Notes
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Professeure d’Université, CLERSÉ – UMR 8019, Université de Lille 1.
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Citons néanmoins le Manuel d’ethnographie de Marcel Mauss (1947) et la Méthode d’ethnographie de Marcel Griaule (1957).
1 – Trois terrains, trois phases, une discipline
1Aller vers les personnes que l’on souhaite rencontrer dans leur milieu de vie est au cœur du recueil des données en ethnographie. En référence aux travaux de Claude Lévi-Strauss, nous considérons l’ethnographie, l’ethnologie et l’anthropologie comme trois phases différentes de l’élaboration des connaissances. L’ethnographie prend en compte le recueil de données. La mise en forme de celles-ci selon une logique d’exposition constitue l’ethnologie, tandis que l’anthropologie élabore, à partir des travaux ethnologiques, les invariants, préoccupations communes aux différentes sociétés. « Ethnographie, ethnologie et anthropologie ne constituent pas trois disciplines différentes, ou trois conceptions différentes des mêmes études. Ce sont, en fait, trois étapes ou trois moments d’une même recherche, et la préférence pour tel ou tel de ces termes exprime seulement une attention prédominante tournée vers un type de recherche, qui ne serait jamais exclusif des deux autres » (Lévi-Strauss, 1958, p. 388). Du travail patient de recueil de données à l’élaboration théorique d’éléments invariants, se dessine ici une dimension temporelle avec laquelle devra compter l’anthropologue. Nous aborderons le déroulement du temps en reprenant le processus d’élaboration des données ethnographiques aux conclusions anthropologiques.
2Les développements se baseront sur l’observation participante au domicile des familles, parfois complétée par l’usage d’autres méthodes comme l’entretien ou le recueil de données systématisé des caractéristiques socio-économiques des familles. Ces données de terrain ont contribué à nourrir des axes de recherches qui concernent les relations entre, d’une part, les familles, et, d’autre part, l’univers de la médecine et du travail social. Voici les trois études ethnographiques qui serviront de support aux réflexions sur les liens entre la méthodologie de recherche et les différentes dimensions temporelles de la recherche. Pour d’autres aspects de nos recherches, le lecteur est invité à consulter le dialogue avec Monique Robin dans une parution récente (Tillard & Robin, 2010).
1.1 – La préparation de la naissance dans le quartier de Lille-Moulins (1992-2000)
3L’objectif de cette recherche ethnographique était de décrire comment les familles d’un quartier populaire de la ville de Lille préparaient l’arrivée de l’enfant, de sa conception au retour à domicile après le séjour en maternité, dans une perspective d’anthropologie de la naissance (Belmont, 1989) appliquée à un terrain proche. L’étude a porté sur soixante-quinze femmes interviewées à trois moments différents : durant la grossesse, pendant le séjour en service de suites de couches, puis à domicile trois mois plus tard (Tillard, 2002). Après le travail de DEA achevé en 1993, ces rencontres se sont déroulées en plusieurs phases de 1995 à 1999. Les différents moments de ces rencontres ont permis de créer des occasions d’observation participante, tant au domicile des familles qu’en milieu hospitalier où elles étaient rencontrées pendant la grossesse et en service de suites de couche. Avec deux d’entre elles, des relations ont été établies de manière plus durable. Elles se sont poursuivies au-delà de ces trois rencontres, permettant de prolonger un dialogue avec un petit nombre d’informatrices privilégiées et leur entourage. Si le terrain permettait d’aborder de nombreuses questions relatives au mode de vie, l’exploration ethnographique portait essentiellement sur deux axes :
- la conjugaison entre la préparation familiale de la naissance et son suivi médico-social (Tillard, 2002 et 2005).
- la préparation de la naissance et l’accueil de l’enfant en rapport avec la nomination de l’enfant (Tillard, 2002).
1.2 – Les interactions entre familles et Techniciennes d’intervention sociale et familiale (2002-2004)
4L’objectif de cette recherche a été de décrire les relations entre les familles et une profession au contact direct des familles plusieurs heures par semaine, tantôt dans un contexte de protection de l’enfance, tantôt dans le cadre d’un soutien passager nécessaire en raison d’un événement de la vie familiale.
