Couverture de LSDLE_402

Article de revue

L'orientation déontologique

Pages 95 à 113

Notes

  • [*]
    Professeur des Universités, Université Nancy 2, LISEC.
  • [1]
    Lalande A. Vocabulaire technique et critique de la philosophie. Paris : PUF, 2006, p. 216.
  • [2]
    Salas D. Le renouveau du débat sur l’éthique du juge. In : Salas D. & Epineuse H. (dir.). L’éthique du juge : une approche européenne et internationale. Paris : Dalloz, 2003, p. 5.
  • [3]
    Code de déontologie des psychologues (adopté par la Société Française des Psychologues en mars 1996), exposé des motifs, première partie.
  • [4]
    Roman J. La démocratie des individus. Paris : Calmann-Lévy, 1998, p. 55.
  • [5]
    Vincent G. Structures et fonctions d’un code de déontologie. In : Vincent G. Responsabilités professionnelles et déontologie. Paris : L’harmattan, 2001, p. 48. Notre propos doit beaucoup aux analyses, souvent pertinentes, que développe Gilbert Vincent dans cet article.
  • [6]
    Vincent G. op. cit., p. 50.
  • [7]
    Obin J.-P. Pour les professionnels de l’éducation nationale : morale, éthique ou déontologie ? Éducation et Devenir, 1994, cahier n° 13, p. 12.
  • [8]
    On peut décliner la protection juridique du fonctionnaire dans trois directions : protection pour des dommages causés par celui-ci lors du service et engageant sa responsabilité civile, protection contre des faits provoqués par des tiers, et prise en charge éventuelle de sa responsabilité pénale dans certaines situations.
  • [9]
    Les territoires nouveaux de la judiciarisation. Supplément de La Lettre de l’éducation, 10 novembre 2003, n° 430.
  • [10]
    Toulemonde B., cité dans La Lettre de l’éducation, op. cit.
  • [11]
    La notion de faute non intentionnelle mérite quelques explications.
    L’article 121-1 du code pénal précise que « nul n’est responsable pénalement que de son propre fait ». L’article 121-3 spécifie, lui, trois cas de figure : la faute intentionnelle, la mise en danger de la vie d’autrui et la faute non intentionnelle. Cette dernière se caractérise par le fait que l’agent adopte un comportement risqué (manquement à l’obligation de prudence ou de sécurité) ou commet une imprudence, une négligence ou une maladresse. C’est à l’occasion des infractions non intentionnelles (homicide involontaire, blessures et coups involontaires), prévues par les articles 221-6, 222-19 et 220-20 du code pénal, qu’est généralement mise en jeu la responsabilité des enseignants (et notamment celle des professeurs d’éducation physique et sportive).
    Dans le souci de limiter les recours contre les enseignants et plus largement contre les fonctionnaires et les agents publics non titulaires de droit privé, le législateur a voté une loi redéfinissant le délit non intentionnel (loi n° 2000-647 du 10 juillet 2000, dite loi Fauchon). Désormais pour condamner un agent, auteur indirect de faits ayant entraîné un dommage, le juge pénal est tenu de caractériser une faute d’une certaine gravité soit qui expose autrui à un risque particulièrement grave et que cet agent ne pouvait ignorer, soit qui consiste en la violation manifeste et délibérée d’une obligation particulière de prudence ou de sécurité prévue par la loi ou le règlement, c’est-à-dire par un décret ou un arrêté.
    L’examen des premières décisions qui ont été rendues en application de ces nouvelles dispositions montrait que les juges interprétaient celles-ci de manière plutôt favorable aux fonctionnaires. C’est ainsi que la cour d’appel de Lyon a, par arrêt du 11 mai 2001, prononcé la relaxe de deux enseignants dans l’affaire du Drac. La situation semble aujourd’hui brouillée avec la confirmation en appel de la condamnation de Philippe Boubet, suite à la chute mortelle d’une de ses élèves en 1996. Ce nouvel élément tendrait à montrer que la loi Fauchon n’apporte pas aux enseignants toutes les garanties qu’ils escomptaient.
  • [12]
    Cet argument est ébauché par G. Vincent (op. cit., pp. 42-43). L’auteur insiste sur le décrochage statut/compétence mais ne met pas assez l’accent, nous semble-t-il, sur la primauté actuelle de la compétence sur le statut. La demande de déontologie s’inscrit dans un contexte de professionnalisation (et de professionnalité) et non de formation.
  • [13]
    Nous avons développé cette thèse du changement de légitimité de l’institution scolaire dans la revue Esprit n° 290, 2002, pp. 138-151. Nos analyses sont proches de celles de Patrick Rayou lorsqu’il note dans « Le relais des générations » (Recherche et Formation, 2004, n° 45, p. 29) que l’institution scolaire et ses symboles les plus visibles ne suffisent plus à faire tenir les situations d’apprentissage. « L’attitude éthique, conclut-il, doit aujourd’hui palier l’effacement des repères institutionnels ».
    Il convient, selon nous, de tirer les conséquences de cette nouvelle situation. Un code de déontologie serait alors une précieuse « béquille » pour régler des comportements qui sont de moins en moins prédéfinis institutionnellement.
  • [14]
    Legrand L. L’enseignant et ses devoirs. Éducation et Devenir, 1994, cahier n° 13, pp. 17-21. Louis Legrand distingue deux types de devoirs : des devoirs « domestiques » qui portent sur la conduite « quasi-matérielle » de la classe (assiduité, préparation de la classe, tenue du cahier des absences,…) et ce qu’il appelle « des normes de nature idéologique » (respect, absence de favoritisme, laïcité,…).
  • [15]
    Gauthier R.-F. & Raulin D. Déontologie et programmes scolaires. Éducation et Devenir, 1994, cahier n° 13, p. 34.
  • [16]
    Vincent G., op. cit., p. 45.
  • [17]
    Meirieu P. Le choix d’éduquer. Paris : ESF, 1991, pp. 99-103.
    La dimension praxéologique renvoie à la maniabilité de l’outil ou de la médiation utilisée, l’aspect didactique à sa pertinence du point de vue de l’apprentissage. La dimension axiologique regarde les valeurs mises en jeu.
  • [18]
    Code de déontologie des médecins. Adopté par le collège des médecins du Québec, approuvé par le gouvernement du Québec et entré en vigueur le 7 novembre 2002.
  • [19]
    C’est bien ainsi que Paul Ricœur définit la sagesse pratique, comme capacité « à inventer les comportements justes appropriés à la singularité des cas ». Voir Soi-même comme un autre, Paris : Seuil, 1990, p. 313.
  • [20]
    Taylor C. Le malaise de la modernité. Paris : Les éditions du Cerf, 1994, p. 29 (note 7) et p. 53.
  • [21]
    Taylor C., op. cit., p.37.
    Selon Charles Taylor, l’idéal d’authenticité apparaît au xviiie siècle avec Rousseau et Herder. Le mouvement d’esthétisation de la vie quotidienne, dans la seconde moitié du xxe siècle, avec l’idéologie du souci de soi, va lui donner un élan décisif. Des valeurs nées dans le champ artistique, telles que l’originalité, la spontanéité ou encore la créativité, vont se diffuser dans d’autres champs sociaux et notamment dans celui qui touche à la manière d’être, au style.
  • [22]
    Boltanski L. & Chiapello E. Le nouvel esprit du capitalisme. Paris : Gallimard, 1999, p. 557.
  • [23]
    Le référentiel des compétences et capacités caractéristiques d’un professeur des écoles se trouve en annexe à la note de service n° 94-280 du 25 novembre 1994, celui concernant le professeur exerçant en collège, lycée d’enseignement général et technologique ou lycée professionnel figure dans la circulaire n° 97-123 du 23 mai 1997.
  • [24]
    Jacquet-Francillon F. Déontologie professionnelle. In : Vergnioux A. (dir.). Penser l’éducation, Notions clés pour une philosophie de l’éducation. Paris : ESF, 2005, pp. 44-49.
  • [25]
    Hegel G.-W.-F. Principes de la philosophie du droit ou droit naturel et science de l’état en abrégé. Paris : Vrin, 1989, p. 254.
    « Dans la corporation, le droit soi-disant naturel d’exercer son habileté en vue d’en tirer tout le gain qu’il est possible d’obtenir, ne trouve de limite que dans la mesure où la corporation destine cette habileté à la rationalité, la libère de l’opinion individuelle et de la contingence, et du danger qu’elle présente pour soi et pour les autres, la reconnaît, lui garantit la sécurité et l’élève à la dignité d’une activité consciemment exercée en vue d’un but commun ».
  • [26]
    Hegel G.-W.-F. Op. Cit., pp. 250-256 ; Durkheim E. Leçons de sociologie. Paris : PUF, 1995, pp. 41-78.

