Couverture de LSDLE_504

Article de revue

Note de lecture

Pages 133 à 140

Notes

  • [1]
    L’auteure souhaite que ses prénom et nom soient écrits avec des minuscules. Elle explique ses motivations sur son site : [http://www.danah.org/name.html], consulté le 02/01/2016. Deux raisons principales l’ont poussée à ce choix. L’une personnelle et l’autre socio-culturelle. À titre personnel, elle trouve dans cette forme un équilibre ou une symétrie qui donne une élégance à son nom. Il s’agit d’un choix esthétique. La raison socio-culturelle part d’une réflexion sur l’écriture en lettre majuscule de certains pronoms en anglais (et pas tous) alors qu’une autre convention sociale veut que « je » ne doit pas être le centre du monde. Ces manières de se décrire lui apparaissent contradictoires. Pour elle, un nom ne résume pas une personne. Ainsi, par cette démarche, l’auteure choisie de se réapproprier ce qui lui a été imposé par la société. De manière sous-jacente, elle suggère une réflexion sur sa propre identité et ses choix identitaires.
  • [2]
    Professeure en science de l’information à l’Université Paris Descartes. Elle est membre de l’École nationale de création industrielle, de Paris Design Lab, et du Centre d’étude de l’écriture (CNRS-EHESS).
  • [3]
    Ce qui était le cas pour l’auteure.
  • [4]
    Ensemble de population relativement homogène sur le plan culturel et social, souvent regroupées par ethnie et vivant dans le même quartier.
  • [5]
    Paru à Chicago en 1919, publié en français chez Nathan en 1998.
  • [6]
    Coenen-Huther J. Le domicile : sphère privée et sphère publique. Cahiers Internationaux de Sociologie, n° 38, 1991, pp. 301-331.
  • [7]
    boyd d. C’est compliqué la vie numérique des adolescents. Caen : C&F éditions, 2016, p. 171.
  • [8]
    Les Anglo-Saxons utilisent le terme « overparenting » pour désigner ce phénomène. danah boyd cite en référence différents travaux : Bernstein G. & Triger Z. H. Over-Parenting. UC Davis Law Review, vol. 44, n° 4, pp. 1221-1279, 2011. URL : [https://ssrn.com/abstract=1588246], consulté le 3/07/2017 ; Nelson M. K. Parenting Out of Control : Anxious Parents in Uncertain Times. New York : New York University Press, 2010 ; Stearns P. N., Anxious Parents : A History of Modern Childrearing in America. New York : New York University Press, 2004. Concernant les travaux francophones, peuvent notamment être consultés : De Singly F. Le Soi, le couple et la famille. Paris : Nathan, 1996 ; Martin C. La Parentalité en question, perspectives sociologiques : rapport pour le Haut conseil de la population et de la famille. Paris : La Documentation française, 2003 ; Martin C. (Dir.). « Etre un bon parent ». Une injonction contemporaine. Rennes : Presses de l’EHESP, Coll. « Lien social et politiques », 2014 ; Neyrand G. Soutenir et contrôler les parents. Le dispositif de parentalité. Toulouse : Eres, 2014.
    En toile de fond de ces nouvelles normes de parentalité, apparait la lutte contre l’insécurité, les bandes de jeunes et l’enfant laissé à lui-même. Par exemple, de plus en plus, les parents nord-américains conduisent leurs enfants à l’école en voiture et ne les laissent plus s’y rendre à pied, à vélo ou en bus. De plus, la règle « fais ce que tu veux, mais soit à la maison quand la nuit tombe » (p. 179) connue par la sociologue dans son enfance n’est plus d’actualité pour les adolescent.e.s du début du XXIe siècle. Une adolescente rencontrée par danah boyd déclare : « quand on n’a pas la possibilité [de se rencontrer en direct], alors on ne peut rien faire d’autre que d’aller en ligne » (p. 177).
