Couverture de LSDLE_522

Article de revue

D’aujourd’hui à demain : une discipline sous l’égide de Janus

Pages 123 à 140

Notes

Introduction : les deux faces de Janus

1Les deux livraisons de la revue ont permis de revisiter cinq décennies d’existence des sciences de l’éducation et de la formation à la fois sous l’angle d’approches spécifiques et d’objets emblématiques. Au-delà de sa diversité, dont rend compte le pluriel de son appellation, notre jeune discipline fait à la fois montre de consistance et d’évolutions [1], et son développement est clairement attesté, pour le moins au niveau démographique : 328 enseignants-chercheurs en 1992, quasiment le double (650) en 2012 [2].

2En revanche, si notre discipline a su tracer sa voie dans le contexte de l’enseignement supérieur français, elle semble se trouver aujourd’hui positionnée au cœur d’un archipel de carrefours, présentant chacun des directions radicalement différentes. Elle aura sans nul doute à choisir, dans des délais très brefs et dans les limites des prérogatives réduites qui sont les siennes, mais en faisant preuve de volontarisme et de cohésion.

3J’ai repéré, sans prétention d’exhaustivité, cinq carrefours qui dessinent des voies tellement antinomiques qu’ils offrent davantage une alternative entre deux voies qu’une véritable orientation. J’ai placé mon analyse sous l’égide de Janus, comme le justifient ces quelques lignes :

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« Janus était […] le dieu de la transition – des fins, des commencements, des entrées, des sorties, et des passages. Le nom de Janus (Ianus, en latin, puisque l’alphabet ne comporte pas de J) est relié étymologiquement au terme ianua, la porte, et Janus est lui-même désigné comme le ianitor – le gardien des portes du ciel. La statue cultuelle de Janus le montrait barbu, doté de deux têtes (bifrons) pour signifier qu’il pouvait voir à la fois devant et derrière lui, mais aussi l’intérieur et l’extérieur, le tout sans bouger. Il tenait un bâton dans la main droite, afin de montrer la bonne route aux voyageurs, et une clé dans la main gauche, afin d’ouvrir les portes » [3].

5Pour les besoins du propos et, sans doute, au sacrifice de quelques nuances, j’ai un peu forcé le trait en caractérisant les deux directions du carrefour. Sur le mode des trois temps de la dissertation, j’ai choisi de hiérarchiser leur présentation en débutant, chaque fois, par la voie « optimiste » et d’envisager, à la suite de la voie « pessimiste », une issue pondérée. Cela m’autorisera, en conclusion, à esquisser, très modestement, un semblant de feuille de route pour le futur de notre discipline, en guise de gratification à Janus.

Un changement de nom : affirmation ou brouillage ?

6Le premier carrefour auquel est confrontée notre discipline relève de la gestion de son changement de nom. En effet, l’arrêté ministériel du 18 décembre 2018 [4] fixe la liste des groupes et des sections ainsi que le nombre des membres de chaque section du Conseil national des universités. Désormais, dans le groupe XII, la section 70 réunit 12 élus et 6 nommés de chaque collège ainsi qu’autant de suppléants mais, surtout, son titre devient : « Sciences de l’éducation et de la formation ». Cette demande de changement a été initiée par l’actuelle session du CNU sans que les délais ministériels puissent autoriser un véritable débat mais la consultation, brièvement mise en place, a donné à voir une partition assez équilibrée des avis. Quoiqu’il en soit le nouveau titre est à présent officiel et notre discipline entame sa 51e année avec un nouveau nom.

La formation comme affirmation

7À mon avis, le changement d’intitulé, en intégrant de manière explicite le champ de la formation, présente deux avantages. Le premier, d’ordre historique et symbolique, permet de réunir dans la même appellation les deux champs historiques de notre discipline, le champ scolaire à partir duquel elles se sont constituées (et que portait bien « éducation ») et le champ de la formation des adultes qui s’y est adjoint dans un second temps mais qui se différencie assez nettement par ses objets, ses contextes et même sa culture (que véhiculent des revues comme « Éducation Permanente » ou « Savoirs », créée par Jacky Beillerot). La formation des adultes se reconnaissait assez mal dans « éducation » et l’extension de l’appellation à « formation » constitue, à n’en point douter, une forme de reconnaissance, tant institutionnelle que scientifique.

