1Nous avons vu dans les présentations précédentes de Johanna Lasry et d’Annie Franck comment la créativité peut devenir une voie mutative après des expériences insoutenables. Je propose de réfléchir au processus créatif dans de telles situations.
2Pour cela, je ferai des allers et retours entre, d’une part, la façon dont je travaille avec les enfants autistes en prenant appui sur leurs recherches d’expériences sensorielles et, d’autre part, la pensée précréative qui pourrait déboucher sur une création effective. Comment penser la question de la créativité chez des personnes ayant vécu des expériences insoutenables ou même inéprouvables ? La notion de créativité est-elle identique chez les enfants autistes, chez des personnes traumatisées ou chez les artistes, ou bien encore chez les personnes créatives sans qu’elles soient pour autant artistes ?
3Je mettrai en valeur les liens et les différences entre la pensée usuelle et la pensée créative, pour mieux en saisir les enjeux. Comment les expériences insoutenables sont-elles d’abord occultées ? Dans quelle mesure sont-elles retrouvées ou même représentables ?
4J’interrogerai ensuite le rôle de la rêverie maternelle chez le thérapeute, rêverie qui lui permet de penser de façon innovante à partir d’une rencontre avec une personne qui ne peut s’exprimer que par sa gestuelle ou par des recherches sensorielles dans l’environnement inanimé, ou par un langage méta phorique qui semble décousu.
5Je mettrai en fin en lien cette co-construction relationnelle avec la constitution de l’image du corps chez l’enfant ; je le mettrai également en relation avec le processus de remantèlement sensoriel décrit par Donald Meltzer.
De la pensée usuelle à la pensée créative
6Chez des personnes qui ont normalement intégré leur moi corporel, nous pouvons distinguer celles qui ont une pensée usuelle créative de celles qui n’y ont pas accès. Dans une vie normale, nous nous adaptons la plupart du temps au contexte de notre environnement. Et nous passons avec souplesse de moments de solitude à des moments de lien avec les autres. Nous avons une vie privée autant qu’une vie sociale. Nous ressentons des émotions, des sentiments, nous percevons autant que nous réfléchissons, nous bougeons et nous pouvons rester immobiles, nous sommes actifs autant que nous pouvons rêver à d’autres moments. Nous pouvons être créatifs ou alors vivre d’une façon très routinière. Nous sommes inscrits dans un temps chronologique, historique, dans une pensée logique d’enchaînement de cause à effet qui nous permet de nous situer entre un passé et l’anticipation d’un avenir. Nous sommes reliés à cette temporalité dans les moments de veille alors que le temps prend une autre dimension pendant les rêves la nuit ou pendant nos moments de rêveries diurnes. Nos pensées restent facilement reliées à nos ressentis corporels. Nous sommes la plupart du temps concernés par nous-mêmes puis par les autres. Winnicott nous a sensibilisés au fait que certaines personnes peuvent vivre chaque instant d’une façon créative, quand elles se laissent surprendre par toute nouveauté et qu’elles peuvent y réagir avec spontanéité en étant facilement concernées par elles-mêmes. Nous pouvons être créatifs dans notre quotidien sans que nous soyons des artistes réalisant des œuvres d’art. D’autres personnes ont, au contraire, une vie assez ennuyeuse et répétitive. Elles peuvent effectuer les gestes routiniers sans les ressentir pleinement. Lorsque la socialisation est suffisante, les échanges de paroles peuvent se dérouler également avec un certain automatisme dans des situations habituelles, sans qu’ils soient accompagnés de ressentis très personnels. L’imprévisibilité est alors difficile à intégrer et ne peut être accueillie avec spontanéité. Face à du nouveau, un temps de réajustement devient nécessaire pour se sentir concerné corporellement, sensoriellement et pour se mouvoir ou réagir de façon adaptée.
De la souffrance à l’apaisement
7Envisageons, dans des cas extrêmes, une souffrance insoutenable qui fait effraction. Le lien sécurisant continu avec l’environnement affectif est rompu lors de vécus trop intenses, d’expériences impensables ou inéprouvables, entraînant des vécus d’agonie à l’origine d’angoisses extrêmes. Dans l’autisme, ce lien sécurisant n’a pas pu s’établir dès le début de l’existence. Quelles qu’en soient les causes, un apaisement des éprouvés trop intenses est souvent recherché dans les pensées dispersées par une coupure d’avec les ressentis corporels, précipitant ces sujets dans des installations en clivage. Leurs pensées ne sont alors plus reliées avec souplesse à leurs éprouvés corporels, si le clivage dure trop longtemps. Ainsi le moi corporel tend à s’effacer, déconstruisant leur image du corps parfois à peine ébauchée, comme dans les cas d’autisme ou d’expériences précoces intolérables. L’installation en clivage peut entraîner un refuge soit dans le monde extérieur effaçant leur moi corporel, soit dans une autosensualité qui fait perdre toute notion du monde environnant, soit encore dans des mouvements incessants qui tenteraient de maintenir les deux parties clivées sans qu’aucune de ces parties ne puisse être investie. Par exemple, un enfant autiste qui évite les échanges de regard avec ses proches, recherche pourtant activement dans son environnement les qualités sensorielles trouvées normalement dans les échanges de regard. Il les trouve dans le monde inanimé comme dans un reflet de lumière, ou une flaque d’eau, ou dans la direction d’un point lumineux devant lequel il agitera ses doigts ou un brin de paille pour y apporter de petits mouvements comme pour les réanimer. Les sensations obtenues par ses stéréotypies restent alors inconscientes sans qu’elles parviennent à se transformer en perceptions, c’est-à-dire en sensations ressenties dans une conscience individuelle.
