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Article de revue

Si loin si proche : de l’irruption de l’événement traumatique à son dépassement possible. L’exemple du cancer

Pages 29 à 41

Notes

  • [1]
    Daniel Oppenheim, Grandir avec un cancer. L’expérience vécue par l’enfant et l’adolescent, De Boeck, 2003 ; Parents en deuil. Le temps reprend son cours, Érès, 2002 ; Ne jette pas mes dessins à la poubelle. Dialogues avec Daniel, traité pour cancer entre sa 6e et sa 9e année, Seuil, 1999.
  • [2]
    Dionys Mascolo, Autour d’un effort de mémoire. Sur une lettre de Robert Antelme, Maurice Nadeau, 1987.
  • [3]
    Charlotte Beradt, Rêver sous Hitler, Payot, 2002.
  • [4]
    Donald W. Winnicott, La Consultation thérapeutique et l’enfant, Paris, Gallimard, 1971.

1L’événement traumatique est ce qui s’impose brutalement au sujet, et ce qui est excessif par rapport à ce qu’il peut comprendre, supporter – physiquement ou psychiquement –, et qui le laisse, dans un premier temps, sans voix. Comment aider le sujet à se déprendre des effets de sa violence et l’intégrer dans le libre jeu de ses processus psychiques, dans la continuité de sa vie et de son histoire, dans ses repères identitaires, dans sa relation aux autres et dans le sentiment de sa place parmi les autres ? Telle est la question que je développerai dans ce texte.

2Je m’appuierai principalement sur mon expérience auprès d’enfants et d’adolescents traités pour un cancer, et auprès de leur famille [1]. Pour aborder le trauma, il importe d’abord de s’appuyer sur des informations précises et non sur des généralités plus ou moins vagues et erronées. Les enfants atteints de cancer, dont la plupart actuellement guérissent, sont des enfants comme les autres, mais qui traversent une expérience intense et exceptionnelle. Travailler comme psychanalyste dans un service d’oncologie pédiatrique nécessite certes d’adapter sa pratique, mais la nécessité de la construction et de la préservation de l’espace analytique est la même que dans d’autres lieux et d’autres contextes. L’expérience du cancer par un enfant – ou par un adulte – est, par certains aspects, exceptionnelle, mais elle partage avec d’autres, dans le champ médical ou ailleurs, de nombreux éléments communs, et ce qu’elle nous apprend peut être en grande partie généralisable. Il faut ainsi tenir compte de ce qui est spécifique, unique, et de ce qui est commun. De plus, nombreux sont ceux qui sont ou ont été touchés, et plus nombreux encore leurs proches. Tous les psychanalystes peuvent être confrontés à eux et aux questions qu’ils portent. Parce qu’elle mobilise intensément le psychique et le corps, l’expérience du cancer éclaire souvent mieux que d’autres, moins intenses et moins risquées, certaines des façons qu’a le sujet de réagir aux épreuves majeures et de dépasser les effets du trauma.

3Le cancer est un événement traumatique, excessif, auquel le sujet, le plus souvent, n’était pas préparé, qui s’impose à lui, parfois jusqu’aux limites de ce qu’il est capable de supporter, qui le met en position de passivité, qui introduit une différence radicale entre le présent et ce qui l’a précédé, entre le sujet et les autres, entre le quotidien et lui, entre les façons communes de penser et le raisonnement médical qu’il doit comprendre, accepter, adopter. Le cancer le confronte à sa mort possible et à celle des autres qui sont soignés en même temps que lui ou l’ont été avant lui. De quels moyens dispose le sujet pour en dépasser les effets de trouble et d’aliénation ? Il importe pour y répondre de décrire d’abord précisément le trauma, ses composantes et ses effets.

