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Article de revue

L’art au chevet d’une mémoire barbare

Pages 21 à 26

Notes

  • [1]
    Dyonis Mascolo, Autour d’Un effort de mémoire. Sur une lettre de Robert Antelme, Paris, Maurice Nadeau, 1987, p. 14.
  • [2]
    Aharon Appelfeld, L’Héritage nu, Paris, Seuil, 2006, p. 42-43.
  • [3]
    Ibid., p. 38-39.
  • [4]
    Aharon Appelfeld, L’Héritage nu, op. cit., p. 9-10.
  • [5]
    Ibid., p. 67-69.
  • [6]
    Ibid., p. 72.
  • [7]
    Marc Décimo, Marcel Duchamp mis à nu. À propos du processus créatif, Dijon, Les Presses du réel, 2004.
  • [8]
    Georges Didi-Huberman, Génie du non-lieu. Air, poussière, empreinte, hantise, Paris, Minuit, 2001.

1À son retour de Dachau en 1945, le poète et résistant français Robert Antelme souffrait du typhus. Robert se vidait, au sens propre et figuré : à l’hémorragie du corps répondait, en écho, l’hémorragie verbale. Alors qu’il parlait sans cesse, un homme resta à son chevet et l’écouta sans relâche : il s’appelait Dyonis Mascolo.

2Des mois durant émanèrent du corps décharné d’Antelme des mots comme il n’en avait jamais prononcé, des mots semblant venir d’un ailleurs sans contour, sans censure et sans âge. Mascolo les reçut, les accueilla ; mais parfois, la « tyrannie » qu’exerçaient sur lui ces paroles de l’au-delà finissait par le submerger lui aussi, ce qu’il confiera plus tard à Antelme. Dyonis éprouvait en effet l’insupportable sentiment de n’être qu’un pur objet soumis aux projections mortifères de son ami, dont la voix autrefois si familière résonnait désormais en lui dans sa plus totale étrangèreté. Réduit à la fonction de pur réceptacle d’un discours sans adresse jaillissant d’un corps vidé d’humanité, Dyonis percevait derrière l’hémorragie verbale de son ami sa profonde hémorragie psychique. Il se battait pour continuer d’entendre, dans l’espoir peut-être de sortir son ami de l’abîme de souffrance dans lequel il menaçait de sombrer, de l’extirper de ce lieu abyssal où semblaient s’être effondrées les digues psychiques de la censure et de la représentation.

3Antelme témoignera plus tard, dans une lettre qu’il écrivit à Mascolo, de ces mois de convalescence, où sa parole se déployait comme un flot semblant ne s’adresser à personne, car il n’y avait encore personne, dans son esprit malade, à qui s’adresser : « Je crois que je ne savais plus ce que l’on dit et ce que l’on ne dit pas, confie Antelme. Dans l’enfer on dit tout, ce doit d’ailleurs être à cela que nous, nous le reconnaissons ; pour ma part, c’est surtout comme cela que j’en ai eu la révélation [1]. »

4L’enfer serait donc cet espace infini, sans bord, sans limite, sans autre à qui dire, à qui adresser une parole pour stopper l’hémorragie psychique engendrée par le côtoiement intime de l’horreur. Un espace abyssal où le sujet ne parviendrait même plus à instaurer une distance entre sa personne propre et son expérience vécue, distance nécessaire pour qu’un autre puisse exister à sa place d’auditeur.

5Cette question de la destruction de la faculté de représentation serait l’un des effets durables de la barbarie, l’une de ses définitions. Une barbarie qui s’attaquerait à cet élément constitutif de notre subjectivité qu’est la mémoire. En élaborant la Solution finale, c’est à l’effacement de toute forme de mémoire possible que les nazis avaient projeté d’aboutir : aucun corps, aucune trace ne devait survivre à la Shoah, rien ne devait subsister de ce qui aurait pu constituer pour les survivants un appui à leur témoignage, une preuve que tout cela avait eu lieu, un bord sur lequel s’appuyer pour que leur parole ne vire pas à l’hémoragie psychique. Après la guerre, cette folie destructrice entreprise par les nazis poursuivit ses ravages en s’emparant finalement de ceux-là même qui avaient vu, vécu, entendu l’horreur. Ces témoins de l’atroce, confrontés au refus d’être écoutés par ceux qui n’avaient pas vu, cherchèrent à leur tour à effacer les traces de ce qu’ils avaient vécu. Cette haine de tout ce qui permettait la rencontre avec sa propre intimité psychique prit, dans l’après-guerre, le relais du bourreau. Un bourreau désormais intériorisé et auquel il n’était possible d’échapper que par l’oubli, la fuite de soi et tout ce qui constituait l’identité de ceux qui avaient été persécutés. C’est dans l’abolition de cet écart entre le plus intime et le plus étranger que naîtrait la plus effroyable, la plus véritable barbarie.

