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Article de revue

Du dire au faire dans le Dictionnaire de pédagogie : Les arcanes d'une volonté républicaine de réformer l'éducation

Pages 11 à 29

Notes

  • [*]
    Professeur des Universités, IUFM de Versailles, SPOTS Paris 11 Orsay.
  • [1]
    D. Denis. L’activité physique dans le Dictionnaire de F. Buisson, un révélateur des contradictions de l’école républicaine. In : René B.-X. (dir.). A quoi sert l’éducation physique et sportive ? Paris : Editions de la revue EPS, 1996, pp. 312-322.
  • [2]
    D. Denis, « La volonté de réformer les pédagogies corporelles dans le contexte des rivalités internationales (1860-1925) » in ibid., p. 323-331.
  • [3]
    La 1re édition sera ici notée DP (DP1 pour la première partie, « générale », et DP2 pour la seconde, « encyclopédique »). La seconde édition ou Nouveau dictionnaire de pédagogie (1911) sera indiquée NDP.
  • [4]
    Article « Intuition. Méthode intuitive », DP1, p. 1374, NDP, p. 868.(Texte rigoureusement inchangé).
  • [5]
    Article « Activité » DP1, p. 18 ; NDP, p. 7 (texte rigoureusement inchangé).
  • [6]
    Voir en particulier D. Hameline (2002, 2004, 2006).
  • [7]
    Par exemple, la volonté de favoriser une « méthode directe » dans l’enseignement des langues n’hésite pas à faire un détour par une incitation à organiser des caravanes scolaires à l’étranger.
  • [8]
    H. Durand, « Voyages scolaires », DP1, p. 2985 ; M. Pélisson, NDP, p. 2061.
  • [9]
    Ibid. Voir aussi A. Talbert, « Club (alpin) », DP1, p. 410 et « Club (jurassien) » (Ibid., non signé).
  • [10]
    Article « Langues vivantes », DP1, p. 1504 ; NDP, p. 961.
  • [11]
    DP1, p. 411.
  • [12]
    Chaumeil, « Promenades », DP1, p. 2457. L’article est supprimé dans le NDP.
  • [13]
    Ibid.
  • [14]
    DP1 p. 1256.
  • [15]
    Article « Jardins scolaires », DP1 p.1419.
  • [16]
    Article « Aquarium », DP1 p. 95.
  • [17]
    Les citations qui suivent sont extraites de l’article « Musée scolaire », DP1, p. 1991 (non signé). L’article du NDP p. 1376 est inchangé.
  • [18]
    DP1 p. 1534.
  • [19]
    Sur les enjeux philosophiques et pédagogiques de la leçon de choses, voir Kahn, 2002.
  • [20]
    NDP p. 1367.
  • [21]
    Organisées par les Sociétés ou association d’anciens élèves des Écoles normales. Voir DP1 p. 2796.
  • [22]
    Article « Conférences pédagogiques », DP1, p. 465.
  • [23]
    H. Métivier, « Correspondance scolaire », DP1, p. 576.
  • [24]
    Concernant les articles d’Elie Pécaut, je renvoie à mon article « La gymnastique entre pratiques sociales et discipline scolaire » in Denis & Kahn, 2003.
  • [25]
    Bien moins connue que l‘Ecole Alsacienne, l’Ecole Monge, créée, elle aussi, en 1871, a, par le biais de son Directeur M. de Bagnaux, grandement pris part depuis 1878 aux réformes républicaines.
  • [26]
    L’article biographique qui lui est consacré (50 pages) est, avec celui traitant des débats éducatifs de la Convention, le plus long de l’ouvrage.
  • [27]
    Voir à ce propos le récent article de Michel Soetard « La figure tutélaire de Pestalozzi : un pédagogue républicain ? » in D. Denis et P. Kahn, 2006, pp 65-74.
  • [28]
    Concernant la doctrine des philanthropinistes dans le DP, voir Loïc Chalmel « Entre France et Allemagne : la présence du philanthropinisme » in D. Denis et P. Kahn, 2006, pp. 53-64.
  • [29]
    On trouvera chez Jacques Ulmann (1964, 1965/1997), une analyse très pénétrante de la dimension philosophique des expériences pédagogiques allemandes.
  • [30]
    En fait, certaines tentatives ont eu lieu, dans l’esprit des revendications des encyclopédistes, en particulier dans les collèges de province dotés d’une filière préparatoire au concours de l’école militaire mais les injonctions de l’Université de Paris relayées par de puissants groupes de pression locaux animés par les évêchés ont permis d’y mettre un terme. Lire à ce propos l’excellent article de Dominique Julia, « Une réforme impossible. Le changement des cursus dans la France du xviiie siècle. », Actes de la recherche en sciences sociales, N°47-48, juin 1983.
  • [31]
    Voir aussi, du même auteur, Excursions pédagogiques, 1884.
  • [32]
    Il s’agit en effet, selon nous, d’une modalité structurelle qui n’est pas propre aux républicains. Leurs adversaires (en politique intérieure) se tournent eux vers l’Angleterre, à la même époque, convaincus d’y trouver les secrets éducatifs qui font la « supériorité des anglo-saxons » dans le domaine économique et impérial. On peut se rapporter à Daniel Denis. « L’attraction ambigüe du modèle éducatif anglais dans l’œuvre d’Edmond Demolins », Études sociales N° 127-128, 1998, p. 13-31.
  • [33]
    M. Bréal (1872, p. 32) insiste longuement sur les travaux de Rudolph Hildebrand.
  • [34]
    Article « Congrès pédagogique » DP, p. 480.
  • [35]
    Il s’agit en fait du cours qu’il donnait à la Sorbonne aux futurs professeurs de lycée, en 1904-1905.

