvelle prothèse. C’est dire que je ne reverrai pas Vienne de sitôt [F→ Lou, 8.5.1930].
18Freud vieillissant confie sa désillusion à l’écrivain Arnold Zweig (sans lien de parenté avec Stefan Zweig) : Lieber Meister Arnold, la cérémonie du six mai a été un événement réjouissant et même émouvant : une visite et un discours de Thomas Mann, et des souhaits festifs de mes collègues viennois. Ils ont pourtant laissé des indices qui prouvent combien la démarche leur a coûté. Le ministre de l’éducation a envoyé des félicitations officielles, mais il a menacé de saisie les journaux qui le feraient savoir. D’autres journaux autrichiens et étrangers ont clairement exprimé du dédain, voire de la haine. Disons que la sincérité n’a pas encore disparu. Finalement cette date du six mai n’est pas un tournant de ma vie, je suis resté le même qu’avant [F→ A. Zweig, 31.5.1936]. J’attends que sonne l’heure où le rideau tombe ; mon regret de partir diminue peu à peu avec le temps [F→ A. Zweig, 22.6.1936]. Il avoue aussi à la Princesse : Je sais que je ne pleurerai pas votre mort, vous me survivrez longtemps. J’espère continuer à vivre dans votre amical souvenir : c’est une forme provisoire d’immortalité, la seule que je puisse admettre [F→ Marie Bonaparte, 13.8.1937]. Lieber Meister Arnold, j’ai calculé que mes prétentions héréditaires seront échues quand j’aurai atteint l’âge de mon père à sa mort [F→ A. Zweig, 2.4.1937]. Sachant qu’il a vécu octogénaire, et la mère nonagénaire, Arnold Zweig répond : « C’est à vous de décider si l’atavisme paternel l’emporte, ou si le côté maternel vous inflige dix ans de plus » [A. Zweig→ F, 22.4.1937].
19Ainsi le courrier d’anniversaire n’est pas un rituel mondain. Une vraie affection entretient des liens sans mièvrerie. Quelle que soit l’époque d’une lettre, l’arrêt sur anniversaire est une façon de rappeler que du temps a passé, que le monde roule sa bosse et que la santé du rédacteur demeure précaire. La disponibilité de Freud, aimantée par des considérations très personnelles, est suffisamment poreuse pour s’ouvrir à l’écoute des autres. Les lettres conjuguent le présent du correspondant qui est congratulé et le passé du rédacteur au même âge.
La règle de l’ici-maintenant
20L’anniversaire est donc un point fixe du calendrier freudien. Tel un fil rouge, il conduit un regard égotiste sur l’actualité. Le regard sur soi et le parler de soi sont en quelque sorte les vecteurs de l’attention portée à autrui. Assumer sa propre identité évite tout discours ex cathedra ou les vanités du point de vue de Sirius. Savant médecin et savant chercheur, Freud n’est pas enclin à philosopher. Son esprit positif donne la priorité au moment présent. Il exclut de disserter sur le cours de la vie ou de chanter une ode à la jeunesse disparue. Le talent me manque pour me convertir à la poésie [F→Breuer, 23.6.1884]. J’ai l’esprit fort peu philosophique [F→ Jones, 22.5.1910]. La philosophie et la métaphysique sont inadaptées à un cerveau humain [F→ Eitingon, 24.2.1928]. Je suis fermé à la mystique comme à la musique [F→ Rolland, 20.7.1929]. L’amour hellénique de la mesure, le prosaïsme juif et l’anxiété du petit-bourgeois, dans je ne sais quelles proportions, me tiennent à l’écart de la luxuriance orientale [F→ Rolland, 19.1.1930].