4Le cancer brise la temporalité dans laquelle le sujet s’inscrivait jusqu’alors, par sa violence propre ou par celle de l’insensé qu’il porte, et ce même quand le sujet en connaissait la possible survenue – comme dans les cas de susceptibilités familiales au cancer –, ou « l’attendait » – hypocondriaque ou phobique du cancer. Il impose sa temporalité, ne s’inscrit dans aucune continuité et parfois, comme certaines situations traumatiques extrêmes [2], instaure un avant et un après sans rapport l’un avec l’autre. Certains disent qu’ils se sentent doubles, que coexistent en eux celui qu’ils étaient avant et celui qu’ils sont désormais, et ajoutent que ces deux « Je » n’ont plus de rapport entre eux, et qu’eux-mêmes se sentent étrangers à l’un comme à l’autre. Quand l’événement traumatique a brisé la continuité de l’histoire familiale, certains se sentent investis de la responsabilité d’une refondation, de l’établissement d’une nouvelle continuité, artificielle ou authentique, mais ils ne savent si, ce faisant, ils perpétuent les valeurs et les buts de ceux qui les ont précédés ou si, au contraire, ils les trahissent et les enferment définitivement dans le passé. Pour d’autres, le passé est devenu inaccessible et le futur inimaginable, ils sont hors-temps, ou enfermés dans une néotemporalité, un temps qui n’existe qu’au présent, « au jour le jour », figé ou répétitif, où rien ne distingue plus passé et futur : un temps qui a perdu son rythme et ses scansions, qui n’est plus celui partagé avec les autres. Le temps habituel, le temps commun, peut être suspendu, mis entre parenthèses, ne plus être que celui de la maladie et de la médecine, totalement investi par eux, rythmé par leur temporalité, leurs exigences ou par la répétition inlassable du moment traumatique devenu moment d’origine à la place des autres origines dans lesquels le sujet jusqu’alors reconnaissait le début de son histoire.

5Le sujet doit d’abord reconnaître la réalité de l’événement et ses conséquences, ensuite se demander ce qu’il peut en faire. S’il accepte trop facilement la rupture qu’il a provoquée, son passé risque de lui devenir inaccessible, étranger ou mythique. S’il fait comme si elle n’avait pas eu lieu, il risque de laisser se constituer un trou noir dans son histoire ou de s’inscrire dans une continuité artificielle, volontariste, fragile. La difficulté pour lui est de reconnaître autant la rupture que la permanence, ce qui a changé, ce qui ne peut plus être comme avant, ce qui n’est plus, mais aussi ce qui continue sous des formes discrètes, paradoxales, voire souterraines, jusqu’au jour où le sujet, ou un autre, reconnaîtra leur filiation avec ce qui le constituait avant l’événement traumatique. La continuité peut être cherchée dans une fidélité excessivement prudente et rigide, ou, au contraire, se trouver dans la liberté inventive et audacieuse, qui accepte le risque de l’échec à préserver les liens au passé.

6Le dépassement des effets négatifs du trauma nécessite un acte (qui peut être un processus ou un moment) volontaire ou qui s’impose au sujet, que celui-ci accepte, qu’il soit compréhensible ou pas, par lequel il reconstitue et ré-assume son histoire, sa filiation, son identité. Cet acte peut être effectué et assumé, le temps nécessaire, par un autre pour le sujet quand celui-ci s’en révèle incapable. Cet acte peut consister en un exploit discret, banal, et néanmoins efficace et de valeur. Ainsi, des adolescents guéris du cancer ont pu accepter, à la plage par exemple, de laisser voir, sans exhibitionnisme, provocation ou appel à la pitié, la cicatrice que le traitement avait laissé sur leur corps ; d’autres se sont engagés, pour un temps, dans une association de soutien à d’autres adolescents en traitement, ou dans des études de médecine, et ils ne l’ont pas fait par culpabilité, par besoin de payer une supposée dette envers les médecins ou leurs parents, ou pour se prouver que le cancer ne leur faisait plus peur ; d’autres ont pu dire, à celui qui les interrogeait, avec une curiosité et une gêne excessives : « J’ai eu un cancer, et alors, je suis le même ! » ; des parents d’enfants décédés ont mis au service d’autres parents leur expérience si chèrement acquise. Dépasser la tentation d’effacer l’événement, de le mettre au secret, de l’oublier à tout prix, d’en cacher les conséquences, peut aussi faire acte.

Moyens dont le sujet dispose pour ne pas rester aliéné au trauma

7Morceler le traumatisme, faire qu’il ne soit pas qu’un mot ou qu’une réalité brute qui condamnent le sujet à la sidération ou à l’impuissance, qui le séparent des autres, effrayés de sa différence ou impuissants à le comprendre. C’est pourquoi il importe de tenir compte de toutes ses caractéristiques et de tous les éléments qui le constituent, car si le trauma n’est que « ça », un bloc massif, le sujet risque lui aussi de « n’être que ça ». Fragile équilibre, étroit et difficile chemin entre « j’en porte les effets » et « je ne suis pas que ça, je ne le suis pas ». Ainsi, le cancer appartient à la réalité (de son corps, de sa vie et de celle de ses proches, de la médecine, etc.) et au réel (cette machine biologique, cette force qui ne sait qu’avancer, sans parole, sans affect, sans but, avec laquelle aucun dialogue n’est possible) mais il a aussi une dimension imaginaire (pour le sujet et dans notre société), et il importe de tenir compte de ces trois éléments, même si la tentation peut être forte de n’en privilégier qu’un.

