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Article de revue

Entendre l’idiome de l’Autre ? À propos de La Chine de la psychanalyse de Philippe Porret (CampagnePremière /, 2008)

Pages 159 à 171

Notes

  • [1]
    Le lien fondateur de la culture chinoise avec l’animal vient anecdotiquement d’être illustré par la revendication récente de récupérer sans les payer les antiques figures de l’astrologie lors de la vente de la collection Pierre Bergé.

1Le livre de Philippe Porret est passionnant et m’a beaucoup appris. J’y ai découvert l’existence d’un siècle d’échanges et d’attentions contradictoires autant que passionnés sur ce que la psychanalyse, dès le début du siècle, a mobilisé d’énergie inquiète et fascinée en Extrême-Orient. La pensée freudienne, pour autant qu’elle est d’essence révolutionnaire, ce qu’on lui souhaite de rester, modifie inévitablement les habitudes qui protègent et normalisent la pensée à l’intérieur d’une culture, mais elle transforme également les représentations de tout « dehors » construit par cette culture. Ainsi, la psychanalyse n’a pas seulement bouleversé la figure coutumière et souveraine que l’Occident se donnait de lui-même, mais elle a fait bouger les regards échangés d’Est en Ouest, qu’il s’agisse des regards de ceux qui contestent toute posture hégémonique ou de ceux qui cherchent les convergences, voire l’universalité. Dans la relation de l’Occident avec l’Extrême-Orient, peut se mesurer au plus vif la nature sismique de la « révolution » freudienne. La délocalisation de la psychanalyse a bien à voir avec les opérations disjonctives et clivantes qui ont atteint la tranquille compacité d’un sujet substantiel au cœur de la psychanalyse elle-même. Mais ici la question du clivage prend sa dimension géographique et son poids géopolitique. La déstabilisation radicale de la conception du sujet opérée par la psychanalyse ne pouvait que se trouver redoublée ou mise en abîme dans une culture où le sujet n’a jamais existé tel qu’il apparaît en Occident, c’est-à-dire comme registre axial du citoyen des Lumières et comme site substantialisé ou non de la subjectivité. On a du mal, à l’Ouest, à ne faire du sujet qu’une simple dérivée aléatoire du temps.

2La Chine de la psychanalyse est un ouvrage composé dans une fidélité à la fois discrète quoique insistante à la veine métaphorique, qui est la marque de la culture chinoise. Le rythme des images au fil des chapitres organise le tempo de la composition et donne au livre sa pulsation poétique. Si bien qu’en le lisant, on a le sentiment d’un voyage savant qui ne prétend jamais épuiser son sujet, ni fonctionner comme une parole d’expert, de guide prévenu ayant réponse à toutes les questions qu’une curiosité touristique pourrait poser. Les questions sont là, ouvertes et maintenues dans leur énergie d’une indétermination. Le livre fournit pourtant avec rigueur et précision tous les éléments historiques et toutes les étapes d’une problématique séculaire. Mais tout reste à penser quand il s’agit de comprendre ce qui est possible et ce qui est à venir. Cette poétique de la composition a, comme chez les poètes chinois souvent cités, valeur heuristique et respecte en même temps le mouvement naturel d’une logique implicite. La nature est immanente au mouvement de la pensée chinoise. On ne peut séparer cette nature, Xing de ce parler-nature, Yan Xing, qui implique que, lorsqu’on parle de la nature, c’est bien de la pensée que l’on parle.