1Le propos de cet article est de réfléchir aux liens susceptibles d’être établis, aujourd’hui, entre les deux constats qui nous étaient apparus les plus surprenants lors de nos premières enquêtes dans le Dictionnaire de pédagogie dirigé par Ferdinand Buisson. Première source d’étonnement : l’insistance très vive des principaux auteurs à préconiser une pédagogie fondée sur l’activité des élèves, à rebours de ce que l’on croyait être un idéal disciplinaire fondé sur le silence et l’immobilité [1] ; le second motif, situé sur un autre plan, mais également de nature à déstabiliser nos représentations initiales de l’école républicaine française à l’époque de sa fondation, tenait aux innombrables références au modèle pédagogique allemand, ou plus exactement alémanique, présenté comme une légitime et indispensable source d’inspiration permettant de donner corps à cet idéal de la mise en mouvement des élèves vers la connaissance [2].

2On tentera d’éclairer réciproquement ces deux constats en inscrivant la réflexion dans les termes mêmes qui déterminent la conception de ce dossier thématique, c’est-à-dire en nous livrant à une analyse critique située précisément « entre discours et pratiques »… Nous procéderons pour y parvenir à une étude des prescriptions et des préconisations rassemblées dans l’exceptionnel gisement que représente le Dictionnaire, en exploitant les différences sensibles qui se révèlent, à trente ans d’écart, entre les deux éditions de l’ouvrage (1882-1887 et 1911) [3], visant ainsi à caractériser pédagogiquement la conjoncture réformatrice correspondant à la fondation de ce qu’il est convenu d’appeler l’école républicaine. Le retour sur cette période particulièrement féconde nous incitera à proposer, en conclusion, des hypothèses permettant d’interpréter, dans la plus longue durée, la situation toujours inconfortable sinon impossible des acteurs animés par une volonté de transformer les conceptions pédagogiques de l’instruction populaire en France.

1 – Les préconisations pratiques dans le Dictionnaire : une pédagogie-fiction ?

3Une continuité très solide s’observe aisément dans les articles princeps qui établissent la philosophie de l’éducation des auteurs du Dictionnaire. Et ce sur un point cardinal : la pédagogie doit être résolument fondée sur une méthode intuitive, la seule susceptible à leurs yeux de respecter la spécificité de chacun, la nature de ses dispositions personnelles et la singularité de son être moral, physique et intellectuel [4]. C’est en effet sur cette base que se déploie largement le paradigme de l’Activité [5], appelé à déterminer l’ordre des pratiques en réussissant à articuler des exigences qui se déclinent sur tous les plans : physiques – il faut du mouvement, c’est à dire pour parler joliment « donner carrière au corps » –, moraux – lutter contre la passivité est une priorité – et intellectuels. Sur ce dernier plan aussi, l’activité, la recherche de l’exercice de la curiosité doivent se substituer aux régularités canoniques de la tradition. Même en grammaire, c’est à dire au cœur du dispositif académique, il faut sans délai « donner à l’intelligence une autre pâture que la définition, la règle d’exception et la remarque à apprendre par cœur ». La hantise de la mémorisation et de la copie (« la copie, l’éternelle et passive copie »), soutient en effet le procès implacable de tout ce qui évoque la soumission, la suggestion à des principes appliqués mécaniquement. En 1911 comme en 1880 (et en ce sens on peut parler d’un socle doctrinal), l’option philosophique de base ne cesse d’articuler la critique de la « discipline oppressive » avec l’aberration logique d’un mode d’enseignement conçu pour les adultes et affirme une volonté de réforme dont le caractère radical ne peut échapper : c’est un hymne à l’activité. L’affirmation réitérée du principe montre que, dès la première édition, l’orientation pédagogique générale s’inscrit d’emblée dans la volonté de promouvoir une « méthode active », selon l’expression que Marion utilise en 1887 pour en faire le thème d’une des leçons du cours qu’il donne à la Sorbonne sur « les règles fondamentales de l’enseignement libéral ».

4On ne cherchera pas à entrer ici dans la critique des idées philosophiques qui permettent de fonder une telle conception, à laquelle Daniel Hameline a consacré, depuis plus de vingt ans, de substantiels travaux [6], pour nous consacrer à l’étude des modalités proprement pédagogiques qui en présentent une traduction sous une forme pratique. La modernité du dispositif est frappante : sont en effet préconisés dans le Dictionnaire, souvent avec lyrisme, des « Caravanes scolaires », « Jardins scolaires », « Promenades scolaires », « Musées scolaires » et autres « Correspondances scolaires », autant de propositions qui, décrites avec soin dans les articles qui leur sont consacrés, se renvoient parfois les unes aux autres [7], au point de constituer, au fil de la lecture, un réseau signifiant. S’y épanouit un discours constant, méthodique et clair qui dessine les traits d’une école ouverte sur le monde – non seulement par la transmission d’une géographie en quelque sorte abstraite mais dans les pratiques quotidiennes de la réalité scolaire –, attachée à développer dans le même mouvement les aptitudes de chacun et le progrès des connaissances de tous.