21L’épistolier est un homme de chair et de sang, son potentiel d’élans affectifs répugne aux discussions éthérées, aux propos utopiques, aux idées générales. Quand il a vingt-huit ans, il écrit au Dr Breuer, son mentor : Mon épiderme mental a été écorché par les traumatismes, je surveille la cicatrisation, je suis résolu désormais à me battre là où je suis [F→ Breuer, 23.6.1884]. Cet accent personnel n’a jamais reflué : Je réussis mieux dans l’analyse que dans la synthèse [F→ Jung, 29.5.1908]. Il est bon d’avoir ses petits intérêts à soi ; les grands intérêts généraux n’ont rien de réjouissants [F→ Ferenczi, 3.11.1918]. Bâtir un système n’est pas à ma portée, mon expérience est trop partielle, mes sollicitations trop sporadiques [F→ Lou, 2.4.1919]. Je préfère être connu comme auteur d’études cliniques [F→ Jones, 27.7.1921]. Ce que j’apporte à mes patients vient moins de mon savoir que de ma personne. Ce que l’enseignant apporte à un élève est issu de la science à 95 %, et de son équation personnelle à 5 %. Mes analysants cherchent et trouvent en moi-même 95 % de ce qu’ils acquièrent [F→ Eitingon, 20.6.1927].
22L’écriture freudienne, tout comme son écoute, est une forme de don : il distribue son temps, il prête son oreille ou sa plume. Il y a des jours où je suis oppressé de tourner en rond autour d’un rêve, des jours où je ne comprends rien aux fantaisies du patient et à ses humeurs. Et il y a des jours où un éclair illumine l’ensemble et me fait comprendre comment ce qui s’est passé avant a préparé ce qui se passe maintenant. C’est l’idée de résistance qui m’a permis de mettre d’aplomb ces cures cahotantes. Je fais revenir quelques ombres du passé, celles du premier amour, celles de la première amitié, du premier effroi, de la première querelle. Reviennent ainsi des tas de petits secrets tristes, ramenés à leurs premières racines, ainsi que des moments de fierté qui sont renvoyés à leur modeste origine. La clé, c’est la résistance, c’est-à-dire ce que l’enfant était alors et qu’à présent j’exhume : le rêveur se montre récalcitrant, il est maintenant un homme adulte, brave et noble, il supporte mal de se voir vulgaire, faussaire, rebelle, menteur, il résiste [F→ Fliess, 27.10.1897]. La résistance autant que le transfert obéissent à une logique de l’ici-maintenant. L’inconscient, index personnel souterrain, mémoire paradoxale de ce qui a été oublié, est néanmoins une force actuelle et agissante. L’analyste saisit la logique de l’autre en évitant de se mettre soi-même hors-jeu : il se déprend de soi et se concentre sur les énigmes proposées par un étranger.
23Lettre à la chanteuse Yvette Guilbert, qui avait épousé un Viennois : Chère amie, j’ai peu profité de votre dernier séjour à Vienne. Je me réjouis de savoir votre projet d’écrire quelque chose sur vous, de décrypter le secret de vos succès. Vous me demandez mon avis sur l’idée qu’une artiste repousserait sa propre identité à l’arrière-plan et la remplacerait par le personnage incarné aux yeux du public. Ce mécanisme d’exode psychologique est très souvent allégué, c’est-à-dire la substitution d’un semblant ; il ne m’a jamais vraiment satisfait. Je suppose un mécanisme inverse. L’artiste n’élimine pas ses apports personnels, mais il exploite ses talents encore vierges, ses désirs réprimés ; il compose ainsi un personnage qui n’est pas moins authentique que l’original [F→ Guilbert, 8.3.1931]. Teurer Wilhelm, depuis que j’étudie l’inconscient, je suis devenu très intéressant pour moi-même [F→ Fliess, 3.12.1897].
Phrasé de l’inconscient dans un discours conscient
24Les commentaires liés au six mai vont de la protestation grincheuse à la plaisanterie érudite, de la maxime ingénue au mot cocasse. Le vertige d’une fin de partie, le défi aux superstitions, la lassitude du labeur quotidien, les retards à répondre, le calcul de l’âge des parents, le charme des souvenirs sépia, les prophéties d’avenir, tout y passe. Telle une tête de Janus, la rhétorique freudienne joue de locutions à double face qui donnent à la phrase un double sens. Teurer Wilhelm, une jeune fille dans une école de couture était tourmentée par la consigne suivante : non, tu ne dois pas t’en aller, tu n’as pas encore fini, tu dois faire encore plus. Derrière ces mots, il y avait le souvenir de scènes d’enfance : elle était sur le pot, ne voulait pas y rester. Elle subissait donc la même contrainte, tu ne dois pas t’en aller, tu n’as pas encore fini, tu dois encore faire plus. Le mot « machen » fait le lien entre l’état actuel et la scène infantile, un lien qui n’est pas arbitraire. Je recommande cette vieille fantaisie à ton flair linguistique. Elle vaut pour tous nos mots d’action, l’origine est scatologique [F→ Fliess, 22.12.1897]. L’invitation au flair linguistique est évidemment facétieuse.