3L’écriture ici consiste donc en un va-et-vient entre la connaissance transmise dans le cadre d’un savoir historique répertorié savamment et une trajectoire plus fine, plus subtile, qui résulte des effets sur l’écriture de l’objet auquel cette écriture s’attache, à savoir la pénétration d’une langue et d’une culture dans la perception des idiomes singuliers et privés dont la psychanalyse partout fait son souci, et cela en toute langue. Paradoxalement, le voyage au plus lointain, à l’extrême orient de notre désorientation, conduit à la découverte d’un pays natal où ne s’entend plus notre langue maternelle. Le désir de Chine aurait-il à voir avec la Chine du désir ? Philippe Porret cite en fin de parcours le vers des Regrets de Du Bellay, pour nous confier que la Chine lui « est une province et beaucoup davantage », parole que le poète articulait au souvenir de l’Odyssée lors du retour dans son Anjou natal. « Heureux qui comme Ulysse » fait entendre la joie d’un retour, d’une domiciliation native. Mais en quel sens faut-il comprendre l’aventure chinoise de la psychanalyse comme une odyssée ? Ithaque a toujours été le terme et le point de départ d’un voyage sans fin. Chine fantasmatique, tentation du pays natal et promesse de l’exil tout à la fois. Mais le livre décrit et reconnaît aussi une Chine bien réelle, sociale et politique, une Chine historique traversée par des souffrances qui souvent ressemblent aux nôtres si tant est qu’une souffrance ressemble à une autre souffrance quand elle en est séparée non seulement par son idiome intime mais par la langue publiquement partagée. Chine des guerres de pouvoir et des polices insidieuses. Tout est là, évoqué sans détour au cœur des amitiés nouées et des stratégies plus ou moins déchiffrables.

Le vestige d’une absence

4Je ne saurais sans ridicule faire état de ma connaissance de la langue chinoise. Je m’y suis essayée et m’y essaye encore, plus sans doute pour faire l’épreuve de mes limites que celle de mes possibilités ! Mais, quand j’avais vingt ans, je suivais comme tant d’autres les séminaires de Lacan à l’École. Combien de fois en suis-je sortie en me disant que c’était du chinois pour moi et qu’il me fallait pourtant le comprendre. L’énigme portait dès ce moment-là non pas sur l’étrangeté d’une langue inconnue, puisque c’était bien celle que je parlais que parlait Lacan, mais sur le verbe comprendre. Philippe Porret rapporte bon nombre d’anecdotes, touchant aussi bien Michel Guibal que Huo Datong, et qui sont éclairantes quand il s’agit de la nécessité ou de l’inutilité de la traduction, du rôle de l’interprète, et des opérations fécondes de l’inintelligible. Il semble bien que comprendre ici veut dire quelque chose comme ceci : déchiffrer dans les traces d’un pas inconnu sur la neige une double histoire, celle d’un corps silencieux, devenu récit d’une trajectoire inscrite dans le vestige de son absence, mais aussi tracé susceptible de faire accéder au réel du sous-sol, de la terre invisible qui a soutenu ce pas. Une épaisseur fragile, celle d’un tapis périssable où se joue la relation d’un regard avec l’absence, la double invisibilité de ce qui parcourt et de ce qui soutient.

5C’est bien ainsi que j’ai lu l’écriture lacanienne, héritière déclarée de l’exercice mallarméen de la trace et du tracé, héritière de cette poétique pour laquelle le poème est un exercice de silence dont le déchiffrement requiert « d’entendre ce qui se dit dans ce qui s’est écrit ». Tel est le requisit énoncé à plusieurs reprises par Lacan et qui accompagne d’un bout à l’autre le questionnement sous-jacent du livre, son sous-sol, pour ainsi dire. D’où ma question, celle qui est toujours là et qui accompagna sans doute mon propre désir d’approcher le chinois : quand vient le désir d’aborder une langue étrangère, est-ce que l’appétit qui suscite cet apprentissage et entretient l’obstination dans l’effort ne concerne pas autant sinon plus le désir de découvrir une nouvelle forme du silence plutôt que celui d’amplifier son savoir ?

6Tout le travail de la traduction devrait dans ce cas porter non pas tant sur le sens des mots et leurs équivalences improbables que sur le nouage de la langue avec la généalogie des silences. L’histoire du silence trame nos biographies les plus intimes au cœur des langues publiées dans lesquelles se raconte la grande Histoire. Apprendre à parler, c’est apprendre ensemble les pouvoirs de l’expression, les stratégies du secret et l’énergie des ténèbres. Dans l’autre langue viendra souvent s’inscrire la figure taciturne de notre ombre.

