Notes
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[1]
Aharon Appelfeld, L’Héritage nu (1994), Paris, L’Olivier, 2006, p. 32.
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[2]
Ibid., p. 85.
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[3]
Aharon Appelfeld, L’Immortel Bartfuss (1983), Paris, L’Olivier, 2005, p. 25.
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[4]
Aharon Appelfeld, Histoire d’une vie (1999), Paris, L’Olivier, 2004, p. 104.
-
[5]
Aharon Appelfeld, L’Amour soudain (2003), Paris, L’Olivier, 2004, p. 102 et 122.
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[6]
Aharon Appelfeld, L’Amour soudain (2003), op. cit., p. 78.
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[7]
Aharon Appelfeld, L’Amour soudain (2003), op. cit., p. 173
1Je voudrais prolonger ce que Johanna Lasry vient d’évoquer : les créations des enfants qui, comme Aharon Appelfeld, survécurent seuls pendant la Seconde Guerre mondiale en se cachant dans les forêts, leur langue et tous leurs repères anéantis, et dans ce corps à corps avec la nature sur lequel l’écrivain a longuement écrit, établissant ainsi une thématique essentielle de son œuvre.
2Ces créations constituaient en quelque sorte une première étape pour transmuer la destruction et l’atroce en intime, et transformer ce qui nous rend étranger à nous-mêmes en une chose qui nous appartiendrait et deviendrait constitutive de notre narcissisme. « La fonction même de certaines formes d’art issues de l’expérience de l’horreur, disait Johanna, serait d’autoriser ce dialogue interne subjectivant entre l’intime et le barbare, dialogue par lequel la souffrance pourrait retrouver la voie du singulier et sortir enfin de son abîme d’indifférenciation et d’anonymat. Ce chemin de la souffrance faite finalement sienne, élaborable et dicible, implique qu’une mutation ait eu lieu : à la destruction de la représentation doit faire place une représentation possible de la destruction. »
3Avant de lire l’une des évocations d’Appelfeld concernant les formes artistiques inventées par les enfants dans l’immédiat après-coup de la guerre, je voudrais revenir sur ce qui les inspira, et sur ce qui, d’ailleurs, soutient l’écriture de cet auteur : « Le monde se renversa en un jour. Dans l’immense affolement de la bousculade et de la faim, les mots se perdirent, les pensées s’effacèrent. Nous réussîmes à absorber l’amer silence de nos parents, avant l’apparition de la main qui nous sépara. » Ou encore : « Les mots se perdirent, les pensées s’effacèrent [1]. » L’œuvre d’Appelfeld est issue de ce jour d’effroi. Son écriture enserre le silence, la brutale destruction des mots et des liens de pensée. Elle suggère une langue dans une émergence directe, comme née des sensations, du souffle, du corps à corps avec la nature. Dans tous ses romans, les personnages semblent façonner leurs mots dans un contact avec la forêt et la nuit. Lui-même, dans ses articles de L’Héritage nu, commente : « La qualité du lien et de la relation qui s’instituèrent avec l’environnement et avec soi-même était nouvelle. Expériences subtiles et fulgurantes, […] pures étincelles de lumière dans le noir absolu. […] Pour les enfants, c’était le contact avec les arbres dans la forêt, avec la terre humide, la paille, c’était la sève des arbres que nous sucions, c’était le ciel des nuits. […] Ces contacts […] vibraient d’une qualité qui n’était pas le fait de la “découverte” ou de la curiosité. […] C’était vous et le monde, sans séparation [2]. »
4Les personnages puisent au plus profond d’eux-mêmes, depuis les impressions vivaces et les traces aiguës de l’enfance. Les mots sont un à un créés, issus du silence. Ainsi en est-il pour Bartfuss, un vieil homme qui a survécu à tout, irrémédiablement dévasté (il pourrait être considéré comme un double « négatif » de l’écrivain : aspiré, absorbé par le silence, il n’a pu – lui – recourir à une forme de création, et il passe des journées seul, en arrêt – définitif semble-t-il – devant la mer, envahi par les souvenirs) : « En ces jours enfiévrés, son langage commença à prendre forme. Un langage sans mots, une langue qui n’étaient qu’écoute, tension des sens et impressions. Il savait déjà faire taire ses émotions ; ses pensées surtout. Les montagnes nues les consumaient [3]. » Ce « langage sans mots », que l’écriture d’Appelfeld paraît vouloir restituer, était celui-là même des enfants qui erraient sur les côtes de l’Adriatique, en attendant d’embarquer pour la Palestine.
