Notes
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[*]
Maître de Conférences, Université Jean Monnet, St-Etienne, Modys (UMR Cnrs, 5264).
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[1]
Nicolet C. L’idée républicaine en France. Paris : Gallimard, 1982.
-
[2]
On trouvera une présentation critique du néo-républicanisme dans l’article de Pierre Kahn, « La critique du pédagogisme ou l’invention du discours de l’autre », Les sciences de l’éducation - Pour l’Ère nouvelle, 2006, vol. 34, n° 4.
-
[3]
Frelat-Kahn B. L’école en France et la pensée libérale. Paris : Ellipses, 1999.
-
[4]
Kymlicka W. La citoyenneté multiculturelle. Montréal : Boréal, 2001 ; Rawls J. Théorie de la justice. Paris : Seuil, 1987 ; Rawls J. La justice comme équité. Paris : La découverte, 2003.
-
[5]
On trouvera dans la première partie de la bibliographie, les auteurs et références d’ouvrages, se rattachant au néo-républicanisme, qui constituent la base documentaire de cette étude.
-
[6]
Nicolet C. L’idée républicaine en France. Paris : Gallimard, 1982, p. 468.
-
[7]
Nicolet C. L’idée républicaine en France. Paris : Gallimard, 1982, pp. 468-9.
-
[8]
Nicolet C. L’idée républicaine en France. Paris : Gallimard, 1982, pp. 480-481.
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[9]
Nicolet C. L’idée républicaine en France. Paris : Gallimard, 1982, pp. 482-483.
-
[10]
Jules Barni cité par Charles Coutel : Coutel C. La République et l’école. Paris : Presses-pocket, 1991, p. 25.
-
[11]
Schnapper D. L’école peut-elle redevenir une école du citoyen ? In : Obin J.- P. (coord.). Questions pour l’éducation civique. Paris : Hachette éducation, 2000, p. 188.
-
[12]
Kymlicka W. La citoyenneté multiculturelle. Montréal : Boréal, 2001, p. 165 et p. 162.
-
[13]
Rawls J. La justice comme équité. Paris : La découverte, 2003, p. 214.
-
[14]
Nicolet C. Pour une instruction et une éducation civique républicaine. Les sciences de l’éducation - Pour l’Ère nouvelle, 1999, vol. 32, n° 2, p. 11.
-
[15]
Catherine Kintzler citée par Charles Coutel. Coutel C. La République et l’école. Paris : Presses-pocket, 1991, p. 235.
-
[16]
Poirier J. L. Troisième République. In : Coutel C. La République et l’école. Paris : Presses-pocket, 1991, p. 69. Dans un discours de 2003 sur la laïcité, Jacques Chirac, alors président de la République française, a utilisé à son tour l’expression de « sanctuaire républicain » (Le Monde, 19/12/2003).
-
[17]
Durand-Prinborgne C. La « circulaire Jospin » du 12 décembre 1989. Revue française de droit administratif, 1990, 6 (1), p. 11.
-
[18]
Gautherin J. Au nom de la laïcité, Pénélope et Jules Ferry. In : Derouet J.-L. (Éd.). L’école dans plusieurs mondes. Bruxelles : De Boeck., 2000, p. 237.
-
[19]
Rawls J. Théorie de la justice. Paris : Seuil, 1987, p. 132. Voir aussi p. 137.
-
[20]
Kymlicka W. La citoyenneté multiculturelle. Montréal : Boréal, 2001, pp. 122-123. Voir aussi p. 137.
-
[21]
Collectif (colloque philosophique de Sèvres 6, 7 et 8 mars 1984). Philosophie, école : même combat. Paris : PUF, 1984.
-
[22]
Jacques Muglioni cité par Charles Coutel : Coutel C. La République et l’école. Paris : Presses-pocket, 1991, p. 74.
-
[23]
Nicolet C. L’idée républicaine en France. Paris : Gallimard, 1982, p. 496.
-
[24]
Rawls J. Théorie de la justice. Paris : Seuil, 1987, section 12, p. 104.
-
[25]
Condorcet. Cinq mémoires sur l’instruction publique. Paris : Flammarion, 1994.