8Le second avantage est stratégique, puisqu’il estampille la formation comme relevant, sans doute sans exclusive mais ostensiblement toutefois, de notre spécialité disciplinaire. A l’heure où, sous les coups de boutoir des politiques de professionnalisation, les formations professionnelles s’universitarisent (je pense en particulier aux champ de la santé, du paramédical, du travail social, de l’animation, etc.), notre discipline est positionnée comme un acteur susceptible de compter et de peser. Nous pourrions y rajouter le champ de la formation des enseignants mais l’universitarisation en France y est plus ancienne (avec la création des IUFM en 1991) et le cas est un peu plus compliqué (j’y reviendrai) pour le primaire, le secondaire et l’enseignement agricole. En revanche, le challenge reste à relever, notamment en France, pour ce qui concerne la formation des enseignants du supérieur (qui déborde le périmètre étroit de la « pédagogie universitaire »), aussi bien en université qu’en écoles d’ingénieurs ou en instituts. N’oublions pas la formation tout au long de vie, fortement valorisée par les instances européennes et internationales qui articule un projet politique (doublé d’un important volet existentiel) avec un enjeu scientifique, au travers de son ancrage théorique qui relève, de fait, d’une définition spécifique de l’éducation et de la formation.

Le « et » comme vecteur de brouillage

9Dans le nouveau titre apparaît également un « et » entre « éducation » et « formation ». Rappelons sa définition [5] : « et » est une conjonction servant à coordonner des termes, des groupes de termes et des phrases, et exprimant une addition, une jonction, un rapprochement ne relevant pas d’une simple coordination, mais d’une mise en rapport, d’une sorte de confrontation. Nous pouvons donc retenir que l’utilisation du « et » installe les deux termes « éducation » et « formation » comme différents (et non inclus) mais aussi comme complémentaires (le « et » apporte un plus, un supplément au premier terme). J’y vois trois conséquences qui, à mes yeux, peuvent participer au brouillage de l’identification de notre discipline.

10Tout d’abord, en distinguant deux termes dans le titre, nous abandonnons un étendard « générique ». En effet, plusieurs voix au sein de notre communauté défendent que, sur la base de leur définition large du processus éducatif, le terme « éducation » incluait sans aucun problème celui de « formation » [6]. Leur séparation et leur distinction, qu’ils considèrent forcées si ce n’est artificielles, ont des conséquences théoriques et épistémologiques non négligeables. Les deux termes demanderont à être définis simultanément dans leurs différences et dans leurs complémentarités. Il ne serait sans doute pas inutile que de futures manifestations ou publications scientifiques de notre communauté s’emparent de cette question. D’autant qu’elle se complique (deuxième conséquence) par une sorte de jurisprudence en lien avec les diverses identités scientifiques de nos enseignants-chercheurs. En ouvrant « éducation » à un « et », pourquoi ne pas poursuivre avec, par exemple, et « insertion », et « animation », et « développement », et « apprentissages », et « émancipation », etc. et risquer la dérive d’un inventaire à la Prévert ?

11La troisième conséquence est que notre discipline a 50 ans, 50 ans d’histoire, d’avancées, de développements, pas toujours faciles, mais qui ont façonné une reconnaissance certaine des « sciences de l’éducation ». Avec un nom « rallongé », comment nous positionner par rapport à notre histoire ? Cela ne semble pas pouvoir être dans une simple continuité (il aurait pour cela été inutile de modifier notre nom pour poursuivre comme avant) pas plus qu’en rupture (personne n’envisage d’abandonner l’héritage des générations précédentes). Dès lors, il conviendra de positionner notre discipline et de la rendre repérable sans qu’elle ne soit ni tout à fait la même, ni tout à fait une autre.

Les apports du mythe des jumeaux

12En reprenant la chronique de Sabine Gayet [7] consacrée au mythe des jumeaux, nous pouvons explorer les relations entre « éducation » et « formation », dont les modalités se déploient entre le pôle de l’harmonie et celui de l’affrontement. La présence simultanée de deux termes est propice à l’affrontement mais, en même temps, elle rend l’union possible. Si l’harmonie est toujours à construire (et s’érige à la fois en objectif et en chantier pour notre communauté), la relation avec l’autre terme demeure l’élément le plus constitutif de chacun. C’est avec et par le « et » que se caractériseraient le plus fortement « éducation » et « formation ». En revanche, comme le souligne l’auteure, c’est de l’harmonie ou de la disharmonie de cette relation que naît la vie ou la mort (tout au moins ce qui va dans le sens de la vie ou dans le sens de la mort) pour l’individu et pour la société, mais sans doute aussi pour notre communauté et notre discipline.

13Ce premier carrefour nous invite à repenser notre identité scientifique, sans faire l’économie de points de repères épistémologiques et théoriques, en intégrant à la fois nos 50 ans d’histoire et le terme de formation, désormais partie de notre nom. Une intégration qui, bien sûr, privilégierait plutôt le mode de l’harmonie.

La formation des enseignants : opportunité ou menace ?