5L’étude ethnographique des relations entre TISF et familles a été menée durant deux ans sous la forme d’une observation participante dans le cadre du Programme régional de santé des jeunes en partenariat avec l’Uriopss Nord-Pas-de-Calais. Les cinq TISF accompagnées étaient volontaires. L’accord des neuf familles était également demandé avant notre arrivée. L’observation s’effectuait en occupant une position analogue à celle d’une stagiaire-TISF, c’est-à-dire en participant aux activités quotidiennes (domestiques et éducatives) aux côtés de la TISF dans les familles. À la fin d’une période de présence (environ trois mois à raison de 4 à 8 heures par semaine), des entretiens semi-directifs auprès de la TISF et auprès de la famille étaient menés séparément. Ils complétaient cette méthode d’observation. L’exploitation des données a porté dans un premier temps sur la description des activités et des interactions dans chacune d’elles. Cette approche a ensuite été complétée par une analyse des dons et des contre-dons observés durant le terrain.
1.3 – Les familles « à besoins multiples » et les interventions sociales (2010-2011)
6L’objectif de cette recherche consiste à recueillir le point de vue des familles sur les différentes interventions dont elles font l’objet simultanément. Par ailleurs, les chercheurs se sont attachés à présenter la nature des relations entre partenaires répondant aux différents besoins identifiés par les travailleurs sociaux et les professionnels de santé.
7L’étude des relations entre familles et professionnels a été menée durant dix-huit mois à travers 12 études de cas menées par 4 chercheurs. L’étude menée par nos soins dans le Nord a combiné entretiens avec les professionnels et moments d’observation participante auprès de trois familles (Rurka et al., 2010).
2 – Le temps de la définition d’un « centre d’intérêt »
8Que partira donc observer l’ethnographe quand il ira à la rencontre d’un groupe ? La tâche est sans limites si on considère que « L’ethnologue s’intéresse surtout à ce qui n’est pas écrit, non pas tant parce que les peuples qu’il étudie sont incapables d’écrire, que parce que ce à quoi il s’intéresse est différent de tout ce que les hommes songent habituellement à fixer sur la pierre ou sur le papier » (Lévi-Strauss, 1958, p. 33). Responsable de prélever non seulement les objets et les traces tangibles de l’activité sociale, l’ethnologue est donc invité à rendre compte des allant-de-soi de la vie locale.
9Jusqu’au début des années quatre-vingt-dix, cette ambition colossale était cependant inversement proportionnelle au nombre de livres consacrés à la méthodologie [1]. Souvent, pour l’apprenti, la méthodologie de terrain se lisait d’abord entre les lignes des récits ethnographiques et ethnologiques. Il revenait à l’étudiant de reconstituer, à partir des écrits, la nature des matériaux initiaux nécessaires à cette rédaction. Rejetées en notes de bas de page, les conditions de recueil des données étaient plus imaginées que formulées. La formation se pratiquait également sous la forme d’une transmission orale à l’occasion des enseignements. Cependant, certains étudiants ont eu la chance de participer à des recherches collectives organisées dans le cadre de leur formation (Gutwirth, 2001 ; Cefaï, 2002 ; Weber, 1987). À partir des années 90, plusieurs auteurs ont contribué à exposer la méthode ethnographique, ses savoir-faire, ses questions éthiques et l’auto-analyse qui devrait l’accompagner (Laplantine, 1996 ; Beaud & Weber, 1997 ; Weber, 2009).
10Les manuels d’ethnologie précisent la nécessaire préparation du temps d’observation par un temps que nous appelons le choix d’une thématique. Comme S. Beaud et F. Weber, plutôt que de construction de l’objet, « nous préférons utiliser, dans un premier temps, la notion plus large et plus floue de « thème d’enquête », afin de bien marquer le caractère provisoire et en devenir du choix » (Beaud & Weber, 1997, p. 23). À l’image de nombreux chercheurs, l’ethnologue prend alors connaissance des écrits concernant son thème, il pratique des entretiens exploratoires et élabore progressivement les points qui retiendront son attention. Précisant l’usage de la problématique en anthropologie, Cresswell propose un chemin entre, d’une part, la tentation du modèle expérimental hypothético-déductif, et, d’autre part, un idéal monographique accumulant les informations tous azimuts sans anticiper sur le sens de cette cueillette :« Pour que le cadre monographique n’aboutisse pas à une globalité futile, il faut une problématique, il faut postuler un centre d’intérêt. En même temps, la formulation d’une problématique fournira une théorie permettant de choisir des faits à observer et les réseaux et trames à constituer. » (Cresswell, 1976, p. 22).