8Retrouver ou préserver la difficile relation à soi-même et aux autres. Certains établissent avec les autres (ou avec l’autre) des rapports de force ou d’emprise, ne respectent plus les règles et les limites qui pacifient les relations interhumaines, ne tiennent plus compte que de leur intérêt égoïste. Ils le justifient parfois par leur souffrance et le danger qu’ils courent, par le sentiment d’injustice majeure face à tous ceux qui continuent de jouir de la santé et du bonheur quotidien. Mais ce faisant, ils s’identifient en partie au cancer qui ne peut que faire (le) mal. Il leur faut sans doute en passer par là pour pouvoir, dans un second temps, s’en déprendre et dire : « J’ai tel cancer, mais même s’il est fait aussi de ma chair et a transformé mon corps, il n’a pas envahi mon identité et je reste moi-même. » Certains montrent de la façon la plus visible et la plus troublante les signes que le cancer ou les traitements qu’il nécessite a inscrits sur eux, comme pour dire : « Osez le regardez, osez me regarder, il n’est pas seulement ancré au plus profond de moi-même, invisible à vos yeux » et « Je ne demande pas votre pitié, mais je ne veux pas être le seul à en souffrir, prenez en votre part ». Mais c’est parfois l’autre que le sujet identifie au cancer, lui attribuant la volonté intraitable de faire le mal, dont il doit se défendre, ce qui parfois le pousse à attaquer. Certains montrent une étonnante et incompréhensible ingratitude envers ceux qui les ont soignés et aidés, croyant ainsi se libérer de la dette excessive dont ils ne savent comment autrement s’acquitter, comme s’ils disaient : « Je vous dois trop, alors je préfère dire que je ne vous dois rien, et d’ailleurs vous êtes responsables de ce que ma vie est devenue insupportable » ; ou encore : « Vous ne m’avez pas aidé, ou trop, me mettant dans une passivité et une aliénation à vous insupportables, me dépossédant de la fierté d’avoir guéri par mes propres qualités ».

9D’autres s’isolent, par honte, par crainte de se montrer dégradés, par colère contre les autres qui ne répondent pas à leur attente et à leurs demandes, pas toujours raisonnables, par renoncement à attendre quoi que ce soit d’eux. Ceux-ci peuvent accepter de s’engager avec eux dans une relation dynamique et évolutive de responsabilité réciproque (accepter d’être touchés, bouleversés, transformés), ou refuser le rôle de témoins de leur épreuve et n’avoir avec eux qu’une relation à sens unique, restreinte, monochrome : aider pour les problèmes pratiques mais ne pas aller au-delà, éprouver de la pitié, de la fascination, de la peur, n’imaginer pour l’autre que la mort comme issue, être tentés de fuir ou le faire, etc. D’autres ne veulent, ne peuvent voir que les différences qui les séparent de celui qui est malade (eux ne le sont pas, ne souffrent pas, ne risquent pas de mourir). Ces modes de relations et ces façons d’être peuvent persister bien longtemps après la fin du traitement.

10Le sujet, de son côté, peut être tellement tenté de montrer la normalité de sa vie qu’il en vient presque à nier la maladie, quand d’autres, au contraire, s’enferment dans leur différence si chèrement payée. Certains s’isolent parce que la confrontation aux autres leur font peur (pour se protéger tant ils se sentent fragiles ou dévalorisés, ou pour protéger les autres) ou ne les intéresse plus (ils portent désormais un regard négatif sur les autres qui ne connaissent que le malheur banal, ne s’intéressent qu’à des futilités alors qu’eux ont découvert la gravité de la vie). Certains ne peuvent ou ne veulent plus garder leurs liens à leur passé, ne vivent plus qu’au présent ou que d’un seul côté de cette faille qui s’est si brutalement constituée dans leur vie.

