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Article de revue

Rencontres avec Charles Malamoud (3)

Pages 121 à 148

La Société de psychanalyse freudienne (SPF), dans le cadre d’une réflexion sur les rapports entre psychanalyse et anthropologie, et plus particulièrement sur la relation entre scène analytique et scène sacrificielle, a organisé trois rencontres avec l’indianiste Charles Malamoud.
Ces rencontres ont été accueillies par Patrick Guyomard dans son séminaire, avec Charles Baladier et moi-même, et avec la participation de Laurence Kahn. Elles ont été axées autour de trois pôles, et se sont déroulées comme suit :
  • jeudi 27 novembre 2003
    Les dispositifs
  • jeudi 22 janvier 2004
    L’amour, la mémoire
  • samedi 7 février 2004
    La figure de Yama, contrainte personnifiée et dieu de la mort
    Rite et paiement
Nous avons choisi de garder le style parlé de ces rencontres. Nous publions dans ce numéro le texte de la troisième rencontre.
Marine Esposito Vegliante

1Marine Esposito Vegliante : Après notre première rencontre avec Charles Malamoud, consacrée au dispositif, une voix amie m’a reproché de ne pas avoir assez remercié Charles Malamoud. Je voudrais faire amende honorable. Je le remercie d’être là, à nouveau, pour cette troisième rencontre centrée sur la figure de Yama, du dieu Yama qui est la contrainte personnifiée et le dieu de la mort. Charles Malamoud est là avec des psychanalystes de la Société de psychanalyse freudienne et leurs invités, bien qu’il soit très sollicité tant en France qu’à l’étranger, il est là avec la même disponibilité, la présence discrète et intense l’élégance rare qui le caractérise, celle de celui que les indianistes reconnaissent comme un maître incontesté. Je voudrais le remercier de l’attention qu’il m’a accordé, de celle qu’il a accordé à chacun de nous dans la préparation de ces rencontres qui ont été motivées pour Charles Baladier, Patrick Guyomard et moi-même par la vive admiration que nous lui portons, admiration que nous partagions sans le savoir avec Laurence Kahn qui a accepté avec beaucoup de joie notre invitation. À chacune de ces rencontres il a inauguré un trajet nouveau, inédit en somme, dans ce savoir immense et vivant qui est le sien et nous lui en sommes très reconnaissants.

2Citer Charles Malamoud est chose difficile tant sa pensée est serrée, dense, puissante chaque élément a son importance, sa place dans l’équilibre, la justesse et l’édification des rouages de l’ensemble. Tout y est rigoureux mais jamais figé. Sensibilité, raisonnement, élaboration coexistent activement car ce à quoi on touche c’est au phénomène même de penser, à l’acte de penser, c’est-à-dire à la manière d’intégrer le grand mystère de l’existence auquel nous sommes en permanence confronté et ce par quoi nous existons. Cela, il nous le montre non seulement par l’objet de son étude, l’Inde ancienne, vivante, vue à travers les textes des grammairiens, des poètes, des penseurs, mais aussi à travers les différentes lectures et interprétations de ceux qui s’y sont intéressés, et aussi par et à travers la langue elle-même, cette pensée a pris corps dans la langue et cette langue a organisé cette pensée. Il a pris lui-même le risque de traduire, de donner forme dans cette autre langue à lokapakti, ce qu’il a concentré dans une expression « Cuire le monde » qui est le titre du recueil qui a réuni plusieurs de ses textes fondamentaux sur l’Inde ancienne.

3Le sacrifice jamais accompli une fois pour toutes mais toujours à refaire à réitérer de manière circonstanciée, appropriée, appliquée et rigoureuse, est intégré à la vie, le foyer sacrificiel est distinct mais proche du foyer du maître de maison, l’un ne semble pas pouvoir fonctionner sans l’autre, il est intégré à la vie et en même temps il intègre la vie. Dans le rite dans son exécution et dans l’aire sacrificielle quelque chose se consume. Tout est calculé temps, espace, parole, silence, rétribution, chacun y a un rôle et une tâche à accomplir ou à exécuter, être là au bon endroit, au bon moment, trouver et se donner une place dans l’ordre des choses. La mémoire ou plutôt la polysémie de l’amour mémoire qui renforce l’émotion présente lui donne toute son intensité comme nous l’avons vu lors de notre rencontre précédente, je cite une phrase que nous avons déjà cité « une émotion éprouvée dans le moment présent est comme accrue, rendue plus intense et plus noble quand elle se double d’une émotion analogue éprouvée autrefois » et le poète quand il pense à sa création « invoque la déesse Parole il proclame qu’elle ouvre son corps au poète comme l’épouse s’ouvre à son époux », le poète ajoute que « les pensées poétiques vont vers Dieu et le caresse », l’érotique du texte védique en tant qu’il est une invocation poétique est une révélation et une création. Les poètes reçoivent la révélation du Veda et font un travail de transposition dans l’émotion et dans l’effort ; donner toute son intensité au présent, toute sa pleine durée à l’existence car elle est limitée. Elle nous est donnée sachant qu’elle nous sera retirée. L’homme « est mortel habité par le désir et investi par la parole » tenu donc de se porter vers l’avenir et de promettre, le fait que l’homme est mortel c’est la dette congénitale. L’homme naît selon le brahmanisme « en tant que dette » et cette dette est la marque de sa condition de mortel, car en sanscrit la notion de dette est distincte de celle de devoir. « Le sanscrit qui ne possède pas de verbe autonome pour devoir est la langue d’une pensée qui s’est ingéniée à élaborer l’idée d’une dette non précédée d’emprunt et d’un devoir qui n’a d’autres motifs que sa propre notion. » La nécessité de mourir est la contrainte fondamentale, modèle et d’une certaine façon cause de toutes les contraintes. Le dieu Yama nous dit Charles Malamoud est le maître de cette limite, il est « celui qui met fin » ; il est le maître de la mort mais aussi des règles qui configurent la vie. Il y a un double mouvement, « être homme et mortel ce n’est pas seulement avoir une existence bornée de limites, c’est aussi comme conséquence de cette définition initiale devoir faire de sa vie un tissu de relations avec les dieux, les ancêtres, les descendants les autres hommes et le Veda, c’est-à-dire avec le texte même qui énonce cette loi ». Yama est celui qui « tient toute chose ici bas et celui par qui tout est tenu, » sa nature ambiguë impose le mouvement et donne accès à l’au-delà de la mort. Il est le premier des mortels il choisit de mourir, il reconnaît le chemin qui mène à l’au-delà de la mort et sa mort dans ce sens est une inauguration. Par cet exploit, Yama a manifesté la force poétique qui était en lui. Le chemin est aussi bien découvert que créé, nous dit Charles Malamoud. Et on ne peut s’empêcher de penser à Winnicott à l’objet trouvé créé et aussi sans forçage à l’influence indienne dont il a été imprégné. Un des chapitres de Jeu et Réalité reprend un vers de Tagore poète indien : « On the seashore of endless worlds, children play » (Sur le rivage de mondes sans fin, les enfants jouent). Et Winnicott ajoute : « L’image de Tagore m’a toujours intrigué, dés l’adolescence elle a trouvé une place en moi et son empreinte ne s’est pas effacée. » Nous avons l’impression que cette marque est très près du jeu de la mémoire et de l’amour tel que nous l’avons vu et ressenti la dernière fois. Le chemin est aussi bien découvert que crée, comparable en cela aux poèmes védiques qui résultent simultanément d’une révélation d’une inspiration et d’une construction. Le chemin vers l’au-delà est aussi œuvre de langage.

4Nous sommes étonnés de découvrir une religion qui accorde autant d’importance à la création poétique et qui implique de sacrifier pour répondre pleinement aux exigences de la vie. Pour Freud aussi ce sont les poètes qui ont ouvert la voie.

La figure de Yama, contrainte personnifiée et dieu de la mort. Rite et paiement

5Charles Malamoud : À mon tour de vous remercier de votre patience, de votre écoute si attentive ; merci à Marine Esposito Vegliante de cette présentation si claire et si sensible.