11Durant la phase exploratoire, l’ethnologue s’attache donc à définir l’orientation de son regard, tout en sachant qu’une fois sur place, celui-ci restera ouvert à des événements jusque-là imprévisibles. Françoise Laplantine parle de cette ambivalence entre la focalisation de l’attention et la disponibilité à ce qui survient en précisant que« le travail ethnographique […] suppose un regard qui ne saurait être ni désinvolte ni crispé » (Laplantine, 1996, p. 16). Il rejoint en cela la position de Robert Cresswell qui résume ainsi la double position de l’ethnologue vis-à-vis de ses objets de recherche « il faut savoir ce que l’on cherche, mais il faut chercher plus que ce que l’on trouve » (Cresswell, 1976, p. 22).
12Pour Mondher Kilani, la construction progressive de l’objet prend en compte « la relation du chercheur au champ délimité en question » (Kilani, 1989, p. 49) et, à ce titre, nécessite une réflexivité du chercheur sur sa position durant l’enquête (Weber, 2009). En effet, cette réflexion supportée par l’écriture du carnet de bord constitue aussi une matière à partir de laquelle les résultats de l’observation prendront sens (Eiderliman, 2009).
13Compte tenu des expériences de terrains résumées plus haut, il semble nécessaire d’ajouter que les circonstances du terrain rendent possibles certains objets tandis que d’autres sont renvoyés à des moments ultérieurs. Ainsi, le premier entretien avec les femmes de Lille-Moulins se déroulait généralement dans la salle d’attente de la maternité. Le caractère initial de cette rencontre était associé au fait de se produire dans un espace semi-public. Il ne se prêtait donc pas aux confidences, contrairement à la rencontre en service des suites de couches puis à domicile. Cependant, les projets de nomination de l’enfant y étaient volontiers abordés. La nomination à la frontière entre public et privé semblait être un objet particulièrement adapté au cadre de la rencontre. À ce titre, l’expérience d’ethnographie conduit à souligner que les objets de la recherche sont mis à l’épreuve du terrain et que c’est là qu’ils s’avèrent être ou non opérationnels. Les circonstances ne dictent pas l’objet au chercheur, mais l’autorisent ou non. Ainsi est-il amené à s’adapter et à inventer des objets qui serviront sa problématique, utilisant certains objets définis à l’avance, mais aussi découvrant des « objets » possibles quand d’autres s’avèrent inopérants.
3 – Le temps du terrain : une gestion du temps incertaine
14Le terrain est une phase centrale de la démarche anthropologique. Il s’inscrit dans un espace géographiquement limité : « la démarche anthropologique prend comme objet d’investigation des unités sociales de faible ampleur à partir desquelles elle tente d’élaborer une analyse de portée plus générale appréhendant d’un certain point de vue la totalité de la société où ces unités s’insèrent » (Augé, 1979, pp. 197-198). La taille de l’aire couverte par l’ethnographe n’est jamais clairement précisée, mais disons qu’elle doit permettre de voir, de revoir, d’être vu(e), revu(e), reconnu(e) dans l’espace de temps réservé à l’immersion. Pour donner une idée, cela peut être un village en zone rurale ou un quartier en zone urbaine.
15Le terrain est aussi l’étape initiatique du chercheur qui souhaite s’inscrire dans la discipline. Pas d’ethnographe, pas d’ethnologue, ni d’anthropologue sans terrain basé sur le principe d’une alternance entre proximité du travail sur le terrain (aussi nommée immersion ou observation participante) et distance de l’écriture. Ces préalables étant posés, qu’en est-il des spécificités du travail de terrain mené au domicile des familles ?
16Le terrain mené au domicile des familles modifie la nature de la relation qui prévaut habituellement entre le chercheur et son informateur. Dans l’expérimentation telle qu’elle peut être envisagée par exemple par un protocole de psychologie du développement, la famille en acceptant de participer se soumet au protocole sur un terrain fixé par le chercheur (crèche, école, laboratoire, etc.). Le parent qui répond à un questionnaire suit la formulation choisie par son rédacteur. Les jeux servant de support aux différentes étapes de l’observation « armée » sont ceux choisis par le chercheur.