7Le livre de Philippe Porret ouvre une multiplicité de questionnements qui méritent tous développements et débats. Il évoque bien sûr les conflits traditionnels de la sinologie universitaire qui, d’une certaine façon, reproduisent les conflits de pouvoir qui ont divisé les autorités dans le monde chinois lui-même. Ainsi, depuis des siècles, les grands et fins lettrés de l’empire ont fasciné l’ordre militaire des jésuites missionnaires. Ces jésuites, prêtres mandarins de l’Ouest, découvrent avec bonheur une organisation impériale du pouvoir qui s’appuie sur la conservation de la langue et la fixation de la mémoire. L’érudition des lettrés chinois fut inséparable d’une structure rituelle, administrative et donc politique. Les savants champions d’une Chine éternelle parlant un chinois immuable étudient et transmettent des courants de pensée qui articulent au plus près l’ordre politique à celui de la nature. Il s’agit de rendre immuable le pouvoir lui-même. Cette Chine des jésuites, à la fois adoptée et conquise, associe au plus intime un imaginaire des pouvoirs de la langue à la langue du pouvoir. Les jésuites découvrent ainsi que les maîtres de la langue disposent d’une arme qui fonde un empire bien mieux que la poudre à canon et la violence des conflits. La Chine devint ainsi une alternative impériale au latin. Philippe Porret expose clairement ce débat sinologique entre la politique du classicisme d’une Chine impérissable et la réalité historique et instable des pouvoirs et des contrepouvoirs. Son propos s’inscrit dans le débat qui opposa François Jullien à Jean-François Billeter. C’est dans ce contexte qu’il faut replacer ce que fut la relation de Lacan avec la langue chinoise, et c’est bien une des lignes qui fait l’enjeu du livre.

Les verrous de notre langue

8C’est pourquoi je choisis de m’attarder sur le point qui touche à la présence de la langue chinoise dans le parcours lacanien et, plus particulièrement, à la relation singulière de Lacan avec François Cheng, à laquelle Philippe Porret consacre un long développement.

9Si, pour Lacan, le langage n’a pas de frontière, alors ce qui sépare le français qu’il parle et écrit du chinois qu’il tente d’apprendre et qu’il interroge n’est pas de l’ordre de la frontière, ni de celui qui sépare l’autochtone de l’étranger. Lacan cherche dans une autre langue ce qui, à l’intérieur du français qu’il entend dans la cure, relève du chinois. Qu’est-ce à dire ? La chinoiserie du français serait l’idiome du désir qui fend la langue que nous parlons là où elle donne à entendre ce que Lacan voudrait cependant transmettre dans la langue où nous le lisons, qui est malgré tout le français ! Or il n’est pas sans effet qu’il se soit mis à l’école d’un lettré chinois qui fit de la science et de la maîtrise de sa langue et de la culture classique le tremplin d’une carrière académique. S’il y a bien un poste que Lacan ne briguait pas, c’est celui de mandarin. Mais les circonstances sociales qui président aux rencontres entre « pairs » l’ont conduit à approfondir le mandarin auprès d’un futur immortel. Cette rencontre aurait pu aussi bien se dérouler comme une rencontre entre poètes, cela aurait préservé l’axiome de l’absence de frontière. Il en fut autrement. L’affaire fut menée en termes d’obstacle et de franchissement. Si cette affaire m’intéresse, c’est parce qu’elle dit quelque chose dont ce livre résonne de part en part jusqu’à son terme, à savoir que, d’emblée, la psychanalyse est inévitablement et inlassablement confrontée à la question du pouvoir que l’on prend en devenant le maître de l’idiome de l’autre. Lacan n’a cessé de se battre contre ce discours du maître dans un mouvement ininterrompu et paradoxal, puisqu’il opère, si je puis dire, comme une autocritique du désir de l’autre. C’est le vortex du pouvoir qui engouffre ensemble le maître et le disciple.