14Parmi les avantages au fait d’avoir rajouté le terme « formation », j’ai relevé le marquage par notre discipline de l’ensemble du champ de la formation professionnelle, dans une période historique où la formation dans les secteurs professionnels concernés est en cours d’universitarisation, secteurs qui sont d’ailleurs largement investis par nos recherches et nos interventions, j’y reviendrai. Par contre, les sciences de l’éducation ont investi depuis longtemps la formation des enseignants de par ses liens étroits avec le champ scolaire, à partir duquel les travaux de sciences de l’éducation se sont développés.

15Dans la formation des enseignants, l’universitarisation a été instaurée pour le primaire (où elle n’existait pas) et alignée avec celle du secondaire, avec la création des IUFM en 1991. Depuis lors, de la maternelle au lycée, les enseignants ont été recrutés au niveau licence. S’en sont suivies diverses réformes, la mastérisation d’abord (2010-2011), élevant le niveau de recrutement au master mais diminuant le volet « formation professionnelle », puis la création des ESPE (écoles internes d’une Université en 2013) et, prochainement car annoncé pour la rentrée 2020, la mise en place des INSPE. L’universitarisation est donc déjà un peu ancienne et nous pouvons examiner les voies qui s’ouvrent, pour ce deuxième carrefour, à l’aune de plus de 25 ans d’expériences, plus ou moins positives.

L’universitarisation comme opportunité

16Au-delà de son intérêt pour la profession enseignante, l’universitarisation de la formation a constitué une opportunité importante pour les sciences de l’éducation [8], en particulier avec un empan couvrant les enseignants du primaire (devenant professeurs des écoles). En effet, sans écarter le contexte et les acteurs de l’enseignement secondaire, c’est quand même dans des liens très étroits avec l’école primaire que s’est constituée notre discipline.

17À leur création, les IUFM pouvaient même être envisagés sinon comme un levier de reconnaissance pour notre discipline, tout au moins comme un espace d’articulation entre les Départements des sciences de l’éducation de nos Universités et la formation des enseignants.

18Ce ne fut pas toujours le cas, mais force est de constater que les effectifs d’enseignants-chercheurs en sciences de l’éducation augmentèrent avec les postes en IUFM et ils vinrent, bien sûr, renforcer nos unités de recherche. Cela se prolongea avec les réformes suivantes, notamment la création des ESPE, qui coïncidèrent avec la fin des licences « suspendues » (c’est-à-dire réduites à la seule 3e année) et l’ouverture de licences en sciences de l’éducation sur les 3 ans, à partir de la L1. Par conséquent, l’effectif étudiant augmentant lui aussi, nous sommes devenus une « filière en tension », ce qui a généré la création de quelques postes en Université.

Les jeux du champ scientifique comme menaces

19Les opportunités furent essentiellement quantitatives : davantage de postes en sciences de l’éducation (avec des variations fortes selon les IUFM) et davantage d’étudiants dans nos licences (avec un cursus complet). En revanche, notre discipline a rencontré de sérieuses difficultés durant cette période. J’en ai, pour le moins, identifié trois niveaux.

20Le premier niveau fait écho à l’analyse que livre Bourdieu (1975) du champ scientifique, « un champ social comme un autre, avec ses rapports de forces et ses monopoles, ses luttes et ses stratégies » (p. 91). Il le décrit comme un « système de relations objectives entre les positions acquises (par des luttes antérieures) » qui prend la forme d’une nouvelle lutte dont l’enjeu est le « monopole de l’autorité scientifique » voire de celui de « la compétence scientifique, entendue au sens de capacité et parler et d’agir légitimement en matière de science » (p. 92). La création des IUFM a ouvert un nouvel espace de jeu, au sein duquel les sciences de l’éducation auraient pu apparaître comme légitimement dominantes (leur spécialité étant l’éducation) mais un espace que les autres disciplines voulaient aussi conquérir. Dès lors, leur lutte a pris la forme d’un procès en scientificité des sciences de l’éducation, pour saper leur légitimité et accéder ainsi à une maîtrise plus importante du terrain de jeu. Cette lutte, avec les différents échos qu’elle a pu rencontrer au niveau ministériel, est la caractéristique, sans doute majeure, du contexte qui est celui de notre communauté depuis bientôt 30 ans.