17Or, dans une démarche ethnographique menée à domicile, c’est le chercheur qui se soumet au moins pour partie aux conditions de l’expérience. Cherchant son chemin, l’entrée, la sonnette, il accepte le stress que lui impose l’accès à l’autre. Il dépend de son interlocuteur pour le guider lors de la prise de rendez-vous et ainsi pour l’aider à anticiper sur les difficultés d’un étranger cherchant son itinéraire. L’habitant est expert de son environnement : les travaux, les difficultés de stationnement, le code d’accès, il baigne dans son univers et est en position de faciliter ou non l’accès du chercheur. Il n’est pas rare que dans ces circonstances, le chercheur perde de sa superbe ! En tout cas, le rapport entre le chercheur et l’enquêté se trouve revisité par la démarche du chercheur vers son interlocuteur.
18De même que la qualité de la signalisation routière dans le quartier renseigne sur sa fermeture ou son ouverture vers l’extérieur, la présence d’obstacles informe sur les protections de la famille vis-à-vis de l’extérieur. L’absence de nom sur la sonnette, la sonnette qui ne fonctionne pas, l’absence de réponse au coup de sonnette, la boue, les chiens, la langue d’usage dans la famille… sont autant d’éléments qui constituent des obstacles à franchir pour « mériter » la rencontre.
19Une fois sur place, différents rappels de votre statut d’hôte sont perceptibles. Ainsi, la présence de chiens aboyant et sautant sur l’ethnologue, lui rappelle ce statut d’étrangère. Bref, la chercheuse est en quête d’hospitalité avant d’être en quête d’information. Reconnaissante devant la porte ouverte et le café servi, une autre phase du travail commence.
20Durant la période de recueil de données, l’enjeu est aussi le maintien dans telle ou telle famille. Ceci va nécessiter de développer des stratégies d’entretien de la relation, des signes discrets de remerciement (une plaque de chocolat, un menu cadeau correspondant à la fête du moment…), rendre des services, faire preuve de disponibilité, participer à la vie de la maison pour faire en sorte qu’entre différentes occupations, votre interlocutrice parvienne à vous accorder quelques minutes de tête-à-tête, à moins que ce ne soit au cours d’une activité commune que certaines questions soient abordées. L’entretien de la relation suppose que l’ethnographe paye de sa personne et prenne tout le temps nécessaire.
21Cependant, il est essentiel que les personnes enquêtées comme les informateurs privilégiés sachent que l’enquête aura une fin et qu’a priori vous ne vous engagerez pas nécessairement au-delà de cette échéance.
3.1 – Le temps de la recherche ethnographique
22Des difficultés évidentes ou des désagréments se présentent dans la recherche à domicile :
- Le temps perdu car la porte reste close ;
- La présence de la télévision ou de la radio que l’on hésite à demander d’interrompre ;
- La présence des enfants, qui supportent mal de partager l’intérêt de leurs parents avec la chercheuse, attire donc l’attention des parents pendant l’entretien ou qui, après une phase d’hostilité, adoptent la nouvelle venue et montent sur ses genoux tentant d’attraper le magnétophone…
- Le flou autour de(s) personne(s) rencontrée(s). Vient-on pour partager un moment avec la mère, le père, les enfants ou l’ensemble du foyer ?
- La présence d’une tierce personne inattendue, parfois très accaparante ou gênante (grands-parents, voisin, etc.) ;
- Les interruptions par le téléphone ou les visites ;
- L’habitat inadapté pour permettre l’entretien (manque de pièce, organisation et occupation spatiale du logement ne respectant pas l’espace nécessaire à l’émergence d’éléments touchant à l’intimité) ;
- Les désagréments du chercheur en contact avec des conditions d’insalubrité, de problèmes d’hygiène ou d’atmosphère enfumée…
3.2 – Le temps va permettre d’étoffer les informations sur le cadre de vie
23Ainsi va-t-on pouvoir observer comment est résolue la question des transports en l’absence de voiture, auprès de quels magasins s’effectue l’approvisionnement, comment la famille protège son intimité vis-à-vis de nous-mêmes ou d’autres personnes (chiens, rideaux, téléphone, sonnette, comme nous l’avons souligné précédemment), les différentes sollicitations reçues lors de démarchages à domicile, le réseau social avec lequel elle est en contact, etc.
