Notes
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[1]
Texte écrit à partir d’un exposé effectué lors d’un colloque de la SPF sur le dépression en 2006.
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[2]
On pourra lire sur ce point l’instructif roman d’Alice Ferney, La Conversation amoureuse (Actes Sud) et, par ailleurs, se reporter à ce que j’en avais écrit dans un numéro des Lettres de la SPF consacré à l’amour : Ph. Porret. « Vents, bonheurs et dragons du désir amoureux : le chantournement », in Les Lettres de la SPF, n° 9, Paris, 2003.
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[3]
Citation malicieuse parce que subliminale d’une formule du fantasme supposé longtemps fondamental…
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[4]
L’identification à l’agresseur est l’un des mécanismes de défense du moi décrits par Anna Freud dans son ouvrage ; voir note 9.
il n’y a plus ni ciel ni terre rien que la neige
qui tombe sans fin.
Hay que ir mas alla
Ser mas solo que uno
Il faut aller au-delà
Être plus seul que soi.
1Une remarque de Georges Simenon m’a toujours étonné. Simenon, qui fréquentait quotidiennement les femmes mais écrivait aussi beaucoup, a déclaré un jour qu’« à vingt ans, on est achevé d’imprimer ». Bien sinistre phrase, j’en conviens, que Simenon n’entendait pas ainsi. Plutôt signifiait-il qu’à vingt ans, quelque chose de la culture, de ses transmissions nécessaires ou inévitables avait touché son terme ; et que le livre ou le jeune adulte pouvaient sortir maintenant des presses et être l’un, publié, l’autre, lâché dans l’ouvert. Quelque chose de la structure de l’humain serait ainsi constitué d’impressions, qui, si sensorielles ou subjectivantes qu’elles puissent se révéler, n’en ont peut-être pas moins une structure d’écrit. De quelque chose d’imprimé, d’achevé d’imprimer justement. Si j’insiste sur ce point, c’est que des années plus tard, lorsque le héros du plus bel âge au monde sera devenu trentenaire et que, sous la pression térébrante d’une souffrance inconnue, il se sera engagé dans une cure analytique, peu à peu découvrira-t-il, au fil de la parole qu’il arpente dans un atelier de silence et de transfert, la part d’écrit qui se décèle dans ce qu’il reconnaît comme constituant un symptôme, des symptômes, ses symptômes, son symptôme. Cette « part d’écrit » ne ramène pas nécessairement la cure du côté d’une seule pratique hiéroglyphique et dévitalisée où des caractères se liraient comme dans une langue morte et dans un silence de tombe ! En aucune façon : la cure est un lieu où rire et pleurs ont autant leur place en tant qu’ils sont souvent rupture énonciative et ouverture à… une autre façon de parler. Au décours d’une analyse, la parole ne trouve-t-elle pas autant sa valeur de poïesis que de catharsis ? Mais l’inconscient freudien que Lacan a reconsidéré est cette étrange dimension où quelque chose peut être lu dans ce qui s’entend. Et s’il peut être lu, que ce soit à travers un rêve, un lapsus, un mot d’esprit, du transfert, ou un symptôme, c’est qu’il a fondamentalement une structure d’écrit. Tout cela prendra bien sûr corps, épaisseur, sensation, volume, émoi et affect dans une parole adressée et grosse d’une douleur inconnue, à travers une énonciation, en fonction d’un mode de présence mêlée d’absence de l’analyste, qualité aussi mobile que le vol de l’alouette sur un champ de blés.
2C’est en cela que l’expérience de l’analyse, son rapport au dire, ne se montrent jamais très éloignés de l’expérience poétique. De fait, la cure analytique, et l’élucidation progressive du transfert qui la construit, se rapprochent de cette intuition de Francis Ponge : « L’horizon, surligné d’accents vaporeux, semble écrit en petits caractères, d’une encre plus ou moins pâle selon les jeux de lumière. »
3Ces « petits caractères », ce sont les lettres du symptôme de chacun dont les jeux de lumière transférentiels vont permettre que se décèle peu à peu l’encre plus ou moins pâle de ce qu’est la souffrance de l’analysant, et que le symptôme écrivait. Tel est l’enjeu d’une fin de cure, ou en tout cas de ce moment où un analysant, après plusieurs expériences de cure pour lui-même, est amené à envisager comme fin ; et dont le devenir analyste ne constitue pas nécessairement l’aboutissement. C’est là, en cet endroit précis, que se situerait la question de la dépression, mot trop souvent évoqué pour que l’on ne s’y attarde pas un peu. Cette dépression, en est-ce une à cette passe ? Est-ce bien le mot pour qualifier cette traversée ? Et pourquoi se produit-elle soudain cette supposée dépression ?