6Aujourd’hui, je voudrais parler de deux formes de paiement, plus précisément de deux réalisations de la notion de paiement en relation avec la scène sacrificielle. Ces deux formes sont très différentes l’une de l’autre. Néanmoins, elles ont des points communs que je vais passer en revue un peu plus tard. Mais dès maintenant, je voudrais annoncer qu’elles ont en commun d’apparaître à propos du sacrifice, à propos de ce qui se dit du sacrifice, donc du rituel de manière générale, mais que l’une et l’autre sont aussi chacune à sa manière des prototypes, des modèles, des relations économico-sociales fondamentales : d’une part la relation créancier et débiteur, d’autre part la relation demandeur de service et fournisseur de service. Quelles sont ces deux formes ? Il y a d’abord le paiement par le sacrifice ou encore il y a une manière d’envisager le sacrifice – et plus généralement le rituel – comme un moyen de paiement. Et puis, il y a le paiement dans le sacrifice. Le paiement sous sa première forme, c’est-à-dire le paiement par le sacrifice, est une forme du devoir, et plus précisément du devoir rendre. Le paiement numéro deux, celui qui s’effectue à l’intérieur du sacrifice et qui est un des moments du drame sacrificiel est entre autres choses une garantie pour le sacrifiant contre le risque de se perdre. Avant d’examiner en détail chacun de ces aspects, je voudrais indiquer que dans l’un et l’autre cas, le but de ces dépenses effectuées par le sacrifiant est de se récupérer. Qu’est-ce que ce « soi » qu’il s’agit de reprendre, quels sont les liens qu’il s’agit de dénouer, quelles sont les formes de dépendance dont on veut se dégager ? Dans l’un et l’autre cas, et je le répète il s’agit de registres tout à fait différents, il est question pour le sacrifiant de se racheter. « Rachat » nous oriente vers « rédemption », « rédemption » nous oriente vers « faute ». Ces orientations, ces associations d’idées, ces successions de synonymes sont-elles justifiées ? Examinons cela posément. Je vais pour être clair, prendre appui sur les exergues que j’ai mis en tête de deux études que j’ai faites : l’une concerne le sacrifice comme moyen de paiement, l’autre le paiement à l’intérieur du sacrifice comme étape de la cérémonie sacrificielle. Le premier de ces exergues est un extrait de Don Quichotte. Je le cite dans la traduction de César Oudin et de François Rosset, dans l’édition ancienne de la Pléiade : « Cependant, Tosillos dit à Sancho : “Sans doute, l’ami Sancho, ton maître doit être fou !” – Comment “doit”, répliqua Sancho, il ne doit rien à personne car il paye, et mieux encore quand c’est en monnaie de folie !” » Pourquoi ai-je été attiré par ce texte ? Écrit en espagnol il a fait l’objet d’un nombre infini de traductions, il joue sur le double statut du verbe « devoir », il en joue à la manière dont on joue des mots, c’est-à-dire dont on fait des jeux de mots, en effet, quand Tosillos dit « ton maître doit être fou ! », il emploie le verbe « devoir » comme indicateur de la modalité du probable et quand le verbe est ainsi employé, comme auxiliaire de modalité, il est suivi bien entendu d’un verbe plein à l’infinitif : il « doit » être fou, il « doit » parler de cette manière… Il se trouve qu’en espagnol, le verbe « devoir » marque aussi la modalité de l’obligation, il en est ainsi dans un grand nombre de langues. Le jeu sur les mots ici repose sur ce double sémantisme de « devoir » quand ce verbe est suivi d’un complément qui est un verbe à l’infinitif, mais dans la réponse de Sancho, le verbe « devoir » est employé non pas comme auxiliaire de modalité mais comme un verbe plein, autonome qui a pour complément d’objet non pas un verbe mais un substantif, complément d’objet : « devoir quelque chose », c’est-à-dire « être en dette de quelque chose ». En l’occurrence, Don Quichotte ne doit rien, il a tout payé. Quand on regarde les traductions de ce passage, on remarque que le jeu sur les mots peut être rendu facilement dans beaucoup de langues, parmi celles qui nous sont familières : le français, l’allemand, l’anglais, le russe et même l’hébreu. On retrouve cette identité entre la modalité obligation-probabilité d’une part et « devoir » au sens de « être en dette », c’est-à-dire « devoir rendre » d’autre part, comme si l’obligation par excellence était l’obligation de rendre, donc le fait d’être en dette. En est-il toujours ainsi ? Non. Bien des langues dans le monde, le grec par exemple, n’opèrent pas de cette façon, mais distinguent l’expression de l’obligation comme modalité de l’expression de l’état de dette. Ce sont des cheminements différents. Néanmoins, on se rend bien compte quand on regarde le français qu’il y a des passages d’un devoir à l’autre si je puis dire, et que il y a nécessairement quelque chose de commun entre le verbe « il faut », l’expression « il s’en faut de », « faute de », entre le verbe « falloir » et le verbe « faillir », et que le point commun à tout cela, c’est la notion de « manque ». Une fois cette distinction posée entre d’une part les langues qui ont un même vocable pour « devoir » comme auxiliaire de modalité et « devoir » au sens de « être en état de dette, » et, d’autre part, les langues qui utilisent des procédés tout à fait différents pour dire ces choses, qu’en est-il du sanscrit ? En sanscrit, cette homophonie, si je puis dire, entre la modalité et le verbe signifiant « être en état de dette » n’existe pas. Plus précisément même, il n’existe pas de verbe autonome que nous pourrions traduire par « devoir ». En fait le verbe qui signifie quelque chose comme « être digne de » peut avoir aussi le sens de « être dans l’obligation de ». Mais le procédé usuel pour exprimer l’obligation est l’emploi d’adjectifs verbaux d’obligation passive, correspondant aux formes latines en -ndus. En revanche, la situation décrite par l’expression « être en état de dette », « être débiteur », est rendue par une périphrase avec emploi d’un substantif qui signifie « dette » et qui est rna. Cette notion de « dette » présente en sanscrit plusieurs traits remarquables. Premièrement, le substantif « dette », rna, ne dérive d’aucune racine verbale, il n’a pas d’étymologie, il se donne tel quel, il n’est rattachable à rien. Bien entendu il est lui-même la base de dérivés, c’est-à-dire de termes qui signifient « celui qui est endetté » ou « celui qui est créancier », etc., mais lui-même n’a pas d’étymologie. Et quand je dis qu’il n’a pas d’étymologie cela ne concerne pas seulement la forme, cela veut dire aussi qu’il n’a pas de sens antérieur à celui de « dette ». Lorsque ce mot apparaît dans les textes, dans les textes les plus anciens, il apparaît tout armé de son sémantisme spécifique, à savoir « dette ». Ce n’est pas une variante du « devoir » et cela n’est pas non plus, j’insiste, un cas particulier de la « faute ». « Être en dette », être affecté par un rna, être tenu de restituer quelque chose, des biens ou son être même, à quelqu’un d’autre qui apparaît comme un créancier : dès les plus anciens textes, cette relation, somme toute assez compliquée entre le créancier et le débiteur, est déjà là d’emblée. Il est vrai que dans certains de ces emplois, le mot rna peut être compris, à titre quasiment métaphorique, comme « manque ». Par exemple en mathématique, les nombres négatifs sont dits rna, mais je le répète, fondamentalement, premièrement, rna signifie « dette » avec toutes les relations socio-économiques que cela implique. Et donc on parle de la dureté du créancier, de la détresse du débiteur.

7Quels sont les contextes ? S’il est vrai qu’il y a des contextes où en effet on peut le traduire par « faute » ou « manque », néanmoins, ce qui frappe justement, c’est que de même que linguistiquement il n’y a pas d’étymologie au mot rna, de même, mythiquement si je puis dire, il n’y a pas d’origine à l’état d’endettement dont parle le Veda, état d’endettement auquel Marine Esposito Vegliante déjà vient de faire allusion. Ce qui veut dire, telle est la conclusion vers laquelle je m’achemine, que la dette congénitale étant sans origine, il ne peut y avoir de faute originelle, de péché originel pour deux raisons : d’abord parce que la dette n’est pas exactement la faute, n’a pas la coloration morale de la faute et surtout parce qu’il n’y a pas d’origine à cette dette. Tel est le grand et fécond paradoxe dans les textes védiques. Il y est enseigné que dès l’instant où il naît, l’homme se trouve chargé de dettes, et certains textes sont même plus énergiques encore et disent dès l’instant où il naît, l’homme n’est que dette. Son être même c’est la dette. Or, je le répète, nous n’avons aucun récit, aucun mythe qui nous dise comment l’homme est arrivé à cet état, ce qu’est l’événement qui a fait de lui un être endetté. Autrement dit, nous n’avons aucune indication sur ce qui serait le moment de l’emprunt, le début et l’origine de cet état. Il n’y a pas d’événement créateur de cette situation d’endetté ou éventuellement de fautif. Sans origine. Alors ici, je tiens à le dire et peut-être que j’aurais l’occasion de le redire dans la discussion, il n’y a pas dans l’Inde ancienne, védique en tout cas, et même au-delà, de mythe d’origine de l’humanité. Il n’y a pas de récit marquant des étapes successives du développement de l’humanité. D’emblée, l’humanité est là. Dans les textes cosmogoniques, on voit bien qu’il n’est pas fait mention d’un moment de la création que serait la fabrication de l’homme. Tout se passe comme s’il était là avec toutes ses caractéristiques : mortalité et état d’endettement. Mais en revanche, il n’est pas du tout étranger aux préoccupations indiennes de marquer les étapes du développement infantile et aussi prénatal de chaque individu. Mais s’agissant de l’humanité, il n’y a pas de mythe sur son origine ni sur le chemin qu’elle a pris pour parvenir à cet état d’endettement.

