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Article de revue

La déshumanisation, y résister, se déprendre de ses conséquences, en témoigner

Pages 73 à 78

1Je vous propose de réfléchir sur le processus de déshumanisation, les façons d’y résister, les séquelles qu’il laisse, les façons de se déprendre de son aliénation et d’en témoigner. Je m’appuierai sur les livres de quelques écrivains, parmi nombre d’autres, qui ont écrit à partir de leur expérience des camps d’extermination nazis. Leurs textes, dans leurs convergences autant que dans leurs divergences, nous aident à nous approcher de ce qui y fut vécu mais aussi des autres expériences limites que l’homme peut vivre.

Jean Améry, Par-delà le crime et le châtiment - Essai pour surmonter l’insurmontable, Actes Sud, 2005

2L’expérience de la torture et du camp a laissé en lui une division interne radicale, entre ce qu’il est devenu et ce qu’il était, et s’imaginait être avant : est fragilisée la confiance en son corps, en ses concitoyens, dans la culture. Une solitude extrême et durable en découle. Pour sortir de l’enfermement dans le traumatisme, il lui faut en penser les éléments qui le constituent : le nazisme, Auschwitz, la culture, sa mort. Il lui faut de même se réapproprier son corps, en reconstituer l’image intérieure. Pour rompre la relation que les tortionnaires ont établie avec lui, il lui faut en comprendre les mécanismes, mais aussi les considérer comme autres, aussi monstrueux ont-ils été, et non plus tout-puissants sur lui. Mais il refuse l’apaisement, l’oubli, la vengeance. Ainsi, il peut préserver ou retrouver son identité et l’assumer, non à partir d’une désignation extérieure (« rescapé des camps ») mais de l’expérience qu’il a traversée, celle de la déshumanisation et celle de la déprise de cette déshumanisation.

Robert Antelme, L’Espèce humaine, Paris, Gallimard, coll. « Folio essai », 1999

3Il décrit les éléments essentiels de la déshumanisation : l’omniprésence de la mort ; l’incapacité à reconnaître l’autre, même proche, et soi-même ; l’indistinction entre déportés, entre vivant et mort, entre vie et mort ; le sentiment d’impuissance envers soi-même et envers l’autre ; l’incapacité de se projeter dans l’avenir, ou d’imaginer les autres en dehors du camp ; la perte des repères identitaires, culturels, intellectuels, religieux, moraux, ainsi que celle des émotions et du sentiment de sa valeur, de son identité. Mais il existe une limite à la déshumanisation : nul n’est absolument seul, méconnaissable, dépossédé de son humanité et de son appartenance à l’espèce humaine. Chaque déporté peut ainsi résister à la déshumanisation : en cherchant à vivre, en préservant sa relation à soi-même, à son corps, à son image et son identité, aux autres, en se rattachant à une histoire – ou une lutte collective – mais aussi à son passé. Retrouver sa place dans la communauté humaine passe par la reconnaissance que les SS sont des hommes. Témoigner de cette expérience de la déshumanisation est difficile ; l’imaginaire – au risque de la fiction – y réussit plus que la description.

Robert Antelme, Lettre à Dionys Mascolo, Maurice Nadeau, 1998

4Robert Antelme écrivit cette lettre à son ami Dionys Mascolo pour l’aider à comprendre le déluge verbal (non son contenu, incompréhensible, mais ce déluge même, acte de parole sans but de transmission de savoir, mais qui mettait celui qui acceptait de maintenir sa présence en position d’être pris, sans médiation ni garde-fou, dans un des effets de l’expérience qui avait été vécue dans le camp) qui sortit de lui dans les semaines qui suivirent sa libération du camp. L’écriture du livre, L’Espèce humaine, du témoignage, marqua la fin de ce déluge de parole, mais aussi la fermeture de l’expérience du camp, mais non la fin de l’aliénation qu’elle comporte. Antelme reprit sa place dans la société, mais comme autre, radicalement différent de celui qu’il fut dans le camp, le seul en lequel il se reconnaissait, authentiquement. Mais rester disponible aux effets en lui du camp est pour lui une exigence morale majeure. Reconstituer sa relation aux autres est difficile : il a oublié les règles de la vie sociale, est habité d’une innocence originelle et s’offre désarmé aux autres. Il a ainsi une double appartenance, au camp et à la société. Il refuse autant d’être victime que conscience morale. Les camps faisant partie de notre époque et de notre humanité, son expérience a valeur pour tous.