21À ce contexte de luttes contre des « forces extérieures », il conviendrait de rajouter (deuxième niveau) sinon des rivalités, tout au moins des tensions à l’interne. Parmi les nombreux postes générés par la formation des enseignants, une proportion considérable concerne des profils de didactique disciplinaire. Ils relèvent, bien sûr, de nos unités mais leur nombre (par rapport à d’autres approches privées, elles, de créations de postes) peut se traduire par des déséquilibres entre les composantes des unités. De plus, l’identité scientifique des enseignants-chercheurs concernés s’est souvent construite en tension entre la discipline concernée et l’approche didactique qui les rattache aux sciences de l’éducation. D’ailleurs, cette tension est aisément perceptible dans leur façon de s’identifier, de se présenter ou de signer et leur relation avec l’histoire de notre discipline, ses principes, ses enjeux, etc. est parfois, au moins pour certains d’entre eux, légèrement distendue. Cette différenciation, si elle ne se traduit pas concrètement par des conflits, renvoie plutôt à une sorte de cohabitation, plus ou moins apaisée, mais qui fragilise la consistance sociale de notre communauté et sa capacité à se mobiliser ensemble dans un combat, national par exemple.

22Si les deux premières menaces concernent les enseignants-chercheurs, la troisième renvoie aux étudiants de nos Départements. Bien sûr, les effectifs de nos licences ont fortement augmenté mais un très large pourcentage des étudiants accueillis a, comme projet professionnel, de devenir professeur des écoles et de pouvoir entrer en master à l’ESPE pour préparer le concours. Nous formons donc des cohortes de licenciés que nous ne retrouvons plus ensuite dans nos masters (je passe sur les étudiants « en attente » d’être admis en MEEF).

23Nous devons donc reconstruire une offre de master pour des étudiants que nous n’avons pas formés et dans des spécialités radicalement coupées du champ scolaire. En effet, en ouvrant une mention (Pratiques et Ingénierie de Formation) dans le master MEEF confiée à l’ESPE, le Ministère a privé les Départements de toute formation dans ce secteur (cadres, formateurs, etc.). Nous nous retrouvons donc avec une offre de formation quasiment schizophrènique, dissociant une licence accueillant majoritairement des futurs (ou potentiels) professeurs des écoles et des parcours de master majoritairement alimentés par des professionnels en formation continue et en reprise d’études. Et notre marge d’action pour changer cela est assez réduite.

La formation des enseignants pour notre discipline : le quantitatif et le qualitatif

24L’universitarisation de la formation des enseignants a été, nous l’avons vu, une aubaine [9] pour notre discipline. Elle s’est traduite par une augmentation de nos recrutements tant du côté des enseignants-chercheurs (surtout en IUFM et en ESPE [10]) que de nos étudiants (surtout dans les Départements des Universités).

25En revanche, cette augmentation quantitative n’a pas résolu les enjeux d’ordre qualitatif, en particulier la cohésion de notre communauté, ses capacités de mobilisation dans un contexte de luttes ou la maîtrise de nos parcours de formation. L’harmonie, précédemment évoquée, se voit ici relayée par la cohésion (sans doute plus proche des pratiques scientifiques) mais surtout complétée par une nécessaire combativité dans le champ scientifique, combativité qui n’a peut-être pas été toujours aussi offensive ni aussi soutenue qu’elle aurait pu l’être.

Les disciplines contributives : adjuvantes ou opposantes ?

26Les sciences de l’éducation ont émergé et se sont développées en mobilisant des cadres théoriques et/ou méthodologiques empruntés à des disciplines parmi lesquelles les sociologies, les psychologies, l’anthropologie, la philosophie, l’histoire, la psychanalyse ou, plus tard, l’ergonomie. Ces emprunts étaient généralement accompagnés de divers niveaux et modalités de « métissage » qui les différenciaient de leur mobilisation dans leur contexte disciplinaire d’origine. Ils portaient cette caractéristique de « pluralité » [11], devenue avec l’objet de nos recherches, le fait éducatif, les deux vecteurs identitaires de notre discipline.

Les fonctions adjuvantes des disciplines contributives

27Indéniablement, ces disciplines ont constitué un apport important au développement des sciences de l’éducation, au point même de les qualifier de contributives. C’est d’ailleurs, à ce titre, qu’elles intègrent nos curricula de formation et participent de notre culture commune. Aujourd’hui, elles fournissent surtout des étayages théoriques et méthodologiques complémentaires à nos recherches.

28Elles ont toutefois imprégné notre culture et nos traditions de recherche, ce qui constitue une potentialité non négligeable, notamment en termes de plasticité et d’adaptabilité pour investir de nouveaux objets ou de nouveaux secteurs. Cette particularité dote notre discipline d’une attractivité qui gagnerait à être mieux valorisée.

29Mais ces contributions d’autres disciplines, indispensables lors de notre création, sont-elles encore aussi incontournables, aussi indispensables voire absolument nécessaires aujourd’hui, ou du moins le sont-elles toujours de la même manière ?