8À présent, la logique indienne, qui se développera bien plus tard que les textes védiques, enseigne une forme de raisonnement que l’on appelle « présomption ». Le discours védique sur l’endettement congénital, fondamental de l’homme, des hommes, relève de ce type de raisonnement. En effet, nous voyons que les hommes offrent des sacrifices, qu’ils procréent, qu’ils célèbrent des rites d’hospitalité et aussi et surtout, nous constatons que les hommes étudient le texte védique. S’il en est ainsi c’est que, telle est la présomption, tous ces actes sont des moyens de se libérer d’une créance, plus précisément de satisfaire un certain nombre de créanciers. Dans la logique profane, l’exemple du raisonnement de présomption est celui-ci : M. X a bonne mine. Cependant, jamais dans la journée on ne le voit manger : c’est donc qu’il mange la nuit. Dans le cas de l’endettement fondamental, on procède de la même manière, nous voyons que les hommes se livrent à des activités, qui ne se comprennent que comme des moyens de payer des dettes. On présume donc qu’ils sont en état de dette bien que nous ignorions la cause et le moment de leur endettement. Les destinataires des actes qu’on a énumérés, à savoir les dieux, les ancêtres, les autres hommes et le texte védique lui-même, il est naturel si je puis dire, ou commode en tout cas de considérer que ces êtres-là sont des créanciers. Les hommes payent leurs dettes à l’égard de ces êtres-là en faisant ces actes que l’on a décrit et dont on constate la valeur et la permanence. Par conséquent, lorsque le terme de rna apparaît dans les textes les plus anciens, nous constatons qu’il s’agit d’un terme qui ne signifie rien d’autre que « situation d’endettement », « situation du débiteur par rapport au créancier ». Et d’autre part nous avons cette doctrine, cette théologie de la dette, qui dit que tout s’explique par le fait que les hommes, dès l’instant où ils naissent sont chargés de dettes ou sont identifiables même à des dettes. Ces dettes, nous connaissons par l’identité des créanciers et par les moyens qui nous sont enseignés de nous en acquitter. Faut-il pour autant considérer que dans l’Inde ancienne, l’Inde que nous font connaître ces textes, la notion de péché, de réparation du péché, de pénitence, de paiement pour des fautes que l’on aurait commises et qui grâce à ce paiement seraient effacées, est absente ? Pas du tout. Le chapitre des pénitences est tout à fait abondant, mais il appartient à un autre registre. Nous savons bien que les hommes commettent des actes mauvais et que des moyens sont mis à leur disposition pour effacer les conséquences de ces crimes ou de ces péchés.

9Cela dit, je voudrais à propos de cette dette congénitale, qui est, comme j’ai essayé de l’expliquer, différente de la notion globale de « devoir », qui n’est pas seulement un cas particulier du devoir, signaler que les prières que le sacrifiant adresse au dieu du feu, au dieu Agni, afin d’être mis en possession des moyens rituels qui lui permettront de s’acquitter de la dette envers les dieux, c’est-à-dire d’offrir des sacrifices, s’accompagnent de prières plus anxieuses et qui ne mettent pas en évidence la notion de dette congénitale, mais font allusion à des manquements dont on se serait rendu coupable, non pas du simple fait d’être né, mais au cours de son existence et qui par conséquent demandent, espère-t-on, des réparations spécifiques. C’est que les prières pour être excusées, pour être pardonnées de ces manquements, de ces péchés, pardon que l’on obtiendra par des rites de réparation bien précis, sont formulés, sur un ton très anxieux. Celui qui prie dit : « Je ne sais pas ce que j’ai pu faire de mal, mais ce que j’ai pu faire de mal, eh bien Ô toi dieu Agni, aide-moi à le réparer ! » Et ces demandes sont insérées dans les prières pour acquérir les moyens de s’acquitter de la dette fondamentale. Elles sont accompagnées de confidences de ce type : « Si dans ma petite enfance, quand je tétais le sein de ma mère ou que j’étais sur les genoux de mon père, je leur ai donné des coups ou j’ai poussé des cris qui leur déchiraient les oreilles, j’en demande pardon, j’ai pour circonstance atténuante le fait que je ne voulais pas faire de mal, même si j’ai exercé une violence douloureuse, je ne voulais pas faire de mal, j’étais sous l’emprise de la surexcitation que me causait le contact avec mon père ou ma mère. »

10La dette congénitale qui se distribue en trois ou quatre dettes partielles (dette à l’égard des dieux, dette à l’égard des ancêtres, dette à l’égard des autres hommes et dette à l’égard du texte védique), et que nous connaissons par les moyens que l’on a de la régler, cette dette quadruple n’a pas d’origine, n’a pas d’histoire, il n’y a pas de préhistoire de l’homme. Cette dette congénitale dont nous présumons l’existence par ce qui nous est enseigné des moyens de s’en acquitter est mise en rapport, très tôt, avec les dettes profanes qui résultent d’un emprunt et font qu’un homme est en état de dépendance à l’égard d’un autre homme, son créancier. Ce sont des dettes profanes qui appartiennent au monde social, mais bien sûr on implore le secours des dieux pour sortir de ce malheur. Les formules employées donnent à entendre que la dette profane pour modèle et condition de possibilité la dette congénitale. L’histoire des événements qui font que je suis endetté à l’égard d’un créancier humain ne se comprend pleinement que comme une manifestation de ma condition humaine, laquelle est définie par cette dette initiale, cette dette qui me précède.

11La dette à l’égard des dieux, on la paye en célébrant des sacrifices. Si on célèbre des sacrifices, c’est que, faut-il présumer, on est à l’état de dette à l’égard des dieux. Cette dette à l’égard des dieux, n’est qu’un des éléments de la liste que je vous ai donnée à plusieurs reprises, mais cette liste elle-même est constituée d’éléments unifiés par une dette fondamentale qui les englobe et les explique tous, c’est la dette à l’égard du dieu de la mort. Une définition s’esquisse, qui nous fait passer, du reste, de la notion de dette à celle de dépôt. Le dépôt joue un très grand rôle dans toutes les configurations de la relation créancier-débiteur. Maintes prières parlent de « ce dépôt impayé que je porte, qui pèse sur moi, qui me constitue et qui appartient à Yama, le dieu de la mort, fais en sorte, ô toi dieu Agni, dieu des sacrifices, que je m’en libère. » Comment peut-on, si on considère que la vie individuelle, la vie de chacun, est un dépôt que la mort a installé en nous, comment peut-on imaginer s’en libérer ? Se libérer de la dette que l’on a à l’égard de Yama, c’est tout simplement mourir, restituer le dépôt de vie, donc mourir. Et de fait, plusieurs textes nous disent qu’il est tout à fait envisageable, plutôt que d’offrir des sacrifices, de se tuer, de se tuer rituellement. Ainsi offre-t-on le sacrifice de sa personne, le destinataire de ce sacrifice étant tout simplement le dieu de la mort. Du coup, évidemment, nous étant transformés en victime sacrificielle offerte au dieu Yama, nous pouvons en effet considérer que nous sommes libérés : nous sommes libérés mais que nous ne sommes plus.