11Assumer le trauma, se l’approprier. Certains disent qu’ils n’ont rien à voir avec l’événement traumatique, qu’ils ne se reconnaissent pas dans ses effets, dans ce qu’ils sont devenus ; ils fuient le regard de ceux qui ne les voient plus, pensent-ils, que sous cette apparence, dans cette supposée nouvelle identité ; ils ne veulent plus y penser, mais ils ne cessent de le faire ; ils s’efforcent, dans une vaine obstination, de tout oublier, de faire comme s’il n’avait jamais eu lieu ; ou encore, ils voient et interprètent tout ce qui leur arrive à sa lumière, et ils en font l’unique origine de cette période actuelle de leur vie.

12Il est préférable qu’ils puissent assumer qui ils sont désormais et penser le trauma comme les autres événements de leur vie. Mais, pour ce faire, encore faut-il qu’ils aient authentiquement vécu l’expérience de l’événement traumatique : l’expérience globale mais aussi les éléments qui l’ont constituée, et parfois dans ses moindres détails, ceux de la réalité qui les a frappés, mais aussi les comportements, les émotions, les pensées, les fantasmes, les souvenirs, les processus psychiques que cette expérience a fait surgir en eux, mais aussi en ceux qui ont partagé cet événement avec eux (leurs proches s’il s’agit de maladie, leur agresseur s’il s’agit de violence pour que le responsable du trauma ne reste pas un bloc d’inconnu, inconnaissable, inimaginable, inaccessible). Ainsi, des enfants dont les traitements furent particulièrement éprouvants, disent, longtemps après, et sans en être dupes, qu’ils en gardent de bons souvenirs, ceux des cadeaux reçus, du sourire ou de l’émotion de leur mère ou d’une infirmière. Il est souhaitable aussi qu’ils ne se soient réfugiés ni dans la passivité, la fuite, le déni, le désaveu, le clivage ou le désinvestissement (« Je n’ai rien à voir avec ça, ce n’est pas de moi dont il s’agit, c’est un rêve, etc. » ou « Je fais toute confiance aux médecins, ils savent, c’est leur métier », quitte plus tard à leur reprocher violemment de les avoir infantilisés).

13Il est d’autres réactions défensives, parfois intenses : refoulement, efflorescence de fantasmes (qui noient l’événement traumatique sous un déluge d’images), investissement excessif dans l’événement, ce qui peut les conduire à en faire la cause à laquelle le sujet se consacre, pour laquelle il lutte, pour lui-même (faire reconnaître son statut de victime, faire punir ceux supposés en être responsables) ou pour les autres (pour que de tels événements ne se répètent pas). L’ambivalence peut être exacerbée, de même que la certitude (ou aussi bien le doute) sur la cause, la nature, le pronostic ou le sens de l’événement, faisant comme un brouillard d’hypothèses toujours nouvelles qui masquent ou font oublier les questions essentielles, bien plus troublantes.

14Trouver la juste distance entre « le proche et le lointain ». Cette tâche concerne d’abord celui qui a subi le trauma mais aussi les autres, qui peuvent considérer que l’événement est tellement extérieur à leur fonctionnement habituel, à leur monde, que sa victime leur est devenue méconnaissable, incompréhensible, radicalement étrangère. Le dépassement du trauma ne peut être la tâche du sujet seul, elle est aussi de la responsabilité des autres. Eux aussi doivent faire l’effort de rattacher, même de façon limitée et partielle, cet événement et le sujet qui l’a subi à leur quotidien, à la société dans laquelle ils vivent, à l’image qu’ils ont d’eux-mêmes et de leurs semblables, même si cet effort passe, comme c’est parfois le cas, par le détour de la culpabilité ou de la honte paradoxale.

