Couverture de LSPF_020

Article de revue

Sur les « neurones-miroirs »

Pages 121 à 141

1Avant de commencer, je souhaiterais rendre à César ce qui est à César : sans la publication par les éditions Odile Jacob de la traduction de l’italien du livre de Giacomo Rizzolatti Les Neurones miroirs, il n’aurait été difficile, sinon impossible, d’explorer cet espace visuel et empathique primaire qui semble si déterminant, dès les toutes premières heures de la naissance, pour la construction de l’unité du Soi, socle de l’image du corps. Dont acte.

2Le système des neurones miroirs se définit comme la compréhension de la signification des actes d’autrui. Deux expériences, deux techniques différentes

3• Première expérience

4Des expériences de stimulation magnétique transcrannienne (SMT) ont montré que l’observation d’actes exécutés avec la main par un tiers induit une augmentation des potentiels évoqués moteurs (PEM) enregistrés dans les mêmes muscles de la main, utilisés par ce même observateur pour accomplir ces mêmes actes. Cette implication exprime la signification des événements moteurs en termes d’action. Implication conçue en dehors de toute médiation réflexive, conceptuelle ou linguistique, se fondant seulement sur un vocabulaire d’acte et sur une connaissance motrice dont dépend notre capacité d’agir.

5• Seconde expérience

6Cela transparaît clairement dans cette autre expérience d’IRMf de Marco Iacoboni (2005), où l’on montre à des volontaires trois types différents de vidéo. Dans la première vidéo, on voit des objets (théière, tasse, etc.) disposés comme si quelqu’un s’apprêtait à prendre une tasse de thé (contexte). Dans la deuxième vidéo, on montre une main qui prend une tasse de thé avec une prise de force (à pleine paume), ou une prise de précision (opposition du pouce et de l’index) (action). Dans la troisième vidéo, les sujets voient la même main avec les mêmes prises, mais insérées dans le contexte de la première vidéo, de telle sorte que l’ensemble suggère l’intention de prendre la tasse pour la porter à la bouche ou bien de la prendre pour la déplacer et la ranger (intention).

7En comparant les activations cérébrales induites par l’observation des trois scènes de base, il est apparu que, dans le cas des conditions action et intention, il y avait une augmentation d’activité dans les aires visuelles et dans les aires parieto-frontales, en rapport avec le codage traduisant les perceptions visuelles en actes moteurs. En revanche, dans les conditions contexte – qui sont statiques –, seuls les neurones canoniques étaient activés par la présence d’objets « saisissables », objets particulièrement inducteurs en raison de leurs affordances marquées.

Pragmatique de l’expérience

8Dans cette perception (contexte), les réponses visuo-motrices des neurones canoniques appréhendent la dimension pragmatique de l’expérience. À cet égard, citons Merleau-Ponty dans La Phénoménologie de la perception (Gallimard, 1945) : (cette expérience pragmatique) « nous fournit une manière d’accéder à l’objet qui doit être connu comme originel, voire comme originaire. » Et il ajoute : « Le sens des actions et intentions d’autrui n’est pas donné mais compris c’est-à-dire ressaisi par un acte du spectateur. Toute la difficulté est de bien concevoir cet acte et de ne pas le confondre avec une opération de connaissance. La compréhension des gestes s’obtient par la réciprocité de mes intentions et des gestes d’autrui, de mes gestes et des intentions lisibles dans la conduite d’autrui. Tout se passe comme si l’intention d’autrui habitait mon corps ou comme si mes intentions habitaient le sien. »

L’acte potentiel

9L’acte du spectateur est donc un acte potentiel - induit par l’activation des neurones miroirs – capable de coder l’information sensorielle en termes moteurs, et de rendre cette réciprocité d’actes et d’intention, à la base de notre reconnaissance immédiate de la signification des gestes d’autrui. Ici, donc, cette compréhension d’autrui n’a rien de théorique. Elle s’appuie sur la sélection automatique de ces stratégies d’action qui, sur la base de notre patrimoine moteur, apparaissent – chaque fois – les plus compatibles avec le scénario observé. Le système des neurones miroirs et la sélectivité de chacune de leurs réponses déterminent un espace d’actions partagé. À l’intérieur de cet espace, chaque acte et chaque chaîne d’actes – les nôtres et ceux d’autrui – apparaissent immédiatement inscrits et compris dans « une langue d’actes », sans que cela requière une opération de connaissance explicite ou délibérée.

Localisation neuronale ?

10En utilisant l’imagerie IRMf, Jean Decety a montré, chez l’adulte, la signature neuronale de cette capacité à distinguer soi de l’autre, en demandant à des volontaires de se mettre à la place d’autres, et de dire quelle douleur ils ressentiraient eux-mêmes, dans cette situation. Lorsque les volontaires observent des photos douloureusement chargées (un couteau qui s’apprête à trancher un doigt ou un orteil pris dans la charnière d’une porte), l’IRMf montre que ces mêmes volontaires regardant quelqu’un avoir mal, active le même réseau impliqué habituellement dans le traitement cognitif de la douleur. Et, cependant, ils n’ont pas – c’est le moins que l’on puisse dire – aussi mal que la personne qu’ils voient se couper le doigt ou se coincer le pied. Alors comment l’expliquer ? Quand on imagine l’autre dans une situation douloureuse, l’étendue des activations au sein des aires qui traitent la douleur est moins importante que lorsque l’on s’imagine soi-même dans ces mêmes situations. Et, de plus, une région spécifique située à la jonction du cortex pariétal inférieur et du temporal s’active. Par contre, quand on ne s’imagine pas soi-même dans cette situation douloureuse, cette zone ne s’active pas. Pour Jean Decety, cette région jouerait un rôle crucial et permettrait de distinguer soi, d’autrui.

11En résumé deux modalités sont à retenir : l’une directe, l’autre indirecte. Dans la première modalité, l’événement moteur observé comporte une implication de l’observateur à la première personne qui lui permet d’en avoir une expérience immédiate, comme s’il l’exécutait lui-même, et d’en saisir ainsi d’emblée la signification. L’extension et la portée de ce « comme si » dépend du patrimoine moteur de l’observateur, qu’il appartienne à l’individu ou à l’espèce. Dans la deuxième modalité, il s’agit d’une élaboration intellectuelle élective réfléchie.

Neurone miroir et imitation

Physique du miroir

12Pour parler des neurones miroir, un bref rappel du fonctionnement du miroir est souhaitable. L’arrivée des photons sur le miroir provoque une oscillation forcée du nuage électronique des atomes métalliques du miroir, lesquels, en réponse, réémettent des photons dans toutes les directions, créant une onde sphérique comme un caillou jeté dans l’eau. Le miroir réfléchissant a cette particularité d’annuler toutes les directions, exceptée celle qui correspond à la réflexion. Il diffuse alors la totalité de la lumière sans absorption ni dissipation en chaleur. Tout est réémis.