-
[26]
Ferry J. Discours sur l’égalité d’éducation. In : Prost A. Histoire de l’enseignement en France. Paris : Colin, 1967, p. 14.
-
[27]
Collectif (colloque philosophique de Sèvres 6, 7 et 8 mars 1984). Philosophie, école : même combat. Paris : PUF, 1984, p. 41.
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[28]
Collectif (colloque philosophique de Sèvres 6, 7 et 8 mars 1984). Philosophie, école : même combat. Paris : PUF, 1984, p. 181.
-
[29]
Rawls J. Théorie de la justice. Paris : Seuil, 1987, pp. 104-105.
-
[30]
Rawls J. Théorie de la justice. Paris : Seuil, 1987, pp. 131-132.
1L’objet de cet article est de comparer le sens donné à l’éducation au sein de deux traditions de pensées politiques : le néo-républicanisme et le libéralisme politique. Cette comparaison a lieu en trois étapes. La première rappelle ce qui distingue ces traditions et examine la dimension politique de l’éducation. La seconde concerne le but culturel de l’enseignement et la troisième, la question de l’égalité des chances.
2L’expression « néo-républicanisme » désigne un courant de pensée et d’influence, attaché à la défense de l’école républicaine et de l’instruction publique, qui s’est manifesté dans la discussion sur l’éducation à partir des années 1980 et fait entendre régulièrement sa voix depuis. S’appuyant sur le travail fondateur que Claude Nicolet a consacré à L’idée républicaine en France [1], il rassemble des auteurs dont les orientations académiques et intellectuelles sont sans doute diverses - Jacques Muglioni, Régis Debray, Catherine Kintzler, Alain Finkielkraut, Elisabeth Badinter, Dominique Schnapper, etc. – mais qui se retrouvent dans la défense commune d’une certaine conception de la république et surtout de l’école républicaine [2].
3La comparaison de ce courant de pensée avec le libéralisme politique est rendue difficile pour deux raisons au moins. La première tient au préjugé négatif qui s’attache souvent en France à la mention du libéralisme. Ce préjugé n’est peut-être pas sans rapport avec le sujet traité ici. Vu à partir de l’ancrage républicain qui caractérise traditionnellement la réflexion française sur l’éducation, le libéralisme est souvent représenté comme l’attitude consistant à défendre le désengagement de l’État, au profit d’une « logique de marché » qui livrerait l’enseignement aux intérêts du secteur privé, ceux des familles ou des entreprises. On verra dans les lignes qui suivent que cette conception du libéralisme ne correspond pas à celle dont il est question ici.
4Une conséquence regrettable de ces préjugés tient à la rareté des sources disponibles. À quelques remarquables exceptions près [3], les travaux consacrés aux positions libérales sur l’éducation sont rares. Les textes majeurs des penseurs libéraux donnent évidemment des indications importantes [4], mais elles restent générales. Le détail des développements manque. Ce n’est évidemment pas le cas du néo-républicanisme sur lequel il existe une bibliographie abondante [5].
5La seconde difficulté de la comparaison tient à la proximité du libéralisme politique et du néo-républicanisme. De l’aveu même des néo-républicains, la tradition républicaine « s’est toujours voulue réellement libérale » [6]. Il ne s’agit jamais pour elle de renoncer aux droits de l’homme et aux libertés individuelles qui constituent la priorité du libéralisme politique. Il ne s’agira donc pas de rechercher des oppositions massives entre ces deux traditions de pensée, mais plutôt d’identifier des points importants sur lesquels elles s’opposent, et en particulier de reconnaître ce que le néo-républicanisme juge indispensable d’ajouter au libéralisme politique.