  • [9]
    boyd d. C’est compliqué la vie numérique des adolescents. Caen : C&F éditions, 2016, p. 180.
  • [10]
    Neyrand G. Soutien à la parentalité et contrôle social. Bruxelles : Fédération Wallonie-Bruxelles de Belgique, « Yapaka. Temps d’arrêt », n° 65, 2013, p. 35. URL : [http://www.yapaka.be/sites/yapaka.be/files/publication/ta-65-parentalite-neyrand-web_2.pdf], consulté le 21/06/2017.
  • [11]
    Cerf J. Boris Cyrulnik : « Moi je dis que tout se joue entre 0 et 120 ans ». Télérama, n°3493-3494, 19/12/2016, pp. 3-8.
  • [12]
    boyd d. C’est compliqué la vie numérique des adolescents. Caen : C&F éditions, 2016, p. 183.
  • [13]
    New York - Police judiciaire et New York - Section criminelle, en français.
  • [14]
    Littéralement “attrapez un prédateur”. Il s’agit d’une émission de téléréalité où des journalistes se font passer pour des mineurs sur des réseaux sociaux numériques afin de piéger des personnes développant un trouble de la préférence sexuelle tel que la pédophilie.
  • [15]
    À ce propos, cf. notamment : ONDRP. Victimation personnelle et opinions sur la sécurité d’après les enquêtes « Cadre de vie et sécurité » 2007 à 2014, Paris, INHESJ, 2015. URL : [https://www.inhesj.fr/sites/default/files/fichiers_site/ondrp/rapports_annuels/ plaquette_avip_def.pdf], consulté le 03/01/2017 ou ONDRP. Victimisation personnelle. Enquête cadre de vie et sécurité 2011-2015. Paris : INHESJ, 2016. URL : [https://www.inhesj.fr/sites/default/files/fichiers_site/ondrp_ra-2015/plaquette_AVIP_WEB_BD.pdf], consulté le 03/01/2017.
  • [16]
    Olweus D. Bullying at School : What We Know and What We Can Do. Oxford : Wiley-Blackwell, 1993 (traduction française publiée chez ESF en 1999).
  • [17]
    boyd d. C’est compliqué la vie numérique des adolescents. Caen : C&F éditions, 2016, p. 251.
  • [18]
    Tisseron S. 3-6-9-12, apprivoiser les écrans et grandir. Toulouse : Érès, 2013.
  • [19]
    Sur la question de l’addiction aux écrans, une recherche dans Google fournit « environ 535 000 résultats ». En 2004, le terme cyberdépendance est utilisé par Ferron B. et Duguay C. dans l’article « Utilisation d’internet par les adolescents et phénomène de cyberdépendance », Revue québécoise de psychologie, 2004, vol. 25, n° 2, pp. 167-180. Parmi les références scientifiques : Louacheni C., Plancke L. & Israel M. Les loisirs devant écran des jeunes. Usages et mésusages d’internet, des consoles vidéo et de la télévision. Psychotropes, vol. 13, n° 3, 2007, pp. 153-175. Tisseron S. Le soi connecté. L’école des parents, n° 594, 2012, p. 30. URL : [http://www.cairn.info/revue-l-ecole-des-parents-2012-1-page-30.htm], consulté le 21/02/2017.
  • [20]
    Certains de nos étudiants n’ont-ils pas deux écrans devant eux pendant les cours ?
  • [21]
    Cf. notamment : Vodoz L. Fracture numérique, fracture sociale : aux frontières de l’intégration et de l’exclusion. SociologieS, Dossiers Frontières sociales, frontières culturelles, frontières techniques, 2010. URL : [http://sociologies.revues.org/3333], consulté le 08 janvier 2017. Ou encore : Belliard D. & Bertrand M. La nouvelle fracture numérique. Alternatives Economiques, Hors-série, n° 100, février 2014. Et plus récemment : Laferrère F.-O. Résorber la fracture numérique, voilà l’état d’urgence. lemonde.fr, 8 janvier 2016. URL : [http://www.lemonde.fr/idees/article/2016/01/08/resorber-la-fracture-numerique-voila-l-etat-d-urgence_4843983_3232.html], consulté le 08/01/2017.