Leurs fonctions opposantes : des entraves à notre développement

30Une limite des disciplines contributives a toujours résidé dans le métissage qui, au sein de notre communauté, a été entendu de manière assez différente [12]. Si un accord pouvait se faire sur le fait qu’une recherche en sciences de l’éducation mobilisant, par exemple, des cadres de la psychologie sociale n’était pas une recherche en psychologie sociale, les marqueurs de différenciation manquaient parfois de visibilité. Ce brouillage pouvait aller jusqu’au repérage disciplinaire de certains collègues qui, dans les médias en particulier, mettaient en avant la discipline contributive de laquelle ils se sentaient proches au détriment de leur appartenance institutionnelle aux sciences de l’éducation qu’ils semblaient occulter, un peu comme une tare. Dès lors, la pluralité, au lieu d’apparaître comme un bénéfice et une spécificité, apparaissait comme un déficit de spécialité [13].

31Ce déficit, véhiculé au sein même de notre discipline, ne manquait pas d’entrer en écho avec le dénigrement stratégique de la part de ces disciplines qui restaient nos concurrentes dans le champ scientifique. Elles avaient beau jeu d’opposer leur consistance (historique, épistémologique, théorique, méthodologique) à notre fragile pluralité.

32Cette ambivalence attirance / rejet par rapport aux disciplines voisines, s’est aussi traduite très concrètement au niveau de nos instances institutionnelles. Ce fut d’abord le cas de la 70e section du CNU qui a dû poser la frontière entre un dossier qui pouvait obtenir sa qualification et un qui ne le pouvait pas. Si cette limite est aujourd’hui établie, elle ne permet toutefois pas l’économie de débats réguliers en séance, sachant qu’une thèse soutenue en sciences de l’éducation n’a que très peu de chances (sauf très rares exceptions) d’obtenir une qualification dans une autre discipline.

33Ce fut, et c’est, ensuite le cas dans nos Comités de sélection. Allons-nous recruter des candidats non qualifiés en 70e section sur les rares supports qui nous sont octroyés ? Nous savons que l’inverse ne sera jamais possible pour nos docteurs et nous savons aussi que ces candidats, au-delà d’une opportunité que l’on comprend très bien dans le contexte actuel, n’ont aucune connaissance de l’histoire ni de la culture de notre discipline.

Clarifier notre positionnement : choisir l’émancipation

34Dans nos rangs, avons-nous encore besoin de spécialistes disciplinaires au point de sacrifier les étudiants que nous avons formés à une certaine pluralité, pour les qualifications mais surtout pour les postes ? Depuis 50 ans, nos avancées épistémologiques, surtout, mais aussi théoriques et méthodologiques ont posé les fondations permettant non pas une rupture radicale (qui serait stupide et contre-productive) mais une marge d’autonomie effective de notre discipline. Il est incontestable que nous avons constitué un corpus scientifique (démarches, méthodes, théories, résultats, etc.) suffisamment solide pour prétendre à une autonomie certaine. Bien sûr, il faut encore, inlassablement, consolider ce socle (et le valoriser tant à l’interne de notre communauté qu’à l’externe) mais, sans doute, faut-il aussi protéger nos ressources (nos postes, nos docteurs). Dans les luttes qui caractérisent le champ scientifique, jouons collectif et offensif, c’est la seule stratégie pour perdurer.

La diversification des objets : croissance ou dissolution ?

35Si les sciences de l’éducation sont nées autour de l’école primaire puis dans l’enseignement secondaire, et si elles ont rapidement accueilli la formation des adultes, nous constatons aujourd’hui une large diversification. Elle constituera notre quatrième carrefour.

36Nous situerons l’émergence de ces nouveaux secteurs, à côté des secteurs traditionnels (secteurs scolaires et de la formation des adultes), lors de la création des IUFM, quand les politiques de professionnalisation ont concerné d’autres secteurs professionnels et que leur universitarisation a incité leurs acteurs à faire appel à nos compétences. Je citerai d’abord les différents secteurs des métiers adressés à autrui (les métiers de la santé, du travail social, de l’animation) mais je pourrais rajouter, plus récemment, la pédagogie universitaire et l’entreprise ou, encore plus récemment, les questions relatives à la jeunesse, au changement, à l’émancipation voire à la prévention de la radicalité.

Les nouveaux objets, un indicateur de croissance

37Nous constatons que nos objets dépassent largement le binôme historique (champ scolaire et formation des adultes) mais qu’ils investissent de nouveaux secteurs professionnels, englobant différents métiers adressés à autrui [14]. Ils dépassent même les termes à la fois d’éducation et de formation et pour circonscrire notre champ de recherche actuel, sans doute faudrait-il le penser au sein d’un « nouveau triangle » dont les sommets seraient « relation / interaction », « professionnalisation » et « universitarisation » (en lien avec un ancrage fort dans des dimensions politiques et institutionnelles).