1Les codes de déontologie étaient jadis l’apanage de quelques professions libérales jouissant d’un important prestige social (avocat, médecin, journaliste, etc.). Ceux-ci marquaient notamment la distinction qui les séparait des simples métiers d’exécution. Aujourd’hui, les professions dotées d’un code de déontologie ou d’une charte de bonne conduite sont beaucoup plus nombreuses : bibliothécaires, salariés des banques, médiums, fournisseurs d’accès à internet, assistants sociaux, médiateurs familiaux, diététiciens, informaticiens, etc. Le panel des professions concernées s’est à la fois ouvert et diversifié.

2Dans cet article, nous soutenons une thèse : il est pertinent aujourd’hui d’introduire une déontologie dans les métiers de l’enseignement. Dans la première section, nous précisons ce qu’est une déontologie en élucidant notamment les fonctions que celle-ci remplit au sein d’une profession. Puis, nous examinons les arguments pro et contra, car tout engagement lucide requiert en amont une analyse critique et contradictoire. Enfin, dans la troisième et dernière section, nous déclinons quelques réquisits pour engager le processus de déontologisation. Il ne s’agit plus alors de présenter des raisons (qui légitiment une option) mais d’exposer des conditions (qui facilitent un processus).

1 – Qu’est-ce qu’une déontologie ?

3On doit le terme de déontologie à l’utilitariste anglais Jeremy Bentham. « Ethics has received the more expressive name of deontology » écrit-il en 1834. Pour Bentham, la déontologie est tout simplement un « nom plus expressif » pour désigner l’éthique. Fidèle à son étymologie (du grec deonta : les devoirs et de logos : le discours, la raison), elle va ensuite être communément définie comme la théorie des devoirs. Ce mot, précise le dictionnaire philosophique Lalande, « ne s’applique pas à la science du devoir en général, au sens kantien : il porte au contraire avec lui l’idée d’une étude empirique des différents devoirs, relative à telle ou telle situation » [1].

4L’objet de la déontologie n’est donc pas de fonder philosophiquement la notion d’obligation, ni de comprendre en quoi un devoir est un devoir, mais d’inventorier très concrètement les obligations qui incombent à un professionnel dans l’exercice de sa tâche. C’est ce sens que retiennent, aujourd’hui, aussi bien les dictionnaires spécialisés que les dictionnaires généralistes. La déontologie, écrit par exemple Le Petit Larousse est « l’ensemble des règles et des devoirs qui régissent une profession, la conduite de ceux qui l’exercent, les rapports entre ceux-ci et leurs clients ou le public ».

5La déontologie n’a donc pas une vocation spéculative mais une visée pratique, elle entend définir pour une pratique professionnelle donnée, à partir de son axiologie, un socle commun de règles et d’obligations. Mais on ne comprend vraiment ce qu’est une déontologie, c’est-à-dire que l’on n’en mesure pleinement les enjeux que si nous complétons cette définition essentialiste par une réflexion sur les fonctions. En d’autres termes : à quoi ça sert une déontologie ?

1.1 – Aider et responsabiliser

6Une déontologie est là pour organiser une corporation, un groupe de professionnels, en leur donnant des points de repères pour décider et s’orienter dans des contextes de travail brouillés et difficiles. « Toute la difficulté, note Denis Salas, se concentre sur la position ambiguë de la déontologie qui peut avoir deux sens très différents selon qu’elle est associée à la discipline ou orientée par l’éthique. Dans le premier cas, ce qui domine est la volonté d’en faire un instrument de contrôle a posteriori des comportements individuels (…). Rapprochées de l’éthique, les normes déontologiques deviennent une aide pour un décideur exposé à des risques » [2]. Une déontologie est là pour éclairer les praticiens dans leur décision et les guider dans l’action. Loin d’être un carcan qui les asservit et les enferme, elle est un guide pour assumer une responsabilité en acte, pour trouver des réponses à ce qui ne va plus de soi ou à ce qui n’est jamais allé vraiment de soi. Ainsi envisagée, elle n’est pas un instrument de disciplinarisation même si, en raison de son caractère collectif, elle est marquée d’un certain formalisme.