L’imitation chez les nourrissons

13Ce bref rappel physique nous sert de modèle pour comprendre, l’imitation. Andrew Meltzoff (1977) a étudié l’imitation chez les nourrissons au cours des premières heures de la naissance. Il s’est rendu compte que si un expérimentateur tirait la langue, ouvrait la bouche ou restait neutre, les nourrissons – comme dans le miroir – tiraient la langue, ouvraient la bouche, ou restaient neutre. À l’instar du miroir, tout ce qui est reçu est réémis. Cette capacité de reproduction imitative des expressions de l’expérimentateur est automatique et non intentionnelle. Nous avons là une illustration du fonctionnement visuel primaire des neurones miroirs. Cette résonance motrice, base de l’imitation du nourrisson, stimule son éveil empathique et lui confère une capacité innée à reconnaître que l’autre est semblable à lui. Résonance directe entre observation et action permettant de sélectionner un programme d’actes répertoriés à même de montrer aux bébés que les autres leur sont semblables.

Processus neuronal de l’imitation

14Mais comment pouvons-nous accomplir une action que nous avons vue exécutée par autrui ? Autrement dit, comment pouvons-nous, sur la base d’une simple observation, exécuter une action analogue à celle que nous avons perçue ? Surtout quand on sait que le système visuel utilise des paramètres de codage différents de ceux du système moteur. Dès lors, quels sont les processus corticaux impliqués et les transformations sensorimotrices nécessaires ?

15Grace aux travaux de Wolfgang Prinz (1987, 1990) qui se référent à la notion « d’action idéomotrice » de Hermann Lotze (1852) et William James (1890), et grâce à la notion « de compatibilité idéomotrice » de Grimwald, il établit le principe « que plus un acte perçu ressemble à un acte présent dans le patrimoine moteur de l’observateur, et plus il tend à en induire l’exécution ». D’où perception et exécution des actions doivent ainsi posséder « un schéma représentationnel commun ». Schéma qui est modulé par la compréhension par l’observateur, du type d’acte, du but et de l’étape finale des mouvements accomplis par le démonstrateur. La découverte des neurones miroirs suggère une redéfinition possible du « principe de compatibilité idéomotrice » : le schéma représentationnel commun devrait alors être considéré non comme un schéma abstrait, amodal, mais comme un mécanisme de transformation directe des informations visuelles en acte moteur potentiel.

Quel modèle pour l’imitation ?

16Un mécanisme permettrait à l’observateur de segmenter l’action à imiter et convertirait le flux continu des mouvements observés en chaînes d’actes appartenant et/ou compatible à son patrimoine moteur. Dans un deuxième temps, un autre mécanisme l’autoriserait à accomplir les actes moteurs ainsi codés, s’ils s’inscrivent dans la séquence la plus appropriée, afin que l’action exécutée reflète bien celle du démonstrateur.

17Toutefois, cette capacité d’imitation n’est pas seulement déterminée par la richesse du patrimoine moteur et par la présence du système des neurones miroirs. Ce système est une condition nécessaire mais non suffisante pour procéder à une imitation. Un système contrôle, modulateur de l’activité des neurones miroirs, est nécessaire. Contrôle qui doit être double : facilitateur et inhibiteur. Il doit faciliter le passage de l’action potentielle codée par les neurones miroirs à l’exécution d’un acte moteur véritable, si et seulement si cela est utile à l’observateur, mais il doit être aussi capable de bloquer ce passage. Autrement, la perception de n’importe quel acte moteur se traduirait automatiquement par sa reproduction ! Ce qui heureusement n’est pas le cas.

Partage de l’essentiel

18Cette communication imitative doit satisfaire un « réquisit de parité », en fonction duquel émetteur et récepteur doivent être liés par une compréhension commune « de ce qui compte ». Ainsi, les systèmes de neurones miroirs déterminent l’émergence d’un espace d’action partagé : lorsque nous voyons quelqu’un saisir avec la main une tasse, nous comprenons immédiatement ce qu’il est en train de faire. Qu’il le veuille ou non, à l’instant où nous percevons les premiers mouvements de sa main, ses mouvements nous communiquent leur signification d’acte : voilà ce qui compte, voilà ce que, grâce à l’activation de nos aires motrices, nous partageons immédiatement avec celui qui agit.

19En résumé, dans cette zone communautaire – analogue au nuage électronique des atomes métalliques –, s’inscrit un espace potentiel où des hybrides « perception - acte » établissent un système transitionnel que déjà, en 1905, Campbell avait nommé « cortex précentral intermédiaire ».

Neurone miroir et émotions

20Nous avons vu l’importance des neurones miroirs pour les mécanismes moteurs, mais qu’en est-il en ce qui concerne l’émotion ? Il semble que les neurones miroirs aideraient les bébés à percevoir l’état émotionnel des personnes et leur permettraient un accord en sympathie avec elles.

Expériences émotionnelles chez les nourrissons

21Ainsi, Marvin Simner (université Ontario) a fait entendre des pleurs de bébé enregistrés à des nourrissons âgés de cinq jours : les nourrissons ont pleuré plus fort lorsqu’il s’agissait d’autres bébés, que lorsqu’ils entendaient des pleurs fabriqués par ordinateur. En outre, cette réaction de pleurs ne s’exerçait pas vis-à-vis de plaintes émises par un petit chimpanzé. Ces expériences montrent que le nouveau-né entre en résonance émotionnelle et que le partage affectif s’établit d’autant plus fortement qu’il y a similarité plus qu’identité. Réciproquement, cela était confirmé par le fait que les bébés ne s’émouvaient pas lorsqu’ils écoutaient leurs propres pleurs, préalablement enregistrés. Signe que la résonance émotionnelle, automatique au départ, s’établissait ensuite plus à partir des autres qu’à partir d’eux-mêmes.

22Les avantages adaptatifs offerts par la résonance émotionnelle permettent aux organismes de répondre de façon efficace aux éventuelles menaces, mais aussi aux réelles opportunités. Ils rendent ainsi possibles l’instauration et la consolidation des premiers liens interindividuels. Nous savons que deux ou trois jours après la naissance les nouveau-nés distinguent un visage joyeux d’un visage triste, et que vers l’âge de deux ou trois mois, ils développent une consonance affective avec leur mère, au point de reproduire les expressions faciales et vocales qui reflètent l’état émotionnel de celle-ci.

Processus neuronal de l’émotion

23Cette compréhension des émotions exprimées par autrui nécessiterait une forme de simulation interne qui impliquerait les mêmes circuits neuronaux que dans l’expérience en réel. On en infère – selon l’expérience rapportée ci-dessus – que ces circuits existeraient déjà chez le bébé. Cette simulation « mentale ? » de l’état émotionnel de l’autre serait à la base de l’empathie – fusion du bébé. Ensuite, la mobilisation des ressources exécutives du cortex préfrontal modulerait la perception et relativiserait le vécu : l’enfant s’apercevant qu’il ne souffre pas comme l’autre. Une dialectique se construirait progressivement entre imitation et différentiation. Un gradient de l’espace partagé organiserait la distance à autrui et éviterait à l’enfant d’être submergé par son environnement. Ainsi, l’enfant prendrait conscience que c’est l’autre – bien que semblable à lui et dans la sympathie qui l’unit – qui éprouve une émotion et non lui-même.