12Dans les textes védiques, tout se passe comme si la multiplicité des dettes, la diversification de la dette unique au dieu de la mort, en ces trois ou quatre dettes que j’ai énumérées, permettait de se libérer de la dette à l’égard de Yama, progressivement, partiellement et d’organiser sa vie de telle sorte qu’au moment de mourir, on aura restitué le dépôt que Yama nous a imposé et qui n’est autre que nous-même, et cependant on ne disparaîtra pas. Yama a ici cette fonction difficile à résumer mais finalement très claire : il est celui qui impose à chaque individu humain la limite la plus contraignante qui se puisse imaginer. Mais en même temps, il contraint l’individu humain, les hommes en général, à payer des dettes partielles qui viennent se substituer à la dette fondamentale ou en tout cas qui viennent la retarder et la modifier. Ce faisant, il donne les lois qui organisent la vie sociale tout entière. Les moyens de s’acquitter des quatre, ou des trois dettes sont la monnaie de la dette fondamentale à Yama, d’une part ils couvrent l’ensemble des activités humaines, leur donnent des linéaments nécessaires et en même temps, on pose, ou on suppose qu’ayant passé toute sa vie à satisfaire ses créanciers partiels, on ne meurt pas complètement mais au contraire on survit après la mort en tant qu’ancêtre, et aussi en tant qu’habitant d’un monde céleste, d’un monde que l’on aura construit par les rites, un monde fait. Voilà pour la première forme de paiement. C’est-à-dire devoir rendre, avoir à s’acquitter de dettes. On vit, on établit des relations avec les autres hommes, avec les dieux, avec les générations précédentes, avec les générations suivantes aussi car le moyen spécifique de s’acquitter de la dette c’est de se donner la possibilité de devenir ancêtre soi-même, donc procréer. Si on procrée c’est pour s’acquitter de la dette à l’égard des ancêtres. Quand on a réglé ses dettes on a supprimé les manques, on s’est racheté de la mort.

13À présent l’autre forme de paiement, non pas celle qui consiste à offrir des sacrifices pour régler sa dette à l’égard des dieux, mais celle qui apparaît à l’intérieur du sacrifice. Ici, il ne s’agit pas de régler des dettes. Il ne s’agit pas de combler des manques, mais il s’agit très exactement de rétribuer les spécialistes dont on a besoin pour que le rituel sacrificiel s’accomplisse. Je parle ici de ce que l’on appelle la dakshinâ. Le paiement de la dakshinâ n’est pas une simple nécessité technique, n’est pas du tout, un accessoire, un à-côté, il fait partie de la structure même de l’opération sacrificielle. Et ici pour m’expliquer, je vais reprendre l’exergue que j’ai mis en tête d’une des études que j’ai consacrées à cet aspect de la culture indienne : c’est une chanson française que l’on chante aux petits enfants. Elle dit :

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« En bateau, ma mie, ma mie,
Voulez-vous payer ?
Non,
Poum dans l’eau. »

15Voilà : on a l’enfant sur les genoux, il se balance d’avant en arrière, en bateau, en bateau et ça peut durer très longtemps ; on pose la question, bien entendu l’enfant rit et se fait peur attend les conséquences de son refus de payer, c’est-à-dire de donner un baiser. Alors on écarte les genoux et l’enfant glisse, en riant, dans le vide ainsi creusé et alors, poum dans l’eau. Pourquoi ai-je pris cette chanson pour introduire l’étude plutôt austère que j’ai faite de la dakshinâ ? Parce que le sacrifice, le rite sacrificiel est fréquemment décrit comme un voyage en bateau ou en vaisseau spatial. Le pilote de ce vaisseau doit guider le sacrifiant, son passager, avec sûreté et compétence, et bienveillance : c’est le prêtre, plus exactement l’équipe des officiants.

16Au terme de ce voyage, on parvient au ciel, on marque la place, le loka, l’espace que l’on y occupera après la mort et on redescend sur terre. Le sacrifice peut être défini comme ce voyage aller et retour. Par la dakshinâ, le sacrifiant rétribue le travail des officiants et s’assure que le voyage se fera dans de bonnes conditions et qu’il se terminera heureusement par un retour sur terre.

17Pour pouvoir entreprendre ce voyage, le sacrifiant doit se soumettre à toutes sortes de transformations et acquérir provisoirement un corps céleste. Le corps profane qu’il a quitté pour entrer dans ce corps céleste avec lequel il montera à bord de ce vaisseau, ce corps profane, est mis en dépôt chez les officiants. Si les officiants ramènent à bon port sur terre le sacrifiant, alors le sacrifiant pourra récupérer ce corps qu’il a mis en dépôt. La rétribution que le sacrifiant promet aux officiants puis qu’il lui verse effectivement est elle aussi sous le signe de Yama. Comment Yama intervient-il ici ? Premièrement par le fait que Yama dans le panthéon védique et hindou, a son lieu au point cardinal sud. De même du reste que les ancêtres. Or le terme dakshinâ signifie en premier lieu « ce qui est à droite », ce qui est à droite et par conséquent ce qui est au sud quand on fait face à l’est. Pendant les opérations sacrificielles, en effet, normalement la direction que l’on regarde, c’est l’est, par conséquent, le sud est à droite. Or les biens que l’on doit donner pour rétribuer les officiants, qui consistent en toutes sortes de biens matériels, surtout des vaches bien sûr, sont entreposés pendant les opérations sacrificielles dans la partie sud du terrain sacrificiel et doivent être amenés du sud vers l’est au moment où ces biens sont distribués. Yama est là comme divinité tutélaire simultanément du sud et de la rétribution, c’est-à-dire des deux réalités désignées par le même terme dakshinâ.

18Voici un texte, un texte dialogué tiré d’une Upanishad qui fait partie de la révélation védique.

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« - Quelle est ta divinité au midi ?
- C’est Yama.
- Ce Yama, sur quoi prend-il appui ?
- Sur le sacrifice.
- Et le sacrifice sur quoi prend-il appui ?
- Sur la dakshinâ (la rétribution).
- Et la dakshina sur quoi prend-elle appui ?
- Sur la confiance. »

20Tout est dit. Yama est la divinité qui rend compte du sacrifice, et l’on voit bien pourquoi. Si l’on sacrifie, c’est que c’est là une manière de satisfaire ces créanciers que sont les dieux. Mais si on a pour créanciers les dieux, c’est parce que c’est une des dettes partielles qui viennent se superposer, plutôt que se substituer, à la dette fondamentale à l’égard de Yama. À présent voilà donc le sacrifice justifié par Yama qui en est la divinité tutélaire. D’autre part, le sacrifice sur quoi prend-il appui ? Sur la dakshinâ. En effet, les opérations sacrificielles ne pourraient pas avoir lieu si cet élément de paiement n’intervenait pas. L’élément de paiement lui-même, par quoi se justifie-t-il, sur quoi prend-il appui ? Eh bien sur çraddhâ la « croyance » ou la « confiance »… Ce terme est étymologiquement apparenté au verbe latin credere.

21Yama ne peut être satisfait que si on satisfait ces créanciers que sont les dieux par le sacrifice, le sacrifice lui-même ne peut s’exécuter que s’il y a rétribution des pilotes du vaisseau sacrificiel, et cette rétribution, elle implique la « croyance », la « confiance » d’une part, parce que le sacrifice ne fonctionnerait pas si les sacrifiants n’avaient pas confiance dans la bienveillance et dans les capacités techniques des officiants, et d’autre part, il est entendu, et toutes sortes de rites sont là pour le souligner, que cette confiance se manifeste et en même temps se justifie par le versement des honoraires.

22En outre, comme Marine Esposito Vegliante l’a rappelé, Yama en tant que dieu de la mort est « celui qui met fin » : tel est le sens d’un de ses autres noms antaka. Le versement des honoraires a pour objet d’assurer le sacrifiant que le voyage qu’il entreprend aura un aller mais aussi un retour, donc aura une fin. En principe, rituellement, le sacrifice ne doit pas être interminable, il est contenu dans de strictes limites temporelles. La structure même des opérations sacrificielles, la séquence des différents actes qui constituent ce rituel, implique qu’il y a un commencement, une suite, un retour, une fin. Et, comme je l’ai dit déjà, je crois, au moment d’entrer sur le terrain du sacrifice et d’entreprendre les opérations sacrificielles, le sacrifiant dit : « Je quitte le monde de la fausseté pour entrer dans le monde de la vérité. »

23Et quand le sacrifice se termine, le sacrifiant doit prendre un « bain terminal » qui le lave du revêtement de sacré dont il s’est chargé pendant ces opérations. Ainsi peut-il entrer à nouveau dans le monde profane. Il dit alors, non pas, nous dit le texte « Je quitte le monde de la vérité pour entrer dans le monde de la fausseté », il ne serait pas convenable de dire cela, mais on lui enjoint de dire : « Je quitte le monde de la vérité pour être ce que je suis. »

24Le paiement des honoraires qui consiste en un don, en un versement de richesse très matérielle, a pour but d’une part de permettre au sacrifiant d’insérer le moment sacrificiel avec ses contours et ses limites temporelles dans le continuum de sa vie profane. D’autre part cela permet au sacrifiant d’avoir avec ces techniciens absolument nécessaires, avec ces hommes de l’art grâce auxquels il acquiert un « soi » sublimé, des relations contractuelles et claires. Avant que le sacrifice ne commence on ne marchande pas à proprement parler mais on se met d’accord en tout cas sur le montant de la dakshinâ.