6Voici ce qu’écrit à ce sujet Aharon Appelfeld, écrivain israélien d’origine roumaine qui, à l’automne 1942, alors qu’il n’avait que 8 ans, parvint à s’évader du camp où il avait été déporté avec son père : « L’incapacité de faire un bilan pour soi-même et le désir d’oublier s’associèrent secrètement pour devenir de la malveillance […] tournée contre nous-mêmes. Dans son âme affaiblie, la victime prit sur elle la perversité du persécuteur, elle se l’attribua. Tout ce qui était juif ou en avait l’allure nous parut faible, laid, préjudiciable […]. Nous construisîmes une sorte de colonie pénitentiaire pour nous-mêmes, pour rayer tout souvenir et ne plus porter sur nous le moindre signe de reconnaissance [2] […]. [Notre souhait] était de dormir, dormir des années, nous oublier nous-mêmes, être né de nouveau [3] […]. Il fut impossible de vivre après la Shoah autrement qu’en réduisant la mémoire au silence. […] La mémoire devint notre ennemi. C’est à chaque instant qu’on travailla à l’émousser, à la détourner, à l’engourdir comme on le fait avec la douleur. Pour ce qui est de la vie après la Shoah, personne ne savait si c’était une délivrance ou un châtiment. […] Tout ce que vous saviez, ce que vous aviez acquis, ce qu’on vous avait dit semblait s’annuler de soi-même, et vous aussi vous sembliez vous annuler de vous-même. […] J’ai cherché une issue des années durant, un point de vue d’où je pourrais commencer à converser avec moi-même [4]. »

7Une mémoire ennemie, dit Appelfeld, une mémoire barbare, ajouterais-je, en ce qu’elle entrave tout accès de l’individu à sa propre subjectivité. Une mémoire qui se transmua chez les survivants en un corps étranger, qui s’invita dans leur intimité, s’empara de chacun de leurs souvenirs, et dont ils cherchèrent à se débarrasser à tout prix, même s’il fallait pour cela vivre dans la haine de soi.

L’enfance et la mémoire

8Dans L’Héritage nu, un recueil de trois conférences prononcées au début des années 1990 par Aharon Appelfeld, ce dernier propose une précieuse piste de réflexion sur l’art, dans son rapport à la barbarie et à la mémoire. Après avoir réussi à s’évader de son camp d’internement, Appelfeld va errer dans les forêts ruthènes. Au cœur de cet environnent hostile, il découvrira l’existence de communautés d’enfants qui, au contact de la nature, ont développé des dons artistiques étonnants : chanteurs, jongleurs, acrobates tentent de survivre dans un monde sans adultes. « [Après la guerre], l’expression artistique était lente à s’éveiller. Elle attendait une forme humaine qui signalerait ce qui était possible. La nouvelle « forme » […] fut découverte par les enfants. […] Tandis que les adultes essayaient d’oublier ce qui était arrivé et essayaient de s’oublier eux-mêmes et de se réinsérer dans le tissu de la vie, les enfants épuraient leur souffrance. [Ils] n’absorbèrent pas toute l’horreur, mais seulement ce qu’ils pouvaient. Les enfants n’ont pas le sens de la chronologie, de la comparaison avec le passé. Alors que les adultes parlaient de ce qui avait existé, la Shoah fut tout le présent pour les enfants, leur enfance et leur jeunesse. Ils n’avaient pas l’idée d’une autre enfance [5] […]. Ils parlaient de ce qu’ils avaient vécu à la façon dont quelqu’un parle des événements de sa vie ; même épouvantables, ils sont encore la vie et rien qu’elle [6]. »

9Pour les adultes, le recours à l’imagination, sous la forme, par exemple, de la fiction, impliquant l’instauration d’un écart entre le récit et les faits, fut perçu après la guerre comme l’équivalent d’un acte barbare commis à l’encontre de l’exigence de vérité historique, acte redoublé d’un crime d’infidélité à l’égard de la mémoire des disparus. Les enfants, quant à eux, n’avaient pas cette conscience historique ; ils n’étaient pas pris dans ce genre de conflit de loyauté. Mais ce qu’ils savaient en revanche mieux que personne, d’un savoir inconscient, bien sûr, puisé au cœur de leur expérience, c’était la faculté qu’avait l’imagination de tempérer l’effroi. L’imagination : héritage des premiers temps de la relation où l’hallucination répétée de la figure maternelle permettait à l’enfant que nous étions de supporter l’attente et signait, sans que nous le sachions, la naissance de notre vie psychique. Grâce à cette compagne psychique, les enfants avaient pu maintenir en eux la présence vivante de leurs parents disparus et survivre à leur absence.