24L’observation des passages à domicile est souvent importante pour connaître le mode de vie de la famille. En matière d’équilibre du budget, le démarchage à domicile est source de sollicitations qui accentuent la vulnérabilité des familles auprès desquelles travaillent les Techniciennes d’intervention sociale et familiale : la promotion d’un bouquet de chaînes gratuit durant quelques mois, la vente à domicile de surgelés et le cadeau de bienvenue pour la première commande, la photo des enfants que le photographe ambulant réalise« sans obligation d’achat », etc. De même, après deux ans d’enquête, le bilan des travailleurs sociaux croisés au domicile évoque la question de la délégation de l’accompagnement aux TISF et non de la complémentarité des interventions des différents travailleurs sociaux. Les assistantes familiales (nourrices de l’aide sociale à l’enfance) ont cependant été rencontrées lors du retour à domicile de quelques enfants placés auprès d’elles.
25Les heures de marche pour se rendre à pied dans les structures de soin, les abords boueux, les conditions d’hygiène, la fumée de tabac d’un appartement peu ventilé… il y a une expérience de la précarité qui nourrit la réflexion sur la parentalité dans ce contexte et sur les compétences nécessaires pour accompagner ces familles.
3.3 – Le temps va favoriser l’émergence d’éléments nouveaux jusque-là occultés
26Quand la présence se prolonge, les habitudes refont surface et l’observation s’en trouve modifiée. Les réactions sont moins contrôlées. Des paroles et des gestes surviennent entre parents et enfants, entre les parents, entre les personnes du réseau social et la famille. Le chercheur va à son tour être interrogé et les opinions de la famille vont davantage s’affirmer en concordance ou en opposition à ses propos. Cette présence réitérée et étalée dans le temps met en évidence les recompositions incessantes des frontières familiales. Ainsi, sur une période d’un an, nous constatons qu’une famille ayant enfin loué une maison à sa mesure, héberge successivement le frère de la mère, la grand-mère paternelle, puis la jeune sœur de la mère et son bébé. Ce constat associé au propos atteste d’une facette des familles aux besoins multiples peu prises en considération par les intervenants sociaux : ces familles aidées sont aussi des familles aidantes.
3.4 – Le temps va permettre la survenue d’incidents
27Avec le temps, des incidents critiques surviendront, que le chercheur en soit témoin ou qu’il les provoque à son insu. Il peut s’agir de notes que la mère proscrit, d’une photo dont on refuse la diffusion, d’une question apparemment anodine qui provoque une dispute dans le couple…
28L’ensemble de ces éléments va constituer un savoir que le chercheur va pouvoir relier à l’objet de sa recherche. En ce sens, les inconvénients de la recherche à domicile peuvent aussi en constituer les principaux atouts.
4 – Du rapport de recherche à l’article
29L’alternance entre méthodes participantes et autres méthodes (archives, statistiques), mais aussi entre présence sur le terrain et moment d’écriture, présente l’avantage de permettre une prise de distance progressive par rapport au terrain : clore les relations, ne plus être présente aussi régulièrement, s’éloigner. Cette distanciation est souvent moins brutale dans l’anthropologie sur des terrains proches que dans l’histoire de l’anthropologie des terrains exotiques.
30Chaque fois, l’étude mûrit durant les années qui suivent les périodes d’immersion. Bien entendu, il y a des étapes pour lesquelles le temps est compté. Ainsi en est-il du rapport de recherche remis aux commanditaires pour une date fixée à l’avance. L’écriture du rapport de recherche est un moment que nous perçevons comme une phase d’exposition, de description, de mise à plat, de mise en ordre transmissible des données annoncées, en sorte que le rapport de recherche est un moment de l’ethnologie. C’est une rédaction guidée par « une logique d’exposition conforme au modèle d’approche choisi par le chercheur » (Lévi-Strauss, 1958, p. 388). Cette rédaction reste relativement proche d’un exposé des explications « indigènes », c’est-à-dire du compte rendu des points de vue des différents acteurs.