1.2 – Définir une profession

7C’est un texte qui essaie toujours in fine de répondre à la question « quid ? ». Qu’est-ce que bâtir pour l’architecte ? Qu’est-ce qu’informer pour un journaliste ? Qu’est-ce que prodiguer des soins pour un médecin ? Une déontologie précise une identité professionnelle. L’exposé des motifs de la nouvelle déontologie des psychologues l’illustre on ne peut plus clairement. « Cette refonte, précise le texte, est d’autant plus urgente que l’exercice professionnel de la psychologie s’est largement diversifié. Plus l’inscription sociale de la discipline se confirme, plus grandes sont les responsabilités, rendant difficile le maintien d’une réflexion éthique, qui fonde pourtant l’essence même de la compétence. Par ailleurs, la loi de 1985 a concrétisé l’existence d’une communauté professionnelle aux contours flous du fait des spécialisations et de leur cloisonnement » [3]. Il s’agit certes de s’adapter à une nouvelle donne socio-juridique mais aussi et surtout de redéfinir une identité professionnelle en clarifiant la spécificité d’un champ et la finalité des missions assignables.

1.3 – Moraliser les pratiques

8Enfin, une déontologie précise les bonnes et les mauvaises pratiques. Il ne s’agit pas, en l’occurrence, de jeter l’anathème sur certaines pratiques pédagogiques et à rebours de dicter le « pédagogiquement correct ». Une déontologie enseignante n’a pas à fixer des canons didactiques mais à proposer des critères socio-éthiques qui permettent de récuser ou de valider certaines pratiques. Une déontologie identifie les pratiques douteuses, ambiguës ou illégitimes pour ne retenir que celles qui méritent d’être retenues. À la limite, une déontologie n’invente rien, ne crée pas de nouvelles normes, mais se contente d’interdire ou de valider certaines régularités déjà à l’œuvre dans les pratiques professionnelles. Dans toutes professions, il y a des choses à faire et à ne pas faire. En ce sens, elle est une sorte de sagesse collective, issue des débats qui traversent et travaillent une profession.

2 – Des raisons objectives

9Rendre compte de la demande de déontologie c’est mettre au jour les bénéfices que procure, d’abord pour les professionnels, l’adoption d’un code ou d’une charte de déontologie dans un contexte socio-professionnel donné. Nous présentons ces bénéfices dans un premier temps pour, dans un second, examiner les arguments mis en avant par ceux qui récusent l’orientation déontologique, notamment au sein du monde enseignant. Bien sûr, tout choix politique enferme des risques et des inconvénients ; il s’agit alors de savoir de quel côté incline la balance pour s’engager sur la voie la plus assurée ; celle qui à tout prendre, dans la conjoncture actuelle, donne le plus de garanties et d’avantages.

2.1 – L’habitus et la règle

10L’appartenance à un corps devient problématique lorsque celle-ci ne repose plus sur l’existence d’un habitus partagé, c’est-à-dire sur l’existence d’un ensemble incorporé de règles de perception et d’action. Car ce sont ces règles qui fédèrent les professionnels d’une même branche d’activité et les rendent socialement visibles comme tels vis-à-vis de l’extérieur. L’effritement, l’affaiblissement voire la disparition d’un habitus commun, quelle qu’en soit la raison – par exemple un recrutement social plus diversifié – appelle une externalisation et une explicitation des principales règles qui commandent une pratique professionnelle. Lorsqu’il n’y a plus d’habitus partagé, le sentiment d’appartenance à un groupe se fait par une allégeance collective et déclarée à un ensemble de principes et de règles qui définissent et précisent les conduites qu’il est légitime de tenir.

11Dans un corps socio-professionnel marqué par la pluralité des références morales, culturelles et pédagogiques l’explicitation des règles semble être un exercice obligé pour résister aux forces centrifuges et maintenir une relative unité professionnelle. Il y a une dialectique du dedans et du dehors, de l’endogène et de l’exogène qui est aussi une dialectique de l’implicite et de l’explicite, de l’habitus et de la règle. « Dès lors, écrit justement Joël Roman, que prévaut l’individualisme des conduites, des références morales, des valeurs auxquelles on se réfère, la seule règle commune permettant la coexistence se doit d’être explicitée, codifiée dans des textes et actionnées par des procédures. À partir du moment où il n’est plus possible de faire fond sur un implicite commun, nos relations avec les autres doivent être régulées par la loi » [4]. En d’autres termes, plus nous sommes indépendants, plus nous avons besoin de règles explicites. L’instauration d’un code de déontologie, par l’explicitation des règles du jeu, réactive le sentiment d’appartenance à un corps lorsque celui-ci tend à s’étioler.

2.2 – Le domaine d’intervention légitime

12Si un code de déontologie peut être un rempart contre la désagrégation d’un corps professionnel et apparaître, du point de vue de ce corps, comme un principe fédérateur, il peut aussi revendiquer cette vertu fédératrice, du point de vue de la pratique de l’acteur, en fonctionnant comme principe de limitation. Face à la dispersion extensive et à l’accroissement potentiel des tâches liées à la complexification des activités professionnelles, un code de déontologie permet de fixer ou de réaffirmer les contours d’une pratique professionnelle. Il précise et, par là même, stabilise les tâches assignables, en droit, à un professionnel. Même si entre le droit et le fait, entre le travail prescrit et le travail réel, il y a toujours un écart, une différence, l’argument n’en garde pas moins sa pertinence. Un code de déontologie permet, pour reprendre l’expression de Gilbert Vincent, une orthopraxis, c’est-à-dire une sorte d’orthodoxie professionnelle entendue en termes d’interventions prévisibles [5].

13La mise au jour de ce que l’on pourrait appeler le domaine de définition d’une pratique devient un enjeu d’autant plus important que les professionnels ont à s’articuler à d’autres professionnels appartenant à d’autres branches d’activité. Plus un professionnel est impliqué dans un jeu complexe de coopération interprofessionnelle, plus il ressent (ou peut ressentir) le besoin que soit précisé son domaine propre d’activité. Lorsqu’une coopération professionnelle s’établit dans un contexte fortement hiérarchisé, les ajustements se font généralement de manière autoritaire et unilatérale. Mais lorsque cette coopération mobilise des professionnels qui n’entretiennent pas entre eux des rapports de subordination, les ajustements s’établissent sur un mode contractuel à partir des compétences professionnelles et des prérogatives statutaires de chacun des partenaires. C’est dans cette seconde situation que l’exigence de délimitation se révèle utile car, en produisant de la lisibilité, elle facilite les accords et les ajustements.

14Les actes de délimitation et de légitimation sont souvent liés comme si l’acte de délimitation d’un espace produisait des effets de légitimation. À l’inverse, il n’y a guère de doute que la légitimation d’une pratique passe, déjà, par une définition de ses contours. Un code de déontologie définit donc, in fine, le domaine de compétence du professionnel, l’espace de l’agir qualifié [6]. Il délimite un domaine d’intervention légitime et ce faisant offre la possibilité de collaborations plus faciles avec d’autres professionnels.