8Dans des cas de souffrance extrême, la déliaison de tous les événements vécus dans le moment catastrophique permet de tenter un apaisement. De cette façon, chaque élément psychique, chaque ressenti corporel, chaque événement temporel devient hétérogène aux autres. C’est cette déliaison qui est apaisante dans un premier temps car elle fait perdre tout lien associé au contexte catastrophique. De même, tout lien logique chronologique est par là aboli, un vécu hors temps remplace alors le sentiment d’être dans un temps historique. L’installation en clivage dans les pensées devenues hétérogènes conduira à être en lien avec des pensées beaucoup plus larges, illimitées, et favorisera un nouveau mode de pensée plus associatif que je nomme « pensée par résonance ». Ce contact avec des pensées illimitées, s’il est une conséquence de la déliaison entre les liens logiques de cause à effet qui existaient dans la pensée usuelle, favorise un mouvement dans les pensées à l’origine de liens nouveaux, par effet de résonance. C’est là, me semble-t-il, que les mouvements aléatoires prennent toute leur place, en quête de nouveaux liens, comme Annie Franck le suggère à propos de Gerhard Richter. Cependant, une dérive trop longue dans les associations d’idées risquerait d’entraîner une dispersion psychique qui ne déboucherait alors pas nécessairement sur une issue créative.
États de pré-créativité
9La déliaison permet une mise en mouvement nouvelle et originale des éléments hétérogènes de pensées qui sont alors interchangeables. La mise en mouvement des pensées se fait naturellement dès lors que les pensées se défont de leurs liens avec les éprouvés corporels. Ces pensées peuvent s’étendre à des souvenirs d’éprouvés corporels, à des sensations et à des traces de perceptions. Ce mouvement mis en œuvre est aléatoire. Les pensées sont alors disponibles pour de nouveaux liens associatifs et s’assemblent par le principe de résonance. Elles sont à l’origine de pensées créatives. Quand le lien corporel est rompu, les pensées s’accélèrent. L’accélération du mouvement des pensées va de pair avec une identification plus importante à l’environnement qu’à soi-même. S’agit-il de pensée créative dans les moments d’accélération de mouvement des pensées ? Je dirais plutôt que ce sont des états potentiellement créatifs qui peuvent, dans le meilleur des cas, produire des pensées créatives. C’est ce que je nomme une « pensée précréative ». Nous ne pouvons pas parler de créativité tant que cette étape de pré-créativité n’est pas reliée à une phase de concrétisation. En effet, peut-on dire de quelqu’un qu’il est créatif s’il s’en tient à ses pensées créatives sans qu’il puisse les manifester ?
Pensée par résonance
10La mise en mouvement d’éléments de pensées hétérogènes peut produire des points de rencontre singuliers et originaux d’éléments de pensées qui résonnent entre eux, alors à l’origine d’instant extatique. C’est dans ces moments-là que la pensée devient créative, à la source d’une manifestation créative. Cette étape de potentialité créative est en elle-même une nouvelle source d’apaisement. Chez la plupart des enfants autistes, la mise en mouvement des pensées en vue d’une émergence d’un point de rencontre singulier par effet de résonance est activement recherchée, me semble-t-il, et même provoquée par étayage sensoriel d’une mise en mouvement dans leur corps lors de certaines stéréotypies. En effet, il n’est pas rare d’observer que certaines stéréotypies sont suivies de moments extatiques. Mais cet apaisement n’est pas partageable.
11Je vous propose de regarder cette photo : ce petit garçon entend sa voix pour la première fois. Il est sous le choc, sidéré. La sidération pourrait aboutir à l’effroi. Mais soutenue par la relation ou par l’expérience déjà éprouvée d’un mouvement créatif, cette sidération peut basculer dans l’émerveillement qui, lui, va pouvoir éventuellement être partagé. En effet, dans l’expérience thérapeutique ou lorsque le sujet a déjà expérimenté le processus créatif, une mise en résonance peut être activement recherchée. J’entends par résonance ce nouveau type de liaison issu de points de rencontre singuliers entre des éléments hétérogènes de pensées, de sensations ou de souvenirs qui auraient un point commun, non pas par lien de causalité mais par effet de sens ou de métaphore.