31Pour ce type de travail, le lecteur pourra se reporter au rapport de recherche « Observation ethnographique des interactions TISF-Familles » (Tillard, 2004) comportant l’exposé des tâches des TISF, des attentes des différents partenaires quant aux qualités attendues des TISF, ainsi qu’une partie portant sur les atouts et difficultés du métier.
32Le rapport de recherche, même s’il donne entière satisfaction aux commanditaires, peut laisser quelques insatisfactions. Peut-être conviendrait-il de l’appeler « rapport d’étude », en conservant le terme de recherche aux développements ultérieurs. En effet, dans ce que nous appelons communément « rapport de recherche », il y a souvent beaucoup d’autocensure. La connaissance du terrain permet de sentir les sujets délicats, les interdits, les arrangements avec les règles. Se pose alors la question de la manière de présenter les résultats sans exposer les informateurs à des retombées négatives. Il ne s’agit pas seulement de protéger les personnes rencontrées, mais également d’avoir en tête la possibilité d’études futures sur le même terrain, menées par soi ou par d’autres chercheurs. Il arrive, en effet, que de précédentes études gênent l’arrivée d’un nouveau chercheur. Malika Gouirir a exposé ces retombées négatives de recherches antérieures sur son propre terrain (Gouirir, 1998).
33La recevabilité des textes de recherche dépend beaucoup de leur écriture. Les informations « délicates » sont-elles présentées dans un cadre d’analyse suffisamment général pour permettre aux personnes du terrain qui les liraient de comprendre le sens des pratiques telles que le chercheur les perçoit, de sorte que la composante transgressive des faits soit nettement atténuée, passe au second plan, se fasse oublier ? Or, cette prise de distance par rapport aux données recueillies nécessite le recul du temps. En effet, ces transgressions ou arrangements sont découverts durant le terrain. Aucun cadre théorique ne peut avoir été pressenti préalablement. Il faut se mettre à la recherche de nouvelles lectures, réfléchir à une logique de présentation, à une conceptualisation qui permette de restituer le(s) sens de pratiques découvertes, alors qu’elles sont souvent tues par la sphère professionnelle.
34Néanmoins, malgré ces précautions, en raison de la taille réduite du terrain ou du nombre relativement restreint d’interlocuteurs, certaines informations très personnelles non utiles à la compréhension d’une situation sont laissées dans l’ombre (par exemple le récit d’un viol, d’une faute professionnelle, etc.).
35La manière la plus judicieuse d’exposer les faits sera donc élaborée progressivement. Ce travail d’écriture demande aussi des versions successives pour affiner l’expression et trouver le bon compromis entre « dire » ce que l’on a observé et « exposer » des résultats. En effet, dire ce que l’on a vu, risque de prendre la forme brutale d’une révélation de ce qui est caché à la manière de certains articles journalistiques ou de la révélation des éléments d’une enquête policière par les médias. L’étude ethnographique serait alors une forme raffinée de l’investigation négligeant les retombées des écrits sur ceux qui ont accepté la présence du chercheur. Au contraire, nous défendons l’idée de faire advenir les faits dans leur contexte de sorte qu’il soit possible de comprendre leurs logiques sans livrer les informateurs aux jugements abrupts que ces faits pourraient provoquer. Communiquer les résultats fait partie du socle minimum de la définition d’une recherche (Beillerot, 1991). Ainsi la posture de l’ethnologue ne se révèle pas seulement durant son séjour sur le terrain, mais également dans cet acte de communication qui ne peut être une simple transmission d’informations. L’écriture des faits sociaux liés à l’intimité des informateurs ne peut être approximative dans la mesure où il n’existe pas de distance physique entre les lieux de production du savoir anthropologique et les lieux de vie des informateurs. Dans une ethnologie du proche, les retombées des résultats sur le terrain peuvent être beaucoup plus immédiates que dans une observation ethnographique auprès de populations lointaines.
36Pour notre part, les deux premières études présentées précédemment ont donné lieu à ce type d’exercice d’écriture dans différentes publications : d’une part, les contributions à la question de l’évolution du regard sur le fœtus abordant la question de l’eugénisme (Tillard, 2005), d’autre part, l’article sur les dons et contre-dons entre familles et TISF (Tillard, 2010). Dans ces deux cas, des tentatives de restitutions orales devant un public de chercheurs ont jeté les bases d’une explicitation écrite ultérieure.