15Celui qui assiste à un acte de violence excessive et traumatique, ne peut imaginer ni penser cet acte ne peut d’emblée s’identifier ni à celui qui en est la victime ni à celui qui en est l’auteur ; ou, au contraire, il s’aliène à une identification massive qui fige toute pensée. Pour pouvoir devenir l’interlocuteur ou le témoin de la victime, il doit desserrer cet impensable et imaginer, même un bref instant, le bourreau humain, mais sans être dupe de cette image ou de cette pensée. Ainsi, pour humaniser le cancer, pur processus biologique, et faire qu’il ne soit pas qu’un mécanisme meurtrier, certains lui attribuent une intention cachée, une volonté (« il est méchant », « gentil », « malin »), un sens (une punition, une épreuve, etc.) : façons aussi de le mettre à leur niveau, de ne pas être passifs face à lui, d’en faire presque un interlocuteur à qui adresser leur colère, leur révolte. De même, pour personnaliser le cancer, certains parents, croyant bien faire, le décrivent à l’enfant comme des petites bêtes se développant dans son corps. Certains cherchent des ressemblances, parfois un peu forcées, entre cet événement et d’autres qui furent vécus par ceux qui les ont précédés – un grand-père mort de maladie, même si ce n’était pas le cancer, ou d’accident, ou un ancêtre plus lointain qui a ou aurait subi une épreuve équivalente – l’important étant de préserver leur place dans l’histoire familiale malgré le caractère exceptionnel de ce qui les frappe et de ne pas y être seuls avec leur identité qui risque sinon désormais d’être unique. Ce faisant, ils espèrent pouvoir plus facilement sortir de la passivité et agir, même de façon imaginaire. Ainsi, ils auront le sentiment, si le traitement échoue, d’avoir tenu leur place et joué leur rôle dans le déroulement du traitement, d’avoir gardé leur droit de regard sur leur vie, y compris dans ce contexte.

16Certains attribuent une valeur au trauma, ou oscillent entre « ce n’est que ça, rien de nouveau, je reste le même » et « c’est étranger à tout ce que j’ai connu, à tout ce que les autres ont pu connaître, je suis devenu étranger à celui que j’étais autant qu’aux autres, je ne sais plus qui je suis ». Si le sujet veut trop préserver sa normalité, pour ne pas laisser le cancer occuper toutes ses pensées ou pour préserver une image de lui-même qu’il perçoit fragile, il risque de passer à côté de l’expérience de son cancer, d’être extérieur à elle, et de ne pouvoir plus tard se l’approprier et l’assumer ; de même s’il fait comme si elle n’existait pas ou comme si elle n’avait pas eu lieu. Ces modes de défense sont fragiles face à la violence physique ou psychique du cancer.

17Le proche et le lointain. Pour certains, le cancer apparaît si proche qu’il est devenu leur seul monde, leur seul interlocuteur. Mais il leur est apparu si incompréhensible, si violent, si puissant, si effrayant, qu’il a éliminé tous leurs autres investissements quand ceux-ci n’ont pas fait le poids face à lui. Pour atténuer la violence de l’événement, exacerbée par son extériorité à leur vie et à leur monde, certains s’imaginent, en contradiction avec toutes les études sérieuses, l’avoir fabriqué ou souhaité, et en être ainsi responsables. Mais s’ils n’en sont pas responsables, ils le sont de ce qu’ils font de l’expérience qu’ils traversent, et la palette en est très large.

18Autre chemin étroit, autre équilibre difficile à trouver : si le trauma était presque attendu par le sujet, sa place déjà prête, il risque de s’imposer, totalitaire ; si, par contre, il ne correspondait à rien pour lui, alors il est ressenti comme une violence brute, d’extériorité totale, incompréhensible, face à laquelle le sujet ne peut que fuir ou s’abandonner, sidéré, à la passivité. Il faut l’aider à trouver l’équilibre entre le « banal » (le cancer est une maladie, une épreuve, comme le sont beaucoup d’autres) et l’exceptionnel (par sa charge de risque mortel et d’images effrayantes).

19Le trauma tend à imposer son univers totalitaire : les moindres détails, les moindres moments, les moindres gestes de la vie en sont infiltrés, même les rêves peuvent l’être [3]. Comment alors s’opposer à ce qui est devenu un élément tellement majeur de soi-même, de son monde qu’on ne le remarque même plus ? Un travail de redéfinition de ce qui est soi et de ce qui ne l’est pas est alors nécessaire.

20Le cancer étant sans limite, comme la mort, certains voudraient que la vie le soit aussi, ainsi que les moyens pour la préserver. Certains parents d’enfants qui n’ont pas guéri montrent, bien au-delà de la révolte de tout parent en deuil, une véritable haine envers les médecins qui n’ont pu empêcher qu’un terme soit mis à leur vie. Alors, s’engageant dans la lutte contre la supposée faute médicale, ils continuent à faire vivre l’enfant mort, désormais abstrait – mais ne l’était-il pas déjà pour certains d’entre eux pendant sa vie ? – comme une cause sacrée à défendre, comme l’objet qui leur est absolument nécessaire.