10Il me semble qu’on ne peut comprendre la relation de Lacan au chinois qu’en tenant compte de la relation de Lacan à ce savant chinois. Ainsi, dans le récit qu’il fait de cette relation, Cheng fait entendre qu’à un moment donné il a quitté Lacan parce qu’il avait autre chose à faire, à savoir écrire deux livres dont, rappelle-t-il, Lacan lui fit compliment. Nulle part Lacan n’a dit ou, je crois, n’aurait pu dire qu’il quittait Cheng ou que Cheng le quittait ! Lacan n’a quitté personne, mais, en revanche, il s’est détaché de la langue chinoise comme on se sépare d’un idiome qui ne convient plus à la théorisation. Il va préférer les nœuds parce qu’à ses yeux – c’est bien de ses yeux qu’il s’agit dans le choix de figures visibles opérantes pour l’écoute –, ils ouvrent le dire à un espace déformable et sans frontière dont les torsions autorisent la déliaison de l’homogène et la liaison de l’hétérogène. Il n’y a pas d’empire des nœuds (ce qui n’a pas empêché plus d’un de faire de la « science lacanienne » des nœuds la grosse ficelle qui assurait sa maîtrise et son pouvoir. Il faut dire que Lacan n’a jamais rien empêché, ce fut le prix d’une précieuse fragilité). Les nœuds ne résoudront pas tout de ce qu’il y a à transmettre. Lacan diversifiera encore et toujours les images, les propositions lexicales, explorera aussi bien les mathématiques que les fracas ludiques avec la syntaxe et les mots. Ce qu’il explore, ce sont toutes les figures possibles de la langue qui, au titre du langage, vaudraient pour idiome de l’inconscient, et cela à chaque moment précis de ses divers mouvements de théorisation. C’est ce que les Grecs pensaient sous le titre de la chimère, c’est-à-dire une composition improbable faisant germer dans le sous-sol imaginaire du réel l’infinité des hybridations opératoires. La fécondité de la pensée ne doit rien à l’ordre naturel de la reproduction. Les chinoiseries auront fait partie des tératotologies signifiantes.

11Ce qui se joue dans la rencontre avec une langue étrangère, c’est d’abord l’épreuve d’une limite infranchissable qui atteint la relation de chacun avec sa propre langue. Il s’y joue aussi son franchissement et même la disparition de la limite elle-même. Comme si l’intraduisible nous libérait des verrous de notre langue. L’hétérogène ne se résout pas dans des équivalences convenues, mais dans la découverte de ce qui se creuse au cœur de toute parole. Cheng, lui, s’est établi dans la zone douanière d’un passage maîtrisé des frontières. Quand il traduit, c’est en souverain et en passeur subtil mais sûr de son pas. Lacan s’est tout simplement un jour dédouané du chinois en scandant inlassablement que le langage ignore les frontières, là même où la pensée bute dans une zone d’inexpressivité. L’impossible à penser pouvant se faire entendre doit pouvoir trouver les voies de sa transmission dans des dispositifs qui puissent soutenir l’énoncé majeur que Philippe Porret rappelle : « Il s’agit de pouvoir écrire ce qui s’entend dans ce qui se dit. » Il rappelle la déclaration du séminaire sur Les nondupes : « Quand vous approchez certaines langues – j’ai l’impression que ce n’est pas faux de le dire de la langue chinoise –, vous vous apercevez que, moins imaginaires que les nôtres, les langues européennes, c’est sur le nœud qu’elles jouent. » Moins imaginaire pourrait peut-être désigner ici l’« iconicité » du nouage dans ce qui s’écrit.

12D’où l’envie qui me vient d’aller vers un second point : celui qui touche à l’écriture. C’est un aspect du questionnement que connaît bien Philippe Porret, qui pratique la calligraphie, même s’il n’en fait pas un propos essentiel du livre. La question de l’écriture n’en est pas moins évoquée. Lacan n’a pas travaillé la question calligraphique avec Cheng, qui se tient et le retient dans le champ sémantique des dispositifs culturels de la traduction comprise comme interprétation savante.

13La langue chinoise, comme on sait, s’écrit ou plutôt s’inscrit de façon singulière dans la calligraphie des traits, que ce soit avec art ou sans art. Ces traits ont valeur phonétique et sémantique ; certains schématisent, évoquent, d’autres racontent ou jouent avec l’imitation, avec la citation, voire la légende. L’écriture chinoise a une histoire complexe et considérable au même titre que la langue parlée. Cette histoire est histoire du corps par la voie des gestes et de la respiration, cette histoire est histoire des signes qui ne cessent étrangement de susciter l’apprentissage répétitif en même temps que l’improvisation singulière. Le geste est intimement lié à la voix, c’est entre le geste et la voix que se jouent les traits distinctifs, mais aussi les champs d’indistinction et de polysémie.