5La représentation d’un tel projet est bien sûr de nature à laisser incrédule tous ceux qui pensent (j’en faisais partie au début de cette recherche) que ces diverses inventions de formes pédagogiques étaient nées dans les batailles menées par les divers courants de l’Education nouvelle après la première guerre mondiale, en règle générale en opposition avec l’administration de l’Instruction publique. Ce texte monumental serait-il donc tout droit sorti du rêve éveillé d’un illuminé ayant puisé son inspiration dans les perspectives débridées de la littérature utopique ? Difficile à concevoir quand on sait que le Dictionnaire de pédagogie est l’œuvre collective de trois centaines de collaborateurs parmi lesquels on retrouve près du quart des Inspecteurs de l’Instruction Publique alors en exercice au temps de sa première édition ; qu’on y fréquente les protagonistes les plus importants de la politique de formation qui se met en place dans les nouvelles Écoles normales supérieures destinées à couronner « l’ordre primaire » et que les gloires les plus confirmées dans toutes les disciplines scientifiques (Ernest Lavisse, Paul Bert, Michel Bréal, etc..) contribuent sans réserve à la publication d’un ouvrage dont Ferdinand Buisson indique dans la préface qu’il doit être le « guide de l’instituteur français » (voir Dubois, 2002). Ajoutons pour finir qu’il n’est guère plausible de tenir le responsable du Dictionnaire de pédagogie pour un rêveur inconséquent quand on mesure qu’il est l’homme clé de la politique scolaire tout au long de la phase de fondation républicaine, tour à tour Directeur de l’Enseignement primaire (pendant 17 ans !), avant de devenir le titulaire de la chaire de sciences de l’éducation à la Sorbonne (qu’il transmettra à Emile Durkheim), président de l’influente Ligue de l’Enseignement (au moment de la séparation de l’Eglise et de l’Etat) et, enfin, rapporteur omniprésent des projets de loi sur l’Instruction publique en tant que député du Parti Radical.

6Si le lecteur perspicace peut d’emblée présumer que l’expression littéraire de cette volonté réformatrice participe sans doute de l’univers de la fiction, il doit aussi convenir qu’elle s’inscrit dans un cadre académique et politique hautement légitime ; dès lors, nous pouvons construire en problème méritant un examen à frais nouveaux le fait que les militants pédagogiques des années 1920 et 1930 ont eu à engager des luttes souvent très vives pour tenter de réaliser des projets finalement assez proches, dans leur économie, de ceux que les autorités politiques du moment «opportuniste» prétendaient inscrire, du haut de l’Etat, au principe de leur politique d’éducation, cinquante ans plus tôt ! Le problème des rapports entre les principes et les pratiques a, en effet, une histoire complexe que l’étude comparée des deux éditions du Buisson permet justement d’entrevoir : autant on peut affirmer l’existence d’un véritable socle doctrinal (les articles princeps sont maintenus intégralement d’une édition à l’autre) autant les formes pédagogiques concrètement préconisées subissent très vite l’érosion du temps : ainsi les instruments pédagogiques capables de mettre les principes en mouvement sont affectés, à des degrés divers certes, mais tous orientés dans le sens d’un recul sensible, en 1911, des thèmes les plus audacieux de la première édition.

2 – Le désenchantement réformateur

7Commençons par l’examen de la proposition sans doute la plus hardie, celle qui préconise l’organisation des «voyages scolaires» [8], parfois appelés «caravanes scolaires» selon l’expression en faveur dans les milieux de l’alpinisme [9]. Bien implantées de longue date en Suisse, ces pratiques d’excursion à la montagne ont donné lieu à quelques essais en France dans plusieurs institutions secondaires privées à l’initiative du Club alpin français. Le but est de permettre aux enfants de conjuguer étroitement l’activité physique, l’expérience scientifique et la production d’écrits et de dessins. Plusieurs articles se répondent l’un l’autre pour viser à rendre désirable cette pratique pour le moins peu courante en France qui nous montre que le DP n’est pas le reflet de ce qui existe communément mais bien le prosélyte inlassable d’une volonté d’induire les pratiques dans le sens du désirable, y compris ceux concernant les domaines du savoir académique susceptibles de trouver une application heureuse dans ces excursions. L’histoire naturelle, en premier lieu, la géographie bien entendu mais aussi l’étude «directe» des langues (qui pourrait justifier d’organiser des «caravanes» spécifiquement dédiées à cet objectif ) [10] et, non sans rappels insistants, la logique de production d’écrits. L’importance du journal de voyage, «triomphe de l’esprit d’observation et de l’analyse personnelle, souci de la vérité des faits, force de l’émotion mise à distance […] » devient un instrument de formation selon le modèle des Voyages en zigzag, célèbre roman de Toepfer qui constitue pour l’auteur un modèle indépassable. La conclusion de l’article est cependant transparente : si toutes ces pratiques existent en Suisse, il faut se contenter de les recommander en France : « avons-nous besoin de dire qu’en racontant le succès du club jurassien [qui organise avec grand succès des caravanes scolaires], nous sommes prêts à penser qu’on pourrait bien en faire autant, si l’on voulait, de ce côté-ci du Jura. » [11]