1 danah boyd [1], sociologue chez Microsoft Rechearch, fondatrice de Data & Society et professeure associée à la New York University, étudie empiriquement dans cet ouvrage les usages par les adolescent.e.s du numérique. La recherche s’inscrit d’abord dans le champ des sciences de l’information et de la communication, mais se rapportant aux pratiques adolescentes, elle peut également intéresser la socio-anthropologie de l’adolescence et de la jeunesse ainsi que la sociologie de l’éducation.

2 danah boyd s’appuie sur 166 entretiens recueillis, entre 2003 et 2012, auprès d’adolescent.e.s et de parents. À ces témoignages, s’ajoutent des observations. Elle s’inscrit dans une démarche socio-anthropologique où tous les éléments de sa vie peuvent venir alimenter son carnet de terrain et son processus de réflexivité pour analyser les pratiques adolescentes du numérique. Elle complète ce riche matériel empirique avec des statistiques, des études scientifiques provenant de différents champs, explique le fonctionnement de services disponibles par Internet, ou encore mobilise des discours publics afin de construire ses interprétations et montrer les limites de nos comportements et connaissances du numérique. En choisissant une perspective socio-historique, danah boyd fait œuvre de pédagogie tant sur le fond que sur la méthodologie employée. Ce temps long, la multiplication des points de vue ainsi que la diversification des techniques de recueil de données lui permettent de dégager le processus des usages des réseaux socio-numériques (RSN) : les pratiques varient peu avec le temps, quel que soit le RSN utilisé. Elle évoque les aspects positifs comme les aspects négatifs de l’utilisation des RSN par les jeunes. Ce travail donne des clés de compréhension des comportements des adolescent.e.s en ligne et des manières dont ils utilisent et mobilisent les outils numériques. Son message est d’aller vers plus de compréhension et de confiance envers les adolescent.e.s.

3 L’ouvrage débute par une longue préface, signée de Sophie Pène [2]. Elle présente l’auteure, sa méthodologie, son terrain, puis l’ensemble des grands points développés dans l’ouvrage. Cette lecture reprend les thèses de danah boyd et pourrait presque se suffire à elle-même pour comprendre l’ouvrage.

4 Dès l’introduction, danah boyd explicite sa thèse : les écrans deviennent des appuis de la sociabilité adolescente. L’ordinateur et le téléphone connectés à Internet sont indispensables pour communiquer avec ses pairs. L’utilisation des réseaux et applications évolue d’une génération à une autre comme évolue l’argot, mais les objectifs et manières de faire restent les mêmes. La question centrale de son propos est : comment les médias sociaux sont-ils devenus essentiels à la vie des adolescent.e.s nord-américain.e.s ? À celle-ci s’adjoint une sous-question : comment les « ados » naviguent-ils dans ces espaces publics en réseaux ? Cette étude se déroule en contexte étatsunien où le fonctionnement par communauté a son importance. Etre noir, amérindien ou blanc aux États-Unis n’a pas les mêmes implications sociales qu’en Europe. L’usage par les adolescent.e.s des RSN pour nourrir leur sociabilité, la réaction des parents sur fond d’évolution des normes sociétales et parentales, et la contre-réaction des adolescent.e.s à la surveillance de leurs parents sont décrits. En réponse, les « ados » utilisent les RSN qu’ils fréquentent pour rallier, râler et railler. Rallier ou rejoindre des amis pour un événement. Râler contre un fait, ses parents et railler des camarades à la suite d’un désaccord. danah boyd dénonce ensuite l’attitude des autres médias à l’égard des RSN, réalise une critique des discours sur l’utopie technologique, car ils ont pour corollaire l’avènement de paniques morales, et enfin déplore les inégalités d’accès au numérique. Pour cela, elle va s’appuyer sur ce qu’elle a démontré dans les premiers chapitres, ce qui peut donner une impression de redondance.