5 – Durée des terrains successifs et trajectoire professionnelle
37Quelles que soient les formes d’altérité que l’ethnologue tente d’appréhender, une longue durée du recueil de données est nécessaire. Ainsi, les adultes accèdent aux mondes enfantins « en passant du temps avec eux afin d’apprendre d’eux quelque chose de leur univers » (Delalande, 2007, p. 678). C’est au prix de la durée que les chercheurs peuvent laisser aux enfants et aux adolescents « la maîtrise du rythme auquel les chercheurs sont conviés à pénétrer dans leur univers » (Emond, 2009, p. 30). Comme le souligne Olivier Schwartz, « le temps et la quotidienneté sont deux agents puissants de banalisation de l’ethnographe et cette banalisation est heureuse, car elle est ce qui lui permet d’enquêter » (Schwartz, 1993, p. 278).
38Sans doute, les informations recueillies sont-elles très riches et de longues années peuvent s’écouler avant d’en épuiser la matière, mais le temps passe et arrive le moment, où les données nécessitent d’être vérifiées, réactualisées, afin de tenir compte des évolutions. Il en découle parfois que l’observation ethnographique d’un espace géographique peut être liée au temps d’une vie professionnelle qui permet au fil de la carrière du chercheur de saisir par exemple l’évolution des pratiques de maternage dans un contexte de mondialisation. Ainsi, les documents filmiques collectés par Véronique Arnaud portant sur les soins de maternage et l’éducation du jeune enfant peuvent être lus comme les traces de sa propre carrière, fil tendu entre le temps de l’insularité des Yami (Arnaud, filmé en 1972, édité en 1992) et celui de la suprématie chinoise colportant tous les attributs du maternage moderne occidental déferlant progressivement sur l’île (Arnaud, 1997 et 2007).
39De même, à travers les différents terrains d’un même chercheur se dessine l’esquisse d’une carrière consacrée à un champ de l’anthropologie. Ainsi, Anne Cadoret aborde tout d’abord des terrains éloignés de l’Andalousie où elle étudie comment les journaliers agricoles arrivés récemment et les populations autochtones se définissent en tant que groupe social, puis elle mène des terrains proches dans le Morvan où elle prend en considération les figures marginales de la parenté d’accueil et la manière dont les enfants placés et leurs familles d’accueil font familles. Elle étudie comment ces séjours qui se prolongent donnent lieu à des alliances ou d’autres figures de parenté élective, se répercutant sur la communauté villageoise. Dans ces deux phases de son parcours, il est perceptible que l’intérêt commun est celui de l’étranger arrivant dans une communauté constituée et la manière dont se tissent les liens (liens villageois et liens de parenté) entre les nouveaux venus et les personnes déjà présentes. Enfin, elle s’intéresse à d’autres familles atypiques en poursuivant ses recherches auprès des communautés gay et lesbienne d’Ile-de-France (Cadoret, 2003). Chaque étude ethnographique donne lieu à des résultats desquels émergent de nouvelles questions qui feront l’objet d’un nouveau terrain, nourrissant ainsi une trajectoire professionnelle consacrée à l’anthropologie de la parenté.
40En définitive, si le carnet de bord a souvent été considéré comme l’attribut principal de l’ethnologue, il semble que, plus que tout autre chercheur, il doive composer son cheminement intellectuel avec l’agenda et l’horloge, outils qui lui rappellent les différentes dimensions du temps : temps de l’observation ethnographique, temps du recul anthropologique et temps de la carrière professionnelle.
Bibliographie
Bibliographie
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Mots-clés éditeurs : ethnologie, observation, ethnographie, famille, méthode, anthropologie
Mise en ligne 17/01/2013
https://doi.org/10.3917/lsdle.444.0035Notes
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[*]
Professeure d’Université, CLERSÉ – UMR 8019, Université de Lille 1.
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[1]
Citons néanmoins le Manuel d’ethnographie de Marcel Mauss (1947) et la Méthode d’ethnographie de Marcel Griaule (1957).