2.3 – Une assurance psychologique et juridique

15Face à des situations professionnelles de plus en plus complexes, les professionnels peuvent se sentir désorientés, paralysés ; on mesure l’intérêt d’un ensemble de règles et de principes partagés pouvant servir de repères et de guide pour l’action. Nous avons vu lors de la rentrée de septembre 2004, suite à la promulgation de la loi sur la laïcité, le ministère de l’Éducation nationale proposer aux chefs d’établissement un véritable protocole pour prendre en charge les collégiennes et lycéennes qui refuseraient d’enlever leur voile. De fait, ces proviseurs et principaux se sont comportés comme s’ils obéissaient à des prescriptions déontologiques. Dans l’ensemble, ceux-ci étaient plutôt satisfaits – rassurés – qu’une telle procédure d’harmonisation fut mise en place. Ajoutons que ce n’est pas la première fois, loin s’en faut, que le ministère procède de la sorte. Dès lors, nous comprenons mieux la réflexion de Jean-Pierre Obin lorsqu’il affirme que « si la demande de déontologie possède un fondement de légitimité, elle réside sans doute dans la difficulté croissante des fonctionnaires de l’Éducation nationale d’exercer leur liberté professionnelle » [7]. Assurance psychologique mais aussi sécurité juridique.

16Bien sûr, les enseignants, comme tout fonctionnaire, bénéficient d’une protection juridique [8]. Cela dit, on assiste à une montée progressive du nombre des affaires même si les chiffres restent modestes eu égard au nombre de jeunes scolarisés. « La direction des affaires juridiques du ministère comptabilisait ainsi 262 recours liés à la vie scolaire en 2000, 282 en 2001 (+7,6 %) et 320 en 2002 (+13,5 %) » [9]. Mais le fait nouveau et inquiétant est que les parents n’hésitent plus aujourd’hui à contester en justice la plus banale des décisions scolaires. C’est aujourd’hui l’ensemble de la vie scolaire qui est sous le regard du juge (orientation, sanction, tenue vestimentaire,…). La qualité de l’enseignement qui est au cœur de l’école est épargnée mais pour combien de temps. « Les plaideurs, s’interroge Bernard Toulemonde, ne vont-ils pas comme cela se produit désormais en Grande-Bretagne, obtenir des juges l’examen de cette qualité ou du professionnalisme des enseignants ? » [10].

17Rien n’indique, loin s’en faut, que cette poussée judiciaire va s’infléchir. Nous entrons au contraire dans une société où tend à exister, sur le modèle américain, une incrimination juridique virtuelle permanente. Or un code de déontologie en définissant la compétence en terme d’obligation de moyens, et non de résultats, en prescrivant des règles à suivre et des comportements à éviter travaille à distinguer l’échec de la faute et à restaurer l’échec comme issue toujours possible d’une situation. En séparant clairement l’échec de la faute, le code de déontologie tend à fournir, a priori, les arguments pour une relaxe en cas de poursuite juridique. Expliquons-nous. Un code de déontologie prescrit ce qui doit être fait ou évité impérativement dans certaines situations précises. Si l’objectif n’est pas atteint ou si la situation tourne mal, cela ne saurait être imputé au professionnel qui a fait ce qu’il devait faire, mais aux circonstances, à la malchance, à la logique même de l’événement.

18Le fait que la situation n’ait pas abouti n’est pas imputable à un manquement ou à une négligence, ce n’est donc pas une faute mais un échec au sens où l’ensemble des conditions, dont certaines étaient par définition imprévisibles, n’étaient pas réunies pour que la situation se réalise. L’augmentation des jugements en responsabilité pénale repose notamment, on le sait, sur l’effacement, le brouillage des catégories de la faute et de l’échec. Il faudrait montrer par exemple comment les assurances, aujourd’hui, pour échapper à leur engagement de dédommagement n’hésitent pas à transformer des responsables en coupables en cherchant derrière les erreurs ou les échecs quelque chose qui a le dessin d’une faute, intentionnelle ou non intentionnelle [11]. Dans une « société de plaignants », un code de déontologie est un dispositif éthico-juridique qui tend à réduire les risques de recours juridiques en rendant visible ce qui devait être fait normalement – et de manière minimale – dans telle ou telle situation précise.

2.4 – L’affaiblissement de la caution statutaire

19L’argument part d’un constat partagé : le déficit croissant de légitimité du statut dans nos sociétés [12]. Le statut, il y a encore peu, garantissait a priori la qualité des pratiques. Être titulaire, c’était savoir faire ; le titre était perçu comme la garantie indiscutable de compétences et de savoir-faire. C’est ce lien analytique statut/compétences qui est aujourd’hui en train de se défaire, c’est cette équation que l’on conteste volontiers avec, disons-le, une primauté accordée à la compétence, entendue comme aptitude à mobiliser et à combiner in situ des ressources inscrites dans des contextes complexes et originaux. La personne compétente est celle qui sait construire des compétences pertinentes pour gérer des situations professionnelles dans des situations de plus en plus complexes.

20Une telle définition amène à distinguer formation et professionnalisation. Si la formation vise à enrichir le capital des ressources incorporées, à s’entraîner à leur combinaison et à leur mobilisation ; la professionnalisation ajoute à la formation l’organisation de situations de travail plurielles où s’expérimente, in re, la construction effective des compétences. Dès lors que le statut n’immunise plus contre le soupçon, la critique, voire le discours réprobateur de l’incompétence, le professionnel est alors dans l’obligation réitérée de faire ses preuves, de signifier et de manifester qu’il est compétent. Un code de déontologie est un trait d’union qui rapproche statut et compétences. C’est une arme anti-soupçon qui repose sur l’attestation, la mise en acte dans une extériorité visible d’un ensemble de compétences.

2.5 – L’exigence de transparence

21Depuis deux à trois décennies – le processus est assez difficile à dater – nous assistons à une lente érosion de la légitimité traditionnelle de l’école. C’est une évolution majeure qui mérite quelques explications. Jadis, la légitimité de l’école était institutionnelle. Ses missions – transmettre des univers symboliques et former le citoyen– suffisaient à la garantir. La manière dont celle-ci s’acquittait de sa tâche était l’objet d’une préoccupation parentale plutôt distante. Ce n’est plus le cas aujourd’hui. L’école ne peut plus faire l’économie d’une information et d’une explication sur son projet d’établissement, sur son mode de fonctionnement ainsi que sur les dispositifs et les procédures disciplinaires qu’elle utilise. La légitimité de l’école est aujourd’hui une légitimité mixte : institutionnelle et fonctionnelle. Il s’agit donc moins d’une crise que d’une transformation de celle-ci, ou plus exactement, d’un glissement vers une légitimité de nature procédurale.