5 La sociologue décrit d’abord le comportement des ados en ligne. Si dans les années 1990, Internet et les premiers RSN étaient en partie utilisés comme des échappatoires à la vie réelle [3], aujourd’hui ils permettent de continuer la vie sociale. Les adolescent.e.s créent des sphères séparées de leurs vies, compartimentent leur vie familiale de ce qu’ils vivent en dehors. En cela, ils montrent leur compréhension des normes et des pratiques des communautés [4]. La description d’une forme de compartimentation de sa vie ou de création de plusieurs sphères n’est pas sans rappeler le travail de William Thomas et Florian Znanieski pour le Paysan polonais en Europe et en Amérique : Récit de vie d’un migrant[5]. Ils décrivaient la manière dont un individu s’adapte au contexte et aux personnes en présence pour gérer ses relations et actions. La création d’un profil sur un RSN est par conséquent stratégique pour ces adolescent.e.s. Donner une information erronée permet de garder l’anonymat et une forme de contrôle sur sa vie numérique, notamment lorsque les parents veulent vérifier ce que le jeune publie ou que celui-ci souhaite se conformer à ce qui est attendu par sa communauté afin d’éviter les risques de rejet social. Un parallèle est possible avec les études de Jacques Coenen-Huther sur le domicile [6]. Il a analysé le degré d’ouverture des différentes pièces du domicile en fonction de l’intimité qu’une personne partage avec une autre. La chambre parentale étant la pièce la plus intime, elle sera montrée en dernier. De même sur les RSN, la gestion de son image permet de montrer ce que l’on a envie de montrer, parfois faire voir ce que les autres ont envie de voir. Aussi, différentes stratégies d’utilisation peuvent coexister dans un groupe d’amis. Par ailleurs, les adolescent.e.s mettent au point d’autres stratégies comme coder leurs messages en faisant une référence que d’autres ne comprennent pas ou en donnant d’autres sens aux mots afin de garder pour un cercle restreint ce qu’ils souhaitent partager.

6 Ainsi, la conception et la stratégie de « gestion des espaces » numériques peuvent différer d’un individu à un autre. Ici, danah boyd ne va pas jusqu’à construire des profils idéaux-typiques ou catégories ce qui est étonnant au vu de la quantité de données recueillies. Les adolescent.e.s apprennent à naviguer entre des normes a priori contradictoires, à sauvegarder leur vie privée en contrôlant les informations partagées ainsi que leur visibilité. Les RSN, outils publics destinés à la transparence et l’ouverture, sont appropriés pour se construire une sphère privée. Pour cela, les adolescent.e.s inventent des stratégies de dissimulation du contenu réel de leurs messages, comme d’autres employaient le verlan. Une telle compréhension d’un message caché nécessite l’appui d’une sociabilité réelle, ce dont les parents et les éducateurs ne s’aperçoivent pas forcément. C’est pourquoi ces derniers vont avoir tendance à épier les activités des adolescent.e.s sur les RSN. Cette mise sous surveillance est vécue comme une intrusion par les adolescent.e.s, qui attendent confiance, autonomie et respect de leur vie privée. Aussi, les adolescent.e.s donnent une impression d’ouverture et de transparence en ne partageant que ce qu’ils souhaitent partager, leurs publications pouvant in fine se réduire à une petite partie de leur vie.

