« Quelle voix dans le bruit des vagues nous parvientqui n’est pas la voix de la mer ?Elle est la voix de quelqu’un qui nous parlemais se tait si nous l’écoutonsparce qu’il fallut l’écouter. »
1C’est avec le cœur battant qu’un analysant, pour la dernière fois, sonne au cabinet de son analyste ; l’heure n’est-elle pas grave ? Ce moment, inaugural et terminal, entre sourire et soupir, est aujourd’hui celui d’une ultime rencontre ; voici l’issue de l’analyse – enfin ou déjà ! se murmure-t-il dans la salle d’attente – inimaginable jusqu’alors, tant ce moment paraissait lointain. L’analysant se doit de l’envisager maintenant, dans une étrange combinaison d’importance et de contingence. Comment un jour de cette trempe pourrait-il ressembler aux précédents ? L’analysant pressent, en l’espérant, qu’il ressortira de ce cabinet tout autre qu’il y est entré. N’est-ce pas là sa dernière séance ? et même leur séance terminale, s’il osait ? Tout semble y conduire puisque ce « bel aujourd’hui » est aussi celui auquel analysant et analyste se sont résolus, d’un commun accord, à première vue. Vont-ils dès lors se séparer l’un de l’autre ? Ou l’un et l’autre ? La dernière séance donnera-t-elle l’opportunité désormais de faire de la solitude partenaire, pour reprendre une élégante formulation de Lacan ? Ces interrogations ne sont pas minces, en cette singulière demi-heure qui les attend chacun : la « der des der », pour peu qu’ainsi elle ait été envisagée. Elle fournit à ces questions l’occasion – c’est-à-dire le temps, l’espace et le lieu – de se poser. Une dernière fois ; ou pour la première fois. Cette distinction est presque sans importance puisqu’aujourd’hui elles s’imposent dans leur radicalité, en requérant une solution. Tel en sera le moment, l’heur, et dont cette dernière séance se fera praticable : de quoi et surtout de qui s’autorise l’analysant, à l’instant de partir ? Moment de vérité, par conséquent.
Une séquence de détachement
2La dernière séance concentre sur son déroulement des usages fort différents en fonction du style de telle ou tel analyste ; autant dire qu’elle présente mille et un visages, du fait des cultures analytiques qui accompagnent subliminalement la direction des cures. Sera-t-elle, comme le veut la chanson d’Eddy Mitchell, « la dernière séquence », cette ultime séance, celle où « le rideau sur l’écran est tombé », ce qui semble dire une fois pour toutes, définitivement, for ever et donc à jamais ? Ou ne prendra-t-elle que plus tard sa valeur, c’est-à-dire toute sa portée, au futur antérieur ? Cela dépend d’abord de l’idée que chacun se fait dans la vie courante, de ce qui se termine soudain ; que cette fin soit celle d’une histoire d’amour, du monde ou des haricots. Se joue-t-elle en une fois, un mot, un événement, à la façon d’un trait ? ou relève-t-elle d’un processus plutôt, en prenant l’allure dès lors d’un tracé en pointillés ? Envisager ce qui se termine a toujours affaire avec l’amour des commencements, à ce qui nous élança dans l’entreprise que l’on conclut. Francis Bacon l’argumenta avec pertinence : « Si l’on commence avec des certitudes, on finit avec des doutes. Si on commence avec des doutes, l’on finit avec des certitudes »… La chamade de l’analysant lorsqu’il tirait pour la dernière fois la sonnette de son analyste, battait bien la mesure de cette question : tous comptes faits, que se sera-t-il passé, ici même, non seulement entre l’analyste et moi, mais surtout entre « me, myself and I », et dont l’analyse aura été le temps, l’occasion et le lieu ? Cela dépend de la cure, de la direction qu’elle aura prise et qui lui aura été donnée, de la trouvaille qu’aura constituée sa terminaison. Reste cependant que, même si celle-là fut créativement trouvée, en ne surgissant ni de l’épuisement des protagonistes ni d’un automatisme théorique, la dernière