8Or, il semble bien que ce mystérieux « on » ne l’ait pas voulu car, malgré ces incitations enthousiastes confirmées par une circulaire de Weddington (rédigée en 1876), puis des rappels signés Jules Ferry en 1880 et 1883, les caravanes ne se sont guère développées, hormis dans quelques Écoles normales d’instituteurs où elles constituent au début une récompense pour les meilleurs élèves avant de se développer sous la forme sous doute plus conventionnelle de voyages de fin d’études professionnelles. Les différences de ton et de contenu entre les articles consacrés au même thème dans les deux éditions sont en tout cas édifiantes. Autant le ton du DP est ingénument enthousiaste qui parle de « conduire une caravane » comme d’un moyen « d’instruire sans professer, de suggérer sans imposer », autant le désenchantement caractérise le texte de la seconde édition. L’historique que propose le NDP montre en effet que l’implantation de cette initiative a échoué dans le primaire, malgré les efforts de certaines municipalités – et tout particulièrement la Ville de Paris qui tente de les subventionner dès 1876. A partir de 1887, le vent aurait tourné en faveur des colonies de vacances. S’agit-il d’un désintérêt des instituteurs ? Sans doute pas, puisque l’Amicale des instituteurs de la Seine s’attache elle-même à en promouvoir. Le refus de les accorder, ne serait-ce que sémantiquement, au cadre scolaire ? Problème effectivement ambigu puisque les enseignants sont invités à se livrer à ces pratiques avec leurs élèves, certes, mais… pendant leurs jours de congé.

9On entre là dans cette zone-frontière entre l’école et le dehors, espace qui ne s’appelle pas encore « post » ou « péri » scolaire, du moins au temps de la première édition, mais où se croisent déjà des argumentations académiques pour légitimer des pratiques qui ne peuvent pas avoir lieu pendant les heures de classe, faisant de cet espace une sorte de laboratoire des enseignements nouveaux qui peinent à trouver place dans l’école ellemême. Et si la question des excursions au loin (pendant 5 ou 6 jours), pose des problèmes qu’on peut penser insurmontables dans les conditions de l’obligation scolaire de la fin du xixe siècle, on trouvera plus significatif l’échec simultané d’entreprises nettement moins ambitieuses, voire déjà classiques. Ainsi, les modestes « promenades scolaires » sont encore plus profondément affectées que les extravagantes caravanes. Conçues pour animer les jeudis ou les dimanches, selon « la bonne volonté du maître qui trouvait sa récompense morale dans le plaisir partagé et les progrès de ses élèves » elles étaient encouragées dans la première édition au point même d’en envisager l’institution un jour de classe tous les 15 jours (proposition somme toute capitale dans l’ordre d’une légitimation cette fois à proprement parler scolaire). Or, la seconde édition fait délibérément l’impasse sur le sujet [12]. C’en est donc fini de cette affirmation iconoclaste selon laquelle « une leçon en plein-air peut être plus profitable qu’une leçon entre quatre murs. Jamais les murs d’une classe, si bien garnis qu’ils soient de bons tableaux, ne parleront aux yeux de l’enfant comme la nature, comme la réalité » [13]. Est-ce le signe d’une pratique désormais admise rendant l’exhortation inutile ? Il y a lieu d’en douter et on s’avisera que disparaît en même temps le système des renvois qui permettait de relier la promenade à l’article «Histoire naturelle» rédigé par Edmond Perrier dont le texte était littéralement porté par l’idéal des méthodes actives. Selon cette conception, l’histoire naturelle se fondait en effet, en toute logique épistémologique, sur les notions d’activité et d’expérience, dont la promenade constituait le support pratique, véritable pivot d’une orientation très soutenue. Or, de façon très significative, cette conception va disparaître du NDP, à l’occasion d’un changement d’entrée qui a son importance (« Sciences naturelles », signé G. Colomb). S’il reste très en faveur d’un enseignement vivant, fondé sur l’observation, il n’implique plus du tout le mouvement vers le dehors ni le moindre recours à des activités pratiques, reléguant dans l’oubli les appels à réunir des collections minérales, à concevoir des herbiers [14], ou à cultiver des jardins, selon la logique précédemment préconisée par le Directeur du Muséum d’histoire naturelle.

10Encore plus proche de l’école, en effet, au point d’en constituer une « annexe » considérée comme indispensable, vient le « Jardin scolaire ». Son sort est lui aussi révélateur d’un désir politique constamment contrarié si l’on en juge par la succession d’abandons qui en caractérise le cours. Présentée comme une obligation impérieuse dans une circulaire de 1880, un texte de 1882 n’évoque sa création que comme une possibilité ouverte. L’article, maintenu dans le NDP ajoute le texte d’une circulaire de 1887 qui rappelle qu’il ne peut y avoir de concours financier de l’Etat pour une construction d’école si le plan ne prévoit pas de jardin. Postérieure, donc à la première édition mais néanmoins vieille de 23 ans, cette indication est la seule donnant quelque actualité à la volonté d’instituer le jardin scolaire, mais cela ne signifie pas qu’il s’agisse d’une disposition sans importance préconisée de guerre lasse attestant un recul politique. Au contraire, et il s’agit de s’en persuader : « Il est certain que le vœu de l’administration supérieure serait de voir toutes les écoles primaires en possession de cette annexe si utile pour l’enseignement des sciences naturelles. » [15] On peut relever une semblable disposition d’esprit dans le souhait que les écoles accueillent un aquarium « qu’on trouve en Amérique et en Allemagne ; en France, nous ne savons pas si l’aquarium scolaire existe quelque part mais nous le souhaiterions (sic) » [16]. Dans le même esprit et sans pouvoir davantage s’appuyer sur la connaissance de précédents dans les pratiques scolaires françaises, on valorise les bienfaits pédagogiques de la construction d’un cadran scolaire.