22Cette demande de transparence exige de l’école un ajustement à deux niveaux. Le premier regarde le fonctionnement institutionnel des établissements. Il convient notamment de préciser les projets et les objectifs, d’expliciter les modes d’organisation et les dispositifs de régulation. Le second concerne les différents acteurs dans leurs pratiques quotidiennes. En ce qui concerne les enseignants, on pressent que la liberté pédagogique sous cette lumière nouvelle est parfois lourde à porter. Mais ce n’est pas tout. Quelles sont leurs prérogatives, leurs tâches, leurs obligations de service, ce qu’ils doivent faire et ne pas faire ? C’est moins une conformité didactique qu’une lisibilité déontologique qui est exigée des enseignants. Le déplacement de la légitimité de l’institution scolaire met l’accent sur la dimension éthique du métier, sur le rôle et la place de l’enseignant au sein de l’institution [13].

3 – Vrais et faux arguments

23Nous voudrions maintenant examiner de manière attentive les principaux arguments que l’on met habituellement en avant pour refuser l’orientation déontologique.

3.1 – La spécificité du faire pédagogique

24La relation maître-élève et les devoirs qui s’y rapportent occuperaient sans aucun doute une place importante dans un code de déontologie de l’enseignement. Pour preuve lorsque Louis Legrand est invité à disserter sur cette question dans un numéro de la revue Éducation et Devenir, il s’en tient aux seuls devoirs de l’enseignant en situation d’enseignement, oubliant (minorant) le fait que celui-ci s’inscrit aussi dans une communauté de pairs [14]. Cela dit, c’est précisément la situation pédagogique, le faire pédagogique, qui poserait problème. « La fonction d’éducation est si globale, écrivent Roger-François Gauthier et Dominique Raulin, ses composantes (instruction, éducation, formation,…) si inextricables, la plupart du temps, qu’on voit mal comment des règles a priori pourraient aider des professeurs à éviter cette angoisse qui est le cœur et la richesse de leur métier » [15].

25Une pratique pédagogique est, il est vrai, non seulement identifiable par un début et une fin mais aussi par une série d’actes que l’on peut rapporter à ce que Gilbert Vincent appelle « une unité de dessein » [16]. N’y a-t-il pas un risque, avec l’introduction d’un code de déontologie, de voir la pratique pédagogique se transformer en un agir technicisé, en une suite d’opérations et, par conséquent, d’assimiler l’enseignant, éthiquement défini comme singulier, en un simple opérateur ? En d’autres termes, et plus fondamentalement, le travail éducatif n’est-il pas par définition rétif à toute approche déontologique dans la mesure même où l’aspect éthique et la dimension technique sont indissociables. Les moyens techniques mis en œuvre dans le travail pédagogique ne sont jamais neutres axiologiquement.

26De plus, l’enseignant évolue dans un espace socio-symbolique (la classe) où la qualité de la relation qu’il entretient avec les élèves contribue directement au travail d’apprentissage. C’est parce que le faire pédagogique est un mixte indissociable qu’il est rebelle, en son fond même, à une réglementation a priori. En d’autres termes, c’est parce que le faire pédagogique est d’emblée éthique qu’il est – partiellement – réfractaire à une mise en forme déontologique. Si l’objection n’est pas sans intérêt, elle n’est pas totalement convaincante et ce, pour deux raisons. Une médiation pédagogique peut être saisie et analysée d’un triple point de vue : praxéologique, didactique et axiologique, et il est toujours possible en droit, comme l’a bien montré Philippe Meirieu, d’identifier et d’isoler chacune de ces dimensions [17].

27Par ailleurs, l’enseignant est dans la même situation que le médecin. L’espace de la rencontre thérapeutique et la manière dont le médecin l’habite a une incidence indirecte sur la qualité des soins, mais cela ne signifie pas que l’on ne peut pas dissocier geste technique et qualité relationnelle. On peut faire un raisonnement analogue à propos de l’enseignant en disant que s’il existe bel et bien un effet pygmalion, il n’en reste pas moins vrai que les dimensions didactique et relationnelle du travail pédagogique sont partiellement détachables. Il n’est d’ailleurs pas rare que les rapports d’inspection en produisent des analyses et des commentaires séparés.

3.2 – Réglementation ou sagesse pratique

28Un code de déontologie est pertinent lorsqu’il fournit au professionnel des repères et des points d’appui pour orienter son action dans les situations difficiles qu’il peut rencontrer. Comme les univers socio-professionnels évoluent, les codes de déontologies évoluent de pair. Le code de déontologie des médecins français en est aujourd’hui à sa quatrième version (1947, 1955, 1979, 1995) ; mises à jour nécessaires pour adapter les règles professionnelles du métier aux réalités changeantes des contextes social, juridique et scientifique. L’évolution d’un code de déontologie ne doit pas seulement être pensée en terme d’adaptation mais aussi en terme de définition ou de redéfinition professionnelle. Et cela est particulièrement vrai pour les métiers émergents. L’exemple des psychologues, encore une fois, en est une belle illustration.

29Avec le temps, les codes de déontologies deviennent plus substantiels, effet quasi-mécanique des révisions successives ; de 79 articles en 1947, le code des médecins français est passé à 112 en 1995, celui plus récent (2002) de leurs collègues québecquois n’en compte pas moins de 125 [18]. Un code de déontologie peut envisager les différentes facettes d’un métier, inventorier un maximum de situations critiques, il ne saurait pour autant les recenser toutes. Il y aura toujours un cas imprévu, une conjoncture nouvelle, une situation inédite. Il y a là, pour certains détracteurs de l’orientation déontologique, une insuffisance principielle. Il conviendrait alors de préférer à toute réglementation, par définition toujours incomplète, un art de juger. L’argument ne résiste pas à l’analyse car l’un ne va pas sans l’autre. Toute codification appelle une forme de sagesse pratique pour épouser les particularités et les complexités de la vie professionnelle [19] et, à l’inverse, toute sagesse pratique présuppose un cadre qui l’oriente. Nous pouvons même retourner l’argument en soutenant que la réflexion déontologique est sans doute une des entrées les plus stimulantes en formation car elle appelle un incessant va-et-vient entre la normativité juridique et la réflexion éthique, la norme commune et le cas singulier.