14Nous avons, nous, rejetons des cultures alphabétiques, une écriture cursive inséparable de la souveraineté accordée au discursif. L’écriture, quelle qu’elle soit, détermine les régimes de lisibilité et d’énonciation. Le chinois s’inscrit par composition réglée et ordonnée de traits qui font traces. La calligraphie détermine un graphisme de convention et une graphologie privée des figures de la continuité et de la discontinuité. Le geste noue et dénoue des segments qui s’ordonnent dans le temps de leur inscription. La question du nouage s’y présente déjà comme dans les gestes qui rendent visible et lisible le nouage des nœuds borroméens. En effet, il faudra aussi y produire la convention de ruptures entre des segments si l’on veut rendre lisible la composition spécifique du nouage et de la liaison des parties et de leur autonomie partielle. C’est cette iconicité du nouage qui intéresse Lacan, bien plus que la question esthétique et a fortiori sémantique. Il y a des similitudes à activer entre l’écriture chinoise, l’écriture musicale et le questionnement lacanien de la transmission par l’écrit. La lecture d’une partition pour l’œil du musicien lui fait entendre les sons et distribuer les silences, et l’on appelle interprète celui qui fait entendre à d’autres corps ce que sa lecture a pu recueillir dans le silence d’une écoute interne. En ce sens, le chinois ne se comprend pas, il s’interprète. Le Mencius de Lacan s’éclaire de ses interprètes posthumes comme une partition qui s’offre sans fin à l’instrumentiste. Le livre en contient un très bel exemple dans la lecture lacanienne du chinois de Mencius par Rainier Lanselle (page 192, note 2).

Les frontières du silence

15Je remarque que c’est à la même époque, à la fin des années 1960 et dans les années 1970, que Fernand Deligny opère de son côté une démarche singulière, et cela à partir d’une tout autre rencontre, celle du monde des enfants sans langage et sans mots. L’autisme pose un problème radical et singulier à l’axiome lacanien selon lequel rien n’échappe structurellement au langage. Cet aspect de la rencontre chinoise avec la psychanalyse est assez subtilement évoquée par Philippe Porret dans le chapitre qu’il consacre à l’institution Xing Xing Yu. Il s’agit bien de la question de l’autisme là où se pose la question de l’accueil fait au silence d’un autre. Deligny se posait la question de savoir comment rendre compte de ce qui est à recueillir pour l’accueillir dans le silence du « gamin », quand le « bonhomme n’y est pas ». Le bonhomme, pour lui, c’est le sujet lacanien. Deligny prétendait que la psychanalyse est la langue étrangère qu’il ne parle pas et qui ne lui parle pas de ce qu’il voit là où rien ne se laisse entendre. Si les traces recueillies des « moindres gestes » de l’autiste constituent un tracé dans le temps et dans l’espace, alors ce tracé pour lui est de nature animale. C’est l’« arachnéen », trajectoire de l’autiste dont Deligny suit les fibres et la filature. Dès lors, comment écrire cet arachnéen, comment le décrire, le transmettre ? Dans quelle langue rendre lisible ce tissage animal dont « les lignes d’erre » recueillent les traces et les figures ? Deligny, lui, n’est pas autiste ! il est même éloquent, voire disert. Anti-lacanien déclaré par principe, il parcourt pourtant exactement les territoires que sillonne Lacan en quête de la relation entre la langue de l’écoute et celle de la transmission. C’est ainsi que Deligny rend compte d’une graphie du silence dans l’espace singulier des corps, un tissage de trajectoires et de gestes dans une géographie partagée. La géographie est ici, à proprement parler, un régime d’inscription sur la terre du corps et des gestes de ceux dont je dirai, non pas qu’il leur manque la parole, mais à qui la parole ne manque pas. Dire que la parole ne leur manque pas veut dire malgré tout qu’ils tracent quelque chose que Deligny ne renonce pas à rendre lisible, parce qu’il dépend de cette lecture et de la transmission de l’illisible de compter ou non l’autiste au nombre des humains. Ne plus enfermer l’enfant autiste, c’est lui reconnaître un droit à la liberté. La question n’étant pas bien sûr de définir philosophiquement la liberté, mais de respecter politiquement le droit de vivre en liberté. Ce n’est là le moindre des problèmes que pose la rencontre avec la Chine, avec l’histoire de ses silences. Le silence serait-il seul à abolir les frontières ?