11Evoquons enfin le « Musée scolaire », autre pièce décisive de ce dispositif d’ensemble dont on voit qu’il est résolument « tourné vers le dehors » [17]. Conçu pour vivifier les travaux de la classe, inciter en permanence à d’autres campagnes, d’autres expéditions pour en accroître les collections, le Musée scolaire couronne en un sens la plupart des instigations décrites précédemment. L’article qui lui est consacré préconise son institution dans chaque école car « c’est l’auxiliaire de la leçon de choses » [18]. Le renvoi à l’article « Leçons de choses » [19] est important car c’est un des principaux textes exprimant la philosophie de la réforme où l’auteur ne craint pas de contester une vision par trop rigide et mécanique de la méthode intuitive. Il centre en particulier sur la nécessité de faire des « expériences » et non de se contenter de voir des objets. Surtout : « il faut mettre en garde contre une conception qui fait de la leçon de choses une simple extension des leçons classiques à des domaines nouveaux. Ce doit être une « modification » de l’enseignement ; c’est un procédé spécial, quelque chose de neuf, de parfaitement inconnu dans l’ancienne pédagogie, quelque chose qui ne peut pas s’écrire et s’exprimer ». Taquinant l’indicible, comme on le constate, la mise en œuvre d’une telle pédagogie ne manque pas de susciter des inquiétudes et, concernant les « musées », l’auteur s’emploie à les prévenir : « L’accumulation de toutes ces richesses amènera sans doute un peu de confusion au début mais l’ordre se fera peu à peu ». Ces difficultés ne doivent pas constituer un prétexte à acheter les « musées tout faits » que commence à proposer alors l’édition scolaire. Ferdinand Buisson s’insurge en effet contre cette pratique. D’abord parce que cela permet d’invoquer un « manque de ressources », injustement « allégué par la plupart de ceux qui hésitent encore » au point que le « progrès soit assez lent ». L’euphémisme ne peut cacher qu’il s’agit là d’un état de fait regrettable, voire même d’une « erreur grave » car dans l’esprit des promoteurs, l’idée du Musée ne doit précisément rien coûter. Au contraire, elle est conçue pour rapporter : il s’agit de faire chercher les enfants, de les mettre en situation de collecter dans le milieu naturel et social, d’entrer par là même en relation étroite avec le monde des familles et des métiers autant que l’exploration de la nature, pour l’aider à se transformer lui-même dans une logique où les enfants peuvent être des figures d’éclaireurs, selon la formule justement fameuse de F. Buisson du « va, petit missionnaire ! »…

12Le Musée scolaire est sans doute un des analyseurs les plus féconds de ce qu’implique pédagogiquement et socialement cette volonté de réforme considérée dans son ensemble, avec son horizon d’initiatives dont on voit qu’aucune n’est imposée mais que tout est entrepris pour les rendre désirables ; cet analyseur permet également de recenser les incompréhensions et les obstacles, les ruses, les réactions d’évitement que cette stratégie rencontre sur le terrain. C’est une démarche qui s’appuie sur les institutions de formation et, très clairement, le rôle du Musée de l’École normale départementale est de susciter l’émulation (voire la jalousie) comme fer de lance de l’implantation de cette politique dans les écoles primaires du département ; quant au Musée pédagogique national, conçu à l’origine avec l’espoir d’en faire un instrument passionnant de comparaison internationale au moyen d’expositions de matériels étrangers et de démonstrations méthodologiques, le Nouveau Dictionnaire de pédagogie révèle que cette orientation peine à se concrétiser malgré les directives très fermes données à l’institution par Ferdinand Buisson. L’auteur constate, un tantinet désabusé, que cette tentative n’aboutit pas dans l’esprit souhaité « pour des raisons qui ne sont pas connues » [20]. Euphémisme diplomatique, voile pudique sur un manque d’intérêt du public enseignant ? Incompréhension des objectifs ? Dans l’attente d’une grande enquête empirique qui devrait être engagée sur toutes ces questions, on ne peut pas répondre péremptoirement mais on constate que la politique de préconisation – action par le verbe, action par la formation, programme volontariste –, a été très soutenue. Par exemple, sur 23 conférences organisées à Paris en 1880, 3 seulement sont consacrées aux aspects traditionnels de l’enseignement, les 20 autres portant sur la vulgarisation des thèmes novateurs (voyages, correspondance interscolaire, promenades, enseignement des sciences par l’aspect, etc.) [21]. Il ne s’agit évidemment pas de généraliser mais d’y voir un indice parmi d’autres d’une politique de formation continue sur le modèle des conférences pédagogiques auxquelles un arrêté du 5 juin 1880 donne un caractère obligatoire en précisant qu’il s’agit de « mettre un terme à l’isolement qui paralyse peu à peu les volontés les plus fermes » et d’en faire un « moyen de lutte contre la routine et le découragement » : une mobilisation dans un esprit d’amélioration pratique [22].