24Quel est le mécanisme qui permet à notre cerveau de saisir les stimuli provenant d’une expression faciale d’autrui et l’autorise ensuite à la coder comme une grimace de douleur ou de dégoût ? Devons-nous admettre que l’activation des aires corticales visuelles déclenche un processus cognitif capable d’interpréter les informations sensorielles comme porteuses d’une valeur émotionnelle ? Ou bien, devons-nous supposer que la vue d’un visage qui exprime une émotion active, chez l’observateur, les mêmes centres cérébraux que ceux qui s’activent lorsqu’il est lui-même soumis à cette même réaction émotionnelle ?

25Considérons une émotion primaire : le dégoût. Nous savons depuis longtemps que l’insula joue un rôle clef dans cette émotion. Cette aire corticale présente deux secteurs dotés de propriétés fonctionnelles différentes : une région antérieure « viscérale » et une région postérieure « multimodale ». La région antérieure est fortement connectée aux centres olfactifs et gustatifs. Par ailleurs, elle reçoit des informations du sillon temporal supérieur (STS), aire où se trouvent de nombreux neurones qui répondent à la vue des visages. Quant à la région postérieure, elle est connectée aux aires corticales auditives somato-sensorielles et pré – motrices. L’insula représente donc l’aire corticale primaire tant pour l’extéroception chimique (olfaction et goût) que pour l’interoception sensible des états intérieurs du corps. Dans sa région antérieure, elle est également un centre d’intégration viscéro-moteur, dont la stimulation produit des réponses viscérales, comme l’accélération du rythme cardiaque, la dilatation des pupilles, des haut le cœur, etc. Cette région antérieure de l’insula est activée à la vue d’un individu faisant une mimique de dégoût (comme on l’a vu ci-dessus).

26A. J. Calder (2000 et 2001) a relaté le cas d’un patient qui, à la suite d’une hémorragie cérébrale, présentait de graves lésions de l’insula gauche. Après cet accident, il n’était plus capable de reconnaître, dans les expressions faciales d’autrui, des signes de dégoût, bien qu’il pût encore reconnaître d’autres émotions. Ce déficit était lié à un déficit analogue du dégoût vécu à la première personne, dans son corps propre, alors qu’il avait gardé par ailleurs, des capacités intactes pour des émotions comme la peur ou la colère.

Quel modèle pour l’émotion ?

27Cela suggère que la compréhension réelle du dégoût éprouvé par autrui joue le rôle de base (externe) à ce que nous saisissons effectivement ce qu’il éprouve, et ne se fonde pas sur des processus cognitifs de type inférentiel ou associatif. Toutefois, nous devons vérifier que c’est bien cette même région de l’insula qui s’active, aussi bien lorsque nous éprouvons une sensation de dégoût, que lorsque nous percevons une mimique de dégoût sur le visage d’autrui. Pour savoir s’il en est réellement ainsi, des volontaires ont été soumis à deux sessions de tests : dans la première (olfactive), les sujets étaient exposés à des odeurs répugnantes ou à des odeurs agréables, et, dans la deuxième (visuelle), ils devaient regarder des vidéos de personnes, qui humaient un verre qui contenait un liquide soit mal odorant, soit parfumé, soit inodore, et qui réagissaient par une grimace de dégoût, une mimique de plaisir ou une expression neutre.

28Parmi les structures neurales activées par l’exposition aux odeurs, deux d’entre elles sont particulièrement intéressantes : l’amygdale et l’insula. Dans cette expérience, l’amygdale s’activait aussi bien pour les odeurs répugnantes que pour les odeurs agréables. En revanche, les odeurs répugnantes activaient les régions antérieures de l’insula droite et gauche, tandis que les odeurs agréables activaient la zone plus postérieure de la seule insula droite. Concernant la session visuelle, l’observation de la grimace de dégoût déterminait également une activation de l’insula. Le plus important était que dans la partie antérieure de l’insula gauche, cette activation coïncidait avec celle constatée lorsque les sujets humaient des odeurs répugnantes.

Délibération interprétative

29Pour Antonio R. Damasio, (L’Erreur de Descartes), le fait de ressentir une émotion à la première personne aussi bien que la reconnaissance des émotions d’autrui dépendraient des aires du cortex somatosensoriel et aussi de l’insula. La vue d’un visage exprimant du dégoût, induirait – selon sa conception –, dans le cerveau de l’observateur, une modification dans l’activation de ses cartes mémoire programme corporelles, si bien qu’il percevrait l’émotion d’autrui comme si c’était celle de sa propre carte et qu’il serait donc, de ce fait, lui-même en train de l’éprouver (confusion des cartes). Or il est indiscutable que notre système moteur entre en résonance lorsqu’il est confronté aux mouvements faciaux d’autrui.

30Damasio (Spinoza avait raison, 2003) reconnaît par ailleurs que la région la plus importante du « comme si » (la simulation interne que nous avons vu précédemment) se trouve dans l’insula. De fait, il en vient à accepter que les informations des aires visuelles qui décrivent des visages exprimant une émotion arrivent donc directement à l’insula, où elles activent un mécanisme miroir autonome et spécifique, capable de les coder immédiatement, dans les formats émotionnels correspondants répertoriés au patrimoine de l’individu. L’insula centre de ce mécanisme miroir serait également la région corticale où sont représentés les états intérieurs du corps. Elle constituerait de ce fait un centre d’intégration viscéro-moteur, dont l’activation induirait la transformation des perceptions sensorielles en réactions viscérales. Bien sûr, cela ne signifie pas que, sans l’insula, notre cerveau serait incapable de discriminer les émotions d’autrui. Mais, dans ce cas de figure, ces émotions seraient réduites à une simple perception purement cognitive, perception froide et pâle alors privée de toute coloration émotionnelle. Coloration émotionnelle qui dépend, en effet, du partage avec autrui des réponses viscéromotrices. Le fait que ces réactions viscéromotrices dues à l’activation de l’insula soient loin d’avoir des effets manifestes au niveau des centres périphériques, ne veut pas dire qu’elles soient insignifiantes. Bien au contraire, cela montre que la fonction principale de ces réponses viscéromotrices est maintenant devenue – et ce dans une perspective phylogénétique – de représenter ces réactions, et que cette capacité est indispensable pour comprendre à la première personne (ordre du sujet ?), les émotions d’autrui. Cette compréhension, immédiate, est la condition nécessaire du comportement empathique, lequel sous-tend une large part de nos relations interindividuelles.

