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Article de revue

Un jour… qui sait ?

(Mon héritage)

Pages 131 à 136

Notes

  • [1]
    Vous trouverez le récit de cet événement singulier dans le n° 22 de la revue Sigila.

1Je suis née dans une petite ville portuaire tout au sud du Brésil, première capitale de l’État du Rio Grande do Sul, où la cohésion d’une famille heureuse aidait à surmonter des difficultés parfois bien grandes.

2Quand l’hiver rigoureux de ces rudes contrées ne nous permettait pas d’avoir d’autres occupations, le soir, après le dîner, je me retrouvais assise sur le tapis, à côté du fauteuil de mon père et je l’écoutais raconter des histoires de France et parler de la Lorraine, région à laquelle il était profondément attaché. Très fier de ses origines, il parlait peu, mais volontiers, de sa famille française, peut-être parce qu’il n’avait pas connu son grand-père paternel français – disparu brutalement à l’âge de 48 ans, avant même qu’il ne vienne au monde. Son souhait le plus profond était, sans doute, d’en savoir un peu plus sur cette lointaine famille qui lui était presque inconnue.

3Lorsque la Lorraine est devenue allemande en 1871, les parents de son grand-père ont préféré envoyer leur fils aîné émigrer vers le Brésil, loin de chez eux, lui donnant ainsi la possibilité de rester français, plutôt que de devenir allemand et de servir dans l’armée prussienne. Son passeport pour le Brésil, établi à Nancy le 9 août 1871, porte au verso plusieurs tampons. Le premier est celui du consulat général de l’Empire du Brésil à Paris, où il obtient le « bon pour se rendre à Porto Alegre, Brésil ».

4Selon la mémoire familiale, il part avec des membres de sa famille et quelques amis vers cette ville où, plus tard, il se mariera et où naîtront sept de ses huit enfants.

5Commerçant et homme d’affaires, il adopte le Brésil comme seconde patrie, et l’honore par son mode de vie guidé par une extrême droiture de cœur et d’esprit. Élu premier secrétaire de la chambre de commerce de Porto Alegre en 1896, réélu en tant que président l’année suivante, Victor Daniel part en 1898 à Rio Grande prendre la gérance d’une joaillerie. Alors qu’il se préparait à retourner à Porto Alegre pour y assurer la direction de la même joaillerie, il fut emporté par une crise d’apoplexie, le 1er mars 1903, pendant la nuit d’un samedi de carnaval. Son père, âgé de 85 ans, qui vivait en Lorraine, mourut le lendemain… Un malaise après avoir appris la nouvelle ? Simple coïncidence ? Ou bien liaisons d’outre-tombe ?

6À part les rares informations contenues dans les quelques lettres écrites à son épouse, lors de ses voyages transatlantiques, on n’avait que très peu de renseignements sur sa famille française avant que je ne vienne en France.

7Mon père avait bien connu sa grand-mère paternelle – née au Brésil, fille d’un Portugais et d’une Brésilienne d’origine anglo-prussienne (ironie du sort ou de l’amour ?) –, car elle était décédée trois ans après sa mère, alors qu’il avait 15 ans, mais il ne parlait que très peu de leur relation… presque rien. Je sais seulement qu’elle a dû souvent s’occuper de ses frères et sœurs lors de la maladie de leur mère, et après son décès. Pour en savoir plus sur la famille de mon arrière-grand-mère, c’est moi qui finalement me suis lancée à la recherche de ses origines, mais pas encore de manière très approfondie.

8Fils aîné d’une famille de six enfants, mon père avait perdu sa mère à 12 ans et son père à 25 ans, avant même de se marier avec ma mère. Pour moi, point de grand-père ni de grand-mère paternels…

9Ses origines du côté maternel étaient également très mal connues. On raconte que sa mère, belle femme, très cultivée – née dans l’État du Minas Gerais, au « cœur » du Brésil –, était la bonté même. Elle avait perdu sa mère en couches, lors de sa naissance, et son père, médecin très connu, l’avait rejointe presque immédiatement dans l’au-delà. Ma grand-mère, élevée par ses grands-parents maternels, qui l’avaient mise dans un collège français dans la ville de Mariana, avait appris à lire et à écrire la langue de Molière, comme le prouve un petit cahier où elle consignait, dans cette langue, ses poésies préférées. Plus tard, un oncle – également du côté maternel – et son épouse l’ont prise en charge, et c’est comme cela qu’elle est arrivée au sud du Brésil, et est devenue l’épouse adorée de mon grand-père, fils d’un Français.

10Lorsque j’étais petite, mon père me racontait des histoires ainsi que des « faits bizarres » survenus pendant les deux années de la maladie de sa mère. Son décès, à l’âge de trente-cinq ans, avait dû le marquer très profondément.