38Cette diversification se traduit dans nos recherches mais aussi dans nos formations, dans nos licences certes mais surtout dans nos masters pour lesquels ces secteurs sont en passe de devenir nos fournisseurs principaux d’étudiants. Ils génèrent de multiples formes de collaboration et de partenariat (formations, manifestations scientifiques, recherches participatives, bourses CIFRE, etc.) et contribuent nettement à renforcer notre visibilité et notre utilité sociale (au moins perçue).

Les nouveaux objets, un indicateur de dissolution

39Si la diversification de nos objets constitue, incontestablement, un indicateur de croissance, il présente, en même temps, des risques non négligeables. J’en développerai trois.

40Jusqu’à présent l’objet « éducation » (certes entendu dans une large acception) constituait notre repère identitaire. Actuellement, même avec le secours de « formation », notre nom peine à rendre compte de la totalité des secteurs investis. Le premier risque est donc de dissoudre notre ADN dans une trop grande diversité et de réduire les champs de l’éducation et de la formation à n’être que deux parmi beaucoup d’autres.

41Dès lors, il devient particulièrement difficile de donner à voir nos recherches (à un degré moindre, c’est la même chose pour nos formations), leurs potentialités mais, surtout, leurs spécificités. En s’émancipant trop fortement de son contexte de recherche originel, notre discipline ne court-elle pas le risque d’apparaître hors-sol, de ne fonctionner qu’au gré des opportunités et/ou du marché ?

42D’autant qu’en investissant d’autres secteurs nous ouvrons autant de front de concurrence avec les autres disciplines. Chaque secteur constituera autant d’espaces de procès en non-légitimité et donc en non-scientificité. Avons-nous les moyens, en termes d’effectifs et de cohésion, pour engager autant de rapports de forces simultanément ?

Vers une stratégie politique de développement

43La diversification de nos objets de recherche a surtout été portée, du moins pour la plus grande partie, par des logiques d’opportunités. Il n’y a rien de péjoratif dans mon propos car ces conditions permettent parfois de mettre au jour de fortes potentialités. De plus, la majorité des travaux menés ont respecté un niveau d’exigence tout à fait satisfaisant. En revanche, le risque de dissolution identitaire est bien latent. Qu’étudient les sciences de l’éducation et de la formation, en France, aujourd’hui ? Un travail systématique d’analyse des titres des thèses soutenues révèlerait, sans doute, quelques surprises à ce propos.

44Je pense, et c’est l’apport de ce quatrième carrefour, que nous ne pouvons pas continuer à nous laisser guider par des opportunités et ouvrir des chantiers au gré des demandes. Nous avons besoin d’une vraie stratégie politique, solide et réfléchie, pour circonscrire les composantes de notre identité scientifique et pour poser des frontières entre ce qui relève de notre discipline et ce qui n’en relève pas. Corollairement, il faudra sans doute élaborer collectivement une identité scientifique claire et lisible, précise et partagée et qui serait défendue publiquement, ostensiblement même, par l’ensemble de notre communauté.

La refondation du rapport aux attentes sociales : développement ou enfermement ?

45Le lien particulier qui existe entre notre discipline et les pratiques sociales ou professionnelles, dans le champ de l’éducation, de la formation ou, maintenant, dans les nouveaux secteurs investis, génère des attentes sociales fortes, non dénuées de la tentation de cantonner les sciences de l’éducation dans une contribution à ou pour l’action. Rapprochée d’une sorte d’ingénierie de l’action en contexte professionnel, elles auraient en charge de traduire des travaux divers pour les mettre au service de l’efficacité des pratiques. Cette perspective de science appliquée a été largement combattue par les instances qui régissent les sciences de l’éducation, en particulier le CNU, et les comités de lecture de nos revues (voire de nos colloques). Durant une période, pas très ancienne d’ailleurs, ce combat s’est même, pour partie, quelque peu radicalisé en marginalisant les démarches qui se « compromettaient » avec l’action (en particulier les démarches de recherche-action ou de conseil et d’aide à la décision). Au nom du « faire science », la seule visée strictement heuristique était revendiquée et valorisée, de préférence d’ailleurs quand elle optait pour des méthodes quantitatives. Ce carcan s’est progressivement desserré au point d’avoir quasiment cédé ces dernières années. Je pointerai deux éléments qui, à mes yeux, ont contribué à faire reconnaître comme pleinement scientifique des démarches de recherche qualifiées de praxéologiques : le Code de la recherche (2013) qui cite explicitement, dans ses objectifs, les démarches de valorisation [15] et, surtout, l’évaluation des unités de recherche (initiées par la création de l’AERES puis du HCERES) qui s’efforce de prendre en compte la diversité des activités de ces unités [16].