séquence pourrait néanmoins constituer un événement complémentaire mais distinct de la fin de cure. De ce moment décisif se répartiront confiance ou doute sur le trajet parcouru, ainsi que sur celui qui en permit l’avènement, qu’il s’agisse de l’analyste ou de l’analysant. L’enjeu n’est donc pas mince. Que vient-elle dès lors couper, cette séquence pénultième ? Qu’établira-t-elle ou fera-t-elle surgir, cette unique dont la mémoire s’emparera pour la reconstruire, la parant des charmes de l’ineffable, de la nostalgie ou, au contraire, de la performance, celle qui ne s’y lance qu’une fois ? C’est bien de cet élan, de son heur, dont il est utile de s’aviser ici. Posons pour commencer que cette dernière séance opère un détachement : de la personne de l’analyste, certes, ainsi que de la relation que l’analysant avait avec lui ; mais la cure constituant plus qu’un dispositif psychologique, ce qui se détachera vise aussi le transfert, la prise à partie de l’analyste qu’était l’objet a et dont la dernière séance vient conclure en l’incarnant la déprise. Ainsi n’habite-t-on que le lieu dont on se sépare, écrivait Char ; en poésie comme en psychanalyse. À cette complexité s’ajoute enfin le temps de se séparer des lieux, du fait même de parler à l’analyste, et de l’étrange travail que cette tâche opérait. L’ultime séance marquerait-elle de ce fait, et du même coup, la fin d’une communauté de travail ? D’un travail, sûrement ; mais d’une communauté, serait-ce véritablement le mot ? On osera l’interrogation. Remarquons pour l’instant que cette dernière séquence qui fait battre le cœur se révèle dans certaines pratiques routinière, tant elle vient confirmer un mouvement opéré plus tôt – la trouvaille de la fin de cure – et ne constitue dès lors qu’un corollaire, une application, une honnête fin des travaux, comme un musée ou un jardin public ferme ses portes à la tombée de la nuit. C’est alors l’heure – prévisible et parfois programmée plusieurs semaines à l’avance – de se séparer de l’endroit où l’on se trouvait, de la tâche qui avait occupé… tant de temps déjà. La dernière séance est en ce cas terminaison désenchantée d’un processus qui aurait déjà perdu de son mouvement. C’est l’heure plus que l’heur, l’on silence l’aventure, l’enjeu qu’est cet envol, et plus raisonnablement se fait-on d’honnêtes ou affectueuses salutations ; un peu comme ces répons qui faisaient les charmes de l’enfance, le dimanche : « – Ite, missa est ! – Deo gratias ! », allez, la messe est dite, et ces grâces rendues à Dieu avant de quitter l’église pour de plus substantiels plaisirs, ont aussi quelque chose d’une salutation convenue, tant l’heure de la sortie se fait entendre. Formalité, cette dernière séance ? Ce serait bien dommage si tel était le cas ; car la réalité clinique, en son indépassable delta, pourrait en présenter d’autres visages. Avant d’en examiner l’éventualité, débarrassons-nous d’une possibilité en usage encore dans certains faubourgs du petit monde analytique : celle d’une dernière séance que l’analysant n’aurait guère pressentie mais qui se serait révélée subitement telle, sous ponctuation de l’analyste. Cette séance aura été la dernière et la scansion du praticien n’en fait pas mystère ; la cure vient illico de se terminer et l’analysant, quelque peu ahuri, se retrouve sur les trottoirs de sa ville sans préparation ni ménagement… Ce cas de figure, pas si rarissime que cela, a au moins le mérite, en sa brutale hardiesse, de ne guère épiloguer de façon administrative sur la fin de la cure. Pour les analyses moins expéditives néanmoins, la dernière séance rassemble, pour les distinguer ensuite, nombre de dimensions qui avaient accompagné le cours de la cure sans être explicitement abordées. C’est le moment de le faire, décisif maintenant, puisque ce temps se donne comme le dernier.