13Enfin, et pour conclure cette chronique du désenchantement qui caractérise le sort fait dans la seconde édition à des préconisations réformatrices qui soulevaient l’enthousiasme des rédacteurs de la première édition, nous attirerons l’attention sur la disparition de l’article consacré aux « correspondances scolaires ». Il est en effet significatif que s’évanouisse le très vif encouragement à organiser, entre classes de localités plus ou moins proches, des échanges soutenus destinés à produire des écrits originaux spontanés, naïfs et sincères» permettant, à partir des événements vécus et des pratiques locales, de procéder « encore et toujours à une description de la réalité », une matière infiniment riche rendant par ailleurs plus attrayante les leçons théoriques et pratiques d’apprentissage de la grammaire [23]. Sur ce point comme sur les autres, se confirme bien ici le souci de concilier les rigueurs maintenues de la fonction traditionnelle de l’école avec une ouverture nouvelle au monde social conçue pour provoquer la mise en mouvement des enfants. La disparition de cette préconisation, venant s’ajouter aux quelques exemples significatifs déjà évoqués, autorise l’hypothèse d’un recul, d’une mise entre parenthèses – sinon sous le boisseau – d’une ambition autrefois conquérante. Comme si cette « pédagogie-fiction » avait, en 1911, perdu son actualité prospective des années 1880 pour devenir, dans le meilleur des cas, une sorte de témoignage d’une passion déçue. L’esprit de la doctrine de l’activité et de l’ouverture (maintenue en théorie, on l’a dit) n’a donc à l’évidence pas trouvé pratiquement l’écho espéré. La défaite d’un état d’esprit où prévaut l’harmonie entre une forme pédagogique et un postulat philosophique de l’intuition et de l’activité s’accompagne d’un autre mouvement de fermeture qui ne concerne pas seulement des dispositifs réformateurs qu’on peut considérer comme « expérimentaux », comme ceux que nous venons de développer, mais le procès général de scolarisation de tous les domaines du savoir.

14On ne reprendra pas ici les résultats détaillés de cette enquête collective (Denis & Kahn, 2003). Livrons simplement ce qui constitue à nos yeux la principale conclusion du travail accompli, à savoir la mise en évidence d’une importante transformation d’une édition à l’autre, sous la forme d’une opération de recentrage, voire de fermeture, d’un débat pédagogique qui était très ouvert trente ans plus tôt… En effet, dans la première édition, les « disciplines » étaient présentées selon un schéma qui, au risque de surprendre nos attentes d’une sorte de communauté doctrinale propre à chacune d’elles, laissait au contraire coexister des positions contrastées, voire mettait littéralement en scène des oppositions quant aux finalités et aux conceptions méthodologiques des contenus d’enseignement. Loin d’être univoques et statiques, la plupart des discours destinés à légitimer la scolarisation des domaines de connaissance concernés obéissaient alors à une règle de polarisation des énoncés ménageant une confrontation nette entre une approche libérale et une conception dogmatique. Ainsi, en français où la valorisation de la composition et de la production d’écrits s’oppose à un enseignement fondé sur les règles de la grammaire et de l’orthographe ; ou en géographie (cette fois, c’est le primat donné à l’observation des faits qui se heurte à la tradition de la mémorisation de nomenclatures) ; mais également dans les enseignements artistiques (où le débat s’organise entre les tenants de l’esthétique et ceux du dessin envisagé sous la forme de la géométrie technique) et les exercices du corps, l’activité spontanée associée aux jeux s’affirmant face aux pratiques très formalisées de la gymnastique.

15Ce constat est important car il témoigne de la volonté initiale d’ouvrir un champ des possibles, laissant au lecteur de l’époque (c’est-à-dire, ne l’oublions pas, aux acteurs de l’aventure scolaire républicaine) le choix entre des tactiques également légitimes s’agissant de concevoir le sens et la forme de son enseignement. Valable dans quasiment toutes les disciplines, selon des modalités spécifiques propres à chacune d’elle, ce principe de polarisation des énoncés va subir dans la seconde édition une transformation notable. Un processus de normalisation s’y révèle qui consiste à mettre au centre de l’espace formé par chaque discipline une position unique chargée de dire toutes les vérités qui se présentaient autrefois comme différentes voire antinomiques. Autrement dit, l’alliance d’antithèses s’érige en système, dans l’ensemble. Le jeu ouvert des positions qui donnaient, trente ans plus tôt, une marge d’appréciation critique quant au choix d’une approche plutôt qu’une autre semble s’être fermé entre temps comme s’il était devenu objectivement possible de concilier des contraires aussi marqués que ceux formés par une conception libérale de la formation des esprits et l’ancienne approche catéchistique de l’apprentissage.