21Le temps qui passe ou la réparation des dommages causés par le trauma ne suffisent pas pour que le sujet soit quitte de l’expérience qu’il a traversée. Ainsi, la fin du traitement et la sortie de l’expérience ne coïncident pas et certains vivent, malgré les réassurances médicales, sous l’épée de Damoclès du risque de récidive ou, nouveaux Lazare, ne cessent de rendre hommage à la puissance des médecins quand d’autres se croient indestructibles – et en conséquence autorisés à prendre impunément tous les risques – pour avoir, une fois, échappé à la mort.

22La quête de l’origine de l’événement traumatique vise à mettre une limite au questionnement et au doute (« Pourquoi ? Pourquoi moi ? Qui en est responsable ?, etc. »), à jeter un pont par-dessus la rupture qu’il a provoquée dans la continuité de son histoire et de ses repères identitaires. Cette quête explore le proche et le lointain, parfois mythique, de l’histoire du sujet et de celle de sa famille. Pour dépasser le trauma et sortir de l’exceptionnel où le cancer l’a mis, il peut chercher à se rattacher à une autre origine, une autre filiation, trouvant par exemple des ressemblances de visage, d’histoire, de caractère ou de maladie avec un ancêtre, valeureux ou honteux. Le trauma pousse ainsi le sujet, et parfois ses proches, à réinterroger leur histoire familiale et à remettre en jeu les récits devenus évidences ou légendes, ainsi que les interprétations ou les conflits figés.

23Car le sujet n’est pas seul face au trauma. Celui-ci a pu toucher aussi sa relation à sa famille et le regard qu’ils portent sur son (ou leur) histoire et sur la place que les uns et les autres y occupent. Il lui faut intégrer le trauma dans son histoire personnelle autant que dans celle de sa famille, et parfois dans celle de sa société ou de son pays, dans son psychique autant que dans la réalité.

Dépasser l’événement excessif et son effet traumatique

24« Intégrer le trauma ». Dans cet objectif, l’effort fait par le sujet pour comprendre le trauma est important : quels ont été son véritable moment initial (pas celui de son surgissement, qui, bien souvent, n’a joué que le rôle de révélateur et de déclencheur d’un processus ; mais certains événements ont été suffisamment violents pour en être l’unique responsable), l’enchaînement des faits et des causalités supposées à son origine, sa généalogie, quels seront ses effets et son devenir, sans pour autant se faire d’illusion sur la possibilité d’une compréhension totale ? Cet effort peut avoir pour but de s’en rendre responsable ou, au contraire, de se déculpabiliser, mais il vise surtout à ne pas laisser l’événement traumatique rester totalement étranger, hétérogène à son histoire, à son sentiment d’identité, à son fonctionnement psychique ; il doit pouvoir en faire le récit à un autre, pour en constituer un élément non seulement de son passé mais aussi de son devenir. Le sujet a de multiples façons de chercher à intégrer l’événement traumatique (ou à s’en débarrasser) et de lui donner sens, parfois valeur. Il peut s’enfermer dans la certitude (de la réalisation de son destin préécrit, prédit, ou de la validation d’une théorie dogmatique), remettre en question des choix de vie faits parfois longtemps auparavant (et certains le font parfois excessivement, comme si, pour eux, rien ne devait rester debout des anciennes constructions dans lesquelles ils ont jusqu’alors vécu), choisir la position de victime, ou celle de héros s’affrontant à une épreuve ordalique. Il peut aussi chercher un coupable pour se décharger sur lui de sa culpabilité et investir dans cette cause les affects et les pensées insupportables, etc. Certaines façons l’aident, d’autres le fragilisent ou l’enferment, parfois durablement, dans les effets du trauma. Se considérer d’abord responsable de l’événement, pour ensuite rejeter cette pensée, peut être une façon d’affirmer sa volonté de se reconnaître, et d’être reconnu, acteur de sa vie, de refuser la passivité et la position de victime.

25Pour que le sujet ne reste pas aliéné à l’événement traumatique, il lui faut faire de cet événement un acte, lui donner un sens acceptable et supportable – et suffisamment reconnu et partagé par d’autres – en désigner un responsable, l’intégrer dans un ensemble plus vaste pour qu’il ne reste pas solitaire, unique, exceptionnel, incomparable, ce qui risquerait d’enfermer le sujet dans le questionnement sans fin du « pourquoi ? » et du « Vers qui, contre qui tourner ma plainte ou ma colère ? » Mais les façons d’expliquer l’origine de l’événement traumatique sont très diverses : effet de la volonté d’un autre ou d’autres ; de l’Autre (Dieu, le destin, etc.) ; de sa propre responsabilité, active ou passive ; du réel (tel le réel biologique, le gène, ce sur quoi nul n’a prise, machine à l’avancée inexorable avec laquelle il n’y a nul dialogue possible). L’explication peut s’appuyer sur plusieurs de ces logiques. Toutes n’ont pas la même valeur dans la tentative de dépasser le traumatisme. Dans les trois premiers cas, l’événement traumatique peut faire acte pour le sujet, pas dans le dernier, ce qui rend le processus thérapeutique plus complexe et difficile.