4Telles sont les pressions qui pèsent sur la fin de cure au moment où la faim de cure fait entendre ses appétits d’idéaux, ses requêtes inassouvies, ou le risque de son apaisement : lorsque se profile l’instant de conclure.
Avoir fait un beau rêve
5Les premières réponses à ces interrogations ne manquent pas, tant elles apparaissent toutes plausibles. Il pourrait d’abord y avoir une dépression affective, sentimentale, puisque l’analysant qui arrive en fin d’analyse pressent qu’il va bientôt perdre… mais qui à propos ? Son analyste, certes. Mais aussi ce de quoi celui-ci tenait lieu dans le roman à figures multiples du transfert, au sens freudien du mot. Mais encore de l’ordre de la parole, de ce lieu qu’est l’Autre et que l’analyste non pas incarne mais installe. Rien n’aura eu lieu que le lieu, écrivait Mallarmé, excepté peut-être une constellation. Eh bien, au moment de se séparer du lieu mais aussi de la constellation, l’analysant ne pourrait-il pas avoir le cœur gros ? Surtout si – seconde raison possible – dans cette séparation, l’on entendait quelque chose des objets a que la parole, séance après séance, a chantournés, c’est-à-dire dessinés en les césurant… Il n’est pas gai de se séparer en fin de cure d’une façon de voir (un regard parfois halluciné comme en commun) ou d’une voix (à qui appartenait-elle ? [2]).
6L’analysant en fin d’analyse – troisième et dernière raison plausible – a peur de perdre ce qu’il a d’ouvert et que la cure lui a fait très sensiblement expérimenter : ce rapport à l’Autre qui habite chacun et le fait s’éprouver parlêtre. Ceci bien sûr si l’analyste n’écoute pas machinalement et se risque à une certaine rencontre, en se laissant toucher mais aussi prendre à parti(e) par les effets de la parole. À cette condition, c’est comme si, pour l’analysant, avec la perspective de fin des séances, allait cesser de s’éprouver que Je est un autre, et qu’une identité jamais statufiée risquait soudain de perdre sa source vive. « Que vais-je devenir, qu’est-ce qui va se tarir en moi si, à l’avenir, je ne parle plus comme je l’ai fait jusqu’à maintenant sur ce divan : avec vous, à moi, avec moi, à vous ? » interrogent bien des analysants. Comme dans cette blague juive relative à ce que serait la fin du monde. Et Moïse de répondre : « C’est Dieu qui au petit matin du septième jour se réveillerait soudain et, s’interrogeant dans son lit sur ce qui vient de lui arriver en se frottant les yeux, conclurait : “j’ai fait un beau rêve”. Avant de se retourner sur son oreiller pour se rendormir aussitôt. »
7Telle serait la fin du monde… N’est-il pas des analysants qui, au moment de conclure, frissonnent et se désolent à la perspective d’avoir fait un beau rêve ? Tout cela pourrait bien faire vivre des moments quelque peu déprimants. Il me paraît cependant qu’il faut chercher un peu plus loin, ou un peu plus près. Du côté où l’on s’y attend le moins. Si l’on se tourne vers Freud, en matière de prospective quant à la fin d’analyse, on trouve en gros deux positions qui correspondent à deux esthétiques. Du côté d’une conceptualisation de la fin de cure qui procéderait par ajout comme en peinture, en produisant du supplétif sinon du positif, l’on connaît cette expérience freudienne que la fin d’analyse amènerait un bénéfice, une redistribution pulsionnelle permettant un mieux du côté d’« aimer et travailler ». Du côté d’une esthétique qui procéderait en retranchant comme en sculpture, l’on se souvient de cette idée, antérieure chez Freud puisqu’elle date des Études sur l’hystérie, que la fin de cure remplacerait « une misère hystérique par un malheur banal ». Il s’agit donc de deux moments, chronologiquement inversés dans la réflexion de Freud. Remarquons au passage que tant sur le versant « aimer et travailler » que côté « malheur ordinaire », rien n’explique très clairement la supposée dépression.
8Il faut alors pour saisir la portée de la première remarque de Freud la réenvisager à partir de la nouvelle épistémé que comporte le saut effectué par Lacan. Pour y venir, je m’appuierai sur une constatation que j’ai pu faire assez fréquemment, à partir de ma pratique analytique.