16On ne saurait réduire l’interprétation de ce mouvement de recentrage à des explications simples et univoques. Mais on ne peut manquer d’y percevoir la fin d’un rêve, celui de transformer l’école dans le sens d’une pédagogie « libérale », d’une conception scolaire « qui ne tuerait pas l’enfant dans l’écolier », selon la formule saisissante d’Elie Pécaut. Observons d’ailleurs que les nombreux et remarquables articles de cet auteur vont précisément disparaître d’une édition à l’autre, sonnant la fin des discours enflammés sur la régénération physique et psychique par le jeu libre et la récréation [24] ; en même temps, et non sans logique, que s’évanouissent les perspectives offertes par les « caravanes », les « musées », les « correspondances » et tant d’autres dispositifs audacieux initialement présentés comme susceptibles de donner corps à une pédagogie consacrant la prééminence du principe de l’activité de chacun pour aller réellement vers les savoirs. Et si les articles favorables à la doctrine de l’Activité continuent de soutenir sans sourciller la grandeur de la théorie, ceux qui s’employaient à en illustrer concrètement les vertus, à lui donner une crédibilité pratique perdent toute prise sur la « réalité » de l’Ecole jusqu’à « déréaliser » l’hypothèse d’école d’une institution ouverte sur le dehors.

17Mais pouvait-il en aller autrement ?

3 – Prendre modèle sur l’adversaire…

18A lire les exhortations à « faire du neuf, du parfaitement inconnu dans l’ancienne pédagogie », on mesure l’absence de toute référence à des réalisations susceptibles de témoigner, en France même, d’une dynamique réformatrice guidée par l’idéal. Seul l’éloge appuyé qui vient consacrer les méthodes mises en œuvre dans deux établissements très récemment créés à Paris, les écoles « Monge » et « Alsacienne » [25], contribue à ancrer dans la réalité existante contemporaine des initiatives saluées l’une et l’autre pour la grande place accordée aux leçons de choses, aux activités physiques et aux langues vivantes. Mais, à l’instar de ces deux exemples, les pratiques concrètes susceptibles de constituer un système cohérent de références pédagogiques en harmonie avec la doctrine de transformation des réformateurs ne trouvent pas leurs ressources en France même : toutes les avancées pédagogiques remarquables citées plus haut sont, en effet, puisées par les auteurs du Dictionnaire de pédagogie dans un glossaire d’expériences développées dans les pays de langue allemande. Cela se confirme, des jardins scolaires (un certain Dr Erasmus Schwab aurait fondé le premier à Oldenburg à la fin du XVIIIe siècle), aux Musées et aux leçons de choses (attribuées à Andréas Reyher dont on cite le Schul methodus de 1642), en passant par l’enseignement par l’image, référé bien entendu à Comenius. Autant de signes précurseurs qui viennent témoigner de la vitalité d’un long processus ayant suscité, au tournant du xixe siècle, deux expressions réformatrices majeures dont le Dictionnaire se fait l’écho avec une érudition et une densité incomparables.

19Cet engouement, cette passion pour la culture éducative alémanique (qui trouve en James Guillaume, la cheville ouvrière du DP, un interprète particulièrement qualifié) culmine évidemment dans l’exemplarisation de Pestalozzi à qui l’ouvrage dresse une véritable statue de commandeur de la modernité pédagogique [26]. S’il est salué comme un grand théoricien (et c’est évidemment à cette source que se fonde la doctrine de l’intuition adoptée, on vient de l’indiquer, par les réformateurs républicains), Pestalozzi est également admiré et minutieusement commenté en tant que pédagogue directement impliqué dans l’action éducative. Cette substantielle biographie est une chronique sans complaisance des innombrables difficultés rencontrées, du Neuhof à Yverdon, par le directeur d’institutions tout au long de sa vie : on mesure clairement que Pestalozzi sort grandi de ses échecs en ce qu’ils consacrent une authentique dialectique entre une capacité d’énoncer des principes philosophiques et une recherche empirique des conditions sociales de possibilité qui fait du grand homme un idéal « citoyen d’honneur » de la Révolution française [27].

20L’esprit n’est pas différent quand il s’agit de présenter, dans un ensemble d’articles alors sans équivalent en langue française, les réalisations du mouvement « philanthropiniste » [28]. En lisant l’exposé de la doctrine ou des quinze biographies de ses promoteurs les plus renommés, on accède là encore à la conviction que s’est ouvert dans le monde germanique, un chantier heuristique dont les fruits seront recueillis tout au long du xixe siècle, à la hauteur d’un dialogue approfondi entre des spéculations philosophiques et des expériences pédagogiques, parfois illustrées par les mêmes personnages déployant leurs talents sur ces deux plans (qu’on songe à Pestalozzi ou à Guts Muths) ou marquées, à tout le moins, par des attentions réciproques des éducateurs et des philosophes. On peut évoquer à ce propos les apports décisifs des expériences en cours au philanthropinum de Dessau dans les théorisations de Kant ou la manière dont Fichte synthétise les recherches menées à Yverdon pour en faire le principe du plan d’éducation nationale de l’Allemagne-entrain-de-se-faire [29].