31En raison de son caractère direct et préréflexif, cette compréhension détermine l’émergence d’un espace d’action potentiellement partagé. Ce mécanisme renvoie à une matrice fonctionnelle commune, qui – avant toute médiation conceptuelle et linguistique – donne forme à notre expérience des autres.

Neurone miroir et autisme

32Qu’en est-il maintenant concernant l’autisme ? Chez l’enfant autiste, on le sait, la communication avec l’autre et l’interactivité qui en découle sont altérées. La faiblesse de l’imitation et la déficience des jeux symboliques altèrent grandement la faculté d’attribuer à l’autre des états mentaux, de prédire et comprendre les comportements qui leur sont associés.

Dimension perceptuelle

33Plus précisément, la façon de traiter les visages distingue, entre autres, les enfants autistes, des enfants non autistes. Selon Tim Langdell, les autistes se focalisent sur la partie basse du visage et en particulier sur la bouche, alors que les non autistes traitent en priorité la partie haute et les yeux. Chez l’enfant normal, les visages sont appréhendés à partir de leur configuration globale, c’est-à-dire à partir des relations spatiales structurelles qui lient entre elles les différents traits faciaux. Alors que chez l’enfant autiste, le visage est traité par l’analyse ponctuelle des détails des traits faciaux. Robert Schultz a montré en imagerie fonctionnelle que le traitement global des visages est sous-activé chez les autistes, et qu’en revanche, l’analyse détail par détail est, elle, suractivée. Ce serait donc un traitement parcellaire de l’information visuelle qui empêcherait l’autiste de percevoir le visage comme un tout. Plus précisément, perception et reconnaissance des objets font appel à la mise en œuvre de rapports de priorité entre des aspects globaux, comme les contours et des aspects plus locaux comme les détails, la texture, etc. Chez le nourrisson comme chez l’adulte, ce sont d’emblée les aspects globaux qui prédominent, car perçus les premiers. Chez l’enfant autiste, la tendance de fond est de privilégier les petites formes, au dépens d’une forme globale, et à construire un monde de détails plutôt qu’un monde unitaire.

Dimension émotive

34Les enfants autistes acceptent difficilement une perspective différente de la leur, et se refusent à admettre facilement les préférences d’autrui. De fait, ils parviennent difficilement à juger les expressions faciales émotionnelles d’autrui, ce qui est problématique pour l’établissement de leurs relations sociales. Cette dimension émotionnelle serait entravée par une tendance à la déconstruction où le détail « coagulé » comme unité bloquerait toute perception immédiate du contour. Uta Frith (Institut de psychiatrie de Londres) émet l’idée que la cause serait à rechercher dans « une force de cohésion » trop faible qui polariserait les enfants autistes sur les détails. Cette « cohérence centrale » s’exprimerait normalement dans les premiers mois de la vie, mais diminuée chez les enfants autistes, elle les inclinerait à traiter l’information sans son contexte. Reste à trouver et à caractériser le support neural qui pour la part biologique du processus pathologique pourrait être retenu. Bien évidemment, nous pensons aux neurones miroirs. Plus généralement, un rapprochement entre psychanalyse et neuro-sciences est-il possible ?

Traces ou la réconciliation des contraires

35Nous nous inspirons là d’un texte d’Ansermet (psychanalyste, Lausanne) et de Masgistretti (Pr. Neurosciences, Lausanne) publié dans le n° 397 mai 2006 de la revue La Recherche.

36Freud, dans « Pour introduire le narcissisme » (1914), écrivait : « Nous devons nous souvenir que toutes nos idées provisoires en psychologie seront probablement basées sur une infrastructure organique. » Dans « Au-delà du principe de plaisir » (1920), il ajoutait cette remarque : « Les insuffisances de notre description s’effaceraient sans doute si nous pouvions mettre en œuvre à la place des termes psychologiques, des termes physiologiques ou chimiques. » Une démarche se fait jour depuis quelques années, qui vise à considérer le fait biologique et le fait psychique comme fondamentalement différents, mais tente de repérer des zones de convergence afin d’établir une complémentarité efficiente. Pour ce faire, l’idée freudienne de l’inconscient a été mise en rapport avec le concept de trace laissée par l’expérience. Traces qui, lorsqu’elles sont associées, participent, entre autres, à la construction d’une singularité du sujet. Les avancées les plus marquantes en neurobiologie, portent elles aussi sur la notion de traces. Celles-ci peuvent être mises en rapport avec les modifications que toute expérience génère dans l’agencement du réseau neuronal. Ce changement permanent est décrit sous le nom de plasticité synaptique. À l’opposé, les expériences sensorielles, par nature permanente, conduisent, par leur répétition, à une stabilisation des réseaux neuronaux, et assurent, par là même, la mémorisation. Le réarrangement permanent des traces mnésiques sensorielles originelles, dû à ce mécanisme de plasticité synaptique, serait à l’origine de la construction d’une réalité interne inconsciente. Si l’on suit ce raisonnement, cela signifie que la réalité interne inconsciente est nécessairement différente des traces mnésiques sensorielles originaires, de même qu’elle diffère des stimuli de l’actualisation permanente de la réalité externe. William James avait remarqué que lorsqu’un stimulus externe active le système de perception sensoriel concerné, il déclenche, en même temps, une réponse somatique constituant une boucle corporelle de lest qui conditionne l’action qui s’ensuit. C’est dans ce registre que s’inscrit le fonctionnement des neurones miroirs, mettant en jeu des structures cérébrales perceptives sensorielles et des structures motrices d’action externe de nature imitative et d’action interne de nature émotionnelle informant par rétroaction le cerveau des états du corps. Les structures de l’amygdale, entre autres, traduisent, via les systèmes neuro-végétatifs et endocriniens, les réactions viscérales en langage corporel. L’insula, quant à elle, véritable décodeur, détecte les changements physiologiques du corps et les intègre à un vécu émotionnel qui se matérialise dans la sensation d’habiter le corps. Par ailleurs, le fait que l’amygdale et l’insula soient toutes deux connectées au cortex préfrontal, impliqué dans certaines formes de mémoire permet de boucler une seconde boucle, celle du souvenir : il suffit alors que l’individu se remémore la situation source du stimulus, pour qu’il ressente à nouveau les sensations physiques associées. Ansermet postule que ces mêmes mécanismes entrent en jeu quand l’inconscient freudien est activé : des états somatiques sont alors associés à chacune des traces – ou associations de traces – qui le constituent. L’état somatique serait véhiculé tout au long de la chaîne de réaménagement des traces, et se retrouverait finalement associé à l’un des éléments constitutifs de la réalité interne inconsciente, un fantasme donné par exemple. De ce point de vue, l’amygdale, jouerait un rôle central dans la constitution de cette réalité interne inconsciente. C’est donc l’une des voies par laquelle un stimulus externe pourrait activer un scénario fantasmatique et l’état somatique qu’il lui est lié.