Plus seul que soi
9Dans de nombreuses analyses, vers le temps où se murmure pudiquement qu’une fin de cure semble proche, quand la pression des symptômes s’est estompée et que nombre d’entre eux ont disparu, se produit souvent un phénomène étrange : une sorte de suspens, une manière de réflexion ou d’hésitation, que l’on pourrait presque qualifier de phobique. L’analysante ou l’analysant suspend son mouvement associatif, son allant-devenant aurait ajouté Dolto ; comme si l’anticipation d’une fin prochaine arrêtait sa parole. Ou ce qu’on pourrait sûrement un peu abusivement appeler sa progression. Le temps semble s’arrêter. La fin d’analyse, comme but proche, est certes encore évoquée ; mais repoussée silencieusement aux calendes. Un mal-être d’un type particulier se manifeste soudain ; souvent un retour aux difficultés et contraintes de toutes sortes qui avaient disparu parfois depuis très longtemps, et qui rappellent le temps des commencements de l’analyse. Voire de la toute première tranche quand l’on reçoit, comme c’est souvent le cas aujourd’hui, des analysants qui ont fréquenté plusieurs divans successifs.
10Cette sorte d’arrêt et de retour à ce qui avait causé la première demande d’analyse semble causée par une angoisse qui n’est pas sans présenter quelque analogie avec le pressentiment de Pascal : « Le silence de ces grands espaces infinis m’effraie… » Ces grands espaces ne sont pourtant pas derrière l’analysant comme si celui-ci reconsidérait le chemin parcouru avec le vertige d’un promeneur devenu alpiniste malgré lui. Il s’agit bien d’autre chose. L’infini de ces grands espaces, c’est ce que l’analysant entrevoit de son rapport au langage – pas seulement au fait de parler – et qui lui paraît soudain illimité. Non pas du fait que l’analysant aurait tant de choses à dire encore… Non ; illimité au sens où le monde ne serait pas borné par celui ou celle qui l’entrevoit. Le monde fonctionnerait sans lui. Avec indifférence… Tout se passe comme si l’analysant envisageait soudain avec horreur un espace désespérément infini qui lui serait indifférent ; qui, au propre comme au figuré, ne le regarderait pas ou plus. Un monde privé de toute signification personnelle. Un monde gris et fonctionnel qui ne signifierait plus rien de menaçant ou d’attirant. Mais qui serait simplement lisse et plein, pure réalité, triste réalité, réalité de tous les jours, de l’ordinaire.
11Ici pourrait bien résider le malheur ordinaire freudien ; à condition d’expliciter le parcours qui y mène. Si le propos de Freud se limitait à dire que l’existence est un malheur ordinaire, cela ne paraîtrait pas trop contestable à qui reste lucide ; mais c’est alors une pensée idéologique, une Weltanschauung. Le suspens de l’analysant n’apparaît pas de cette nature : plutôt cet homme, cette femme, entrevoient-ils soudain l’horreur d’un monde délivré de ce supplément d’âme qu’était le symptôme, cet écrit extime qui les fonde et les ombilique à un monde humain, contraignant et divisant, jouissif et terrible en même temps ; mais qui tient lieu d’être. Cette dé-pression constitue autre chose que la réaction thérapeutique négative ; elle se produit à l’endroit où l’on s’attend le moins à la trouver, si l’on considère – et l’analysant en premier – qu’il y a soulagement et plaisir à se dégager, grâce à la cure, de la contrainte de ses symptômes. Rien n’est moins sûr, et c’est la raison pour laquelle je disais plus haut qu’il fallait chercher la dépression dans une direction inattendue. Si la très lacanienne, et malheureusement aujourd’hui trop ontologique, notion de désêtre conserve quelque valeur d’usage, c’est bien ici : dans ce vertige intérieur où l’analysant anticipe l’inanité d’un monde dans lequel son symptôme d’avoir accouché de sa part de vérité inédite ne soutient plus rien. Le monde devient vertigineux, et, pour reprendre un vers d’un poète argentin, Roberto Juarroz, l’analysant suspend pour quelque temps sa parole devant une interrogation intime :
13Ce point de repère, c’est bien ce qu’occupa le symptôme ; soudain ne trouve-t-il plus de place dans le monde. C’est en cet endroit de délestage que se produit ce que, de l’extérieur, on appellerait, à mon sens fort abusivement, de la dépression. Pourquoi abusivement ? D’abord parce que la dépression tient de l’affect, et qu’ensuite ici, en le cas précis, elle ne concerne nullement un état, mais justement l’inverse, une forme de désétat passager.