25Tel est donc le deuxième type de paiement en relation à sa manière aussi avec le dieu des Limites, des Contraintes et de la Mort, qui est aussi le dieu du Sud. À présent, de même que la dette congénitale que nous connaissons par les textes religieux, est régulièrement évoquée lorsqu’il s’agit des dettes économico-sociales, de même ce type de paiement-rétribution qu’est la dakshinâ, est constamment présenté comme le modèle et la justification en quelque sorte, des relations de travail dans le monde profane. La dakshinâ, la rétribution des officiants n’a sa pleine légitimité, sa pleine valeur spécifique que dans le cadre du sacrifice mais en même temps elle est ce qui fait que le sacrifice est inséré dans le monde profane, s’ajuste à lui et n’est pas destiné en tout cas ici-bas à le remplacer dans sa totalité. Et d’autre part, lorsqu’il s’agit dans le monde profane d’établir les règles des relations entre demandeurs et fournisseurs de services, ces relations sont en quelque sorte légitimées et rendues intelligibles par le recours au modèle de la dakshinâ.

26Dans le cas du sacrifice comme paiement et dans le cas du paiement dans le sacrifice, dans l’un et l’autre cas, il s’agit pour le sacrifiant de se dégager des servitudes que font peser sur lui d’autres êtres, les créanciers des dettes fondamentales d’une part, les pilotes du bateau sacrificiel de l’autre. Il s’agit pour lui de se récupérer dans son intégrité.

27Laurence Kahn : Tout d’abord, merci, Charles, pour ce grand parcours autour de Yama, du rite et du paiement. Je te propose que, pour amorcer cette discussion, nous nous employions la méthode Vernant : creuser les écarts, accentuer les oppositions, ne pas fonctionner par évocation ou assimilation, essayer de trouver les spécificités en partant des différences les plus fortes. Si je devais cerner ce qui, à mes yeux, fonctionne comme différence forte entre ce que l’on a convenu d’appeler « scène analytique » et « scène sacrificielle », je centrerais cette différence sur l’absence de la notion de faute dans le dispositif sacrificiel indien. Certes, le devoir, la dette sont bien présents, mais hors le champ de la culpabilité. Hormis une note dans ton texte « La théologie de la dette dans le brahmanisme », où tu évoques l’hypothèse de Louis Renou – quelque chose comme : la dette a été d’abord la faute conçue comme entraînant un « manque à avoir » – hormis cette note qui concernait la source de la dette, tu mets fortement en évidence, et aujourd’hui encore, le fait que la dette et le paiement sont d’origine. Mais lorsque tu soulignes que rna est un mot primaire, sans sens antérieur, un mot qui n’est issu d’aucune dérivation, est-ce que cela signifie, selon toi, que la dette est l’origine ? Pourquoi cette question ? Parce que tu insistes dans tous tes textes, et en particulier dans Liens de vie, nœud mortel, premièrement sur le fait que les devoirs rituels sont constitués par la dimension technique, du seul fait de l’antécédence du rite sur la théologie (on est d’abord dans la technique avant d’être dans la théologie). Et tu insistes deuxièmement sur le fait que « les devoirs rituels ont pour origine et principe de classement les dettes fondamentales dont l’homme se trouve chargé du fait même de sa naissance » ; c’est bien de ce point de vue, et tu y es revenu aujourd’hui, qu’il n’y a pas de mythe d’origine de l’humanité. Mais, si les dettes sont là d’emblée, rien ne dit ce qui a créé l’endettement. L’homme est un être « emprunté », mais la nature de l’emprunt n’est soutenue par aucune mythologie de l’endettement. La triple dette – dette d’étude védique, dette de sacrifice à l’égard des dieux, dette de progéniture à l’égard des pères – cette triple dette est simplement la marque de la condition mortelle de l’homme sans que cette condition soit déterminée par une faute originelle. Autrement dit, la dette n’est ni le signe ni la conséquence d’une chute. En revanche, chercher la libération sans s’acquitter de cette triple dette précipite dans la chute : l’homme est débiteur d’emblée ; la vie est un bien que Yama met en dépôt chez l’homme ; d’où la question que le rituel cherche à résoudre : comment se libérer sans mourir ? et comment faire accepter à Yama ce substitut qu’est le sacrifice ? Mais reste la question de l’origine. On a l’impression que, dans cette configuration, la notion d’origine n’est pas réellement pertinente, ou bien alors dans une forme particulière qui serait en quelque sorte un présent perpétuel de l’origine.

28Il me semble que nous sommes là aux prises avec un écart majeur entre (je reprends les termes initiaux de notre débat)… entre la scène analytique et la scène sacrificielle indienne. Écart majeur pas simplement sous l’aspect de la figure du père mort dans le monothéisme – et j’ai en tête, en particulier, les travaux de Guy Rosolato sur cette question ; pas simplement, non plus, sous l’aspect de la transgression et du châtiment dans le polythéisme grec, et je pense là à l’analyse par Vernant du mythe prométhéen de la fondation du sacrifice, qui organise la séparation entre les dieux et les hommes autour du vol du feu et de sa sanction ; et pas non plus, enfin, sous l’aspect de l’intériorisation de la faute (qu’est la souillure attachée au lignage) sous la forme de la culpabilité individuelle, ce qu’élabore précisément la tragédie grecque. Si je dis que l’écart me semble ici majeur, c’est que, dans le dispositif sacrificiel de l’Inde ancienne, bien qu’il y ait rite, bien qu’il y ait paiement, bien qu’il y ait acquittement impossible, on a le sentiment que, pourtant, la dimension fondamentalement mélancolique du dispositif analytique est tout à fait absente. En parlant de dimension fondamentalement mélancolique, je me réfère à ce que, par exemple, Michel de Certeau développe à propos du Moïse de Freud : au fond, dit de Certeau, dans la tradition l’auto-accusation est le prix du sens ; il faut s’accuser pour que le malheur soit compréhensible.

29Dans la tradition védique, si je t’ai bien compris, l’intelligibilité passe par un tout autre chemin. Le dharma – c’est-à-dire l’ordre du monde et de la société, l’agencement qui fait que le monde et la société « tiennent », et tiennent grâce à un ensemble d’observances auxquelles chacun doit se soumettre – le dharma est intelligible en tant que « ce qui est à faire ». Je ne veux pas revenir sur tout ce que tu as dit sur l’absence de racine verbale du mot « devoir », et en particulier ceci de très passionnant que le devoir se formule par le biais de formes verbales telles que l’optatif, l’impératif, le gérondif, c’est-à-dire le « devant être fait ». Ce que j’en retire, c’est que le devoir, en tant qu’ordre, en tant qu’assurant le grand Zusammenhang de l’univers, est en fait auto-référentiel : il n’a pas d’ailleurs.

30D’où une première question qui concerne Yama. Si le devoir consiste à s’acquitter de la dette à l’égard de Yama, et si la théologie ne vient qu’après-coup comme justification des rites, serait-il inexact de dire que la pratique rituelle est comme le fractionnement en petite quantité de l’immense dette qu’est la vie comme dépôt ?… fractionnement en dettes partielles, disais-tu dans ton premier exposé de ce cycle. Dans ce cas, si tant est que l’analogie entre scène sacrificielle et scène analytique soit pertinente, l’analogie ne porte-t-elle pas davantage sur le ou les traitements possibles de l’excitation de la vie, dont Yama, la mort, est le grand créancier ?… transformer le « trop » en « reste », disais-tu toujours dans ton premier exposé. On serait alors, dans l’un et l’autre dispositif, aux prises avec l’excès, avec l’hubris, et avec le problème du traitement de cet excès. Pour un helléniste, le rapport est extrêmement étroit entre l’excitation de la vie, le désir et la culpabilité, ce que Freud précisément puise dans Œdipe-Roi.