Du gravier dans ma bouche
5Aharon Appelfeld : « Il y avait parmi ces enfants des jongleurs, des cracheurs de feu et un garçon qui marchait sur une corde tendue entre deux arbres ; il y avait aussi une petite chanteuse, Amalia, qui possédait une voix d’oiseau. Elle ne chantait pas dans une langue connue mais dans sa langue à elle, qui était un mélange de mots dont elle se souvenait, de sons des prairies, de bruits de la forêt et de prières du couvent. Les gens l’écoutaient et pleuraient. Il était difficile de savoir de quoi parlaient ses chansons. Il semblait toujours qu’elle racontait une histoire pleine de mystérieux détails. Son ami de sept ans dansait à côté d’elle, et parfois seul. Elle avait son âge, ou peut-être un peu moins, mais son regard était adulte, empreint d’inquiétude et du désir de le protéger. Il y avait aussi un enfant qui jouait de tristes chansons russes à l’harmonica [4]. »
6Dans la suite de son arrivée sur les terres qui deviendront bientôt Israël, une très longue période s’ouvrit pour Appelfeld, où l’oubli demeurait l’unique tâche – du reste impossible – et où il lutta pour pouvoir parler sa nouvelle langue, l’hébreu (« les mots de l’hébreu étaient comme du gravier dans ma bouche », dit-il dans le film documentaire D’une langue à l’autre). Puis, il se mit à écrire. À quoi correspond cette capacité d’écrire, enfin ? Quel travail psychique et quel parcours intérieur lui permirent-ils de transmuer la destruction de sa langue et d’une adresse possible à un autre en une création ? Quelle est la nature exacte de cette élaboration qui va du trauma à l’art, qui conduit à pouvoir s’adresser à nouveau à un autre ?… En tout cas, il put se mettre à écrire et, presque dans le même mouvement, il commença à réfléchir sur son travail d’écriture. Il a ainsi interrogé, à de nombreuses reprises, la fonction et l’évolution de son écriture, de ses impératifs et de ses modalités, dans des interviews et au travers des personnages de ses livres. Ainsi, Ernest, dans L’Amour soudain (l’un des livres les plus récents). Ernest est également un très vieux monsieur qui écrit (plus âgé qu’Appelfeld, puisque, au début de la guerre, il est un adolescent militant communiste, antisioniste, rejetant violemment la tradition). Il va mourir. Il livre son ultime combat pour se défaire du « trop plein de mots [qui] peut perturber le cours de la pensée ». « Désormais il sait que la littérature commence avec le puits au-dessus duquel on s’est penché enfant, la peur noire qui vous a étreint à la vue de sa profondeur, avec le chiot qu’on a caressé et dont il s’est avéré qu’il avait la rage. » Car, dit Ernest à Irina (sa compagne) : « Les mots qui ne sont pas reliés à une souffrance ne sont pas des mots, mais de la paille. Toutes ces années je suis allé vers des lieux auxquels je n’appartenais pas, vers des mots qui n’étaient pas nés de moi [5]. » Que signifie « des mots qui ne sont pas nés de moi » ? voulut-elle demander. Ernest devina ses pensées et dit : « Des mots qui ne sont pas nés de mes propres douleurs. » Pour faire place à ces mots-là, « nés de ses propres douleurs », « Il [Ernest] efface des mots sans pitié, des expressions et des descriptions, et malgré cela les pages ne semblent pas sarclées. […] Les mots anciens, les mots impasses sont ses ennemis, et il se bat contre eux jusqu’au bout. […] De longues années, la nuit, il avait espéré des mots nouveaux, et ceux-ci, comme un fait exprès, n’avaient pas d’existence [6]. »
Faire surgir de l’oubli