3.3 – Le retour de l’hétéronomie

30C’est le sociologue canadien Charles Taylor qui a attiré notre attention sur le développement de l’éthique de l’authenticité dans la culture moderne. Au-delà de l’exigence d’autonomie qui demande au sujet de se déterminer par lui-même et d’assumer ses actes, l’exigence d’authenticité l’appelle à être lui-même et à pleinement réaliser les potentialités qui le singularisent. Nouvelle montée de l’individualisme. Mais n’entendons pas ce terme d’individualisme en un sens négatif, comme un synonyme d’égoïsme et de retrait, mais en un sens positif, moral, comme souci de s’autodéfinir [20]. « Être sincère envers moi-même, écrit Charles Taylor, signifie être fidèle à ma propre originalité, et c’est ce que je suis seul à pouvoir dire et découvrir. En le faisant, je me définis du même coup. Je réalise une potentialité qui est proprement mienne. Tel est le fondement de l’idéal d’authenticité » [21].

31On est en droit de se demander comment le sujet moderne concilie cette prétention à l’authenticité et la demande de règles dans le champ professionnel. Il est d’emblée surprenant, à l’heure où l’authenticité devient une des marques distinctives de la modernité, d’en appeler aussi à l’instauration de codes qui, d’une certaine manière, signent le retour de l’hétéronomie. On peut résoudre cette contradiction de deux manières. La première, inspirée de la psychanalyse, consiste à postuler l’existence d’un sujet clivé qui en appelle tantôt à l’introdétermination, tantôt à l’extrodétermination. La seconde solution essaie d’articuler exigence de singularité et demande de sécurité ; elle pose la demande de normes et de sécurité dans le champ professionnel comme la condition de possibilité d’un comportement libre et affranchi dans d’autres espaces. En somme, la première autorise la seconde.

32C’est sur ce point de l’hétéronomie que se greffe la critique de Luc Boltanski et Eve Chiappello [22]. L’outil déontologique n’est-il pas susceptible d’un usage strictement disciplinaire ? En entrant dans la panoplie de la nouvelle gestion managériale, le code de déontologie ne tend-t-il pas à se transformer en un cahier des charges et à devenir un outil de contrôle des salariés. Contrôle indirect, contrôle à distance qui vient prendre le relais d’une surveillance directe, devenue physiquement difficile et psychologiquement insupportable. Le contrôle serait l’envers inévitable de toute protection. Le risque d’instrumentalisation est un vrai risque. On peut déjà répondre à cet argument en disant qu’il convient d’examiner le contenu précis du code (ou de la charte) en question mais aussi l’orientation générale qui le commande.

33Mais on peut faire une réponse plus substantielle à cet argument en précisant le double sens du concept de responsabilisation qui est au cœur de toute exigence déontologique. Le premier sens, en se plaçant sous le signe du contrôle, est un appel à plus de contraintes et de surveillance. La responsabilisation s’inscrit ici dans une orientation clairement disciplinaire. En un second sens, responsabiliser consiste à accorder un supplément de pouvoir, à faire confiance aux acteurs et à en appeler à leur esprit d’initiative. Responsabiliser, c’est accroître leur autonomie, élargir leurs possibilités d’action et ce, dans le respect d’un ensemble de principes et d’obligations générales qui définissent un cadre. Le concept anglo-saxon d’empowerment qui met l’accent sur le renforcement des capacités et des possibilités de choix de l’acteur, est particulièrement approprié pour préciser ce second sens. Car c’est de cela qu’il est question avec une « vraie » déontologie, de la capacité à agir de manière sereine et lucide. Il n’y a donc aucune nécessité à lier systématiquement, comme le font certains auteurs, déontologie et stratégies de contrôle et de surveillance.

3.4 – Un texte de plus

34Le dernier argument met en avant l’idée que la production législative et réglementaire, en matière de droits et d’obligations des enseignants, est déjà abondante et que par conséquent il n’est guère utile de prévoir un nouveau texte. Qu’en est-il vraiment ? Les droits et les obligations des enseignants sont définis par deux textes : la loi n° 83-634 du 13 juillet 1983 (portant droits et obligations des fonctionnaires) et la loi n° 84-16 du 11 janvier 1984 (portant dispositions statutaires relatives à la fonction publique). Il ressort que les droits relèvent de deux catégories : les droits liés à la qualité de fonctionnaire et ceux reconnus au titre de citoyen. Dans la première catégorie, on y trouve la garantie d’un recrutement impartial, d’une titularisation, d’une carrière, d’une rémunération, de congés ou encore la représentation au sein d’organismes paritaires. La seconde, conforme à l’idéal politique de la citoyenneté, regroupe la liberté de conscience, d’expression, d’opinion, le droit de vote, de grève ou encore la liberté syndicale. Côté obligations, il faut mentionner les devoirs traditionnels de la fonction publique – tels que servir et obéir – et les obligations nouvelles de transparence, de responsabilité et de discrétion.

35À ces deux textes s’ajoutent les décrets, circulaires, arrêtés et notes de service produits à différents niveaux par les responsables de la mise en application des lois (ministres, recteurs, inspecteurs,…). Ces textes précisent et organisent des obligations de service telles que l’obligation d’assister au conseil de classe, de suivre une formation, d’accepter une inspection ou encore d’assurer un examen. Des textes donc, mais aucun ne regarde en propre la dimension éthique de l’activité d’enseignement. Nous pouvons aussi évoquer les fameux référentiels de compétences récemment édictés [23]. Leur préambule précise que le professeur est un fonctionnaire et qu’il doit être porteur, en tant que tel, des valeurs de la République mais c’est presque la seule référence axiologique explicite que contiennent ces textes. Leur vocation est de lister des compétences pédagogiques pour servir de cahier des charges aux Instituts Universitaires de Formation des Maîtres (IUFM) et organiser la formation technique et pédagogique des enseignants. Dès lors, nombre de décisions relèvent des morales professionnelles individuelles. D’où une crainte : la disparité et la variété des réponses pour un même problème et le risque, in fine, de voir le règne de l’aléa et de l’incertitude l’emporter.

4 – Le processus de déontologisation

4.1 – Une charte plutôt qu’un code

36Contre l’idée qui entend superposer l’idée déontologique à celle de contrainte, on peut faire remarquer qu’une déontologie fait souvent figurer en bonne place des comportements souhaitables et des droits. Il est important de montrer qu’une déontologie n’est pas un catalogue de prescriptions et de proscriptions. Il faut rompre avec l’imaginaire du contrôle et de la caporalisation qui contamine – ne serait-ce que partiellement – l’idée déontologique en France. Aussi est-il préférable de parler de charte plutôt que de code. Il doit s’agir d’un texte court, ramassé, articulé autour de quelques articles-clefs. Il doit s’agir d’un texte de référence au sens propre du terme, c’est-à-dire d’un texte sur lequel on peut prendre appui pour agir et faire des arbitrages. Une déontologie comporte un préambule qui signifie quelques valeurs fortes et précise le sens même du travail d’instruction et de transmission au sein de ce lieu particulier qu’est l’école. Il est alors clair que ce préambule doit explicitement faire référence aux valeurs républicaines et rappeler l’exigence de laïcité.