31Mais je reviens un pas en arrière : si je dis « si tant est que l’analogie soit pertinente », c’est que toi-même ne cesses de souligner que l’intelligibilité est dans le rite lui-même. Autrement dit, si nous adoptons la notion de scène, il faut admettre que, dans l’Inde védique, la scène est, en quelque sorte, sans coulisses : c’est une scène sans arrière monde. Ce qui différencie très profondément la scène sacrificielle indienne de toute scène analytique. Car, dans le dispositif analytique, certes une scène se constitue, mais c’est une scène qui est prise entre des coulisses à construire, l’inconscient – ce qui se passe là-bas, ailleurs et qui est inconnu – et une salle – la salle où prend le feu transférentiel entre les deux protagonistes de la situation analytique. On peut même dire que la scène est une petite partie du dispositif analytique, car la construction ne s’effectue pas à partir de ce qui se déroule sur la scène mais à partir de ce qui se déroule dans la salle. C’est ce que développe Freud quand il parle du transfert en tant que Agieren transférentiel, en tant que agir transférentiel. Tandis que le patient et l’analyste sont en train de regarder la représentation qui se déroule sur la scène, l’alarme au feu résonne dans la salle parce que l’incendie transférentiel menace ici et maintenant, sous la forme d’actes non représentables, effectués en lieu et place de la remémoration. C’est en ce sens que la scénarisation de l’agir transférentiel correspond à la construction de l’arrière-monde de l’inconscient, c’est-à-dire ce qui fait le matériau même du « trop », de l’hubris, de l’accomplissement et de sa conséquence, le châtiment.

32Je crois que cette topographie de la scène, saisie entre les coulisses et la salle, vaut d’un bout à l’autre de l’œuvre freudienne : dans l’usage paradigmatique de la tragédie d’Œdipe-Roi (je pense en particulier aux coulisses de la pendaison de Jocaste et à l’effroi du spectateur) ; mais également dans un texte comme « Actions compulsionnelles et exercices religieux » où Freud rapproche le rituel obsessionnel du rituel religieux autour de la tentative de contrôler ou de conjurer le meurtre ; et encore dans les grands textes dits culturels comme Le Malaise dans la culture, comme L’Avenir d’une illusion ou comme L’Homme Moïse et la religion monothéiste. Des textes culturels qui sont pleinement des textes cliniques, où l’on voit que l’arrière-monde, c’est alors la destructivité comme pente autonome de l’homme, sur le fond de laquelle se pose ou se lève la question du prix du travail de civilisation.

33Dans ce contexte, le paiement rituel n’est pas la cheville ouvrière du processus analytique. Les chevilles ouvrières sont le meurtre intriqué dans l’amour et la compulsion de répétition. Du coup, je ne suis pas certaine que la comparaison du paiement dans l’analyse avec la dakshinâ comme paiement libératoire ait réellement un sens. Tu dis : « pouvoir terminer le sacrifice, pouvoir terminer la cure » lorsque le rapport contractuel se leste de réel. Certes, la dakshinâ, parce qu’elle est l’acte de se dépouiller d’une manière qui n’est ni orgiaque, ni violente, parce qu’elle est un acte qui permet de quitter, parce qu’enfin elle vaut comme lest terrestre, la dakshinâ permet en quelque sorte le mouvement de la désaliénation en ce qu’elle pose une limite à l’infinitude. C’est sur cet axe que tu situes l’analogie avec l’analyse : aliéner ses biens pour pouvoir ne pas aliéner son être correspondrait à la limite qui s’oppose à l’analyse infinie.

34Si j’émets un doute quant à la pertinence de la comparaison, c’est que, me semble-t-il, dans la cure, le paiement rituel ne sera libératoire qu’à condition que soit élaborée la façon dont le paiement est investi par l’activité hallucinatoire du transfert. Car, dans tout traitement, le paiement est immédiatement investi transférentiellement, de telle sorte qu’il est chargé d’une valence qui vient précisément de cet ailleurs à construire : il n’a jamais en tant que tel une valence neutre. Si l’argent coïncide avec un fragment du monde réel, c’est surtout un petit morceau de réel dont l’activité hallucinatoire du transfert s’est aussitôt emparé. Il me semble donc que c’est la perlaboration de cette dimension transférentielle qui a une valeur libératoire. Cet aspect, on retrouve, sous une autre forme, dans le texte de Freud que tu cites à propos de la dakshinâ. Dans « Le début du traitement », Freud parle de l’argent en termes d’évaluation des coûts. Et ses questions vont droit au but : qu’est-ce qui coûte le plus cher ? le traitement ou la maladie ? l’aliénation des bénéfices primaires et secondaires de la maladie ou bien le prix de la cure ? Donc, en bref, trois questions à discuter, les deux premières portant sur la culpabilité et la fonction de la scène, la troisième portant sur la dakshinâ.

35Charles Malamoud : Mon but, c’est de comparer. Bien entendu pour comparer il faut qu’il y ait un minimum d’analogies. Mais je ne cherche pas, tout au moins pas consciemment, à tirer le sacrifice indien du côté de l’analyse ni l’analyse du côté du sacrifice. Je ne veux pas dire que la cure analytique soit un sacrifice ni que le sacrifice indien soit une cure. Je crois cependant qu’il y a dans les relations entre les personnes en présence, dans l’un et l’autre cas (je parle des personnes humaines), non dans le contenu ou la portée de ce qui se dit, des analogies. Il y a des notions qui présentent assez de ressemblances, tout au moins pour le lecteur occidental, pour qu’on s’efforce de faire ce travail de confrontation ou d’enquête sur la forme. Sans doute, en effet, est-il plus intéressant de montrer les différences que les ressemblances. Mais même dans cette constatation et dans la formulation des différences, nous apprenons quelque chose sur chacun des termes comparés, sur ce qu’ils ont de spécifique.

36Maintenant la question de la culpabilité. Eh bien oui, il n’y a pas dans les opérations sacrificielles, je ne dis pas dans la civilisation indienne en général, mais dans les opérations sacrificielles, il n’y a pas de moment de reconnaissance de la culpabilité, par conséquent pas de récit, pas d’interrogation sur ce dont on s’est rendu coupable. C’est tout à fait vrai. De même ce que tu as dit sur le devoir qui est autoréférentiel, oui enfin cela demanderait des explications, mais enfin dans l’ensemble je suis tout à fait d’accord et je crois l’avoir dit moi-même. La culpabilité reparaît néanmoins dans le système indien si on examine ce qui se passe dans les coulisses. La scène sacrificielle indienne a des coulisses, il y a un arrière monde qui est l’ensemble des mythes relatifs aux différents aspects de nombreux rites. Il n’y a pas je le répète, de mythe d’origine de l’humanité ni de description, de récit plutôt, de la manière dont les hommes ont découvert les rites. En revanche, les coulisses de la scène sacrificielle, c’est la mythologie du sacrifice. Or la mythologie du sacrifice met en scène les dieux, et les dieux eux-mêmes ont des aventures qui ne constituent pas une chronologie, qui ne sont pas ordonnées dans le temps, mais qui toutes tournent autour de la découverte et de la capture du sacrifice par les dieux. Et ce qui se passe chez les dieux, indépendamment de l’intervention humaine, est constamment traversé d’histoires de crimes et de culpabilité. Par exemple, un des objets matériels, un des ustensiles du dispositif sacrificiel chez les hommes, c’est le poteau sacrificiel auquel on attache la victime avant de la mettre à mort. Il y a tout un symbolisme de ce poteau. Les dieux, à force d’essais et d’erreurs, ont conquis le monde céleste parce qu’ils ont réussi à maîtriser le sacrifice. Tu as bien remarqué que le sacrifice est à la fois un dispositif et un organisme, en fait un animal, et il s’agit toujours de le capter, de l’apprivoiser. Deux manières de penser et de figurer le sacrifice, donc, suivant que l’on considère les dieux ou les hommes. Les dieux ont des histoires qui ne constituent pas une histoire, dans lesquelles le sacrifice apparaît comme un animal. Un animal qui fuit, que l’on attrape, que l’on met à mort, etc. Tandis que chez les hommes il s’agit de technique, le sacrifice est un dispositif, une machinerie. Mais les dieux donc, dans un des innombrables récits concernant la mise en place, non pas progressive mais constamment fragmentée et renouvelée des éléments constitutifs du monde, les dieux, grâce au sacrifice, ont conquis le monde céleste et ils se disent : « Comment rendre ce domaine inaccessible aux hommes ? » Alors ils sucent le suc du sacrifice, dit le texte, les abeilles pourraient sucer tout le miel. Et ayant vidé le sacrifice, ils en effacent les traces au moyen de cette espèce de bâton qu’est le poteau du sacrifice. Puis ils se cachent et parce qu’ils avaient ainsi effacé les traces du sacrifice pour empêcher les hommes d’y accéder, le poteau pardon, porte le nom qu’il a, à savoir yûpa. Jeu étymologique : yûpa dérive d’un verbe qui signifie à la fois justement « effacer », et « créer séparation. ». Les hommes interviennent dans ce récit : à force d’austérités ascétiques ils finissent par trouver la trace du sacrifice et peuvent faire fonctionner à leur profit ce dispositif. Malveillance, jalousie initiale des dieux à l’égard des hommes, qui ne peuvent être pour eux que des rivaux. Quand les dieux sont obligés de partager le sacrifice avec les hommes, ils procèdent à une réorganisation de tout le système qui fixe la place et la part de chacun des groupes, les hommes et les dieux la relation sacrificielle.