7 La remise en cause de la définition de l’addiction aux écrans est le troisième sujet examiné. Certains témoignages évoquent le temps consacré aux RSN et la volonté de « reprendre le contrôle ». Pour danah boyd, cette addiction liée aux comportements est différente des addictions à des substances (marijuana, alcool, etc.) car le recours aux RSN a des conséquences positives sur la vie sociale des adolescent.e.s. Les RSN sont devenus des sources d’informations sur qui fait quoi, quand et s’il est possible de se rejoindre, par exemple pour une séance de cinéma. En cela, le rôle des RSN est comparable à celui qu’avait le téléphone fixe dans les années 1970-1980. La fréquentation des RSN est certes une activité compulsive, mais différente des addictions car elle reste sociale. La sociologue critique ici la médicalisation et la pathologisation des usages considérables de l’Internet et apporte une nouvelle compréhension de ces activités. Le rôle de lieux de sociabilité attribué aux RSN s’explique par des « restrictions parentales et des agendas trop remplis » [7]. Une large part des adolescent.e.s déclare trop utiliser les réseaux sociaux, mais ce discours ressemble à une intériorisation du discours des parents pour la chercheuse. En scrutant leurs écrans, les jeunes prolongent le contact avec leurs ami.e.s, quand il leur est difficile de se rencontrer directement. Aussi, le temps passé sur les réseaux, identifié comme le symptôme de l’addiction, n’est pas le critère pertinent pour danah boyd. Ce sont les types d’activités réalisées sur le net qui devraient être significatifs d’une addiction. Pour elle, avoir des activités où l’individu est seul sur le net est dangereux, mais les activités de continuation de la socialisation tels qu’échanger avec ses ami.e.s ne le sont pas. La sociologue remarque également que le degré de liberté laissé aux adolescent.e.s a diminué depuis sa propre adolescence. Cette diminution des espaces de liberté va de pair avec l’extension des normes d’éducation et de parentalité [8]. « Les normes parentales consistent souvent à limiter l’accès des endroits publics, à garder un œil sur leurs activités et à maintenir un cadre structurant » [9]. La « sur-responsabilisation » [10] des parents s’opère sur fond d’une double injonction paradoxale entre réalisation de soi et surveillance des enfants. Ainsi, les enfants et adolescent.e.s ont peu accès aux espaces publics comme le parc ou le quartier [11], même pour y faire du vélo. Les parents organisent les emplois du temps des enfants, leur laissant peu de temps libre. « De nombreux parents pensent que maintenir leurs enfants occupés les protège des ennuis » [12]. En conséquence, les adolescent.e.s ne semblent plus avoir ni de temps à eux ni de temps entre-eux. Les RSN apparaissent dès lors aux yeux des adolescent.e.s comme des espaces de compensation où une forme d’expérimentation et d’intimité est possible. Nous rentrons ici au cœur du travail de compréhension des pratiques adolescentes réalisé dans l’ouvrage.

8 Les dangers et peurs d’Internet sont traités dans le quatrième chapitre. Les peurs sont surtout celles des parents. Les « ados » estiment ces dangers très limités et les peurs qui y sont associées sans fondement à l’image de Fred et Aaron. Ces deux adolescents franchissent les interdits parentaux et s’inscrivent sur les RSN, tout en s’y masquant, pour ne pas y être découverts. Les « ados » adoptent de facto des stratégies de camouflage que les parents redoutent de la part d’étrangers. danah boyd fait remonter l’origine de la peur des agressions envers les enfants via Internet à 2005. Le message de danger relayé par les médias classiques a été parfaitement reçu par les parents. En particulier, la crainte des violences sexuelles a attisé les angoisses des parents et une panique morale s’est créée. La sur-évaluation des risques et l’expression des peurs parentales ont eu un impact sur les politiques sécuritaires, les médias (qui viennent renforcer ces peurs) et les entreprises du domaine de la sécurité. Ainsi, la peur est entrée dans la vie quotidienne. L’intérieur du foyer est jugé plus sûr que l’espace public, même dans les banlieues chics. Ces peurs sont nées suite à des émissions tels « Law and order » [13] ou « Catch a predator » [14]. Elles sont transmises ensuite des parents aux adolescent.e.s, qui peuvent en venir à s’autolimiter dans la vie réelle comme sur Internet. On retrouve ici le schéma classique de l’augmentation du sentiment d’insécurité. Pourtant, les statistiques, aussi bien aux Etats-Unis qu’en France [15], indiquent que les victimes d’agressions sexuelles, mineures comme majeures, connaissent le plus souvent leur agresseur. D’ailleurs, Internet n’a pas fait augmenter le nombre d’agressions sexuelles. Accuser la technologie revient pour danah boyd à porter des œillères. Elle crée une rupture en affirmant que la technologie confère aux adolescent.e.s un moyen supplémentaire d’exprimer leurs souffrances, de lancer des appels aux secours. Le problème est que la société n’a pas mis en place une réponse à ces appels alors qu’Internet pourrait devenir un moyen supplémentaire de détecter les enfants en danger ou en souffrance. La sociologue plaide pour que nous tirions profit de la visibilité que procurent les RSN pour soutenir moralement ceux qui expriment des difficultés, et ainsi passer de la peur à l’empathie.