26Il est préférable de laisser se développer cette quête de sens, même quand elle apparaît irrationnelle, peu raisonnable ou trop contradictoire avec les explications médicales, par exemple, car elle témoigne aussi de la recherche d’une juste et satisfaisante position par rapport à l’événement et par rapport aux autres. Mais il importe de trouver le juste équilibre dans le dialogue pour que le sujet n’ait ni l’impression que ses idées, même inadéquates ou erronées, sont cautionnées, ni qu’elles sont combattues frontalement au nom d’une autre vérité, d’une autre logique, qui pourraient être trop contradictoires avec les siennes, trop extérieures, et, dès lors, provisoirement ou plus durablement, inacceptables.

27Certains accomplissent un acte qui annule la violence de l’événement traumatique, les aide à se dégager de son emprise. Cet acte n’a pas besoin d’être « héroïque » ; il peut simplement affirmer la permanence et la valeur du quotidien et de sa banalité face au caractère extraordinaire de l’événement. Ainsi, des parents, participant à un groupe d’accompagnement du deuil, ont remarqué avec surprise et soulagement qu’ils recommençaient à s’intéresser aux faits divers et aux anecdotes de leur quartier. L’acte peut affirmer la permanence d’une relation que l’événement n’a pas recouvert, annulé. Ainsi, un petit garçon que les traitements n’avaient pu guérir de son cancer était allongé sur son lit d’hôpital, épuisé, déjà habillé par ses parents des vêtements du dimanche qu’il portera dans son cercueil, entouré de tous les membres de sa famille qui commençaient prématurément une veillée funèbre. Il a alors rassemblé ce qui lui restait d’énergie et a commencé à faire des « caprices », à « mal parler », ce qui a provoqué un sentiment de gêne parmi ses proches, de honte chez ses parents, puis la colère de son père. Alors, le père et le fils ont repris pendant quelques minutes, comme si de rien n’était, leur relation habituelle, celle qui s’était tissée au fil des ans entre eux et qui leur convenait si bien. Le père, d’abord gêné puis rassuré par mes conseils, a retrouvé son rôle paternel, dans l’autorité et dans le jeu, et l’enfant, souriant, heureux, apaisé, s’est endormi pour ne plus se réveiller. L’acte de cet enfant, dans lequel son père s’est inscrit, ne fuyait pas le présent mais le rattachait au passé pour désamorcer la peur de l’avenir. Il inscrivait dans la mémoire de ses parents et de ses proches une ultime image, dans la continuité de toutes celles qu’ils avaient de lui depuis sa naissance, pour que la dernière ne soit pas celle de la maladie ou du beau cadavre dans laquelle il ne se reconnaissait pas.

28La confiance dans la possibilité de cet acte est déjà acte en puissance qui, à défaut d’une réalisation, peut parfois en faire fonction suffisante.

29Pour pouvoir (aider à) dépasser l’événement traumatique, il importe de tenir compte des différents registres auxquels il appartient. Ainsi, « le cancer » existe et n’existe pas (il ne s’agit pas, bien sûr, de nier sa réalité mais de voir toutes les réalités que ce mot contient), il est réel et imaginaire pour le sujet, appartient à la réalité du monde autant qu’à celle du psychique. Il faut tenir compte de tous ces aspects et de la tension qui se crée entre eux, et pas seulement les faire coexister ni privilégier l’un ou l’autre. Si le psychanalyste porte trop son attention sur la réalité du cancer et sur ses effets, alors les attentes, légitimes ou excessives, pertinentes ou inadéquates du sujet risqueraient d’être déçues car tous les avatars du désir, que sa plainte légitime sur son malheur et sa souffrance introduit autant qu’elle masque, peuvent s’investir dans le cancer et le cancérologue. S’il penche trop du côté des bouleversements psychiques que le cancer et l’expérience de la maladie induisent, alors le cancer risquerait d’apparaître comme une maladie psychosomatique, à laquelle le sujet chercherait un responsable (lui-même, ses parents, un autre, le mauvais œil, etc.) et attendrait de la volonté et de la force psychique la guérison, ce qui laisse la voie libre à tous les charlatans bien ou mal intentionnés, ainsi qu’à la terrible culpabilité en cas de non-guérison. Tenir compte de la réalité, pour le sujet, c’est agir et laisser agir tout en gardant son droit de regard sur ce qui est fait. C’est aussi accepter que la réalité bouleverse le déroulement de sa vie mais aussi que l’événement éclaire, parfois violemment, des choix, des pensées, des affects, actuels ou passés, les siens ou ceux de ses proches. C’est aussi reconnaître et accepter les aspects positifs de l’expérience traversée, aussi douloureuse qu’elle est ou a été.