37Un autre exemple, peut-être plus frappant, toujours dans cet arrière-monde du sacrifice qu’est la mythologie. Ayant mis au monde sa fille, le dieu créateur Prajâpati en est amoureux, il tourne autour d’elle, les autres dieux s’indignent et disent « Il faut mettre fin à cela ». Alors, ils créent un autre dieu constitué des parties les plus féroces de chacun d’eux. Il est chargé de lancer une flèche contre le dieu Prajâpati leur créateur commun, de manière à l’arrêter dans ses élans coupables. Transposé sur la scène sacrificielle ce dieu est en charge de la partie de la victime sacrificielle qui reçoit le premier coup de couteau du dépeçage. Il devient la divinité tutélaire de l’entame. Et il y a comme cela un arrière-monde de crimes, de mutilations, de péchés, qui caractérise les dieux et fournit des arrière-pensées, des réminiscences au dispositif sacrificiel des hommes : présence d’une autre scène.

38Laurence Kahn : Effectivement, présence d’une autre scène. Ce qui indiquerait que l’écart, la différence se localise essentiellement autour du statut du récit. Le statut du récit par rapport au rite est tout à fait différent de ce que l’on peut connaître par exemple en Grèce.

39Charles Malamoud : Oui tout à fait, parce qu’il ne s’agit pas d’une histoire de l’humanité.

40Laurence Kahn : Et parce que ce sont les dieux qui sont coupables. Tandis que, quand on considère la mythologie grecque, les dieux ne sont pas réellement coupables. Quand ils le sont vraiment, comme les Titans, ils sont expédiés hors de l’Olympe, par définition.

41Charles Malamoud : Les dieux sont coupables entre eux, ils sont coupables en l’occurrence, l’humanité ne l’est pas.

42Laurence Kahn : Elle ne l’est jamais.

43Charles Malamoud : L’humanité non, les hommes oui, mais pas l’humanité !

44À présent la valence du paiement, tu m’as dit que le paiement dans l’analyse n’est pas simplement cette manière de se dégager…

45Laurence Kahn : Il l’est…

46Charles Malamoud : … enfin, c’est repris par autre chose.

47Laurence Kahn : … oui, car il ne peut pas être neutre.

48Charles Malamoud : Il ne peut pas être neutre.

49Laurence Kahn : Il ne reste pas neutre, il ne peut pas le rester.

50Charles Malamoud : Mais la dakshinâ non plus, il s’en faut de beaucoup. J’ai insisté sur la fonction de limite, sur l’utilité de la dakshinâ, sur la relation plus exactement, de la dakshinâ avec tout ce qui est… avec le dieu de la limite, sur sa fonction déterminante dans le sacrifice, fonction qui consiste à établir la confiance contractuelle entre tous les partenaires et à assurer le sacrifiant, que cette aventure sera bien menée et qu’elle aura une fin, qu’elle sera menée à bonne fin. Cela dit la dakshinâ est glorifiée de la même manière que les autres éléments du sacrifice, que l’aurore elle-même est dispensatrice de dakshinâ, etc., tout cela est, comment dirais-je, rendu vibrant par son insertion dans le rite sacrificiel et par l’importance extrême qui lui est accordée non pas je le répète comme accessoire mais comme ressort essentiel du dispositif sacrificiel, on dit que la force qui fait mouvoir le vaisseau spatial c’est la dakshinâ elle-même, par conséquent le paiement des honoraires n’est pas réductible à ce lest profane, qu’il est cependant aussi.

51Laurence Kahn : Oui. Mais tu lui accordes quand même une fonction libératoire.

52Charles Malamoud : Oui tout à fait. C’est même la fonction essentielle de la dakshinâ.

53Marine Esposito Vegliante : Dans l’analyse, elle existe aussi cette fonction. Elle établit une frontière, c’est-à-dire que le paiement est important du seul fait qu’il ait lieu, en dépit de tous les investissements dont il peut être chargé par le patient et dont il peut être chargé dans la scène analytique. Mais le fait qu’il ait lieu rétablit toujours une limite.

54Laurence Kahn : Il est constitutif de l’espace.

55Marine Esposito Vegliante : Oui, mais il induit aussi un autre élément. Il induit le fait que les choses de l’ordre affectif sont aussi soumises à une économie, et que le patient veuille l’entendre ou non, il est obligé de le prendre en considération à travers l’acte du paiement, donc il y a quand même des fonctions qui recoupe celle de la dakshinâ. Notamment la question de l’aller et du retour s’être acquitté de sa dette pour revenir pour pouvoir revenir librement.

56Du reste d’une manière très physique et très concrète, lorsqu’un patient se redresse pour s’asseoir, qu’il passe de la position couchée à la position assise, qu’il se lève et qu’il a ce geste concret à faire de chercher son argent, c’est aussi une manière de revenir à la réalité, et de le poser entre l’analyste et lui-même.

57Laurence Kahn : Je suis tout à fait d’accord avec toi. C’est simplement autour de cette notion du « être quitte » pour reprendre…

58Marine Esposito Vegliante : Momentanément.

59Laurence Kahn : … le « être quitte » du retour, c’est-à-dire, au fond, la réintégration du corps profane : on ne peut pas dire qu’avec le retour, on quitte la vérité pour rentrer dans le mensonge ; le retour dans le monde profane fait dire qu’on quitte (éventuellement) la vérité pour être soi. Injonction pindarique exemplaire. C’est juste là que la dakshinâ occupe en tant que telle une fonction que le paiement dans la cure n’occupe pas en tant que tel. C’est-à-dire qu’on voit très bien ici que le paiement n’a cette fonction-là dans la cure que parce qu’il y a un énorme travail de perlaboration qui lui donne cette valeur. C’est simplement ça que je veux souligner.

60Charles Malamoud : Mais je crois qu’il y a un travail, une fois de plus je ne veux pas forcer l’analogie, mais je crois tout de même que dans le cas indien, à partir du moment où on dit que sur quoi repose la dakshinâ, sur la foi, la confiance ou la foi, on peut dire qu’il y a tout de même un travail de perlaboration parce que la foi est simultanément la condition et la conséquence de la dakshinâ, et sans la foi, c’est-à-dire sans la confiance dans l’efficacité du rite, pas seulement dans la compétence de l’officiant mais dans l’effectivité du rite en quelque sorte, ce serait impossible. Par conséquent c’est une condition tout à fait fondamentale. Cela a donné lieu à des discussions très âpres chez les Indiens. Beaucoup de doctrinaires disent : comment pouvez-vous dire que la dakshinâ est une rétribution, étant donné que le bien que l’on espère de cette dépense c’est le ciel. Quel prix peut avoir le ciel ? Réponse des ritualistes : mais il ne s’agit pas de se payer le ciel, il s’agit de rémunérer un travail, un service. La dakshinâ doit être évaluée selon le travail et la compétence du technicien, non en fonction des bienfaits incalculables en effet que le sacrifice doit apporter. C’est pourquoi, même quand on nous parle de dakshinâ fabuleuses, mythiques, immenses, des milliers de vaches, c’est toujours nombrable. Parce que ce n’est pas le résultat qu’il s’agit d’obtenir par cette dépense, mais c’est deux choses : d’une part rétribuer le travail, le temps et, d’autre part, être quitte. Être quitte, c’est-à-dire être capable de revenir dans le monde profane.

61Laurence Kahn : Être capable de compter.

62Charles Malamoud : Être capable de compter, et être capable de recommencer le sacrifice… éventuellement.

63Laurence Kahn : On retombe sur l’idée du fractionnement en petite quantité. Les deux modalités du paiement sont complètement à traiter l’un dans l’autre.