9 La question du harcèlement, de la mesquinerie et de la cruauté entre adolescent.e.s est examinée dans le cinquième chapitre. L’auteure reprend la définition classique de Dan Olweus [16] et analyse l’utilisation qu’en font les adultes. Les adolescent.e.s eux décrivent le harcèlement dans l’établissement scolaire comme plus stressant que le harcèlement en ligne, qui lui est visible. En s’appuyant sur des témoignages d’adolescent.e.s, danah boyd détermine qu’il y a cyber-harcèlement lorsqu’il y a déséquilibre des forces, c’est-à-dire lorsque l’un des protagonistes n’est pas en capacité de répliquer. Elle poursuit en indiquant que des comportements qui relèvent de l’agression, sans relever du cyber-harcèlement, sont nommés de manière différente par les adolescent.e.s. Embrouilles, petites histoires, brimades, médisances, commérages, ou encore chicaneries prolongent sur la toile « les divers conflits traditionnels d’adolescents » [17]. Par ailleurs, ces phénomènes peuvent venir des relations frères-sœurs ou relever d’« automutilations virtuelles » car dans 9 % des cas l’adresse IP est la même pour la victime et l’agresseur. L’adolescent.e cherche alors à attirer l’attention, attend un soutien ou une forme de reconnaissance. L’auteure invite à résister à une culture de la mesquinerie et de la cruauté et recommande de former les adolescent.e.s à comprendre et à réagir, tout en aidant ceux qui manifestent un besoin d’attention. Là, l’expertise de la sociologue est mobilisée pour proposer des pistes d’interventions.

10 danah boyd signale en outre qu’Internet n’a pas exaucé les utopies qu’on lui attribuait, notamment pour éliminer les inégalités économiques, sociales et culturelles. Les espoirs d’ouvertures ne sont pas concrétisés et les inégalités socio-économiques se reproduisent voire s’amplifient. Les outils ne sont pas des remèdes miracles à des problèmes plus profonds. De même, les plateformes et outils numériques sont utilisés comme moyens de se distinguer. Elle montre que les goûts personnels ont en fait une place limitée, y compris sur Internet, face aux facteurs culturels et sociaux. On utilise telle plateforme parce que ses connaissances et réseaux l’utilisent, ce qui renforce l’entre soi. Par conséquent, la reproduction des divisions sociales sur les RSN dissout le mythe d’un Internet qui rapproche. De manière plus générale, pour maximiser son utilisation d’Internet, il faut savoir quoi et comment chercher, puis savoir critiquer et interpréter l’information obtenue. Or, ces savoirs sont difficilement transférables via le net. C’est pourquoi il n’y a pas eu de transformations du social. S’appuyant sur ces points, danah boyd déconstruit le concept de « digital native ». La technologie n’est pas innée, elle s’apprend [18].

11 Le dernier chapitre sert de conclusion. Les RSN sont avant tout utilisés par les adolescent.e.s comme un espace pour retrouver leurs amis, en raison de l’interdiction de fréquenter certains espaces publics. La participation aux RSN est identifiée comme un moyen d’entretenir son réseau social. Pourtant, ceux-ci ne sont pas utilisés par tous les jeunes de la même manière : désir d’attirer l’attention, participer au monde social, avoir un sentiment d’appartenance à un groupe ou encore être un outil d’activisme sont des manières d’agir sur le net. Afin de vivre dans et avec les espaces en réseaux, devenus incontournables, danah boyd invite ses lecteurs à accompagner les adolescent.e.s dans le développement de leurs compétences informatiques et numériques au lieu d’en avoir peur.

12 Cet ouvrage est en décalage avec la litanie contemporaine [19] concernant le rapport des adolescent.e.s au numérique. La démonstration de danah boyd est convaincante et vient renouveler la manière de concevoir la sociabilité adolescente ainsi que leurs usages des RSN. Il apparaît que les comportements des adolescent.e.s décrits dans le contexte étatsunien peuvent se retrouver en partie en France [20]. Par ailleurs, la fracture numérique est aussi présente dans notre pays [21]. Aussi, une généralisation partielle de ce travail et de ses conclusions semble possible.