16Si j’invoque cette expérience singulière de l’autisme et de l’arachnéen, c’est encore pour une autre raison : je forme l’hypothèse que ce qui se joue dans la rencontre de la psychanalyse avec la langue chinoise a quelque chose à voir avec cet arachnéen dont le statut iconique est proposé par Deligny comme régime animal des signes. « L’image peut-être appartient au règne animal », a-t-il écrit et énoncé dans À propos d’un film à faire. N’existe-t-il pas une Chine arachnéenne dont on sait à quel point les figures de l’animalité soutiennent de part en part la représentation du monde ? La nature animale de l’image est en rapport étroit avec l’écriture et la conception chinoises de l’univers, qu’il s’agisse de cosmologie, de divination, de métaphores ou paraboles dans la vie quotidienne. L’animal est une dimension anthropologique fondamentale dans la culture chinoise. Les traits scripturaires qui désignent le monde animal [1] sont partout. Tout se passe comme si l’écriture était justement le site spécifique de la négociation entre le monde des bêtes et celui des hommes. Cette immanence de l’animalité dans l’humanité donne sa figure au silence au cœur de l’écriture. La relation d’écart et de lien irréductible entre l’humanité et l’animalité est inséparable de la relation de la pensée avec le souffle qui habite la nature tout entière. Cette animalité-là est à penser dans son rapport à l’inconscient et donc au désir. Le monde animal n’est pas simple métaphore, mais l’humanité elle-même sous la figure de ce qui la hante, la menace et la soutient. La récurrence des apparitions animales dans les productions fantasmatiques et les visions oniriques ne cesse de parcourir les écrits de Freud. La figure animale donne toujours sa face érotique ou terrifiante au désir lui-même. La rencontre de la psychanalyse et de la Chine, c’est aussi la confrontation de deux bestiaires qui, de part et d’autre, convoque le dehors du pensable et l’énigmatique sauvagerie du désir. La psychanalyse est à l’écoute de l’idiome des fauves. Images sans frontières ?

« La langue du grand Ailleurs »

17Je voulais juste indiquer cette piste sans la développer ici davantage. Mais, puisque Philippe Porret cite cet admirable énoncé de Zhuang Zi : « Ah ! Si je connaissais un homme qui oublie le langage pour avoir à qui parler », je propose encore, sous le signe de l’animalité et du langage, de faire appel dans notre propre culture à ce qui pourrait permettre de comprendre ce que Lacan cherchait dans le chinois puis dans les nœuds pour, finalement, entrevoir le lien qui, entre écoute et parole, a établi son écriture dans le champ de l’art poétique. Comment partager la langue privée de l’inconscient, l’idiome du désir qui est sécrété par la langue et scellé en elle ? Est-ce qu’entre langage et partage, il y aurait une aire de parlage, une géographie arachnéenne qui rendrait lisible et visible le nouage entre l’homme et la bête, si l’on comprend que l’animal est ce site vivant où la langue ne manque pas. C’est bien sûr à Herman Melville que je pense, parce qu’il a confié à Nathaniel Hawthorne qu’il avait écrit Moby Dick en « Outlandish », terme qu’Armel Guerne traduit par « la langue du grand Ailleurs », alors que le mot signifie couramment « extravagant » ou « saugrenu ». Le roman de Melville s’ouvre de façon remarquable par une énumération de tous les noms de la baleine dans toutes les langues ou presque. Il y manque le chinois où la baleine se dit Jing, qui donne lieu à un autre mot, Jing Tun, qui signifie annexer le territoire de quelqu’un d’autre !