4.2 – Devoirs spécifiques et devoirs moraux

37Si un code de déontologie ou une charte prescrit des devoirs, généralement ceux-ci relèvent de deux catégories distinctes. Des devoirs que l’on peut qualifier de spécifiques car ils ne sont ni les devoirs communément partagés, ni les devoirs personnels que chacun s’assigne librement ; mais des devoirs qui précisément renvoient à des tâches structurant l’activité professionnelle. Ce sont des prescriptions portant sur des comportements à tenir ou au contraire à proscrire dans certaines situations précises. À ceux-ci s’ajoutent des devoirs qui ont un caractère général, tels que la probité ou l’équité par exemple. Dans une déontologie de l’enseignement, nous retrouverions cette double dimension. Des devoirs spécifiques tels que savoir présenter l’ensemble des sources que l’on mobilise ou encore refuser de dispenser des contenus à caractère idéologique. Ces devoirs sont spécifiques car ils sont propres à l’activité d’enseignement. Une analyse plus précise fait apparaître qu’ils ressortissent soit de la conscience professionnelle, soit de l’idéal de l’enseignement [24].

38La conscience professionnelle est ce qui garantit la fiabilité du professionnel, elle gage son expérience et son expertise. Aussi s’explicite-t-elle en termes de modalités d’intervention et de moyens d’action, elle donne à voir une technicité et une efficacité. L’idéal de l’enseignement est, lui, posé comme une fin, comme un principe régulateur au sens kantien du terme. Faire accéder chaque élève au plus haut point de la culture et de la science, tel est l’idéal qui porte l’activité d’enseignement. L’adhésion de l’enseignant, par le biais d’une déontologie, à l’idéal de l’enseignement atteste de son « honneur professionnel » ; elle manifeste son dévouement en transcendant l’activité professionnelle qui a toujours des buts personnels et utilitaires en une « mission » qui s’inscrit dans l’horizon d’un bien commun [25]. À côté de ces exigences spécifiques, nous trouverions des devoirs moraux tels que la bienveillance, le souci de l’accueil ou le sens de la justice. Ceux-ci, dérivés de l’éthique éducative, peuvent être partagés par l’ensemble des professionnels du champ scolaire. Ajoutons que la conscience morale excède toujours la conscience professionnelle et les devoirs spécifiques qui en découlent, elle en corrige même parfois le scrupule et la rigueur.

4.3 – Le professionnel, la profession et l’intérêt général

39Si chacun au sein d’une profession est responsable de ses actes et de ses comportements, ceux-ci ont aussi des conséquences en termes de reconnaissance et de crédibilité pour l’ensemble de la profession. À l’inverse, la mise en cause d’une profession, en tant que telle, est toujours une mise en cause, ne serait-ce que de manière indirecte, des membres individuels qui la composent. Cette solidarité de fait crée, au-delà des responsabilités individuelles directes, de nouvelles responsabilités : de la profession envers le professionnel et du professionnel envers la profession. Une déontologie est un « lieu » où s’explicite cette réciprocité. En fait, c’est une situation à triple facette car toute déontologie articule au moins trois partenaires : le professionnel, la profession et le tiers directement concerné qui est le client, l’usager ou tout simplement le bénéficiaire.

40Une déontologie de l’enseignement est donc non seulement une manière de fédérer un corps c’est aussi une adresse faite à l’attention des élèves et de leurs parents. Si les pouvoirs publics incitent ou accompagnent les processus de déontologisation, c’est parce que l’impact d’une déontologie dépasse toujours les limites d’une profession. Hegel parle de la moralité des corporations dans ses Principes de la philosophie du droit, Durkheim l’évoque dans ses premières Leçons de sociologie. L’un et l’autre situent la morale professionnelle entre la morale familiale et la morale civique et tous deux y voient une forme de régulation intermédiaire essentielle à la morale publique [26].

Bibliographie

Bibliographie

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  • Bergel J.-L. Droit et déontologies professionnelles. Aix-en-Provence : Librairie de l’Université d’Aix-en-Provence, 1997.
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  • Boltanski L. & Chiapello E. Le nouvel esprit du capitalisme. Paris : Gallimard, 1999.
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  • Taylor C. Le malaise de la modernité. Paris : Cerf, 1994 (collection Humanités). Vincent G. Responsabilités professionnelles et déontologie. Paris : L’Harmattan, 2001.