11Probablement pour combler ces « vides », mon père lisait beaucoup, acquérant ainsi une connaissance assez précise de tous les coins et recoins les plus cachés de Paris. Il s’intéressait à tout ce qui touchait la France, son histoire, ses mœurs, sans jamais avoir mis les pieds dans ce pays qu’il aimait tant ! La France était ainsi son univers imaginaire. Une bibliothèque – remplie de livres d’histoire, de romans historiques, politiques, d’aventures, ainsi que de romans policiers français – l’aidait à construire un monde particulier où tout l’attirait vers ce pays, pour lui « fabuleux », de l’autre côté de l’océan.

12À part cela, son « trésor » se résumait à trois grands dossiers où il rangeait les papiers et les documents de la famille, dont l’acte de naissance, le passeport pour le Brésil et quelques lettres de son grand-père lorrain. Cela ajouté à deux ou trois grandes boîtes de cigares où il plaçait les pièces qu’il jugeait les plus précieuses : décorations et objets ayant appartenu à sa famille, entre autres une médaille de Sainte-Hélène et un livre de prières hébraïques daté de 1866. Concernant la médaille, il se souvenait qu’un membre de sa famille l’avait reçue pour avoir servi dans la Grande Armée de Napoléon 1er, peut-être son arrière-arrière-grand-père, car les papiers qui accompagnaient cette médaille avaient disparu… probablement avec un oncle parti vers un autre pays. Quant au livre de prières, mon père savait qu’il avait appartenu à son grand-père, qui l’avait toujours dans sa poche lors de ses voyages.

13Gardées avec le plus grand soin, ces quelques « reliques » ont ainsi traversé les années sans dommages majeurs. Elles se trouvent maintenant – en grande partie – chez moi, la seconde fille de ses trois enfants, mariée sans enfant, qui se pose parfois la question de savoir à qui les transmettre.

14Aujourd’hui, je pourrais lui dire, en quelques mots, que le grognard Isaac Daniel, fils de Seligman et Jeannette, ayant reçu, le 26 mars 1858, la fameuse médaille de Sainte-Hélène, était bien son arrière-arrière-grand-père, né dans un petit village de Lorraine, tout près de celui où son petit-fils avait vu le jour deux ans et demi auparavant. Mariés en 1816, Isaac et Charlotte ont eu au moins treize enfants, dont l’arrière-grand-père de mon père, Nephtali, le fils aîné.

15Mon père disait toujours, en souriant, « qu’on descendait du prophète Daniel ». Il connaissait probablement nos origines, par quelques bribes glanées dans les souvenirs des anciens. Ces incertitudes sur l’origine juive de la famille disparaissent tout de suite lorsqu’on a le loisir de consulter le registre de prise de nom patronymique des juifs de la Meurthe et de la Moselle – dressé selon le décret impérial établi à Bayonne le 20 juillet 1808 par Napoléon Bonaparte – et plus précisément le registre concernant le village d’Insming – dans le département à l’époque de la Meurthe – où, en date du 30 octobre 1808, Seligman Daniel, juif âgé de 48 ans, déclare « continuer le nom Daniel pour nom de famille, et pour prénom celui de Seligman », déclaration qu’il établira aussi pour chacun de ses huit enfants, y compris Isaac, mon arrière-arrière-arrière-grand père.

16Lorsqu’on suit le parcours de ses descendants et qu’on étudie l’histoire de la famille en France depuis cette date jusqu’à nos jours, cela nous donne l’irréfutable certitude de nos origines. La visite des cimetières israélites de Lorraine, Paris et ailleurs confirme l’appartenance à cette communauté, et c’est dans le petit cimetière juif de Hellimer, aujourd’hui en Moselle, qu’on trouve réunies le plus grand nombre de sépultures de la parenté. Malheureusement, cela nous conduit aussi à la Seconde Guerre mondiale et à la douloureuse réalité des camps de concentration et d’extermination, où plusieurs membres de la famille ont été assassinés.

Pourquoi moi ?

17Avant d’avancer dans mon propos, je voudrais vous dire que j’étais la fille « chérie » de mon père. Il voulait un garçon, mais mon frère n’est venu au monde que dix ans après moi. Alors, dès ma plus tendre enfance, je fus son « fils » – entre guillemets, bien sûr. Je sortais tout le temps avec lui, j’allais à son travail, je l’accompagnais dans ses promenades, je me joignais à lui chaque fois qu’il allait rendre visite à sa famille, même lors de ses déplacements au cimetière, j’étais présente. Il était fier de moi et moi de lui.

18Discret, réservé, mon père était une personne que tout le monde aimait et appréciait. Il m’a appris les valeurs que je considère les plus essentielles, et a mis toute sa confiance en moi et dans mes décisions. Dure charge, pour quelqu’un qui ne veut pas décevoir un être aimé !