37René Spitz, dans son classique De la naissance à la parole, caractérise l’acte moteur du nourrisson de téter en même temps qu’il fixe le visage de sa mère : « comme la première situation d’apprentissage où la perception visuelle est d’une importance capitale ». Spitz parle encore d’une « organisation centrale timonière qui fait écho au questionnement d’Uta Frith sur la défaillance d’une « force de cohésion centrale » qui inclinant l’enfant autiste à traiter l’information sans son contexte.

38Selon Gisela Pankow, le terme dissociation (du schizophrène) doit être reformulé au niveau de l’image du corps : « Par le terme de dissociation, je définis la destruction de l’image du corps tel que ses parties perdent leur lien avec le tout pour réapparaître dans le monde extérieur. C’est cette absence de lien entre le dedans et le dehors qui caractérise la schizophrénie ; il n’y a pas de chaînes d’association permettant de retrouver le lien entre les débris de tels mondes détruits ».

39Ne sommes-nous pas là au cœur de la fonction des neurones miroirs qui constituent ce lien entre le dehors (perception visuelle), le dedans (neurones miroir), et de nouveau le dehors (acte moteur imitatif) qui boucle ensuite par rétroaction sur l’initiateur… À moins que ce ne soit l’inverse, au gré des inventions ludiques des protagonistes ! Par ailleurs, le phantasme structurant, créateur et recréateur, défini par Gisela n’est-il pas à rapprocher, avec toutes les réserves qu’il convient, du phantasme dont parle Ansermet plus haut ? Enfin, si l’on voulait une dernière expérience « édifiante », on pourrait se référer à « l’acte de bailler ».

40Suivant le dicton : « un bon bailleur en fait bailler sept ». Atushi Sengi (université de Londres) démontre – expérience à l’appui – que la contagion du bâillement n’existe pas chez les enfants autistes et que ceux-ci ne font pas la différence entre les bailleurs et ceux qui ouvrent simplement la bouche. Ce déficit de lien empathique serait dû – dixit notre auteur – à une défaillance des neurones miroirs ! Lien perceptif imitatif tout à l’heure, lien émotionnel empathique maintenant, cette expérience finirait-elle de nous convaincre que les neurones miroirs sont partie intégrante des lois immanentes du corps si chères à Gisela ? Pour ma part, je n’en doute pas.

41Christian Chaput : Pendant que Madeleine Caspani-Mosca parlait, il me revint le souvenir d’un spectacle auquel j’ai assisté. Un jeune comédien, Luca, jouait des sketches et lisait des textes d’un humoriste napolitain, Massimo Troisi. Celui-ci, décédé il y a quelques années, était connu en France pour le film Il postino, avec Philippe Noiret. Dans ce spectacle, il y avait notamment un sketch entre un acteur et son metteur en scène discutant autour de la Divine Comédie de Dante ; le metteur en scène dit à l’acteur : « Qui suis-je, où suis-je, qui serons-nous, cherchons les métaphores ». L’acteur cherche autour de lui, ne trouve pas et finit par dire : « Excusez-moi, je suis venu pour une répétition, pas pour chercher des métaphores. » Luca ajoutait que cela lui rappelait un de ses copains qu’il attendait devant chez son psychanalyste. Il sortait de là, à la fois joyeux et excédé, en disant « Basta la metafore ! » (assez de métaphore), et poursuivait : « Prendiamo un cafe, poi andiamo a la spaggia, ecco la vita. » (Prenons un café, allons à la plage, ça c’est la vie). Alors, qu’est-ce que cela signifie ? En a-t-il assez de la métaphore, parce que son analyste lui a pris la tête en le faisant métaphoriser à tout prix (on serait plutôt dans un registre de psychose ou, du moins, dans une zone d’irreprésentable), ou avait-il une « métaphorisation » suffisante pour pouvoir aller jouir de la vie. Le café et le bain, dans le premier cas, auraient été un retour aux sensations corporelles après que l’analyste l’eut un peu trop titillé avec la tentative de construire des métaphores. Tout le problème est là.

42L’exposé de Madeleine Caspani-Mosca est tout à fait remarquable par la diversité de ce qu’il aborde, tout en soulignant le problème de fond : le psychotique peut-il entrer « dans » les métaphores ? Peut-il s’en servir ? Tout le monde se rappelle ce patient qui allait mal et à qui son analyste, bien imprudemment, alors qu’il était suivi pour un traitement chimiothérapique à l’hôpital Sainte-Anne lui dit : « Allez voir Loo », et le patient, au lieu de comprendre qu’il s’agissait d’aller consulter le professeur Loo, est allé se jeter à la Seine. On se rappelle aussi les propos d’Alphonse De Waelhens. Je crois que c’était un patient de Serge Leclaire qui, pendant une errance éthylique, s’était fait arrêter par des flics à bicyclette vêtus d’une grande cape ; il a commencé un délire ornithologique, sur les hirondelles. Parce qu’effectivement, ce n’était plus le statut de flic qui comptait, c’était la représentation corporelle de l’hirondelle. Revenons à l’exposé.

Métaphoriser

43Ma première remarque porte sur l’ordre même dans lequel sont traités le temps et l’espace. Il est inverse de celui qu’annonce le titre, comme Madeleine Caspani-Mosca l’a remarqué. Alors, est-ce qu’il y a un ordre ? Est-ce que c’est un hasard euphonique ? Où est-ce que c’est le respect du titre de ces journées ? Ou bien, ne serait-ce pas plutôt que temps et espace vont ensemble, de manière dynamique et inséparable ? La rupture étant justement source de souffrance et de pathologie. Espace et temps vont-ils en même temps pour nos patients ? Ou bien, est-ce la restructuration spatiale de l’image du corps, par exemple, qui donne accès au self, l’image du corps stable, dirait Pankow, ce qui ne veut pas dire indéformable. Je ferai ci une remarque par rapport au remarquable exposé de Ginette Michaud. Il se trouve que ses exemples représentent toujours des images du corps anatomiques, mais je tiens à souligner que toute image du corps stable n’a pas forcément une configuration anatomique. C’est la même chose que l’on trouve dans la peinture dite abstraite. Il n’y a pas de peinture abstraite, il y a une peinture non figurative, ce qui n’est pas la même chose. Donc, les modelages et les représentations, que l’on peut avoir, peuvent ne pas prendre une forme humaine et être pourtant des images du corps stable. Nos patients connaissent le sens du temps au sens quotidien. Avant, après, aujourd’hui, hier, demain. Et encore, pas toujours. Il suffit de noter les fréquentes erreurs dans les horaires de séances, les appels intempestifs pour vérifier l’horaire. Dans le cas de patients schizophrènes, cela me paraît lié à une confusion, à une perplexité, à une rupture du lien au temps et pas à un acte manqué. Mais leur histoire vécue, leur temps vécu est comme suspendu hors du temps, et, de fait, ils répondent souvent à côté, loin de notre rythme, parce qu’ils sont à côté ou hors du leur. Ils ne connaissent pas le temps vécu, cela est fort bien souligné. Ces ruptures de rythme ne renverraient-elles pas plus, dans la perspective pankowienne et winnicottienne, au rythme archaïque demande-réponse entre la mère et l’enfant, rythme qui, petit à petit, s’organise dans le temps des séances, dans leur espacement, y compris dans les réponses corporelles auxquelles on peut assister.