1 – Éducation et politique
1.1 – Une conception libérale de la république
6Une façon de résoudre la difficulté liée à la proximité des deux traditions politiques consiste à rappeler l’opposition que les néo-républicains établissent eux-mêmes avec la tradition libérale. Cette possibilité est offerte par l’étude que Claude Nicolet a consacrée à l’histoire de l’idée républicaine en France au dix-neuvième siècle. Je retiendrai en particulier l’opposition qui apparaît dans le cas des libéraux ralliés au républicanisme. Ce ralliement signifie qu’une conception libérale de la république est possible. Ses partisans attendent de l’État qu’il « assure pleinement la liberté individuelle et les libertés collectives, qu’il définisse et fasse respecter en tout l’égalité juridique et civile, que la république assure sa fonction d’éducation en mettant à la portée de tous la possibilité de s’émanciper et d’améliorer leur situation morale et physique, qu’elle exerce les fonctions d’assistance et de solidarité indispensables dans toute société ». Au-delà de ces attentes sont les seuils que la république ne doit pas dépasser : liberté de conscience et propriété privée [7].
7Claude Nicolet a souligné la modernité de cette conception politique. La « liberté des modernes » demande à la société et au gouvernement d’« assurer les garanties nécessaires à la libre expansion des énergies individuelles et collectives ». La divergence essentielle avec les républicains est que ces derniers n’ont jamais entièrement admis cette coupure de la modernité : leur « idéal » politique – « la souveraineté du peuple, le jacobinisme, l’espoir de s’approcher autant que possible du gouvernement direct » – reste attaché au modèle antique. La république a encore à l’époque de Ferry et Gambetta, son côté « passéiste ». Elle veut « réconcilier les droits individuels et ceux de l’État, abolir l’antinomie entre société civile et société politique » [8].
8En d’autres termes, alors que la conception libérale fait de la république, une forme de gouvernement, dont l’intérêt principal est qu’elle est la plus susceptible de garantir les libertés individuelles, la conception républicaine voit dans la république, le fondement de la société tout entière. C’est la république seule « qui fait d’une multitude d’individus juxtaposés un tout organique et même pensent avec Rousseau, beaucoup de républicains, une “personne” nouvelle, la Nation, un “peuple” ». Mais c’est elle aussi qui peut faire de l’individu un individu. En dépit du droit naturel, l’individu n’existe au sens plein que par “la conquête et l’exercice de sa Raison”, une raison « combattante et militante, c’est-à-dire se trouvant et s’exerçant collectivement » [9].
1.2 – L’école et l’État
9Le fait de concevoir la république comme le fondement du lien social et même de l’individu, lui confère nécessairement une dimension éducative. Réciproquement, il donne aussi à l’éducation, une dimension essentiellement politique. Les néo-républicains ont volontiers rappelé à la fin du vingtième siècle la formule prononcée un siècle plus tôt par Jules Barni qui fait de la république, « l’institutrice du peuple » [10]. L’école républicaine n’est pas une simple institution sociale, le lieu où les nouvelles générations viendraient acquérir ce qui est nécessaire pour s’adapter à la société et y trouver ultérieurement une place. Elle est le lieu de l’institution du citoyen et l’instrument privilégié de l’« intégration nationale ». Cela ne veut pas dire qu’elle n’assume pas, simultanément, un certain nombre de fonctions sociales, mais ces fonctions sont secondaires par rapport à sa mission principale, qui est politique. L’école républicaine est « plus que dans tout autre pays, l’école du citoyen » [11]. En un mot, pour les néo-républicains, l’école a besoin de la république, comme la république a besoin de l’école. On pourrait aller jusqu’à dire que ces deux termes n’existent pas préalablement à la relation qui les unit. C’est le contraire qui est vrai : la relation préexiste et détermine les termes en jeu.
10En comparaison avec l’ambition du néo-républicanisme pour l’éducation, la position du libéralisme politique est plus modeste. On se tromperait cependant en considérant que la priorité qu’il accorde aux libertés individuelles le conduit à ne concevoir l’éducation que comme un service rendu aux individus. Certes, une de ses caractéristiques les plus connues concerne ce qu’on appelle traditionnellement la neutralité bienveillante de l’État. Cette caractéristique est liée à la distinction du juste et du bien. L’État politiquement libéral attend de ses citoyens qu’ils s’accordent sur la conception de la justice, mais il n’impose aucune conception englobante du bien, laissant à chacun le droit de choisir les priorités et le mode de vie qui lui convient. Cette distinction ne signifie pas cependant que le libéralisme politique négligerait les enjeux politiques de l’éducation. En réalité, comme l’écrit Will Kymlicka, l’idée de neutralité « reflète une conception limitée du rapport entre l’État et la nation ». Les sociétés libérales se définissent comme les autres non seulement par des liens juridiques, mais aussi par des liens culturels. L’éducation joue à cet égard un rôle central : « quand un gouvernement choisit la langue dans laquelle sera donné l’enseignement public, il offre à une culture ce qui est probablement la forme la plus importante de soutien, dans la mesure où il garantit la transmission à la génération suivante d’une langue, ainsi que des traditions et des conventions qui y sont associées » [12]. Éduquer et enseigner, c’est toujours transmettre « des modes de vie, porteurs de sens, qui modulent l’ensemble des activités humaines au niveau de la société, de l’éducation, de la religion, des loisirs et de la vie économique, dans les sphères publiques et privées » (p. 115).