Notes

  • [*]
    Professeur des Universités, Université Nancy 2, LISEC.
  • [1]
    Lalande A. Vocabulaire technique et critique de la philosophie. Paris : PUF, 2006, p. 216.
  • [2]
    Salas D. Le renouveau du débat sur l’éthique du juge. In : Salas D. & Epineuse H. (dir.). L’éthique du juge : une approche européenne et internationale. Paris : Dalloz, 2003, p. 5.
  • [3]
    Code de déontologie des psychologues (adopté par la Société Française des Psychologues en mars 1996), exposé des motifs, première partie.
  • [4]
    Roman J. La démocratie des individus. Paris : Calmann-Lévy, 1998, p. 55.
  • [5]
    Vincent G. Structures et fonctions d’un code de déontologie. In : Vincent G. Responsabilités professionnelles et déontologie. Paris : L’harmattan, 2001, p. 48. Notre propos doit beaucoup aux analyses, souvent pertinentes, que développe Gilbert Vincent dans cet article.
  • [6]
    Vincent G. op. cit., p. 50.
  • [7]
    Obin J.-P. Pour les professionnels de l’éducation nationale : morale, éthique ou déontologie ? Éducation et Devenir, 1994, cahier n° 13, p. 12.
  • [8]
    On peut décliner la protection juridique du fonctionnaire dans trois directions : protection pour des dommages causés par celui-ci lors du service et engageant sa responsabilité civile, protection contre des faits provoqués par des tiers, et prise en charge éventuelle de sa responsabilité pénale dans certaines situations.
  • [9]
    Les territoires nouveaux de la judiciarisation. Supplément de La Lettre de l’éducation, 10 novembre 2003, n° 430.
  • [10]
    Toulemonde B., cité dans La Lettre de l’éducation, op. cit.
  • [11]
    La notion de faute non intentionnelle mérite quelques explications.
    L’article 121-1 du code pénal précise que « nul n’est responsable pénalement que de son propre fait ». L’article 121-3 spécifie, lui, trois cas de figure : la faute intentionnelle, la mise en danger de la vie d’autrui et la faute non intentionnelle. Cette dernière se caractérise par le fait que l’agent adopte un comportement risqué (manquement à l’obligation de prudence ou de sécurité) ou commet une imprudence, une négligence ou une maladresse. C’est à l’occasion des infractions non intentionnelles (homicide involontaire, blessures et coups involontaires), prévues par les articles 221-6, 222-19 et 220-20 du code pénal, qu’est généralement mise en jeu la responsabilité des enseignants (et notamment celle des professeurs d’éducation physique et sportive).
    Dans le souci de limiter les recours contre les enseignants et plus largement contre les fonctionnaires et les agents publics non titulaires de droit privé, le législateur a voté une loi redéfinissant le délit non intentionnel (loi n° 2000-647 du 10 juillet 2000, dite loi Fauchon). Désormais pour condamner un agent, auteur indirect de faits ayant entraîné un dommage, le juge pénal est tenu de caractériser une faute d’une certaine gravité soit qui expose autrui à un risque particulièrement grave et que cet agent ne pouvait ignorer, soit qui consiste en la violation manifeste et délibérée d’une obligation particulière de prudence ou de sécurité prévue par la loi ou le règlement, c’est-à-dire par un décret ou un arrêté.
    L’examen des premières décisions qui ont été rendues en application de ces nouvelles dispositions montrait que les juges interprétaient celles-ci de manière plutôt favorable aux fonctionnaires. C’est ainsi que la cour d’appel de Lyon a, par arrêt du 11 mai 2001, prononcé la relaxe de deux enseignants dans l’affaire du Drac. La situation semble aujourd’hui brouillée avec la confirmation en appel de la condamnation de Philippe Boubet, suite à la chute mortelle d’une de ses élèves en 1996. Ce nouvel élément tendrait à montrer que la loi Fauchon n’apporte pas aux enseignants toutes les garanties qu’ils escomptaient.
  • [12]
    Cet argument est ébauché par G. Vincent (op. cit., pp. 42-43). L’auteur insiste sur le décrochage statut/compétence mais ne met pas assez l’accent, nous semble-t-il, sur la primauté actuelle de la compétence sur le statut. La demande de déontologie s’inscrit dans un contexte de professionnalisation (et de professionnalité) et non de formation.
  • [13]
    Nous avons développé cette thèse du changement de légitimité de l’institution scolaire dans la revue Esprit n° 290, 2002, pp. 138-151. Nos analyses sont proches de celles de Patrick Rayou lorsqu’il note dans « Le relais des générations » (Recherche et Formation, 2004, n° 45, p. 29) que l’institution scolaire et ses symboles les plus visibles ne suffisent plus à faire tenir les situations d’apprentissage. « L’attitude éthique, conclut-il, doit aujourd’hui palier l’effacement des repères institutionnels ».
    Il convient, selon nous, de tirer les conséquences de cette nouvelle situation. Un code de déontologie serait alors une précieuse « béquille » pour régler des comportements qui sont de moins en moins prédéfinis institutionnellement.
  • [14]
    Legrand L. L’enseignant et ses devoirs. Éducation et Devenir, 1994, cahier n° 13, pp. 17-21. Louis Legrand distingue deux types de devoirs : des devoirs « domestiques » qui portent sur la conduite « quasi-matérielle » de la classe (assiduité, préparation de la classe, tenue du cahier des absences,…) et ce qu’il appelle « des normes de nature idéologique » (respect, absence de favoritisme, laïcité,…).
  • [15]
    Gauthier R.-F. & Raulin D. Déontologie et programmes scolaires. Éducation et Devenir, 1994, cahier n° 13, p. 34.
  • [16]
    Vincent G., op. cit., p. 45.
  • [17]
    Meirieu P. Le choix d’éduquer. Paris : ESF, 1991, pp. 99-103.
    La dimension praxéologique renvoie à la maniabilité de l’outil ou de la médiation utilisée, l’aspect didactique à sa pertinence du point de vue de l’apprentissage. La dimension axiologique regarde les valeurs mises en jeu.
  • [18]
    Code de déontologie des médecins. Adopté par le collège des médecins du Québec, approuvé par le gouvernement du Québec et entré en vigueur le 7 novembre 2002.
  • [19]
    C’est bien ainsi que Paul Ricœur définit la sagesse pratique, comme capacité « à inventer les comportements justes appropriés à la singularité des cas ». Voir Soi-même comme un autre, Paris : Seuil, 1990, p. 313.
  • [20]
    Taylor C. Le malaise de la modernité. Paris : Les éditions du Cerf, 1994, p. 29 (note 7) et p. 53.
  • [21]
    Taylor C., op. cit., p.37.
    Selon Charles Taylor, l’idéal d’authenticité apparaît au xviiie siècle avec Rousseau et Herder. Le mouvement d’esthétisation de la vie quotidienne, dans la seconde moitié du xxe siècle, avec l’idéologie du souci de soi, va lui donner un élan décisif. Des valeurs nées dans le champ artistique, telles que l’originalité, la spontanéité ou encore la créativité, vont se diffuser dans d’autres champs sociaux et notamment dans celui qui touche à la manière d’être, au style.
  • [22]
    Boltanski L. & Chiapello E. Le nouvel esprit du capitalisme. Paris : Gallimard, 1999, p. 557.
  • [23]
    Le référentiel des compétences et capacités caractéristiques d’un professeur des écoles se trouve en annexe à la note de service n° 94-280 du 25 novembre 1994, celui concernant le professeur exerçant en collège, lycée d’enseignement général et technologique ou lycée professionnel figure dans la circulaire n° 97-123 du 23 mai 1997.
  • [24]
    Jacquet-Francillon F. Déontologie professionnelle. In : Vergnioux A. (dir.). Penser l’éducation, Notions clés pour une philosophie de l’éducation. Paris : ESF, 2005, pp. 44-49.
  • [25]
    Hegel G.-W.-F. Principes de la philosophie du droit ou droit naturel et science de l’état en abrégé. Paris : Vrin, 1989, p. 254.
    « Dans la corporation, le droit soi-disant naturel d’exercer son habileté en vue d’en tirer tout le gain qu’il est possible d’obtenir, ne trouve de limite que dans la mesure où la corporation destine cette habileté à la rationalité, la libère de l’opinion individuelle et de la contingence, et du danger qu’elle présente pour soi et pour les autres, la reconnaît, lui garantit la sécurité et l’élève à la dignité d’une activité consciemment exercée en vue d’un but commun ».
  • [26]
    Hegel G.-W.-F. Op. Cit., pp. 250-256 ; Durkheim E. Leçons de sociologie. Paris : PUF, 1995, pp. 41-78.
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