7Certains peintres ont fait de cette recherche vers les temps d’origine l’objet même de leur art. Ils travaillent – eux aussi par la technique même de leur art, comme Ernest, comme Appelfeld – à ce « sarclage » des scories trompeuses et inutiles qui auraient pu recouvrir la mémoire de l’enfance. Et remarquons que, sans doute, le travail d’une analyse n’est pas loin de cela. Gerhard Richter, peintre allemand contemporain, né à Dresde en 1933, a commencé son travail de peinture en Allemagne de l’Est, sous le règne du « réalisme socialiste ». Il a présenté en 2008, à Paris (galerie Marian Goodman), une exposition dans cette veine-là, singulière (car il faut préciser que Gerhard Richter récuse l’idée de « style » et multiplie des recherches dans des directions variées). En cette circonstance, il semble avoir peint les superpositions des effacements qui se sont succédé depuis l’aube. Sur la toile apparaissent les envahissements répétés d’une lumière aveuglante soudain absorbée par des brouillards étranges. Le temps passe, estompe, décolore la succession des nuits. Des nappes grisées, délavées, usées – souvent blanchies et blanchies – recouvrent l’une après l’autre tout ce qui a été : sous la pâte blafarde et opaque, ou bien translucide parfois, les vestiges s’enfouissent loin. Le peintre travaille-t-il à leur déblaiement délicat ? Les stries plus ou moins appuyées qui zèbrent la toile effectuent-elles de premiers repérages incisifs pour les fouilles à venir ? Il semble plutôt qu’aucune décision ne puisse être prise : des grattages ou des ponçages dispersés et semble-t-il aléatoires (trait que développera Chantal Lheureux-Davidse), plus ou moins appuyés, font ressurgir des souvenirs anciens, des strates d’âges divers : les minuscules éclats d’un temps révolu apparaissent ici ; et là une constellation d’une autre époque encore. La permanence des ensevelissements ininterrompus se dévoile au cours de cette promenade du regard sur la toile. S’ouvre un temps sous le temps : il restitue à la surface pâle du présent (celle qui se trouve perceptible, immédiatement visible en surface) la profondeur sous-jacente des couleurs successives, et aussi la source lointaine de l’inspiration artistique : l’expérience intime, enfouie, de l’enfance dans une période où les sensations se rassemblent et se constituent progressivement en représentations. C’est sans doute ce que nous pouvons entendre dans la question qu’Irina adresse à Ernest, dans L’Amour soudain, avec ses mots simples : « Écrire, c’est faire surgir des choses de l’oubli ? [7] », car si, avec le mot « oubli », Irina désigne « la destruction », « l’effacement violent », « l’anéantissement », alors oui – pourrait-on répondre à Irina – la création artistique répond sans doute, parfois en tout cas, à l’urgence de créer un espace pour une représentation de cet anéantissement. Je voudrais souligner combien le travail analytique se trouve, dans la confrontation à une barbarie intime chez un patient, contraint d’inventer les moyens de création d’une représentation pour ce qui n’a pas, en vérité, été « oublié » ou refoulé, mais qui a été détruit radicalement. Cette expérience intime de l’enfance a été mise à nu dans la violence, dans le traumatisme, pour bien des créateurs : pour ce premier temps de notre atelier, Johanna et moi avons souhaité aborder cette source-là, possible, de la création. Mais il existe bien d’autres facettes à notre questionnement qui vont être présentées maintenant.
Notes
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[1]
Aharon Appelfeld, L’Héritage nu (1994), Paris, L’Olivier, 2006, p. 32.
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[2]
Ibid., p. 85.
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[3]
Aharon Appelfeld, L’Immortel Bartfuss (1983), Paris, L’Olivier, 2005, p. 25.
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[4]
Aharon Appelfeld, Histoire d’une vie (1999), Paris, L’Olivier, 2004, p. 104.
-
[5]
Aharon Appelfeld, L’Amour soudain (2003), Paris, L’Olivier, 2004, p. 102 et 122.
-
[6]
Aharon Appelfeld, L’Amour soudain (2003), op. cit., p. 78.
-
[7]
Aharon Appelfeld, L’Amour soudain (2003), op. cit., p. 173