11En second lieu, un État libéral a aussi des attentes à l’égard de l’éducation des citoyens. John Rawls est très clair sur ce point quand il examine le droit des communautés particulières à élever leurs enfants conformément aux valeurs qui les caractérisent et qui peuvent être parfois entièrement opposées à celles de la démocratie. Le libéralisme politique reconnaît certes le droit des groupes particuliers d’élever leurs enfants comme ils le souhaitent. Mais ce droit n’est pas absolu. Il est limité par le droit concurrent de l’État d’enseigner aux nouvelles générations ce que requiert l’exercice de la citoyenneté. Le libéralisme politique, écrit Rawls, exige « que l’éducation des enfants comprenne des éléments tels que la connaissance de leurs droits constitutionnels et civiques, afin que, par exemple, ils sachent que la liberté de conscience existe dans leur société et que l’apostasie n’est pas un délit légal […]. Leur éducation doit aussi les préparer à être des membres pleinement coopérants de la société et leur permettre de gagner leur vie ; elle doit aussi encourager les vertus politiques de manière à ce qu’ils souhaitent respecter les termes équitables de la coopération sociale dans leurs relations avec le reste de la société ». Une telle éducation civique n’a rien de minimaliste. Elle pourrait conduire ceux qui la reçoivent à adhérer à un libéralisme englobant. C’est, conclut Rawls, un risque que les communautés particulières ne peuvent pas refuser de courir [13].
12Cette ambition politique ne change rien cependant aux différences qui subsistent entre le libéralisme politique et les néo-républicains. Du point de vue libéral, le soutien que l’État est en droit d’attendre des citoyens ne se justifie que parce que sa fonction est de garantir les libertés individuelles. Le point de vue républicain quant à lui, ne se contente jamais de justifier la citoyenneté en invoquant l’intérêt particulier des membres de la société, quand bien même cet intérêt serait le même pour tous. S’il faut éduquer à la citoyenneté, c’est non pas parce qu’elle serait un moyen, mais parce qu’elle est en elle-même un bien : « préparer les enfants et les adultes à leur métier de citoyen (c’est-à-dire de co-souverain), tel est le but d’une éducation civique républicaine » [14].
13Plusieurs conséquences peuvent être tirées de ces analyses.
14La première concerne la « nature » des institutions collectives chargées de l’éducation. La différence n’est pas celle qui sépare le secteur privé et le secteur public. Elle concerne la compréhension des établissements publics d’éducation. Le libéralisme politique y voit un « service public » qui a pour objectif de servir au mieux les intérêts de l’individu, en particulier, mais pas seulement, dans la perspective de l’égalité des chances. Le néo-républicanisme ne se contente pas de cette conception. « On ne va pas à l’école, écrit Catherine Kintzler, comme on va consommer un “service” » [15]. L’école publique est une institution politique. On rappellera la formule régulièrement répétée qui non sans une certaine emphase, fait de l’école républicaine le sanctuaire de la république [16] : l’école institue le citoyen, conformément à ce que désignait l’ancien terme d’« instituteur ».