Feu l’analyse ?
14C’est en ce seuil où l’on s’éprouve « plus seul que soi » qu’une analyse se distingue d’une psychothérapie ; et qu’une souple vigilance de l’analyste est requise pour laisser possible une solitude fondatrice. Car le temps va y faire à l’affaire, même s’il se trouve en l’occurrence momentanément suspendu. L’ancienneté, la bienveillance de l’analyste, loin d’être inutiles, ne répondent guère à la portée éthique du moment où l’analysant n’envisage rien moins que sa relation au monde, à l’articulation des mots et des choses, à l’incomplétude du symbolique. Et tous les calculs ou anticipations scandées du cadre pour amadouer la fin n’y font pas tout.
15« Est-ce barré ? Point, sonde petit a [3] », suggérait l’orthodoxie lacanienne des années 1970. En cette passe, l’analysant ne le peut plus. Il ne lui restera donc qu’à chercher une porte de sortie où il importe que l’analyste n’en sache rien à l’avance et surtout pas à partir de sa propre expérience de fin d’analyse. C’est le côté dérangeant de notre fonction que de laisser se trouver des fins d’analyse qui ne se ressemblent pas et encore moins à celle qui fut la nôtre. Perspective désagréable pour des analystes qui se montrent parfois égotistes, comme disait Stendhal ; qui voudraient que le monde leur ressemblât et que midi sonnât toujours ses douze coups à leur porte. Ici surgit un mouvement de solitude, tant pour l’analysant qui fait l’expérience de l’absence énonciative de son analyste quant à la question de la fin de la cure, que pour l’analyste lui-même qui ressent avec acuité son absence de savoir quant à la fin de la cure de son analysant. C’est en cette traversée d’incertitude nécessaire et aussi curieuse de tout ce qui s’y passe qu’un jeune chat, que va se jouer une étrange partie entre désir et acte pour trouver, c’est-à-dire créer, cette fin de cure que rien ne peut garantir à l’avance.
16C’est aussi ici que ce qui faisait l’écriture du symptôme, passé le vertige du monde entr’aperçu grise réalité, peut se métamorphoser (se sublimer) en écriture inopinée d’une fin qui ne se laisse pas ratiociner : là aussi, ladite dépression se fait sentir, comme si la portée du langage, son soutien phallique étaient momentanément ébranlés dans leurs soubassements. Subvertis, c’est-à-dire menacés d’être sapés. L’analysant fait l’expérience de son peu d’assurance d’être : là où le symptôme assurait un ancrage, une forme de savoir certes exclu mais néanmoins assignant à résidence, tandis que le transfert se calait sur un sujet supposé savoir. La lecture a perdu de son charme, mais un lecteur reste encore en rade. Il lui appartient de trouver soudain, et l’analyste après lui, l’enjeu de langage, la trouvaille de parole, l’acte décisif qui le rend naissant, appuyé dans l’ouvert de son propos et de ses résonances à venir. À ce moment, l’analysant, quel que soit son âge, n’est plus « achevé d’imprimé » : il est un parlêtre qui fait sien, et en connaissance de cause, cette remarque de La Boétie : « Le feu qui me brûle est aussi celui qui m’éclaire. »
17Gageons que cet analysant en portera alors devant lui et fort loin la singulière lueur. On pourra aussi l’appeler son style, lequel dépasse la capacité améliorée d’aimer et de travailler. Cet analysant deviendra ou pas psychanalyste, peu importe ; mais il sera surtout un parmi d’autres, singulier et ouvert. Apportant un en creux mais pas déprimé relief à l’excellente formule de Buffon : le style, c’est l’homme même [4].
Notes
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[1]
Texte écrit à partir d’un exposé effectué lors d’un colloque de la SPF sur le dépression en 2006.
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[2]
On pourra lire sur ce point l’instructif roman d’Alice Ferney, La Conversation amoureuse (Actes Sud) et, par ailleurs, se reporter à ce que j’en avais écrit dans un numéro des Lettres de la SPF consacré à l’amour : Ph. Porret. « Vents, bonheurs et dragons du désir amoureux : le chantournement », in Les Lettres de la SPF, n° 9, Paris, 2003.
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[3]
Citation malicieuse parce que subliminale d’une formule du fantasme supposé longtemps fondamental…
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[4]
L’identification à l’agresseur est l’un des mécanismes de défense du moi décrits par Anna Freud dans son ouvrage ; voir note 9.