64Charles Malamoud : La vie profane est marquée par les limites…

65Patrick Guyomard : En vous remerciant une fois de plus, je vais essayer de vous restituer la question qui s’est construite en vous écoutant sur cette question de la dette. Au fond tout commence avec cette citation de Sancho Pança à celui qui lui dit que son maître Don Quichotte doit être fou il répond : « Il ne doit rien à personne, il paie en monnaie de folie. » C’est une citation merveilleuse parce que celui qui la dit essaie de ne pas se payer de mot, mais de payer quelque chose avec les mots qu’il dit, c’est-à-dire de déjouer un piège linguistique, une impossibilité de penser, une homophonie, quelque chose qui pourrait être proche de l’impossibilité d’aller plus loin dans la recherche de la racine du mot « dette » en sanscrit et donc la nécessité de réintroduire dans cette absence d’origine qui peut tout à fait avoir une fonction puisqu’elle nous décharge de la faute originelle, malgré tout une forme de vanité ou de duplicité sous la forme du mot d’esprit qui rappelle que ce qui a disparu dans la faute originelle doit pourtant bien se retrouver quelque part. Il y a là quelque chose de passionnant qui n’est pas séparé de la scène analytique, parce que la scène analytique porte la question non pas justement de se payer de mots mais de payer avec des mots, de payer de différentes façons avec des mots bien sûr les mots de souvenir, de compréhension, etc., mais de payer avec des mots ce que l’on ne doit pas payer autrement et puis de payer avec les mots du mot d’esprit, c’est-à-dire la polysémie des multiples références qui ont entre autres la fonction de déjouer ce que les analystes appelleraient les pièges de la dette, de déjouer la menace surmoïque qui pèse sur la dette et qui peut pervertir la dette en la rendant justement impayable, puisque toute dette est prise dans l’ombre surmoïque de ne pouvoir être payée ; une dette impayable n’est pas une dette. La différence entre dette impayable et dette payable c’est-à-dire libératrice, séparatrice dans la reconnaissance de ce qui est à être payé a à être construite dans une analyse elle n’est pas donnée au départ elle est présupposée dans une des fonctions du paiement, mais ça se fait évidemment à l’insu du patient qui est pris là-dedans.

66Avec ses réflexions qui me venaient en vous écoutant parler comme vous l’avez fait de la dette je me disais, mais vous allez m’éclairer, qu’au fond ce système de la dette que vous exposiez, dans sa fonction est-ce qu’il n’est pas tout entier pris par le désir, l’intention de construire une dette qui soit payable ?

67Charles Malamoud : Absolument.

68Patrick Guyomard : Et d’instaurer de l’humanité à partir de ce sur quoi il n’est pas question de revenir, et alors ce serait cela la possibilité de remonter plus loin que la dette ?

69Charles Malamoud : Exactement.

70Patrick Guyomard : On pourra peut-être un jour ou l’autre, je suis gêné de vous dire cela, trouver l’étymologie du mot dans un texte inconnu qui surgira. Le problème c’est que la dette est pensée et on n’en trouve pas l’étymologie parce que c’est la pensée même de la dette qu’elle soit payable.

71Charles Malamoud : Exactement.

72Patrick Guyomard : Donc qu’elle sorte du renvoi indéfini à l’histoire qui renvoie toujours à une culpabilité dont on ne sort absolument jamais et qui brouille la question de la dette payable, par conséquent brouillant la question de la dette payable et impayable brouille les frontières nécessaires des coulisses et de la scène, du sacré et du profane, du passé et du présent, enfin bref de tout ce qu’il faut absolument départager. Dans le système que vous exposez, dans le système védique et dans la religion indienne quel est le prix à payer pour que la dette soit payable ? N’est-ce pas un certain déplacement un certain effacement par rapport à nous occidentaux du statut des rapports entre les générations, car c’est à travers la transmission des générations, la succession des générations, les rapports père-fils que ces questions resurgissent de façon parasitaire. Quelle lumière les textes védiques peuvent-ils nous apporter sur l’entrecroisement des relations père-fils si la culpabilité, c’est la culpabilité du fils, quel est ce statut du père dans ces sociétés, car Yama c’est, je crois, le dieu des pères ?

73Charles Malamoud : Des ancêtres.

74Patrick Guyomard : Des ancêtres, mais vous parlez aussi beaucoup du père. Est-ce que l’on est pas dans un système où il y a, je dirai beaucoup de pères, et où au fond il s’agit pour les fils de devenir des pères et par conséquent toute notre problématique à nous du meurtre du père ne peut pas s’inscrire, puisqu’il n’y a pas de déploiement de la question du fils. Il n’y a pas la distance entre le père et le fils qui a fait que chez nous l’indifférence père-fils et toute la question du fils s’est introduite au prix d’une culpabilité, mais aussi d’un certain mouvement de l’histoire ce que la dette impossible à payer génère d’agir, d’actions de transformations, de départs, d’exodes, enfin sous mille et une formes oblige à partir. Est-ce qu’on peut penser ces différents éléments autour de cette notion père-fils, dette payable et dette impayable ? De ce point de vue-là, je pense qu’en ce qui concerne la scène analytique et la scène sacrificielle le paiement a tout à fait cette fonction de pouvoir sortir, le paiement c’est ce qui permet de sortir et c’est ce qui permet de nommer l’impayable sans avoir à le payer. Là aussi il y a un point commun avec ce sur quoi vous avez fortement insisté, c’est-à-dire qu’il faut instaurer des scènes sacrificielles, sociales humaines, politiques et analytiques, où la dette doit être payable par définition pour qu’on puisse s’en sortir. À partir de là où se situe l’impayable ?

75Charles Malamoud : En ce qui concerne la dette payable et impayable, je crois que vous avez parfaitement formulé la chose et je pense que, pour le moment du moins, je n’ai rien à ajouter. Il faudrait que je puisse vous répondre où se situe la dette impayable ? Mais la dette impayable, elle est là. Simplement, on lui superpose des dettes payables en prétendant que les dettes superposées effacent ce à quoi elles se superposent. Mais, il est bien entendu que non. Alors, nous sommes dans cette situation paradoxale mais finalement bien compréhensible… voilà, la dette impayable serait ça finalement : Nous avons la possibilité d’atteindre le ciel, c’est-à-dire finalement un monde sans dette, nous avons la possibilité d’atteindre un monde sans dette, mais comment payer cette procédure ? C’est impossible. En revanche, on peut rétribuer celui qui nous guide dans ce voyage et qui surtout nous assure que ce voyage n’est pas un aller simple.

76À présent la relation père-fils. Oui, c’est fondamental. J’ai l’impression que dans le système en tout cas, tel que je l’ai décrit et compris, le fils vivant se hâte de devenir père. Mais justement, il y a cette polysémie du mot père. C’est que les ancêtres morts, on les appelle des pères. Ce sont des pères au pluriel. La masse des morts pour lesquels on a fait les rites nécessaires qui leur permettent d’être transformés en ancêtres. À présent, un père vivant, son devoir, enfin sa manière d’acquitter sa dette à l’égard de ses pères morts, c’est de procréer, c’est-à-dire de faire un fils et de se mettre déjà, de son vivant, en posture d’ancêtre potentiel. Par conséquent, le fils vivant se hâte de devenir un père vivant de manière à être sûr de devenir un père mort.

77Patrick Guyomard : Est-ce que cela a un sens de parler de l’obligation de vivre ? Puisque vous avez évoqué en parlant du sacrifice la possibilité ou le danger mais peut-être aussi la liberté du court-circuit, c’est-à-dire de se sacrifier soi-même et du suicide, vous l’avez évoqué dans un registre de possibilité et de liberté qui contraste avec la façon dont les religions monothéistes l’ont interdit, c’est-à-dire ont rajouté dans la série des dettes et des obligations l’obligation « vivre jusqu’au bout de sa vie, travailler, enfanter dans la douleur… » comme une dette à payer sans pouvoir d’aucune façon s’acquitter du non-paiement de cette dette. Il me semble que dans ce que vous avez dit cela n’existe pas.

78Charles Malamoud : C’est-à-dire que le suicide sacrificiel est tout à fait envisagé. Il n’est pas objet d’une condamnation horrifiée. Mais le suicide à condition qu’il soit le paroxysme du paiement de la dette finalement. Il s’agit d’un court-circuit en somme. Cela dit, ce n’est pas recommandé, c’est condamné si je puis dire, parce que la vie sociale repose sur l’acquittement effectif des dettes. Mais on n’envisage pas un tarissement de l’humanité parce que vous pensez bien que cela n’est pas comme ça que ça se passe. En revanche, et j’ai peu parlé de cela, ce qui n’est pas bon, c’est quand on se met en situation de ne pas s’acquitter de la dette envers le Veda. C’est-à-dire qu’il ne s’agit pas seulement de transmettre le texte védique aux générations suivantes mais il s’agit de l’entretenir par la récitation qu’on en fait.

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