15Une seconde conséquence concerne les attitudes attendues de la part des élèves. Le cas des « affaires de foulard islamique » qui a occupé la société française entre 1989 et 2004, permet de comprendre comment, en dépit de la proximité relevée précédemment, ces deux traditions de pensée aboutissent parfois à des conclusions diamétralement opposées. Le premier avis politique émis au sujet de ces affaires, l’avis du Conseil d’État rendu le 27 novembre 1989, était d’inspiration libérale. Comme l’a écrit Claude Durand-Prinborgne, le Conseil d’État a « hiérarchisé liberté de conscience et laïcité pour faire prévaloir la première sur la seconde » [17]. Cette formulation peut paraître paradoxale, puisqu’elle sépare laïcité et liberté de conscience. Mais ce paradoxe permet de mettre en évidence l’opposition entre les deux traditions de pensée politique dont il est question ici. La position du libéralisme politique est clairement opposée à l’interdiction du port des signes religieux dans les établissements scolaires. Cette position se justifie par deux arguments principaux : la liberté religieuse qui est reconnue aux individus et la priorité de la scolarisation des élèves conformément à leur intérêt individuel sur le rappel des normes qui règlent l’espace scolaire. Du côté néo-républicain au contraire, ce rappel des normes est essentiel. Il n’entre pas en contradiction avec l’intérêt véritable des élèves qui n’est pas leur intérêt particulier, mais leur intérêt en tant que futurs citoyens. En d’autres termes, si l’école scolarise des citoyens, les néo-républicains ont raison et l’État laïque doit interdire le port des signes religieux dans les établissements. Si à l’inverse, l’école scolarise des personnes privées, c’est le libéralisme politique qui est dans le vrai : les foulards islamiques devaient être acceptés à l’école publique, sous certaines conditions que précisait l’avis du Conseil d’État : absence de prosélytisme, respect des activités d’enseignement et de l’obligation d’assiduité. Le dilemme auquel les affaires de foulard ont confronté l’enseignement public montre donc comment le libéralisme politique et le néo-républicanisme s’opposent dans leur conception de l’espace scolaire : il s’agit soit d’assurer les « droits de chaque personne humaine » dont la garantie est liée à la constitution d’un « espace de tolérance ouvert à toutes les différences », soit les conditions de l’intégrité de l’espace scolaire comme « espace commun à tous », « espace d’intégration » qui s’oppose aux particularismes communautaires et religieux [18].
2 – Le but culturel de l’éducation
16En ce qui concerne le but culturel de l’enseignement scolaire, la différence entre le néo-républicanisme et le libéralisme politique implique, ici aussi, d’aller au-delà d’une certaine proximité de vocabulaire. Dans les deux cas en effet, ce but peut être décrit dans les termes du développement de l’autonomie individuelle ou encore d’une éducation de la raison. Mais ce n’est pas la même chose qui est désignée par là dans l’une et l’autre tradition.
17Du côté du libéralisme politique, les analyses convergent, en deçà de la différence des formulations, vers l’idée d’une autonomie instrumentale. John Rawls écrit par exemple, que la valeur de l’éducation ne se juge pas uniquement par son efficacité comme moyen de l’égalité des chances. « Aussi important, si ce n’est plus, est le rôle de l’éducation pour rendre une personne capable de goûter la culture de la société et d’y jouer un rôle, et, de cette façon, pour donner à chaque individu l’assurance de sa propre valeur » [19]. Pour Will Kymlicka, la liberté comprise au sens libéral, comme liberté de choix d’une vie bonne, c’est-à-dire pouvoir de choisir, d’examiner sa vie et de changer son orientation, implique que les individus puissent « disposer des moyens qui leur permettent de prendre conscience des différentes conceptions de la vie bonne, ainsi que de l’aptitude à évaluer intelligemment ces conceptions ». Une société libérale autorise non seulement « les individus à mener leur vie selon les buts qu’ils se seront choisis à un moment donné, mais elle met également à leur disposition des informations concernant d’autres modes de vie (grâce à la liberté d’expression) », modes de vie qui sont présentés aux enfants dans le cadre de la scolarisation. Cette condition, peut-on conclure avec l’auteur, « explique l’intérêt que les libéraux portent traditionnellement à l’éducation » [20].