44Je viens de lire un livre qui m’a beaucoup intéressé : La Nature humaine à l’épreuve de Winnicott, notamment ce que Winnicott énonce autour de la métaphore du premier repas théorique. La manière dont, effectivement, il imagine que le rythme est déjà donné par les sensations internes du corps. Je pense également au patient qui pleure avec les mains. Je suis frappé, par exemple, de l’animation, à un moment donné, qu’on a tous connu chez les névrosés, mais qui est d’autant plus significatif chez les psychotiques, les borborygmes. Quand ils se taisent et que le ventre parle. Et un peu à l’image de la remarque des infirmières dont parlait Michel Balat par rapport au clignement d’yeux comme oui ou comme non, il m’arrive fréquemment de leur demander s’ils ont faim, s’ils ont mal, si je ne les nourris pas assez, etc. C’est peut-être ça la greffe de transfert. Dans les traitements avec les psychotiques, on verbalise beaucoup la perception pour essayer que, eux, parviennent à métaphoriser.

45La deuxième remarque porte sur la notion d’espace. Ce qui m’a surtout attaché, c’est la conception de l’espace potentiel chez Winnicott, qui est un espace qui se crée, subordonné au désir de séparation vécu par la mère. Ce désir de séparation, qui est aussi engendré et facilité par la présence du père, présent malgré tout ce qu’on a pu dire à propos de Winnicott. Là aussi, on peut se référer à la nature humaine, où tierceité, pour reprendre un terme d’hier, et triangulation sont présentes. Cette structuration, cette ouverture de l’espace potentiel se fait dans la thérapie, particulièrement pour ce qui concerne les schizophrènes. Le playing, la Bildung, la Gestaltung, termes que je préfère au français qui ne donne jamais dans un mot même un sens du mouvement et de la dynamique. Il ne s’agit pas du jeu, il s’agit du jouant partagé, pourrait-on dire. Mais, pour cela, pour que, dans ce jeu, dans ce playing, il y ait la construction des symboles métaphorisant, il faut d’abord effectivement que le self puisse tenir. Et, pour qu’il puisse tenir, il faut déjà que la relation entre le patient et le thérapeute puisse s’installer. Ce qui, chez le psychotique, et plus particulièrement chez le schizophrène, peut être extrêmement long. Bien sûr, je partage ce point de vue, c’est la première fonction de l’image du corps qui est tout à fait concernée dans ce domaine-là. L’espace est bien sûr utilisé au niveau potentiel, mais, chez Pankow, il n’est pas utilisé que comme cela. Il est aussi porteur de traces, ces traces qui permettent d’avoir accès au monde des choses et des formes qui, plus tard, dans le meilleur des cas, serviront de support au développement de la capacité à symboliser et pour construire de solides métaphores. Je remarque quand même que Pankow penchait plutôt pour le terme de métonymie, et j’ai bien apprécié le terme d’espace métonymique qu’employait Ginette Michaud pour caractériser justement ce temps de structuration.

46Pankow souligne, dans une note de L’Homme et son espace vécu – où, suite à une critique d’analyste allemand qui prétendait que « son travail, c’est un jeu de métaphores », ce qui l’avait beaucoup agacé – que cela n’était pas un jeu de métaphores et qu’elle préférait plutôt quelque chose de l’ordre de la métonymie. Je laisserai pour aujourd’hui ces débats pourtant importants. Le point qui me semble fondamental me paraît dans l’utilisation transférentielle du matériel, sans interprétation, mais dans une nomination de ce qui se joue entre le patient et le thérapeute, visant à permettre de sentir, de reconnaître, ce qui a été rejeté hors du champ de conscience et dont la faille repérable est comme un signal topographique qui pourrait signifier : là sont le danger, l’absence, l’origine et l’issue. On voit bien en effet que, pour Pankow, avant d’accéder au conflit, l’espace est le lieu de refuge des traces utilisables pour restructurer un self endommagé – je reprends ton propos. Dans les exemples cliniques que tu articules, tu fais toujours référence au vécu corporel transférentiel et pas aux associations de type archéologique.

Accéder à un continuum historique

47Les schizophrènes ont cela de formidable qu’ils sont tellement branchés sur vous que, quelquefois, on pourrait dire qu’ils pensent avant vous, à votre place, en même temps ; ils sont là, ils sont collés. Il y en avait un qui savait toujours où j’allais en vacances, alors que je ne vois pas comment il aurait pu le savoir, dans des endroits les plus incongrus, et puis, le jour où il est allé mieux, il n’a plus trouvé l’endroit où j’allais en vacances, il y avait enfin un espace entre lui et moi. Je ferai juste référence à David, qui est un schizophrène d’une trentaine d’années au physique dégingandé de jeune premier, un peu abîmé, fatigué par les conséquences d’une tentative de suicide gravissime. C’est un féru de mathématiques, de musique contemporaine, hors mélodie la plupart du temps. Le seul musicien, si je peux dire intégré, c’est Frank Zappa. Là, il peut arriver à sentir une mélodie, un rythme, etc., et une articulation entre passé et présent musical. Alors, évidemment, le Zappa qu’il aime, c’est celui dirigé par Boulez, cela va de soi. Lui, il sait. Les patients ont la vérité, peut-être même sont-ils la vérité. Il a la vérité et, de plus, il a une quantité de connaissances absolument extraordinaires dans tous les domaines. C’est un type absolument génial qui n’a jamais rien fait, et qui vient juste d’entrer dans un hôpital de jour. Cela fait trois ans que je le vois, il vient six mois, il arrête, il revient trois mois, il arrête, il décommande des séances, etc., ce qui m’agace en général beaucoup, moi qui aime bien que ce soit assez cadré, mais, chez lui, bizarrement, je le supporte. Je pense que c’est à la fois sa séduction physique, son intellect remarquable qui ont réussi à me concerner.