Tadeusz Borowski, Le Monde de pierre, Christian Bourgois, 2002

5Pour lui, la déshumanisation, qui le pousse vers les limites du supportable, sépare d’abord son corps – qui échappe à son contrôle et appartient désormais aux SS et aux exigences du camp – et son l’esprit. Elle le pousse à être contaminé par la barbarie, par ses actes et son langage. Elle le met devant des choix impossibles. Elle pervertit toutes les relations, y compris celles entre les parents et les enfants. Il est difficile, ici, de distinguer le bien et le mal, et pourtant c’est nécessaire, et il faut inventer de nouveaux critères. L’indifférence massive aux autres, aux émotions, l’effacement ou la transgression, des différences fondamentales en sont d’autres éléments, comme la réification de l’homme, qui a le sentiment de n’être plus rien pour les autres, qui ne voit plus rien – ou fuit dans un imaginaire sans limite –, tout en développant une lucidité terrifiante et nécessaire. Préserver son juste regard sur cette réalité excessive, irréelle, est acte de résistance. Le retour dans la société est difficile. Rien n’y a changé, et sa lucidité sur les autres et leurs défauts est ravageuse. Il doit se défendre de l’identité qu’on lui colle, « déporté », et préfère « sans » identité. Garder confiance dans l’amour et le rêve ne le préservera pas du suicide.

Charlotte Delbo, Une connaissance inutile, Minuit, 1970 ; Mesure de nos jours, Minuit, 1971

6Dans la déshumanisation, la réalité (physique, psychique) est excessive, provoquant indifférence et incapacité de penser, d’imaginer. La préoccupation du corps et de ses besoins occupe tout l’espace psychique, tout le temps. Les signes identitaires s’effacent, annulant toute image de soi. Préserver sa curiosité, son désir, son intelligence est acte de résistance, de même qu’échapper à l’aliénation au présent, sans le fuir, par les actes gratuits, la créativité, le plaisir collectif. Après la libération, la déshumanisation laisse une confusion entre passé et présent, réel et rêve, soi et les autres. Le camp, qui avait exclu le passé, devenu pour elle irréel, devient irréel et inimaginable pour les autres. Il a fait le vide, dans son corps et son psychique, dans le monde, et il lui est difficile de reprendre sa place parmi les autres, d’autant qu’elle incarne pour eux l’hétérogénéité radicale. Elle doit comprendre l’expérience qu’elle y a vécue pour la faire sienne, pour que celle-ci ne reste pas un bloc enkysté en elle, et pour la transmettre aux autres, dans l’ambivalence, car la transmission d’un tel savoir sur les camps est inévitablement abstraite et réductrice. Les souvenirs, traumatiques, douloureux et précieux, se réactivent, le camp devient origine, tombeau du passé, mais reste lieu et temps de sa vraie vie. Une partie d’elle-même a continué d’évoluer, une autre s’est figée. Il lui faut se retrouver, se réhabituer à elle, avec un sentiment d’irréalité et d’inexistence, des autres autant que d’elle-même. Elle ne peut être comme les autres, ni assumer d’être différente. Sa déception est forte, à l’échelle de l’espoir mis dans les leçons que tous tireraient de la barbarie. Mais rien n’a changé. Pour se déprendre du camp, il lui faut retrouver les sensations banales, les savoirs élémentaires et la mémoire dans sa plénitude et refaire en sens inverse le processus de la déshumanisation.

Primo Levi, Si c’est un homme, Julliard, 1987

7La déshumanisation est uniformisation et dépossession, même dans les rêves et les souvenirs. Elle est détresse physiologique et psychique, interdit de penser (« Hier ist kein warum » ; Ici, il n’y a pas de pourquoi), qui fait se lever les terreurs enfantines, solitude absolue, fragilité extrême. Les SS veulent instaurer l’écart maximal entre eux et les détenus, les séparer du monde, les enfermer dans leur monde, en faire des hommes vides, des machines qui souffrent et qui seront détruites. Mais ils ne pourront jamais comprendre l’expérience des déportés, alors que les déportés le pourront, et les distinguer : le lâche, le pervers, le fanatique, l’impuissant, etc. La résistance s’appuie sur des règles de conduite, le travail, la connaissance de la langue des SS, les souvenirs, la croyance en l’amour, en la bonté, en l’avenir, sur la solidarité, l’instinct de survie, la résistance du corps, les repères temporels, la préservation des émotions banales et de sa langue. Résister, c’est aussi comprendre la déshumanisation et la décrire, malgré l’impuissance des mots, et exercer son droit de regard et de pensée sur sa vie, refuser de devenir incompréhensible, préserver sa dignité, sa valeur, son identité, son nom, sa permanence, sa morale, avec des critères nouveaux, et la mémoire d’un monde hors barbarie. Témoigner est un devoir, travail d’écriture sur le style, la forme et le vocabulaire.