18Le néo-républicanisme a en principe une ambition plus haute : l’instruction et le savoir n’y sont pas conçus comme des moyens de la liberté individuelle, ils sont en eux-mêmes des biens [21]. Il n’y a pas de réponse à la question de savoir en vue de quoi l’on s’instruit, sinon celle qui consiste à dire que l’instruction est à elle-même sa propre fin, parce que la formation de l’esprit est l’une des plus hautes façons que l’on a de devenir un bon citoyen et un homme de bien [22]. Ou encore, dire que l’instruction permet l’émancipation, l’autonomie, la liberté de penser, est à la rigueur, une mauvaise façon de s’exprimer. Le savoir est en lui-même émancipation, autonomie, liberté de penser. Cette « confiance ingénue » dans le savoir est caractéristique de l’esprit républicain : « le travail intellectuel est à lui-même sa propre récompense ». Tout savoir est en lui-même « une morale » [23].
3 – L’égalité des chances
19Le thème de l’égalité constitue un des thèmes centraux de la pensée éducative du libéralisme politique. D’une part, l’égalité des chances est un des principes fondamentaux de la justice, dans une société libérale. D’autre part, l’éducation constitue l’un des moyens privilégiés pour tendre à réaliser une situation conforme à ce principe. Dans la Théorie de la justice, Rawls critique en particulier le système de la « liberté naturelle » qui considère comme juste, toute situation de répartition des biens sociaux déduite d’une répartition initiale égale. L’argumentation de Rawls insiste sur la nécessité de refuser que la contingence et l’arbitraire des circonstances sociales soient des conditions de la justice. Il rappelle que la théorie classique de l’« égalité libérale » cherche à corriger ce défaut, c’est-à-dire à atténuer « l’influence des contingences sociales et du hasard naturel sur la répartition » en imposant des « conditions structurales supplémentaires ». C’est à ce point que l’éducation intervient. Au même titre que l’empêchement des « accumulations excessives de propriété et de richesse », que réalise en particulier la fiscalité sur les successions, il importe de « maintenir des possibilités égales d’éducation pour tous. Les chances d’acquérir de la culture et des compétences techniques, écrit Rawls, ne devraient pas dépendre de notre situation de classe et ainsi le système scolaire, qu’il soit public ou privé, devrait être conçu de manière à aplanir les différences de classe » [24].
3.1 – L’égalité des chances et l’instruction publique
20La position néo-républicaine est partiellement convergente avec cette conception. Il existe en particulier un accord solide entre libéralisme politique et néo-républicanisme pour considérer que l’éducation est un moyen nécessaire pour compenser les inégalités sociales. Les deux traditions de pensée peuvent sur ce point se réclamer de Condorcet, penseur à la fois libéral et républicain, et de sa conception politique de l’éducation comme moyen pour établir davantage d’égalité entre les citoyens [25]. Mais, si on regarde de plus près, des divergences nettes apparaissent. D’une part, le thème de l’égalité des chances n’est pas un thème de prédilection des néo-républicains, l’« égalité d’éducation » empruntée à Jules Ferry [26] leur apparaissant en général plus importante que l’égalité des chances. D’autre part, on peut aussi être pris d’un soupçon quand on examine la lecture néo-républicaine de l’histoire de l’unification de l’école en France, histoire qui conduit au long du vingtième siècle du « double réseau » de scolarisation initié par Guizot et conservé tel quel par Jules Ferry à l’école unique. En effet, si l’école unique n’est peut-être pas une condition suffisante de l’égalité des chances, elle en constitue à coup sûr, une condition nécessaire ; de sorte que de ce point de vue, on ne pourrait en principe que se réjouir du passage à l’école unique. Or, force est de constater que ce n’est pas le cas des néo-républicains qui sont au contraire unanimes à déplorer la façon dont a eu lieu l’unification de l’école en France. Cette critique, bien connue, est pour l’essentiel, la suivante : la réalisation de l’école unique aura été un véhicule de l’égalitarisme qui, sous prétexte de démocratisation de l’enseignement et de réussite de tous, supprime toute différence entre les élèves [27] et conduit à l’abandon de l’excellence qui caractérisait l’enseignement [28]. La confusion de l’égalité des chances et de l’égalitarisme ou encore de l’égalité des chances et de la réussite de tous met en crise l’école républicaine en menaçant de façon directe la mission d’instruction qui est la sienne.