La refondation du rapport aux attentes sociales : un levier de développement

46Cette histoire de notre discipline s’est traduite, aujourd’hui, par une vigilance épistémologique sans doute plus importante qu’ailleurs. Ainsi, si les recherches heuristiques visant « uniquement » la connaissance continuent d’être valorisées, les recherches à dominante praxéologiques (visant la production de connaissances en lien avec l’efficacité de l’action) sont assez largement reconnues. En fait, l’articulation des deux visées semble quasi unanimement acceptée, pour peu qu’un certain nombre de conditions soient rigoureusement respectées, en particulier celle qui consiste à les articuler sans les superposer ou les confondre. C’est en particulier le cas des recherches participatives qui se sont aujourd’hui clairement émancipées de toute suspicion de parasitage militant (Robert et Marcel, 2019).

47De plus, un faisceau d’éléments concordants modifie en profondeur le rapport de nos recherches aux demandes sociales. Je citerai, sans exhaustivité, la diversification des objets et des contextes de nos recherches (avec en arrière fond les politiques de professionnalisation des secteurs concernés) qui intensifie ces demandes, la baisse marquée des dotations récurrentes de nos unités qui nous contraint à envisager d’autres modalités de ressources ou la réforme du doctorat qui tarit la filière historique des doctorants professionnels (qui était la nôtre) pour lui substituer des étudiants traditionnels qui réactivent nécessairement la question du financement du parcours doctoral.

48En résumé, les demandes pour des recherches praxéologiques se développent et nous y sommes, au moins par nécessité, beaucoup plus attentifs. Nos avancées épistémologiques dans ces démarches et leur reconnaissance par les instances qui régissent notre discipline balisent aujourd’hui solidement le domaine. Il est donc aisé de voir, dans cette conjonction de dynamiques, à la fois un indicateur et une potentialité du développement de nos recherches, tout au moins de nos recherches à dominante praxéologique.

La refondation du rapport aux attentes sociales : un risque d’enfermement

49Là encore, ce type de recherche présente un certain nombre de risques à ne pas minimiser. J’en citerai rapidement deux, la relation avec des commanditaires et les questions d’éthique qui sont afférentes à ce type d’interactions et le recours à des financements privés (alors qu’institutionnellement nous relevons de la recherche publique) qui nous propulsent dans un terrain régi par les lois du marché, terrain [17] où nous entrons en concurrence commerciale avec des bureaux d’étude et en concurrence scientifique et commerciale avec des disciplines voisines.

50Pourtant le risque majeur est, à mes yeux, le positionnement socio-politique de notre discipline. Il est extrêmement important de préserver des recherches strictement heuristiques et de revendiquer haut et fort notre contribution au développement des connaissances sur nos objets et nos contextes. Dans le cas contraire, une spécialisation exclusive et étroite sur des recherches praxéologiques [18] nous priverait d’une part de toute maîtrise de notre projet (assujetti aux différentes demandes) mais surtout nous cantonnerait dans un espace épistémologique mou, entre ingénierie et recherche appliquée, avec un statut de discipline de second rang. La manière dont sont pensées, par les ESPE, les « recherches collaboratives » qu’elles promeuvent (des démarches peu définies, fourre-tout, à l’interface de différentes logiques, etc.) est, à ce titre, assez inquiétante. Quelques indices (que j’ai peut-être mal interprétés) pourraient laisser penser qu’elles nous sont réservées, voire exclusivement destinées, de manière à nous occuper à moindre frais et à nous tenir éloignés de la « vraie » recherche en éducation, ici sur les questions scolaires, qui semble de plus en plus régulièrement placée sous l’égide des neurosciences.

Choisir et ne pas subir

51Ce cinquième carrefour nous invite, une nouvelle fois, à reprendre la maîtrise de notre devenir. Des opportunités de recherches praxéologiques se présentent. Outre les enjeux épistémologiques et scientifiques [19] dont elles sont porteuses pour notre discipline, elles offrent également des possibilités de financement, ne les négligeons pas, bien au contraire. Intégrons-les à ce que nous faisons, surtout à ce que nous ferons, mais pas n’importe comment.

52Il nous incombe de prendre en compte ce volet lorsque nous réfléchirons à notre identité car ce type de recherche est très visible et contribue à l’image et à la reconnaissance sociales de notre discipline [20]. En revanche, ce volet doit trouver sa place dans un projet plus large, qui ménage une part importante aux recherches à visée à dominante heuristique et qui ne néglige pas, non plus, la nécessaire fonction critique [21] de nos travaux, un projet qui circonscrive les objets et les contextes qu’il investit, ceux qui correspondent à son histoire et à son avenir, à ses compétences et à ses stratégies. Un projet élaboré, mais surtout un projet mis en œuvre et revendiqué collectivement. Notre identité, notre projet ou notre communauté bénéficient de toutes les ressources nécessaires pour choisir et dessiner notre avenir, de manière autonome. Sans doute faut-il toutefois renforcer notre cohésion et notre sens du collectif pour éviter, surtout, de subir, en se donnant de vrais moyens pour repenser ensemble notre avenir.