Boris Pahor, Pèlerin parmi les ombres, La Table Ronde, 1990 ; Printemps difficile, Phébus, 1995

8Pour lui aussi, la déshumanisation est indistinction entre vivant et mort, entre fantasmes effrayants et réalité, où tout apparaît équivalent, omniprésence de la mort, insensibilisation. C’est s’interdire de penser, vivre au présent seul, ne plus rien ressentir, tout oublier, devenu invisible, socialement inexistant, réduit à rien. Comment résister ? Préserver sa capacité à distinguer, à ressentir les sensations pénibles, sa temporalité, ses repères structurants, l’estime de soi, sa dignité, sa permanence identitaire, sa responsabilité, et l’espoir malgré tout. Mais c’est aussi se vider de toute pensée, de toute émotion, faire le mort, laisser la mort habiter en soi. Après la libération, il est devenu étranger au monde de la mort autant qu’à celui des hommes ; le passé, intolérable et précieux, s’impose au présent, le contamine. L’écriture, ou l’image féerique d’un amour ancien, l’aide à s’en déprendre. Il lui faut se déprendre de la mort du camp pour accueillir la mort banale, celle des autres, la sienne à venir. Sa solitude est sociale autant qu’intime : la relation sexuelle, désirée, fait resurgir les images de l’intrusion violente et dangereuse d’un autre – ou de la réalité – en son corps, dans son monde. Mais pour se désaliéner, les autres sont nécessaires. Sa découverte majeure : le camp n’est pas hors de l’humanité, il en fait partie.

Jorge Semprun, L’Écriture ou la vie, Gallimard, 1995

9Dans la torture et dans le camp, il redécouvre son corps et la relation complexe qu’il entretient à lui. La distinction entre l’objectif et l’imaginaire, entre le regard et le rêve devient floue.

10Résister. Il lui faut penser le camp – et chaque SS, dont il repère les caractéristiques spécifiques, pour les sortir de la masse indistincte des assassins – pour se l’approprier, le faire sien, l’intégrer dans son psychique afin qu’il ne reste pas un objet massif, impensable, intouchable, écrasant ses capacités de penser. Il y préserve son désir de vivre, sa curiosité, sa culture, y compris celle de l’Allemagne, ainsi que la fraternité. La réflexion sur le Mal radical (à partir de Kant) l’y aide : il n’y a pas de différence absolue de nature entre le bourreau et les autres. Il fait ainsi le pari de l’espoir raisonnable en l’homme plutôt que du désespoir. Il reconnaît néanmoins la part importante du hasard dans la survie.

11Après la libération. Il se sent indestructible. Il lui faut donner sens à l’expérience vécue – une épreuve ordalique – en développant sa réflexion sur un responsable possible (qu’il s’agisse de Dieu ou du destin), quitte à le rejeter, ou sur une logique, pour qu’elle ne devienne pas l’origine traumatique de sa vie actuelle. Ce fut une expérience de la mort, dont sont sortis des revenants, non des rescapés : il n’a pas échappé à la mort mais il l’a traversée autant qu’il a été traversé par elle. Le silence lui est pendant longtemps nécessaire. La possibilité de se voir et de se reconnaître dans le regard d’un autre – celui d’un médecin, attentif, professionnel, neutre, plutôt que celui amoureux d’une femme – l’aide à se retrouver. Il est ambivalent par rapport à la mémoire de l’expérience vécue, même si les souvenirs sont nécessaires. La confusion entre rêve et réalité dure longtemps, qu’il s’agisse du camp ou de sa vie après, ainsi que l’effroi, dans le rêve comme au réveil. Il lui faut aussi retrouver le sentiment de sa consistance d’être, garder le cœur pur, apprécier les chants d’oiseaux et le simple bonheur de vivre au présent et d’exister, ce qui rend difficile de se projeter dans l’avenir.

12Témoigner et transmettre. Il fait plus confiance à la littérature, au fictionnel plutôt qu’à la description et au document : vouloir décrire le camp et l’expérience du camp serait sans limite et vain – manquera toujours le moindre détail, l’odeur des fours, le silence des oiseaux enfuis –, et le risque serait de n’être plus que le langage de cette mort. La transmission de l’expérience est double, publique et personnelle. Mais le désir de transmettre est ambigu : il craint de se sentir dépossédé de son expérience, et aussi de voir confirmée sa réalité. Écrire, avec le « Je » de la narration, permet d’établir une autre relation au camp, mais il faut survivre à l’écriture qui empêche de vivre. La rupture avec le camp vient peut-être de la découverte majeure : le Mal n’est pas l’inhumain, ou il est l’inhumain en l’homme comme possibilité vitale, liberté où s’enracinent l’humanité et l’inhumanité en lui. Les SS et les tortionnaires sadiques appartiennent à l’espèce humaine.

13Nous devons lire ces auteurs et leurs livres dans un dialogue exigeant de travail avec eux, à partir de notre propre expérience, personnelle et professionnelle, attentifs à percevoir, comprendre, formuler et transmettre à d’autres l’effet qu’ils produisent sur nous. Ainsi, ils ne sont pas enfermés dans le passé ou l’Histoire, réduits à une fonction utilitaire de témoignage sur les camps nazis ou à des icônes du xxe siècle envers lesquels nous devrions accomplir notre devoir de mémoire. Bien au contraire, nous inscrivant dans la chaîne de transmission de l’expérience qu’ils ont vécue, nous leur donnons leur place vivante et précieuse dans notre présent et nos réflexions sur nos questions actuelles, d’analystes autant que de citoyens, auxquelles ils contribuent.


Date de mise en ligne : 06/01/2020

https://doi.org/10.3917/lspf.022.0073

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