L’art, l’intime et le barbare

10Et c’est cette même imagination, ressource de l’infantile, héritière de cette présence intériorisée de l’autre en soi, qui apparaît comme l’indispensable compagne de l’artiste, compagne dont l’appui psychique lui permettrait de se dégager d’une réalité parfois insupportable et de s’ouvrir à sa créativité. Marcel Duchamp a souligné maintes fois, dans ses écrits, la place essentielle qu’occupait cette présence intériorisée d’un autre lorsqu’il envisageait la naissance d’une œuvre. Sans ce spectateur imaginaire, le processus créatif, et non pas seulement l’œuvre finale, n’aurait aucune valeur ni existence. Si ses œuvres sont connues de tous, l’enfance de Duchamp l’est moins. La mère du petit Marcel, qui souffrait d’une cécité totale, était un être inatteignable, qui semblait presque indifférent à son existence : son regard absent était perçu par l’enfant comme une chose intolérable, un abîme dans lequel il menaçait continuellement de tomber. Cette expérience serait-elle à l’origine de sa vocation artistique ? C’est en tout cas l’hypothèse intéressante que fit l’écrivain Marc Decimo dans son ouvrage intitulé Marcel Duchamp mis à nu[7] : ce dernier lit en R. Mutt, signature apposée au fameux urinoir, une anagramme de Mutter, c’est-à-dire la mère en allemand. L’enfant Duchamp, objet-déchet, déchu du regard maternel, rechercherait, selon Decimo, à produire une œuvre qui aurait pour fonction de reconquérir le regard défaillant de la mère morte psychiquement.

11L’art commencerait donc par là : un visage, une surface où quelque chose pourrait s’inscrire. Un bord d’humanité qui nous regarde et confère enfin à notre parole une valeur d’existence.

12Ce que l’art parviendrait avant tout à créer, c’est peut-être ce lieu paradoxal où dialoguent, se côtoient, se mélangent et se parlent l’intime et le barbare. L’infantile posséderait cette faculté à faire cohabiter en nous ces deux extrêmes, à entendre, dans « ce qui est le plus loin de nous, ceci, qui est le plus informe », les résonances d’un vécu intérieur. Et c’est de ce dialogue-là que pourrait renaître à la vie le sujet écrasé par une souffrance qui le dépasserait sinon.

13La fonction même de certaines formes d’art issues de l’expérience de l’horreur serait d’autoriser ce dialogue interne subjectivant entre l’intime et le barbare, dialogue par lequel la souffrance pourrait retrouver la voie du singulier et sortir de son abîme d’indifférenciation et d’anonymat. Ce chemin de la souffrance faite finalement sienne, élaborable et dicible, implique qu’une mutation ait eu lieu : à la destruction de la représentation doit faire place une représentation possible de la destruction. Représentation certes a minima, mais qui instaurerait au moins un écart avec la rencontre traumatique du réel.

14L’œuvre du plasticien italien Claudio Parmiggiani illustre de façon éloquente ce cheminement de la destruction de la représentation vers une représentation de la destruction. À partir des années 1970, avec ses Delocazione, Parmiggiani trouva enfin le moyen de donner corps à une image lancinante qui le poursuivait depuis l’enfance : celle de la maison rouge où il était né, et qui finira ravagée par les flammes. L’artiste, devenu adulte, fit sien l’instrument de son traumatisme : il se mit à son tour à enfumer les lieux où il exposait : les empreintes de suie qui entouraient les tableaux et les objets présents pendant l’opération d’enfumage étaient ensuite retirés. L’absence des objets précédemment exposés encombrait les murs et constituait l’œuvre finale.

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Claudio Parmiggiani, détail de l’installation « Trace de livres et verre brisé », 2009, une création pour le Collège des Bernardins.

16Alternance de pleins et de vides, d’ombres et de lumières, règne de survivances et de hantises, l’œuvre de Parmiggiani porte la trace, l’indice de quelque chose qui a été. Le processus de création par altération qu’il utilise stigmatise l’absence et évoque le travail de la mémoire et de ses fragments. Le souffle, élément central de son processus créatif, détruit l’espace familier autant qu’il produit le lieu de l’œuvre. C’est en rencontrant son travail que Georges Didi-Huberman peut écrire : « L’art a cette faculté de métamorphoser l’espace en un lieu […]. À la source de l’art, il y a cette métamorphose [8]. » Il me semble que la psychanalyse partage avec l’art cette faculté étrange de transmuer des espaces de douleur infinie, pétrie d’anonymat, en lieux d’élaboration d’une souffrance aspirant à redevenir intime.

Notes

  • [1]
    Dyonis Mascolo, Autour d’Un effort de mémoire. Sur une lettre de Robert Antelme, Paris, Maurice Nadeau, 1987, p. 14.
  • [2]
    Aharon Appelfeld, L’Héritage nu, Paris, Seuil, 2006, p. 42-43.
  • [3]
    Ibid., p. 38-39.
  • [4]
    Aharon Appelfeld, L’Héritage nu, op. cit., p. 9-10.
  • [5]
    Ibid., p. 67-69.
  • [6]
    Ibid., p. 72.
  • [7]
    Marc Décimo, Marcel Duchamp mis à nu. À propos du processus créatif, Dijon, Les Presses du réel, 2004.
  • [8]
    Georges Didi-Huberman, Génie du non-lieu. Air, poussière, empreinte, hantise, Paris, Minuit, 2001.
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