48Un jour, pour la première fois, il arrive avec un dessin. Il décrivait alors sa vie de la manière suivante : « Je vis en haut d’une pyramide, mais il faut bien que vous sachiez, docteur, que la pyramide ne repose pas sur terre, elle flotte. » Sauf que la pyramide, il ne me l’a pas amenée. Donc, il ne pouvait même pas la représenter dans le transfert. Je me suis alors dit : « Peut-être qu’ici, il flotte moins qu’ailleurs. » Ce qui n’était pas franchement le cas. Un jour, il amène donc quand même un dessin. Sur ce dessin, il y avait deux lignes ondulantes verticales, ou plutôt ascendantes, avec un axe séparateur, puis deux autres lignes qui venaient faire des brisures, qu’il commente ainsi : « Ça, c’est mes tentatives de suicide. » Il peut montrer un événement biographique dramatique sur un schéma désaffecté. Et il bavarde là-dessus. La consistance : une ligne ; l’aboutissement : nulle part ; l’origine : aucune ; une suite de points rattachée à rien, hors de tout temps, malgré des abscisses et des ordonnées. Des lignes flottantes et suspendues. Quelque temps après, il me dit qu’il a été bien trop optimiste en dessinant une ligne continue. Il lui aurait fallu représenter une suite de points. J’étais un petit peu surpris. Il ajoute : « Pour vous, la ligne, c’est une suite de points, mais pour moi, une suite de points, ça ne fait pas une ligne, et il arrive même dans la rue que je sois obligé de revenir sur mes pas pour reprendre ma vie, là où je l’avais laissée. Ça marche pas toujours, alors, je suis dans le vide et je rentre chez moi ou chez ma mère pour dormir. » Et là-dessus, il s’est endormi dans le fauteuil. Après cela, il a accepté la régularité des trois ou quatre séances hebdomadaires. Trois séances plus tard : « J’ai compris récemment que c’est le fait de venir ici et de vous parler qui me permettait de faire du continu, vous comblez les trous, même quand je ne parle pas. Vous vous rappelez quand je me suis endormi en face de vous ? Et bien après, je n’ai pas eu de blocage dans la rue et je ne suis pas allé chez ma mère. » Quelques jours plus tard, il ajoute : « J’ai commencé à lire un livre d’histoire, celle de la Mésopotamie, la terre entre deux fleuves. » Alors, je me dis que la thérapie allait durer longtemps, non pas parce qu’il allait chercher du côté de la Mésopotamie, mais parce qu’il en était juste à tenter d’accéder à un continum historique, si loin de lui. Je pense que ce serait tout à fait illusoire de penser qu’il a déjà accès à son histoire. Il accepte tout juste d’être en lien avec une personne dont la présence vient l’aider à combler les lacunes multiples de son existence corporelle qui ne tient qu’à un fil. Il peut, par l’intermédiaire de l’histoire de la Mésopotamie, envisager qu’une histoire existe. L’idée du temps précède le temps vécu qui se tisse dans les murs de mon bureau, tout à tour horrible et sécurisant grâce à une histoire transférentielle qui se met à exister. Séparation et retrouvaille viennent de l’espace et du thérapeute dans l’espace, du thérapeute qui devient un espace thérapeute-patient, un peu comme Marie-Lise Lacas avait souligné Corps-Monde-Espace dans le préambule. Cela lui permet aussi de trouver un rythme qui était, entre autres choses, ce que ne vivait pas David dans sa disryhtmie existentielle ; l’expression de Jean Oury est magnifique.

49Je citerai encore quelques propos de David, qui sont certes intelligents, mais d’abord la trace de ce qu’est la lucidité psychotique, ainsi que Pankow l’avait nommée. Il essaie de comprendre ses « points », entendez ses blocages à être, sorte de barrages vécus au niveau de la pensée et des choses, qui le contraignent obsessionnellement à refaire les gestes. « Il est impossible de revenir en arrière dans le temps », dit-il, « on ne peut qu’aller de l’avant. Quand je peux, je mets donc le temps dans l’espace, je spatialise le temps, car le temps est pour moi un pur produit de l’intellect, et non pas de la réalité. La meilleure progression est de passer de l’espace au temps. Pour entrer dans le temps, il faut attribuer des caractéristiques à l’espace. » J’ajoutais : « Qu’il se rattache à quelque chose de senti ? », il acquiesça. En associant sur le besoin de repasser tous les matins chez sa mère avant d’aller à l’extérieur. Je dis : « Comme si la naissance n’était pas acquise et qu’elle avait à avoir lieu tous les jours, voire à chaque instant. » Première métaphore. Sera-t-elle opérante ? On verra bien. Pour l’instant, il tient. Il répond « Ben oui, vous comprenez, il y a des jours où je suis fatigué ! Et c’est là où venir vous parler me tire du non-être où je suis. » Ce qui me renvoie à ce que Catherine Cyssau, à la suite de Dinah Farhi, élève de Winnicott qui a été directrice de la Tavistock Fundation, nomme le des-être désaffecté, que je trouve une très bonne formule. Des-être désaffecté de la psychose. Alors, avant d’en finir, je dirai que si Freud disait transformer la misère névrotique en malheur ordinaire, on pourrait peut-être dire, ou faire dire à Pankow, que le travail que l’on essaie de faire est de faire passer quelqu’un qui est un être-nulle part, ou un être-en morceaux, hors temps, vers un être-là, puis arrive à un être-ensemble avant d’accéder à la possibilité d’une co-présence, comme dirait Maldiney.

50Les autres questions concernaient le travail de Resnik, en 1972, sur le moi, le self et la relation d’objet narcissique, et ce que Winnicott pensait par rapport au self. Comment articules-tu le self et le moi ? Et puis, dernière chose, petite cerise sur le gâteau, penses-tu qu’il y a chez Pankow ce que Gribinski évoquait par rapport à Winnicott dans ce livre dont je vous ai parlé tout à l’heure (La Nature humaine à l’épreuve de Winnicott) : le dessin implicite d’une troisième topique.

51Christian Julien : Mon travail est une interrogation sur les lois immanentes du corps, lois auxquelles Gisela Pankow faisait souvent référence. On le sait, Gisela a été nourri de la tradition germanique de la théorie de la forme et des lois qui règlent les relations des parties et du tout. Le vieux concept du fond et de la forme est de nouveau à l’honneur. Dans la relation réciproque du soi et de l’autre, de la forme et du fond, dans cette recherche qui nous occupe, celle des lois immanentes du corps. Ce monde de la réciprocité, génération du transitionnel, stabilise l’organisation fonctionnelle de la dominance du tout sur les parties. En conséquence, la compréhension du langage de l’enfant autiste est déficitaire, et, à l’inverse, ses capacités visio-constructives sont considérablement préservées. Cependant, si, chez l’enfant normal, le visage est traité à partir de la relation spatiale entre les traits faciaux conduisant à une configuration globale, Robert Shultz (université de Yale) a montré que, chez les enfants autistes, la région du cerveau qui traite des visages de manière globale est fortement sous-activée, alors que celle qui est capable de l’analyse du détail par détail, du un par un, du local par local, est considérablement sur activée. Il y a donc, chez l’autiste, un traitement parcellaire de l’information visuelle, et, au-delà, vraisemblablement de l’information cognitive. Ce traitement l’empêche donc d’appréhender l’unité du visage comme un tout et le conduit à une appréhension éclatée de la métaphore structurante contenant-contenu. L’enfant autiste aura donc tendance à surprivilégier les petites formes locales aux dépens de cette forme globale généralisée. Ainsi, il aura du mal à prendre en compte le contexte. Il y aurait beaucoup à dire de la relation intrinsèque contour-contexte. Ainsi, par exemple, on le sait bien, l’enfant autiste excelle dans les puzzles. Prenez, par exemple, deux types de puzzles. L’un avec des pièces rectangulaires dotées d’une image, l’autre, à l’inverse, avec des pièces classiques mais sans image. Les enfants autistes réussissent les deux types de puzzles sans problème. Les enfants non-autistes butent sur le puzzle sans image. Il semble donc que dans la compétition de l’image et de la forme, la forme l’emporte chez l’enfant autiste où l’emboîtement des lignes provoque l’unité de symbiose partielle des pièces qui s’aiment.