21Je pense aussi que la raison pour laquelle l’égalité des chances constitue ici un thème secondaire tient à sa signification même. L’égalité des chances concerne en effet les fonctions sociales et économiques de l’école : elle désigne l’égalité des élèves dans la compétition que l’école démocratique instaure pour l’obtention des meilleures places, c’est-à-dire des meilleures filières de formation. Or, s’il est vrai que du point de vue néo-républicain, l’école ne saurait négliger cet aspect, il reste que sa priorité réside ailleurs, à savoir dans la mission d’éducation civique et culturelle qui en fait le cœur de la construction républicaine. La conséquence de cette priorité est que la compétition instaurée entre les élèves par la volonté de réaliser l’égalité des chances doit rester compatible avec la primauté de l’instruction. On peut penser que cette hiérarchisation des fins donne une interprétation correcte de la notion d’élitisme républicain : dire que la sélection doit être fondée sur le seul mérite, c’est dire que ce sont les plus instruits qui doivent être retenus dans les meilleures filières : l’orientation et la sélection scolaire ne seraient en ce sens que la conséquence en quelque sorte mécanique du niveau d’instruction auquel chacun est capable de parvenir, en vertu de son seul mérite.
3.2 – Le mérite
22La question du « mérite individuel » constitue d’ailleurs un autre point qui permet de distinguer le néo-républicanisme du libéralisme politique, tout au moins dans la version que John Rawls en donne. J’ai mentionné plus haut la référence que Rawls fait à la théorie libérale classique et à la façon dont elle compte sur l’éducation pour corriger les inégalités sociales. Il faut ajouter à présent que cette référence est aussi une critique. D’une part la théorie libérale classique ne fait rien contre l’arbitraire de la « répartition naturelle des capacités et des talents ». D’autre part, on peut douter de l’efficacité des moyens utilisés pour corriger les inégalités dues aux contingences sociales. « Le principe de l’égalité des chances, écrit Rawls, ne peut être qu’imparfaitement appliqué, du moins aussi longtemps qu’existe une quelconque forme de famille ». Pour prendre un exemple simple, le fait d’organiser une politique d’éducation publique ne pourra jamais empêcher que les familles qui le souhaitent et qui en ont les moyens financiers ne procurent à leurs enfants les cours particuliers qui donneront à ces derniers un avantage dans la compétition scolaire. Dans l’optique du libéralisme politique, cette inégalité non méritée ne pourrait être au mieux que partiellement compensée par une mesure comme la mise en œuvre d’un accompagnement scolaire gratuit dans tous les établissements. Cette action, aussi utile soit-elle, n’enlèverait rien au fait que « la mesure dans laquelle les capacités naturelles se développent et arrivent à maturité est affectée par toutes sortes de conditions sociales et d’attitudes de classe » [29]. Ce sont des arguments de ce type qui conduisent Rawls à proposer de compléter le principe de l’égalité des chances, par le « principe de différence » qui demande d’adopter le point de vue du groupe le plus défavorisé, afin que les « inégalités non méritées soient corrigées ». Appliqué à l’éducation, ce principe doit conduire à « consacrer plus de ressources à l’éducation des moins intelligents qu’à celle des plus intelligents ». Cette attribution de ressources supplémentaires ne doit pas créer d’illusion sur la possibilité d’atteindre une parfaite égalité des chances, mais elle a pour but d’« améliorer les attentes à long terme des plus défavorisés » [30].