La palanche de la cure
3Il n’est pas rare que cette séquence de fin de partie laisse deviner chez l’analysant un discret ou parfois muet chagrin. Sans doute parce que ce départ convoque et concentre nombre de ruptures ; mais aussi parce qu’en dépit des répétitions ou des créations de l’infantile, ce moment ultime de fin de cure présente une épreuve inédite : vient le temps de se séparer de ce qui faisait la palanche de la cure, comme de ce qui en rendait possible le mouvement. La palanche ? On trouve encore ce mode traditionnel de portage loin d’ici, du côté des rizières, dans les pays asiatiques, ou sous des clartés plus chaudes en Afrique, du côté des porteurs d’eau. Ici et là, un paysan porte sur ses robustes épaules une branche fine dont chaque extrémité soulève de façon symétrique une charge que seule la souplesse du bois permet d’équilibrer sans se rompre ; et l’agile porteur trottine dans les hautes herbes ou sur le sable, avec ce pas si particulier qui tient d’un glissement rapide sans précipitation. Que transporterait donc la palanche de la cure ? Rien moins que la dimension du transfert, et par ailleurs celle de la relation à l’analyste, laquelle, de ne pas se confondre avec la première charge, lui est néanmoins liée. On aurait tort de sous-estimer le poids et les exigences de cette seconde charge dans la cure ; l’histoire du mouvement analytique dans son ensemble a démontré les impasses d’avoir privilégié cliniquement et théoriquement une des charges au détriment de l’autre, qu’il s’agisse d’un transfert survitaminé ou d’une relation hypertrophiée à l’analyste. Au cours de la cure, le paysan qu’est alors l’analyste va en porter le poids souplement réparti. Il revient néanmoins, lors de la dernière séance, à l’analysant devenu paysan – et pas nécessairement analyste – d’emporter d’un pas confiant ce qu’il aura su équilibrer de ces deux charges. D’où procède cet étrange trottinement qui permet à chacun des porteurs de s’élancer dans les herbes ou le sable ? De la parole, de la confiance et de l’adresse qu’elle suppose, requiert, appelle ; de l’expérience qu’elle constitua fondamentalement, l’analysant va aussi se détacher. Non qu’elle soit devenue inutile ou caduque. Mais l’acte qui la soutenait se portera ailleurs, dans le grand monde au mieux ; ou dans le “désanalysant” (l’ex-analysant qui ne sera jamais un analysé) lui-même, faute de mieux. Cette séquence ultime est celle où il prend in fine toute la mesure de ce que parler dans sa cure a signifié véritablement. Nombre de patients s’allongeant pour la première fois sur le divan redoutent ce qu’ils envisagent comme « un monologue » stérile. L’idée d’un dialogue ne se montre pourtant guère plus pertinente. L’élargissement à la dimension du transfert pose les mêmes problèmes d’absence de réciprocité, quoi que l’on puisse exciper du contre-transfert. Le recours à la logique, et à ce que Guy Le Gaufey en reprit d’une relation sans converse, se révèle à cet égard éclairant. Alors, lorsque la dernière séquence s’élance, oui, le cœur de l’analysant bat, comme si tout avait été dit mais qu’en même temps quelque chose restait à délier encore, en corps : ce en quoi l’analyste avait tenu lieu de la parole. Ce lieu est un nœud à brins multiples : il est d’abord entre vérité et savoir, ce que les symptômes avaient tressé à leur façon et que le transfert dans la parole, la névrose de transfert ensuite, avaient mobilisé autrement. Mais tout cela participant logiquement de la fin d’analyse et ayant de ce fait été précédemment dénoué, la dernière séance reste celle où l’analysant a maintenant à se séparer de la nature complexe de l’analyste, en sa contingence (ce pouvait être n’importe lequel, s’il remplissait la fonction) et en sa singularité dernière, irremplaçable (c’était lui, c’était moi, tels Montaigne et Le Boétie). De l’analyste, l’analysant ne sait pas grand-chose, et ainsi le ressent-il aujourd’hui d’autant plus que la dimension du transfert (l’amour qui le constitue) s’est éclaircie suffisamment pour que cette séance soit effectivement la dernière. Il va néanmoins devoir se séparer de la personne de son analyste – personne qui n’a jamais aussi bien porté cette appellation anonyme, puisqu’il ne la connaît guère et qu’il ne l’a rencontrée vraiment qu’à travers le feu (et l’altération) du transfert – ce qui lui cause, sinon du chagrin, du moins un pincement de cœur : ne va-t-il pas cesser d’entendre la voix, ou le souffle dans le silence, de celle/ celui qui lui fut si proche dans le gros temps, et qu’il aimerait un peu mieux connaître, au moment de s’en séparer ? Que sera la vie sans cet étrange partenaire ? Comment, où, et vers qui rapatrier ce plaisir, cette intimité de l’écoute et du dire ? Chez qui maintenant trouver l’intelligence de l’inconscient ?