52Cette réflexion me ramène à la constatation qu’il y a trois garçons schizophrènes pour une fille. Ce déterminisme, que personne ne conteste, ne cesse de m’interroger. Partant de cette constatation, on associe facilement le domaine de la centralité sur la périphérie à une symbolique masculine et, à l’inverse, la dominance du champ périphérique à une symbolique féminine. Compte tenu du fait que, chez l’enfant autiste, donc plutôt garçon, la centralité est privilégiée sous un ensemble de type ciel-étoilé-multiple, la délimitation du contour restant floue, il sera alors difficile pour les neurones-miroirs qui, je le rappelle, sont des neurones particuliers qui s’activent spontanément chez le nourrisson pour reproduire en lui une imitation interne, globale, de l’autre en train de parler sans qu’il fasse quelques efforts que ce soit. C’est un mécanisme automatique qui s’établit chez le nourrisson de très bas âge – à partir de trois mois – et qui construit les formes automatiquement à l’intérieur du psychisme, si on peut dire les choses ainsi. Ces neurones-miroirs permettent d’établir chez le nourrisson un champ oscillant suffisamment stable pour constituer un prototype corporel de soi préliminaire d’une conscience archaïque. Cette création résonantielle d’une autre scène, ce que certains appellent de façon imagée Embodyment, est pour moi une sorte de sac où se joue le théâtre de la simulation. L’autiste, qui a des difficultés à la représentation globale du visage de l’autre, manque cruellement de cette dilatation affective d’amour, laquelle inverse cette centralité du ciel étoilé et éclaté en une périphérie charnelle circonférentiée. Le desserrement de cette focalisation centrale multiple grâce à l’amour chaleureux du partenaire est un préalable à la constitution de cet espace-temps intérieur de simulation. Cette aire de jeu reprogrammé en permanence par les neurones miroirs – lesquels constituent l’imitation continuelle intérieur en soi globale de l’autre en train de parler – ouvre la conscience de soi et permet alors à l’autre d’éprouver l’émotion d’un autre moi-même dans la réciprocité du semblable. Est-ce là un élément à la vertu symbolisante de ces lois immanentes du corps dont Gisela Pankow aimait si souvent à parler ? Je ne le sais pas.

53Madeleine Caspani-Mosca : Alors l’espace et le temps, c’est parce qu’ils sont liés. À vrai dire, si j’ai inversé, c’est parce que c’était plus musical. Non, en fait, je ne peux pas les dissocier. Concernant les métaphores – on parle en effet par métaphore avec les patients s’en sans rendre compte –, j’ai remarqué que certains patients psychotiques me demandaient : « Mais qu’est-ce que vous entendez par là ? » Alors, je pensais que j’avais raté une marche, et j’expliquais avec d’autres mots. Et quand le patient allait mieux, était sorti de son délire, etc., il était capable de reprendre à son compte la métaphore. Il intégrait, comme si les deux domaines source/cible qui étaient déconnectés d’un point de vue neurones se reconnectaient ensemble et étaient utilisables dans le travail.

54Comment on en est arrivé à l’idée du self ? Le terme était déjà utilisé par Jung, mais comme il n’était pas en odeur de sainteté, Freud évite son utilisation, car une approche purement phénoménologique et subjective ne lui convenait pas. Elle n’aurait pas été suffisamment scientifique, comparée au concept objectif structurel du moi. Malgré cela, sa théorie du moi recouvre parfois le self, de sorte qu’on ne le distingue pas toujours. Un exemple de la différence entre un moi objectif et un self subjectif pourrait être celle de l’angoisse. Le self ressent l’angoisse, l’expérimente, tandis que le moi répond à un signal de déplaisir de façon automatique et inconsciente. L’utilisation que le moi fait du signal d’angoisse peut-être assimilée à la réponse physiologique de l’organisme pour maintenir l’homéostasie. Le moi peut être défini par rapport à ces fonctions. Son but consiste à mettre le self en relation avec le monde extérieur.

55Christian Chaput : Donc, tu rejoindrais Winnicott quand il notait que le moi, c’est la partie du self qui est en contact avec le monde extérieur. Freud a employé le mot moi.

56Madeleine Caspani-Mosca : C’est dans les années 1950, aux États-Unis, dans le cadre de la recherche sur la formation et les fonctions du moi que Heinz Hartmann énonce que le moi et le self sont deux choses différentes. Le moi est une instance de la structure psychique mentale et, par conséquent, une partie de la personnalité, tandis que le self correspond à la personnalité dans son entier et comprend aussi le corps. Sa description reste ambiguë et son attention est plus orientée vers le moi. Néanmoins, le terme est introduit, c’est un concept nouveau, dit auxiliaire, qui sera repris par Edith Jakobson dans les années 1960, et qui différencie la self et les images représentation du self. Au même moment et de façon indépendante, Winnicott poursuit à Londres ses recherches sur le self comme première organisation mentale pas encore différenciée en structure, donc existante au moi. D’autres auteurs comme Heinz Kohut et Otto Kenberg ont travaillé sur le self. Kohut essaie encore de la définir en terme de structure. Il n’y parvient pas et sa description reste confuse. Je m’inscris plus dans la tradition de Winnicott, prolongée par le psychanalyste italien Eugenio Gadini, pour qui le self correspond à une « organisation mentale de base ». C’est-à-dire un fonctionnement élémentaire qui débute avec la naissance psychologique que j’évoquais dans mon exposé, la séparation, par des processus mentaux précoces, angoisses, perte de soi, qui précèdent et ouvrent la voie au fonctionnement du moi. Il en parle très bien, ce qui m’a beaucoup éclairé par rapport aussi à ce que je peux rencontrer en clinique.

57Christian Chaput : Ces écrits ont été traduits en français ?

58Madeleine Caspani-Mosca : Une petite partie seulement, et c’est dommage car ils sont vraiment très éclairants et très proches de la clinique.


Date de mise en ligne : 06/01/2020.

https://doi.org/10.3917/lspf.020.0121

bb.footer.alt.logo.cairn

Cairn.info, plateforme de référence pour les publications scientifiques francophones, vise à favoriser la découverte d’une recherche de qualité tout en cultivant l’indépendance et la diversité des acteurs de l’écosystème du savoir.

Avec le soutien de

Retrouvez Cairn.info sur

18.97.9.170

Accès institutions

Rechercher

Toutes les institutions