13 Cet exposé est d’une bonne qualité scientifique, tout en restant accessible aux non-spécialistes. À conseiller aux étudiants de licence, aux professeurs du second degré et aux parents.


Date de mise en ligne : 19/06/2018

https://doi.org/10.3917/lsdle.504.0133

Notes

  • [1]
    L’auteure souhaite que ses prénom et nom soient écrits avec des minuscules. Elle explique ses motivations sur son site : [http://www.danah.org/name.html], consulté le 02/01/2016. Deux raisons principales l’ont poussée à ce choix. L’une personnelle et l’autre socio-culturelle. À titre personnel, elle trouve dans cette forme un équilibre ou une symétrie qui donne une élégance à son nom. Il s’agit d’un choix esthétique. La raison socio-culturelle part d’une réflexion sur l’écriture en lettre majuscule de certains pronoms en anglais (et pas tous) alors qu’une autre convention sociale veut que « je » ne doit pas être le centre du monde. Ces manières de se décrire lui apparaissent contradictoires. Pour elle, un nom ne résume pas une personne. Ainsi, par cette démarche, l’auteure choisie de se réapproprier ce qui lui a été imposé par la société. De manière sous-jacente, elle suggère une réflexion sur sa propre identité et ses choix identitaires.
  • [2]
    Professeure en science de l’information à l’Université Paris Descartes. Elle est membre de l’École nationale de création industrielle, de Paris Design Lab, et du Centre d’étude de l’écriture (CNRS-EHESS).
  • [3]
    Ce qui était le cas pour l’auteure.
  • [4]
    Ensemble de population relativement homogène sur le plan culturel et social, souvent regroupées par ethnie et vivant dans le même quartier.
  • [5]
    Paru à Chicago en 1919, publié en français chez Nathan en 1998.
  • [6]
    Coenen-Huther J. Le domicile : sphère privée et sphère publique. Cahiers Internationaux de Sociologie, n° 38, 1991, pp. 301-331.
  • [7]
    boyd d. C’est compliqué la vie numérique des adolescents. Caen : C&F éditions, 2016, p. 171.
  • [8]
    Les Anglo-Saxons utilisent le terme « overparenting » pour désigner ce phénomène. danah boyd cite en référence différents travaux : Bernstein G. & Triger Z. H. Over-Parenting. UC Davis Law Review, vol. 44, n° 4, pp. 1221-1279, 2011. URL : [https://ssrn.com/abstract=1588246], consulté le 3/07/2017 ; Nelson M. K. Parenting Out of Control : Anxious Parents in Uncertain Times. New York : New York University Press, 2010 ; Stearns P. N., Anxious Parents : A History of Modern Childrearing in America. New York : New York University Press, 2004. Concernant les travaux francophones, peuvent notamment être consultés : De Singly F. Le Soi, le couple et la famille. Paris : Nathan, 1996 ; Martin C. La Parentalité en question, perspectives sociologiques : rapport pour le Haut conseil de la population et de la famille. Paris : La Documentation française, 2003 ; Martin C. (Dir.). « Etre un bon parent ». Une injonction contemporaine. Rennes : Presses de l’EHESP, Coll. « Lien social et politiques », 2014 ; Neyrand G. Soutenir et contrôler les parents. Le dispositif de parentalité. Toulouse : Eres, 2014.
    En toile de fond de ces nouvelles normes de parentalité, apparait la lutte contre l’insécurité, les bandes de jeunes et l’enfant laissé à lui-même. Par exemple, de plus en plus, les parents nord-américains conduisent leurs enfants à l’école en voiture et ne les laissent plus s’y rendre à pied, à vélo ou en bus. De plus, la règle « fais ce que tu veux, mais soit à la maison quand la nuit tombe » (p. 179) connue par la sociologue dans son enfance n’est plus d’actualité pour les adolescent.e.s du début du XXIe siècle. Une adolescente rencontrée par danah boyd déclare : « quand on n’a pas la possibilité [de se rencontrer en direct], alors on ne peut rien faire d’autre que d’aller en ligne » (p. 177).