25Un même phrasé réussit le mariage improbable d’un discours conscient et de la langue des rêves. Le rêveur est un insatiable faiseur de bons mots. Il l’est par nécessité, parce qu’il subit la contrainte des interdits et que les voies de l’expression directe lui sont barrées. Le Witz est propre à tous les processus inconscients [F→ Fliess, 11.9.1899]. L’ami épistolier s’ingénie à lancer un bon mot, sans une once de dérision, sans trace d’affectation. Franchise critique plutôt qu’enthousiasme évaporé. Les lettres possèdent la même verve que les descriptions cliniques, associée à des avis opposés ou contraires. Il déteste les cérémonies, mais il est ravi de recevoir des fleurs. Il rappelle son existence de vieillard invalide, mais il montre autant de pugnacité qu’un homme dans la force de l’âge. Il évite les exposés didactiques, il énonce néanmoins des conseils pratiques pour mettre en garde sur ce qu’il ne faut pas faire.
26Presque tout ce qu’il faut faire, je l’abandonne au tact [F→ Ferenczi, 4.1.1928]. Ses conseils soulignent les tentations qui font obstacle à l’analyse. Ne répétez pas mes propos comme si vous récitiez une prière [F→ Jung, 17.1.1909]. Sachez que le refoulement porte sur le souvenir, et non sur l’expérience elle-même ; les expériences seront éventuellement refoulées dans l’après-coup. Soyez prudent avec la notion de complexe : elle est utile et indispensable dans les démonstrations théoriques, mais en pratique il faut toujours lui substituer ce qu’il recouvre, sans l’attaquer directement [F→ Pfister, 10.1.1910]. Méfiez-vous des idées générales, qui ne sont que des substituts, de pâles abstractions ; mieux vaut descendre jusqu’aux petits détails pour se mettre au diapason de l’inconscient [F→ Pfister, 5.6.1910]. N’interprétez pas la façade, ce qu’elle affiche en guise d’allégorie, ne vous laissez pas induire en erreur par le remaniement du contenu, les condensations, les réduplications [F→ Jung, 5.7.1910]. Ne tombez pas dans l’étrange pratique qui mettrait en présence deux interlocuteurs : l’un sur le divan, parlant sans réprimer son engagement libidinal et affectif ; l’autre en retrait dans un fauteuil. Comme pour un scénario où l’amoureux ferait sa cour à une beauté froide [F→ Pfister, 23.7.1910]. Ne donnez pas de conseil [F→ Ferenczi, 17.10.1915]. Quand l’analyse a pour but de changer les manières d’être, menez-la plus loin que la dissolution des symptômes [F→ Ferenczi, 29.6.1918]. Commencez toujours par analyser ; en cherchant une synthèse, vous sautez les étapes où sont tapies les résistances contre le sexuel [F→ Pfister, 9.10.1918]. Appliquez-vous à travailler à tous les étages, pensez à la fois aux organes et à la métapsychologie [F→ Pfister, 11.5.1924]. Mettez l’accent principal sur le supplément d’indépendance gagné par le patient, même si l’émancipation se fait au détriment de la cure [F→ Pfister, 22.10.1927].