Conclusion : Janus, protecteur de tout commencement

53Après avoir fréquenté ces cinq carrefours et décrit les deux voies qui s’offrent à notre communauté, je reconvoquerai Janus,

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« le dieu de tous les seuils, de tous les passages, de toutes les portes, et d’abord des portes publiques (jani), sous lesquelles passaient les routes. Il est par le fait même celui des départs et des retours, et par extension celui de toutes les voies de communication. Sous le nom de Portunus, il est considéré comme le dieu des ports, et comme on voyage aussi bien par eau que par terre, il passe pour avoir inventé la navigation » [22].

55Pour synthétiser les apports de notre fréquentation des cinq carrefours « actuels », et dans la perspective d’esquisser notre parcours pour les années futures, je retiendrai d’abord la diversité des nouveautés qu’a à intégrer notre discipline : un nouveau nom, de nouveaux enseignants-chercheurs, de nouveaux étudiants, de nouveaux objets ou de nouveaux contextes. Je rajouterai une modification de son positionnement, à fois par rapport aux disciplines voisines, désormais érigées en concurrentes sur le champ de la formation des enseignants ou, plus largement, sur celui des secteurs « en cours » de professionnalisation. Nos relations anciennes, nous ayant conduit à les qualifier de contributives, ne sont aujourd’hui plus vraiment d’actualité. Nous sommes entrés dans des champs scientifiques et sociaux régis par une logique de marché, où nous sommes l’objet de nombreuses attaques d’origines et de niveaux très divers. D’autant que nous investissons, avec un certain succès, un nouveau marché, celui des recherches à dominante praxéologiques et financées. C’est la règle du jeu, nous pouvons la regretter (et l’ignorer) mais nous pouvons aussi l’adopter pour essayer de gagner quelques parties.

56Si nous voulons ne pas rester cantonnés dans les marges, sans doute faudra-t-il opter pour des stratégies pro-actives et augmenter ainsi notre maîtrise de ces champs. Cela passera par une identité claire et assumée, un projet précis et ciblé, une stratégie politique solidement charpentée. Mais ce triptyque ne peut pas se penser hors sol, il doit d’abord prendre ancrage dans nos 50 années d’histoire, la poursuivre, la renouveler peut-être, mais surtout l’assumer, la revendiquer et éviter toute forme de rupture. Sans doute requerra-t-il également une forme de prosélytisme en faisant l’effort de promouvoir nos recherches, nos avancées et nos résultats, de communiquer avec et dans les médias (en apprenant à valoriser notre produit), de se faire mieux connaître des décideurs et des sphères de pouvoir (politiques, ministérielles, associatives, entrepreneuriales). Enfin, il ne pourra se réaliser que par une communauté d’enseignants-chercheurs à la fois consistante, soudée et mobilisée pour défendre et faire grandir, collectivement, les sciences de l’éducation et de la formation.

Bibliographie

Bibliographie

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  • Bourdieu P. La spécificité du champ scientifique et les conditions sociales du progrès de la raison. Sociologie et sociétés, 1975, n° 71, pp. 91-118.
  • Charlot B. (Ed.). Les sciences de l’éducation. Un enjeu, un défi. Paris : ESF, 1995.
  • Hofstetter R. & Schneuwly B. Une approche transnationale de la transformation de la pédagogie en sciences de l’éducation (xixe et xxe siècles). Convergences et contradictions. Les Dossiers des Sciences de l’éducation, 2019, n° 42 (sous presse).
  • Marcel J.-F (Ed.). Les sciences de l’éducation : des recherches, une discipline. Paris : L’Harmattan, 2002.
  • Mohib N. (Ed.). À propos des sciences de l’éducation. Strasbourg : EUS, 2010.
  • Robert A. D. & Marcel J.-F. Des relations entre recherches en éducation et engagements militants : éléments pour un débat. In : Marcel J.-F., Bordes V. & Lescouarch L. (Dir.). Recherches en éducation et engagements militants. Vers une tierce approche. Toulouse : PUM, 2019, pp. 25-44.

Mots-clés éditeurs : sciences de l’éducation et de la formation, attentes sociales, disciplines contributives, carrefour, formation des enseignants

Mise en ligne 08/09/2020

https://doi.org/10.3917/lsdle.522.0123

Notes

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