30Quand le sujet est écrasé, sidéré par le trauma, c’est au psychanalyste de porter pour deux la relation ou de prendre sur lui, de façon volontariste, le principal de ce « dialogue » afin de constituer ou reconstituer le champ de la relation analytique, à l’exemple de ce que faisait Winnicott avec les squiggles[4] : il y mettait beaucoup du sien, dans la confiance que le sujet finirait par s’y accrocher et s’y mettre à son tour. Mais le désarroi du patient est parfois tel qu’il peut prendre toute parole comme une vérité absolue, écrasante, à accepter au prix de l’aliénation ou à rejeter dans la révolte violente, comme il le fait du trauma. C’est pourquoi le psychanalyste doit être particulièrement prudent, proposer plutôt des hypothèses (« J’ai pensé que…, j’ai l’impression que… ») et être attentif à ce que ses paroles ou ses interprétations ne soient pas perçues et reçues comme des affirmations, voire des certitudes. Il doit être aussi attentif à ne pas se laisser enfermer avec le patient dans la répétition stérile de la description du trauma et de ses effets, dans la sidération qui écrase toute pensée sous le poids et l’évidence du malheur ou de l’efflorescence lourde de fantasmes, ou encore dans le gel du temps que montrent l’ennui et l’absence de progrès. Et il importe qu’il ne perde pas de vue les objectifs du processus analytique, à condition de les définir et de prendre la mesure des objectifs du patient et de ce qu’il est capable de supporter et d’assumer. De même, ceux qui ont vécu une expérience traumatique ont pu en garder une très vive sensibilité à la rupture. Le psychanalyste doit en tenir compte et être particulièrement attentif à la fin de chaque séance, qui peut réactualiser cette rupture, et donc aussi à la reprise de chaque nouvelle séance.

31Dépasser le trauma, c’est d’abord reconnaître qu’il a bien eu lieu et qu’il a produit ses effets, et que le sujet ne s’y réduit pas ; qu’il a constitué une scansion, plus ou moins forte, dans la continuité de sa vie et de son histoire, mais pas une rupture radicale entre le passé et le présent, entre celui qu’il était auparavant et celui qu’il est désormais, entre lui et les autres. Cette reconnaissance ne fige pas ces effets (« C’est ainsi et ce le sera désormais toujours ! »), mais lui permet d’en prendre lucidement la mesure, d’éviter la tentation de les fuir, de les masquer ou de les travestir artificiellement. Elle aide le sujet à intégrer progressivement le trauma et ses effets parmi les autres éléments qui le constituent dans son identité, et de trouver un meilleur équilibre entre la souffrance et l’enrichissement qui en ont découlé.


Mots-clés éditeurs : acte, aliénation, cancer, trauma, événement

Date de mise en ligne : 06/01/2020.

https://doi.org/10.3917/lspf.018.0029

Notes

  • [1]
    Daniel Oppenheim, Grandir avec un cancer. L’expérience vécue par l’enfant et l’adolescent, De Boeck, 2003 ; Parents en deuil. Le temps reprend son cours, Érès, 2002 ; Ne jette pas mes dessins à la poubelle. Dialogues avec Daniel, traité pour cancer entre sa 6e et sa 9e année, Seuil, 1999.
  • [2]
    Dionys Mascolo, Autour d’un effort de mémoire. Sur une lettre de Robert Antelme, Maurice Nadeau, 1987.
  • [3]
    Charlotte Beradt, Rêver sous Hitler, Payot, 2002.
  • [4]
    Donald W. Winnicott, La Consultation thérapeutique et l’enfant, Paris, Gallimard, 1971.
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