  • [9]
    boyd d. C’est compliqué la vie numérique des adolescents. Caen : C&F éditions, 2016, p. 180.
  • [10]
    Neyrand G. Soutien à la parentalité et contrôle social. Bruxelles : Fédération Wallonie-Bruxelles de Belgique, « Yapaka. Temps d’arrêt », n° 65, 2013, p. 35. URL : [http://www.yapaka.be/sites/yapaka.be/files/publication/ta-65-parentalite-neyrand-web_2.pdf], consulté le 21/06/2017.
  • [11]
    Cerf J. Boris Cyrulnik : « Moi je dis que tout se joue entre 0 et 120 ans ». Télérama, n°3493-3494, 19/12/2016, pp. 3-8.
  • [12]
    boyd d. C’est compliqué la vie numérique des adolescents. Caen : C&F éditions, 2016, p. 183.
  • [13]
    New York - Police judiciaire et New York - Section criminelle, en français.
  • [14]
    Littéralement “attrapez un prédateur”. Il s’agit d’une émission de téléréalité où des journalistes se font passer pour des mineurs sur des réseaux sociaux numériques afin de piéger des personnes développant un trouble de la préférence sexuelle tel que la pédophilie.
  • [15]
    À ce propos, cf. notamment : ONDRP. Victimation personnelle et opinions sur la sécurité d’après les enquêtes « Cadre de vie et sécurité » 2007 à 2014, Paris, INHESJ, 2015. URL : [https://www.inhesj.fr/sites/default/files/fichiers_site/ondrp/rapports_annuels/ plaquette_avip_def.pdf], consulté le 03/01/2017 ou ONDRP. Victimisation personnelle. Enquête cadre de vie et sécurité 2011-2015. Paris : INHESJ, 2016. URL : [https://www.inhesj.fr/sites/default/files/fichiers_site/ondrp_ra-2015/plaquette_AVIP_WEB_BD.pdf], consulté le 03/01/2017.
  • [16]
    Olweus D. Bullying at School : What We Know and What We Can Do. Oxford : Wiley-Blackwell, 1993 (traduction française publiée chez ESF en 1999).
  • [17]
    boyd d. C’est compliqué la vie numérique des adolescents. Caen : C&F éditions, 2016, p. 251.
  • [18]
    Tisseron S. 3-6-9-12, apprivoiser les écrans et grandir. Toulouse : Érès, 2013.
  • [19]
    Sur la question de l’addiction aux écrans, une recherche dans Google fournit « environ 535 000 résultats ». En 2004, le terme cyberdépendance est utilisé par Ferron B. et Duguay C. dans l’article « Utilisation d’internet par les adolescents et phénomène de cyberdépendance », Revue québécoise de psychologie, 2004, vol. 25, n° 2, pp. 167-180. Parmi les références scientifiques : Louacheni C., Plancke L. & Israel M. Les loisirs devant écran des jeunes. Usages et mésusages d’internet, des consoles vidéo et de la télévision. Psychotropes, vol. 13, n° 3, 2007, pp. 153-175. Tisseron S. Le soi connecté. L’école des parents, n° 594, 2012, p. 30. URL : [http://www.cairn.info/revue-l-ecole-des-parents-2012-1-page-30.htm], consulté le 21/02/2017.
  • [20]
    Certains de nos étudiants n’ont-ils pas deux écrans devant eux pendant les cours ?
  • [21]
    Cf. notamment : Vodoz L. Fracture numérique, fracture sociale : aux frontières de l’intégration et de l’exclusion. SociologieS, Dossiers Frontières sociales, frontières culturelles, frontières techniques, 2010. URL : [http://sociologies.revues.org/3333], consulté le 08 janvier 2017. Ou encore : Belliard D. & Bertrand M. La nouvelle fracture numérique. Alternatives Economiques, Hors-série, n° 100, février 2014. Et plus récemment : Laferrère F.-O. Résorber la fracture numérique, voilà l’état d’urgence. lemonde.fr, 8 janvier 2016. URL : [http://www.lemonde.fr/idees/article/2016/01/08/resorber-la-fracture-numerique-voila-l-etat-d-urgence_4843983_3232.html], consulté le 08/01/2017.

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