18Dans Moby Dick, le grand Ailleurs de la langue, c’est justement la baleine blanche. Cette blancheur, on le sait, est décisive. J’ai commencé en énonçant que lire Lacan, pour moi, c’était apprendre à déchiffrer des traces dans la neige. Je retrouve, en fin de parcours, la candeur du plan de déchiffrement de l’idiome du désir dans une histoire d’amour et de mort qui implique la rencontre érotique et guerrière de l’homme et de l’animal sous le signe de la blancheur. Couleur du deuil en Chine, couleur des linceuls et de tous les linges où l’image vient inscrire ses traces et laisser ses empreintes. Moby Dick est l’histoire d’une chasse et la psychanalyse a quelque chose à dire au sujet de la chasse, de la chasse à l’homme. Lacan a pu un jour se comparer à Actéon, proie de ses propres chiens, devenu proie des siens dans sa course à la vérité. La question de la transmission n’est pas sans rapport avec la cynégétique chaque fois que l’objet de la poursuite cesse d’être la vérité qui n’est autre que la vérité de la course. Lorsque le chasseur devient la proie, c’est la course au pouvoir qui se substitue à la vérité de la course elle-même. Si les psychanalystes européens et chinois veulent partager la vérité de la course, il va falloir non seulement partager la langue du grand Ailleurs, mais se mobiliser ensemble contre la grande machine du marché qui fait du sujet du désir sa proie. La psychanalyse arrive en Chine en même temps que l’ouverture au marché mondial. Après quoi vont devoir courir ensemble les Européens et les Chinois au moment où la souveraineté de l’économie néolibérale d’est en ouest met en marche une machine à broyer les sujets du désir et de la parole, à traiter ses souffrances et ses passions avec la pharmacopée des neurosciences, du comportementalisme, des camisoles chimiques et des hôpitaux-prisons. Une chasse à l’homme bien particulière a lieu désormais, et il se pose la question des alliances, des allégeances ou des résistances face aux pouvoirs, jusque dans les opérations de transmission.

19La rencontre de l’Occident et de la Chine par la voie remarquable de la psychanalyse induit d’emblée que cette rencontre ne peut se faire que sous le signe de la déstabilisation de l’Occident lui-même, comme sous le signe de cette peste que Freud évoquait lors de la rencontre de la psychanalyse avec un autre empire. Est-ce que cette rencontre ne serait pas celle de la baleine blanche, dans une chasse désirante où se joue des deux côtés l’anéantissement de la frontière ?

20Il ne s’agit pas d’exporter une production pensée à l’Ouest et de la rendre pensable là où elle ne l’était pas. Il semble au contraire que la psychanalyse déjoue toute exportation d’un champ d’expertise, et fait en Chine non tant l’épreuve de la résistance du chinois et des Chinois, mais l’épreuve de la « chinoiserie » de l’inconscient. Toute rencontre relève de la langue du grand Ailleurs. Or, si l’outlandish n’est pas l’anglais, nous dit Melville, il n’en reste pas moins que le lecteur de Moby Dick doit pouvoir lire l’anglais. C’est bien ici que se joue le propre d’une œuvre d’art, de l’innovation poétique. Ce qui est en question dans tout outlandish, c’est l’image, en tant qu’elle est le no man’s land qui ignore la frontière, tout le contraire d’un espéranto babélien ou d’un globish qui ferait fusionner les langues. Il s’agit plutôt de ce qui, dans chaque langue, renvoie aux ressources propres du silence. Si l’outlandish est l’idiome de l’inconscient, il désigne dans toute langue l’épaisseur inépuisable des silences qu’elle est en mesure de produire. Or, cette production n’existe qu’aussi longtemps qu’il peut y avoir des créateurs, des artistes.

21Ainsi, la rencontre de la psychanalyse et de la Chine est l’occasion insigne pour les psychanalystes de prendre conscience que ce qu’ils veulent partager n’est pas un savoir mais les règles d’un art. Mais, comme Jean-Luc Godard l’a dit de façon percutante : « La culture, c’est la règle ; l’art, c’est l’exception. » Dès lors, la transmission de la psychanalyse ne peut s’opérer que dans le dérèglement des règles elles-mêmes afin de faire entendre dans toute langue son outlandish, l’idiome de son dépaysement, sa puissance d’indétermination qui met partout en péril les abus de pouvoir. Le livre de Philippe Porret a donc eu une raison fondatrice d’être construit comme site d’information, composition poétique et, inévitablement, comme inquiétude politique.

Notes

  • [1]
    Le lien fondateur de la culture chinoise avec l’animal vient anecdotiquement d’être illustré par la revendication récente de récupérer sans les payer les antiques figures de l’astrologie lors de la vente de la collection Pierre Bergé.
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