19Plus tard, lorsque les aléas de la vie nous ont éloignés l’un de l’autre, il m’est arrivé souvent de ressentir des sensations et des pressentiments bizarres, parfois même une angoisse profonde m’envahissait, une forte oppression sur la poitrine me laissait sans souffle, et je savais dans l’instant même que quelque chose lui arrivait… qu’il courait un danger. Drôles d’histoires… car presque immédiatement, ou bien il m’était annoncé une mauvaise nouvelle ou alors je lui téléphonais et une voix répondait à l’autre bout du fil : « Comment as-tu su ? Ça vient d’arriver… et tu le sais déjà ? » Je pourrais passer des heures et des heures à vous raconter des expériences semblables. Nos affinités profondes et multiples font partie des éternelles et indéfinissables liaisons familiales, ces « choses » étranges, qu’avec le temps, même si l’on en cherche les raisons, on ne peut pas expliquer. Un jour… qui sait ?

20D’une certaine façon, cet éloignement nous a rapprochés plus encore. À partir des données en possession de mon père, nous nous sommes mis à la recherche systématique des documents qui pourraient nous aider à connaître un peu plus l’histoire de la famille. Lui, de son côté, rassemblait les actes de naissance, de mariage et de décès, moi, du mien – lors de mes vacances et lorsque le temps me le permettait –, je continuais la course aux archives, bibliothèques et institutions variées. C’est ainsi que nous avons pu en apprendre davantage sur notre famille « brésilienne ». Mais c’était encore très peu. À chaque pas s’ouvraient d’autres pistes.

21Je suis venue en France pour la première fois en 1972 pour faire la connaissance de ce pays que j’avais appris à aimer sans le connaître. Quel émerveillement de découvrir les lieux et la vie quotidienne des Français que mon père m’avait décrits dans ma petite enfance ! Voir de près tout ce qui de loin n’était qu’un rêve d’enfant ! Quelle joie de pouvoir raconter à mon père les détails de mes périples et péripéties !

22D’autres voyages se succédèrent, et, en 1977, je suis allée pour la première fois dans la petite ville où naquit mon arrière-grand-père lorrain. L’occasion n’étant pas propice et le temps compté pour me consacrer à mes recherches, j’ai juste eu la confirmation de sa naissance dans cette ville, ainsi que la copie de quelques actes concernant ses frères et sœurs. C’était pour moi déjà un grand pas, et pour mon père la preuve formelle de ses origines, la satisfaction et l’envie d’en savoir un peu plus sur l’histoire de la famille « française ».

23En 1978, j’ai décidé de venir en France pour poursuivre mes études, et entreprendre mon doctorat. Mon père attristé, désolé même, me demanda : « Pourquoi pars-tu si loin ? » Et je lui ai répondu : « Drôle de question, je crois que tu peux facilement t’en douter. Toute ma vie, j’ai été immergée dans les histoires françaises, sans cesse tu m’as parlé de la France, et de l’existence de notre famille “française”, maintenant, je vais profiter de mon séjour là-bas pour continuer nos recherches, découvrir nos origines et voir si je trouve des survivants… et comme tu me l’as déjà demandé je vais essayer d’écrire l’histoire de la famille “française” pour la famille “brésilienne”. »

24Le temps a passé, je me suis mariée en France avec un Français, et je ne suis plus retournée vivre au Brésil. Mon père est malheureusement décédé en 1986, et je n’avais pas encore commencé réellement mes recherches.

25Quelques années se sont ensuite écoulées, puis, subitement, un événement bizarre arriva, très étrangement, qui m’a obligée à poursuivre rapidement mes investigations. Il s’agissait de sauver coûte que coûte le tombeau où les restes mortels de ma trisaïeule, la mère de mon arrière-grand-père, étaient enterrés. Je le cherchais depuis longtemps, mais très loin de l’endroit où il se trouvait : à deux pas de chez moi ! Il était indispensable de reconstituer l’arbre de la famille avec toute la précision possible, pour prouver à l’administration que j’étais bien son arrière-arrière-petite-fille. À partir de ce moment-là, tout a changé pour moi. La force des origines… le pouvoir des liens familiaux… la puissance de l’au-delà… le secret des âmes ? Un jour, qui sait, je le saurai [1].

26Aujourd’hui, plus de 1 500 pages sont écrites, et je vois que je suis loin d’arriver au bout. Mais la question est toujours là : « Pourquoi moi ? » Néanmoins, si mon père n’avait pas planté les jalons, montré l’importance de la connaissance de nos origines, et fait de moi ce que je suis, jamais cette route n’aurait été parcourue. Je peux dire avec émotion qu’actuellement je suis pour la famille « brésilienne » la source majeure et l’acteur de la transmission aux générations actuelles et futures de l’histoire de notre famille française et brésilienne, et sans vouloir beaucoup m’avancer, je crois jouer le même rôle pour la famille « française ».

27Toujours troublante est la découverte de ses racines… comme celle d’un membre éloigné de sa parenté. L’acte de connaître et de faire connaître les origines de sa famille, ses liaisons et ses croisements, est pour moi, aujourd’hui, un fait quotidien qui me fascine et me bouleverse, me poussant de plus en plus à approfondir mes recherches.

28Voilà mon parcours… mon héritage…

Notes

  • [1]
    Vous trouverez le récit de cet événement singulier dans le n° 22 de la revue Sigila.
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