Pensée créative et projet de manifestation
12Lorsque le clivage est encore verrouillé comme dans les cas extrêmes d’autisme, ou de suites traumatiques, les pensées créatives qui appartiennent à la première étape de créativité, que je nomme « pré-créativité », ne se transforment pas d’emblée en un projet de manifestation, car la notion d’altérité n’est pas encore abordable et le lien avec leur moi corporel n’est pas encore possible. Quant aux artistes, le projet de manifestation créative les mobilise vers le choix des matériaux et des mouvements qui leur serviront de médiation pour traduire au mieux les instants créatifs qui les ont tant inspirés. Ainsi pourra advenir une œuvre véritable par le langage, l’écriture, la musique, la danse ou les arts plastiques.
13Chez les artistes, la souffrance me semble toujours à l’œuvre dans les origines de la créativité. Mais les expériences répétées de projets de manifestation et leurs concrétisations favorisent une certaine souplesse entre la pensée créative et la réalisation de l’œuvre. Ainsi les processus créatifs peuvent évoluer peu à peu chez certains artistes et perdre la nécessité d’un lien direct avec la souffrance des origines. Les artistes sont alors capables de faire appel avec souplesse à ces états de clivage entre leurs éprouvés corporels et leurs pensées pour favoriser l’accès à leur créativité, tout en restant suffisamment reliés avec leur moi corporel et leur environnement. Cette souplesse n’est bien sûr pas toujours possible chez des personnes qui ont vécu des expériences d’effraction dues à des intensités inintégrables. Les installations en clivage peuvent donner dans le meilleur des cas des expériences de recomposition des éléments vécus, où des traces de souvenirs hétérogènes se recomposent un peu différemment de façon originale. Pour d’autres, les expériences de clivage ont été telles que la dispersion psychique a pu être à l’origine d’expériences de recomposition originales d’éléments disparates, sans qu’ait pu se maintenir la confiance dans la relation. Le projet d’une concrétisation de ces idées nouvelles ne peut alors encore être adressé. C’était le cas de la petite Amalia au moment où elle chantait pour elle-même.
Métaphores de l’image du corps
14Revenons aux enfants autistes. Chez eux, la manifestation de la pensée créative est souvent impossible. Cela semble lié à plusieurs facteurs déjà évoqués : l’absence de projet de manifestation et la difficulté de mise en œuvre. Nous avons déjà cité ces facteurs : un évitement des éprouvés corporels, une installation en clivage, un effacement du moi corporel, une déconstruction de l’image du corps, une dispersion psychique dans une conscience plus large qui efface toute conscience individuelle, une perte de lien avec une pensée logique d’enchaînement de cause à effet entraînant une incapacité à anticiper, une identification à un monde extérieur inanimé en attente de réanimation avant de pouvoir se sentir exister, une perte de l’altérité, une difficulté à se sentir concerné corporellement et une difficulté à démarrer tout mouvement vers un choix possible.
15C’est certainement dans ce cadre transférentiel que le processus créatif peut se ré-envisager, à condition que le thérapeute puisse être suffisamment à l’écoute et attentif aux gestes, aux regards et aux qualités sensorielles recherchées. Cela est particulièrement important chez les patients autistes et chez les personnes qui ont perdu confiance en elles-mêmes, dans le lien à l’autre ou dans l’humanité. En effet, le rôle de la rêverie du thérapeute dans le cadre des séances témoigne de l’a priori que ce qui se joue a du sens, même si celui-ci n’est encore pas advenu à la conscience du patient ni de celle du thérapeute. Je me réfère à Wilfred Bion, lequel a mis en évidence l’importance de la rêverie maternelle chez le thérapeute à l’écoute de son patient.
La co-créativité d’une rencontre
16Par sa présence, ses émotions et sa pensée, par le cadre qu’il offre, par sa sensibilité aux mouvements des transferts dans une conscience élargie, par sa rêverie, par sa capacité à s’émerveiller, par son langage interprétatif des métaphores, le thérapeute participe à une co-créativité d’une rencontre identifiante qui n’avait pu advenir auparavant. Le thérapeute peut ainsi s’identifier, dans ces transferts particuliers, aux qualités trouvées dans les matériaux proposés, que ce soit une lumière-regard, ou un objet inanimé en quête de réanimation par de petits mouvements, à un axe vertical vertébral ou bien encore à une cavité d’un contenant-tête dans laquelle des inscriptions deviennent possibles, à une charnière reliant des parties clivées que sont les hémisphères corporels, ou alors à un pli qui serait le signe de premiers mouvements d’intériorisation, ou à des substances liquides mouillées enveloppantes comme le sont le placenta, la salive ou l’argile, à une musique subtile, à un rythme cardiaque ou respiratoire créant un sentiment de continuité comme dans la mélodie de la voix. La capacité du thérapeute à s’ouvrir à ces identifications, que Geneviève Haag nomme « intracorporelles », ouvre le champ des émotions, par l’émerveillement partagé qu’elles procurent. Elle peut être la source d’une ouverture chez l’enfant autiste à un échange interactif d’une imitation précoce qui lui a fait défaut. Ainsi les identifications du thérapeute prennent-elles valeur de miroir émotionnel réfléchissant dans la co-créativité d’une relation, pour des enfants autistes en voie de se sentir exister, ou pour des personnes traumatisées qui n’ont eu comme issue première que le clivage pour survivre.