Une voix qui se tait si nous l’écoutons
4L’expression « intelligence de l’inconscient » peut surprendre, du fait de sa construction de phrase indiquant deux directions possibles : celle qui proviendrait de l’inconscient lui-même, en son ingéniosité combinatoire et créative (de symptômes, de formations de toutes sortes), ou celle qui surviendrait de quelqu’un qui en aurait la sapience, le maniement (l’analyste, l’analysant, un enseignant, une institution de psychanalystes). La cure analytique, en effet lieu d’une intelligence de l’inconscient, les assemble, la terminaison de la première questionnant l’issue de la seconde. C’est ici que la citation inaugurant ce travail, et recherchée du côté de Pessoa, prend sa portée. Réexaminons-là maintenant, dans les trois temps de son souffle poétique. Quelle voix dans le bruit des vagues nous parvient/qui n’est pas la voix de la mer ?, demande le poème. Malgré la pesanteur du procédé, risquons l’analogie : qui parlait dans la cure, quelle voix se faisait entendre ? Celle de l’analyste ? celle de l’analysant ? celle du lieu de leur rencontre ? Elle est la voix de quelqu’un qui nous parle/mais se tait si nous l’écoutons, répond le poète. Poursuivons la transposition possible : elle est ce qui de l’analysant s’élance et qu’il ne peut saisir quand il s’écoute, car il ne peut alors qu’attraper un contenu, possiblement résumable ; autrement dit, un énoncé. Or ce qui se tait si nous l’écoutons relève d’une tout autre dimension, celle de l’énonciation, et dès lors d’un sujet qui s’y décèle, comme effet provisoire et pulsatil de ce qui se dit. Parce qu’il fallut l’écouter, conclut Pessoa ; l’analyse est à ce prix, en tout cas la fin de celle-ci : que l’analysant, comme avant lui son analyste, ait pris suffisamment la mesure de la dimension de l’énonciation qui le traverse, le trahit et le révèle comme parlant, parlêtre disait Lacan. Il était souvent d’usage, quand j’étais plus jeune, d’enseigner que la fin d’une analyse était la capacité de l’analysant à poursuivre tout seul son auto-analyse ; ou disons plutôt, qu’il puisse poursuivre son analyse sans avoir désormais besoin de l’incarnation ou de la présence de son analyste. Cette formule, pour séduisante et libre qu’elle paraisse, n’est pas sans coût, sans inconvénient : car qui se fait juge de cette « capacité » ? L’analysant seul ? Pourquoi pas, mais rencontrera-t-il assentiment chez celui/celle qui l’écoute ? L’analyste, qui l’estimerait de son côté ? Cela arrive dans certaines cures, mais peut-il alors, sans risque pour la liberté de l’analysant, le lui indiquer de son propre chef ? La prix de cette initiative pourrait se révéler exorbitant pour le supposé bénéficiaire. Il reste alors la solution moyenne, intermédiaire, celle du commun accord : analysant et analyste s’accordent pour estimer que le moment est bien venu de considérer que le travail est achevé. Si le procédé est des plus démocratiques, se révèle-t-il pour autant parfaitement analytique ? C’est sur ce fil que se joue la dernière séance, laquelle se distingue de la fin de la cure tout en l’aiguisant : car elle fournit le moment déterminant où la solitude de l’analysant se fait la plus grande et où il pourra – ou pas – s’en autoriser : pour mener sa vie, et si le cœur lui en dit devenir analyste, mais en ce cas ni disciple ni rebelle de son propre analyste. Cette solitude, qui est en même temps celle de l’énonciation, n’est pas sans présenter quelque antinomie avec le « commun accord » que l’on pouvait considérer comme une formule tempérée de fin d’analyse ; ne présente-t-il pas le danger, par sa tranquille et cordiale évidence, d’empêcher que quelque chose se trouve, s’invente, se conquiert ou se détache, certes d’une présence de l’analyste, mais où l’analysant n’y rencontre aucun assentiment qui le dispenserait dès lors de risquer son propre mouvement ? Il est possible que l’analyste ait seulement la possibilité de refuser une fin de cure qu’il jugerait précoce : en relançant les associations, le temps des séances ; mais a-t-il véritablement la possibilité discursive d’assentir à une demande de fin de cure, par là même garantir ce qui ne se trouve que singulièrement et pas communément ? Ce mouvement distinctif et producteur de singularité est au cœur du processus de fin d’analyse ; il doit s’être opéré bien avant la dernière séance. Mais cette pénultième est bel et bien celle où ce processus de détachement sur fond de solitude ou de bonne compagnie, va se jouer en vérité : s’y lancer ou silencer, tel est l’enjeu de liberté pour l’analysant qui pourra désormais se fonder sur la part d’altérité au cœur de sa parole, silencer ou s’y lancer, telle est l’épreuve pour l’analyste qui acceptera – ou pas – de renoncer aux assurances de maîtrise ou de communauté. Ce qui était en travail peut dès lors se muer en cette solitude partenaire pour l’analysant en partance. La dernière séance met fin au processus en ouvrant à ce qui, loin de se clore, dépasse ; plus que l’heure de partir, elle est l’heur d’une solitude énonciative, fondatrice d’un style de vivre, ou peut-être plus tard d’analyser. Elle dessine un mouvement de libération de la parole commune en ouvrant à un espace où le dire distingue, s’élance, s’y lance. On en trouvera une poétique analogie dans un haïku pudique mais décisif : Seul je le traverse/dans le froid clair de lune/le pont vibrant. Telle sera bien en effet la dernière séquence, celle qui coupe court. Et, oui, le rideau sur l’écran est tombé.