23On pourrait être tenté de se questionner de façon critique sur l’usage que Rawls fait de la représentation des différences d’intelligence ou plus loin, de la notion de don. Ce questionnement ne devrait pas oublier la façon dont il les considère : la répartition naturelle des talents est arbitraire ; nous n’avons pas de mérite « du fait qu’un caractère supérieur nous a rendu capable de l’effort pour cultiver nos dons […]. Car un tel caractère dépend, en bonne partie, d’un milieu familial heureux et des circonstances sociales de l’enfance que nous ne pouvons mettre à notre actif. La notion de mérite ne s’applique pas ici » (p. 134). Surtout, un tel questionnement passerait à côté de l’essentiel. Ce qui compte en effet dans l’analyse de la façon dont le principe de différence permet de compenser les inégalités sociales, c’est qu’il ne débouche pas sur une « méritocratie », mais au contraire sur une « tendance à l’égalité ». Rawls est explicite sur ce point : « ceux qui sont avantagés par la nature ne doivent pas en profiter simplement parce qu’ils sont plus doués, mais seulement pour couvrir les frais de formation et d’éducation et pour utiliser leurs dons de façon à aider aussi les plus défavorisés » (p. 132). On assisterait donc pour finir à un renversement assez paradoxal des positions respectives du libéralisme politique de Rawls et du néo-républicanisme. Alors que le libéralisme accorde la priorité aux libertés individuelles et conçoit l’éducation comme le moyen de développer l’autonomie des individus, il conclut cependant sur un éloge de la solidarité sociale et relie l’éducation à un intérêt collectif : que personne ne soit exclu du jeu de la coopération sociale ; ou encore qu’il soit possible de réunir pour chacun les bases sociales du respect de soi-même. À l’inverse, le néo-républicanisme dont le point de départ consiste à insister sur le rapport entre éducation et citoyenneté, s’achève sur un éloge du mérite individuel et de la sélection des meilleurs.
Néo-républicanisme
- Collectif (colloque philosophique de Sèvres 6, 7 et 8 mars 1984). Philosophie, école : même combat. Paris : PUF, 1984.
- Condorcet. Cinq mémoires sur l’instruction publique. Paris : Flammarion, 1994.
- Coutel C. La république et l’école. Paris : Presses-pocket, 1991.
- Nicolet C. L’idée républicaine en France. Paris : Gallimard, 1982.
- Nicolet C. Pour une instruction et une éducation civique républicaine. Les sciences de l’éducation - Pour l’Ère nouvelle, 1999, vol. 32, n° 2, pp. 9-26.
- Schnapper D. L’école peut-elle redevenir une école du citoyen? In : Obin J.-P. (coord.). Questions pour l’éducation civique. Paris : Hachette éducation, 2000, pp. 187-198.
Libéralisme politique
- Frelat-Kahn B. L’école et la pensée libérale. Paris : Ellipses, 1999.
- Kymlicka W. La citoyenneté multiculturelle. Montréal : Boréal, 2001.
- Rawls J. Théorie de la justice. Paris : Seuil, 1987.
- Rawls J. La justice comme équité. Paris : La découverte, 2003.
Autres références
- Durand-Prinborgne C. La « circulaire Jospin » du 12 décembre 1989. Revue française de droit administratif, 1990, 6 (1), pp. 10-22.
- Gautherin J. Au nom de la laïcité, Pénélope et Jules Ferry. In : Derouet J.-L. (Éd.). L’école dans plusieurs mondes. Bruxelles : De Boeck, 2000, pp. 223-244.
- Kahn P. La critique du pédagogisme ou l’invention du discours de l’autre. Les sciences de l’éducation - Pour l’Ére nouvelle, 2006, vol. 39, n° 4.
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Mots-clés éditeurs : néo-républicanisme, égalité des chances, mérite, éducation et politique, libéralisme politique
Date de mise en ligne : 21/01/2013
https://doi.org/10.3917/lsdle.412.0011Notes
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[*]
Maître de Conférences, Université Jean Monnet, St-Etienne, Modys (UMR Cnrs, 5264).
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[2]
On trouvera une présentation critique du néo-républicanisme dans l’article de Pierre Kahn, « La critique du pédagogisme ou l’invention du discours de l’autre », Les sciences de l’éducation - Pour l’Ère nouvelle, 2006, vol. 34, n° 4.
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[5]
On trouvera dans la première partie de la bibliographie, les auteurs et références d’ouvrages, se rattachant au néo-républicanisme, qui constituent la base documentaire de cette étude.
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Durand-Prinborgne C. La « circulaire Jospin » du 12 décembre 1989. Revue française de droit administratif, 1990, 6 (1), p. 11.
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[23]
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[25]
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[26]
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[27]
Collectif (colloque philosophique de Sèvres 6, 7 et 8 mars 1984). Philosophie, école : même combat. Paris : PUF, 1984, p. 41.
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[28]
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[29]
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[30]
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