27Raisonneur mais espiègle, sentencieux autant que facétieux, il n’hésite pas à jeter sur le papier un raccourci burlesque. Quand une bourse m’a été attribuée pour un voyage d’études à Paris, j’ai imaginé qu’à mon retour à Vienne, je serais tout auréolé, je guérirais tous les nerveux incurables, et s’ils ne sont pas morts, c’est qu’ils sont encore en vie [F→ Martha, 20.6.1885]. Parfois mon fils se désole que les dimanches soient de plus en plus rares [F→ Fliess, 2.3.1899]. En Sicile, il écrit à son épouse : J’avais promis de partager avec toi les charmes de la Sicile et de Palerme. Mais un médecin des âmes, soi-disant fondateur d’une néo-psychologie, n’a pas les moyens d’une telle expédition. J’aurais été plus riche en fabriquant des objets utiles, du papier hygiénique, des allumettes ou des boutons de bottines [F→ Martha, 15.9.1910]. Seul à Vienne pendant la guerre, les collègues et les amis étant sous les drapeaux : Je vis dans ma tranchée, je mène de durs combats ; l’angoisse, l’hystérie et la paranoïa ont déjà capitulé [F→ Ferenczi, 15.12.1914]. Quand la dévaluation de la monnaie a fait circuler des billets valant cent mille fois l’unité de compte : Je suis millionnaire, mais ce n’est pas moi qui suis arrivé au million, c’est le million qui est descendu jusqu’à moi [F→ Ferenczi, 28.11.1920]. Après deux heures de conversation avec Einstein : Il comprend aussi mal la psychologie que moi la physique, alors nous avons très bien parlé [F→ Ferenczi, 2.1.1927]. Malgré ses infirmités, il accepte de participer à un congrès mondial d’éducateurs à Elseneur : Mais à cette condition, que le prince Hamlet soit là en personne et fasse l’aveu officiel de son complexe d’Œdipe, que tant de gens mettent en doute [F→ Pfister, 16.2.1929].
28Le ton de galéjade va de pair avec une extrême lucidité, par exemple au début de la guerre : Mes contemporains ne verront plus le monde comme dans le passé, c’est-à-dire heureux. Le plus triste, c’est que le monde d’aujourd’hui correspond quasiment aux données des névroses et des rêves, esquissées par la psychanalyse [F→ Lou, 8.5.1932]. Telle est la vertu de ce courrier, et peut-être la qualité requise pour toute écriture de psychanalyste. Les lettres de Freud proposent un argumentaire conscient et révèlent sur le même tempo la langue de l’inconscient, sans glisser vers un tournoi de mondanités superficielles, ni vers un exercice convenu de sages réflexions sur la fuite du temps.
29L’écriture freudienne jongle avec une série d’attentes et de précipitations. La lenteur du raisonnement est soucieuse d’expliquer, freinée en outre par des associations intercurrentes ; elle se conjugue néanmoins avec l’éclair d’un bon mot ou d’un Witz. Du côté de la patience : En chimie, il faut deux tiers de temps d’attente avant de pouvoir analyser [F→ Martha, 27.6.1882]. Et du côté de l’impatience : Les anniversaires ne durent heureusement qu’un seul jour [F→ Lou, 8.5.1932]. Prendre son temps : quatre années de fiançailles enamourées, puis un délai identique avant d’arriver à Rome, ensuite seize ans de douleurs et de soins de prothèse. Malgré son obsession pour l’échéance et le rideau qui tombe, Freud a suivi avec persévérance le retour régulier du six mai, comme les savants des temps anciens observaient le cours immuable des astres.
30Sources : S. Freud, Oskar Pfister, Briefe 1909-1939, Fischer Verlag, 1963 ; S. Freud, Karl Abraham, Briefe 1907-1926, Fischer-Verlag, 1965 ; S. Freud, Lou Andreas-Salomé, Briefwechsel, Fischer-Verlag, 1966 ; Sigmund Freud, Arnold Zweig, Briefwechsel, Fischer-Verlag, 1968 ; S. Freud, C.G. Jung, Briefwechsel, Fischer-Verlag 1974 ; S. Freud, Briefe 1873-1939, Fischer-Verlag, 1980 ; S. Freud, Briefe an Wilhelm Fließ, 1887-1904, Fischer-Verlag, 1986 ; Stefan Zweig-Briefwechsel mit Sigmund Freud, Ficher-Verlag 1987 ; Briefwechsel Sigmund Freud/Ernest Jones 1908-1939, Fischer-Verlag, 1993 ; S. Freud, Sandor Ferenczi, Briefwechsel, 1908-1933, Vienne, 1993 ; S. Freud, Max Eitingon, Briefwechsel 1906-1939, Verlag-Diskord, 2004.
Notes
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Le texte de Freud apparaît ici en italiques et sans guillemets. Chaque citation mentionne la date de la lettre d’origine et son destinataire. Les traductions sont d’André Bolzinger.