21C’est dire que contrairement à la France où la prévalence des grands écrivains (de Rabelais à Rousseau en passant par Montaigne) constitue en Trésor de la langue française des fictions si mémorables qu’elles sont dispensées de se soumettre aux affres de l’expérience empirique [30], le monde alémanique est prodigue en entreprises pédagogiques où la philosophie de l’éducation s’éprouve au sein d’institutions « réelles » (c’est-à-dire confrontées à des contraintes sociales, économiques et politiques) peuplées d’enfants « réels » se prêtant plus ou moins docilement à des processus inventifs d’apprentissages où le mouvement vers les « choses » signifie l’accès à des connaissances elles aussi bien « réelles ». Aussi n’est-il pas illogique de voir Michel Bréal ouvrir un livre resté célèbre, écrit au lendemain de la défaite contre la Prusse, par une étonnante apostrophe : « Nous pouvons prendre modèle sur nos adversaires » (Bréal, 1872, p. 2) [31].

22Loin de constituer un caprice, une clause de style, ou une provocation, l’invitation ne peut surprendre en réalité que des lecteurs idéalisant l’aspect gratuit et désintéressé de la culture consacrant un savoir pur au service d’une conviction irénique ; mais la réforme jugée alors indispensable des pratiques d’éducation ne saurait trouver là son principe et son énergie. L’identification à un corps étranger et, pour tout dire, au corps de l’adversaire qui vient de démontrer sa puissance « en de récentes occasions » est un principe structurant, peut-être même consubstantiel à toute volonté de réformer l’institution scolaire. Trop de signes vont en effet en ce sens pour que l’on écarte cette hypothèse. En vérité, du jardin d’enfants (ou Fröbel, le discipline de Pestalozzi est un guide très écouté) à l’université (où la supériorité du modèle allemand suscite d’innombrables voyages d’études), on peut soutenir que le désir d’Allemagne est une ligne fondamentale de l’action réformatrice républicaine. Même si elle n’est pas constamment rapportée à l’obsession de la revanche militaire dans une forme aussi explicite que celle du discours d’injonction propre à la gymnastique, cette conception républicaine se fonde sur la conviction qu’on pourrait expliquer pédagogiquement la surpuissance de l’ennemi et qu’espérer atteindre (et, n’en doutons pas, dépasser) ses réalisations dans l’ordre économique, scientifique, politique et militaire passera nécessairement par l’adoption de ses modes de formation [32]. La passion pour les choses « réelles » serait-elle aussi empressée si les enjeux techno-scientifiques et politico-économiques n’apparaissaient pas aussi écrasants ? On peut difficilement comprendre autrement les vigoureux plaidoyers pour les leçons de choses dont Bréal fait observer qu’elles sont vulgarisées en Allemagne depuis soixante ans (Bréal, 1872, p. 106) ou pour l’enseignement de la géographie en s’exclamant « Des cartes, des cartes ! » non sans rappeler que les soldats prussiens connaissaient mieux notre pays que les français eux-mêmes (ibid., p. 91), et, en bref, de toutes ces « disciplines réelles » encore largement inconnues en France. Plus symptomatique encore, il n’est jusqu’à l’enseignement de la langue française qui gagnerait à être compris et analysé en se basant sur les découvertes philologiques allemandes [33]. Quant au mot « pédagogie » luimême, « ce mot grec emprunté récemment aux allemands » (ibid., p. 127), il doit être entendu dans son acception allemande – c’est-à-dire scientifique – pour donner à ce terme une vie nouvelle en France. Car il ne suffira pas du principe politique de l’obligation scolaire (dont Bréal, mais aussi Renan, soulignent avec force qu’il surviendra avec deux siècles de retard sur les orientations prises au sein du protestantisme allemand) : il faudra, en même temps, travailler la forme, les dispositions pratiques, concrètes, les modalités de l’acte d’instruire et des méthodes d’enseignement qui font la force de la tradition germanique. Il ne s’agit donc pas là d’une simple passade ou d’un engouement passager mais d’une offensive programmatique de l’ordre d’une révolution culturelle imposée par un adversaire capable d’inspirer au Dictionnaire de pédagogie un respect si vif que l’Allemagne est élue « terre classique de la pédagogie ». [34]

23On ne saurait mettre un terme à cette présentation sans souligner l’intérêt majeur de l’analyse qu’entreprend Durkheim sur ce point. Proche des exégètes précédents, Durkheim est, lui aussi, convaincu de l’avance décisive des réformateurs d’outre-Rhin – « La France a été, à cet égard, d’un siècle en retard sur l’Allemagne » (Durkheim, 1969/1938, p. 330) [35]. Et la nécessité d’une réaction ne fait aucun doute à ses yeux : « Il faut donc renverser complètement les méthodes jusqu’à présent suivies dans nos écoles et qui mettaient les textes à la place des choses. Les sciences qui nous permettent de connaître le monde vont donc prendre la première place. Il faut mettre l’enfant à l’école des choses. ». Particulièrement conscient que la volonté de faire co-exister, dans la pratique scolaire française, le vieil humanisme et la nouvelle approche « réelle » ne manquera pas de produire de grandes difficultés, car elle implique de « juxtaposer deux cultures hétérogènes » (ibid., p. 326), Durkheim se démarque toutefois, de façon décisive, de tous nos auteurs sur la question centrale des conditions de possibilité de cette transformation ambitieuse.

24Durkheim s’attache en effet à désenchanter méthodiquement le discours de la réforme pédagogique. Désenchantement dont le Dictionnaire témoigne avec éloquence dans trois des articles importants de l’ouvrage (« Éducation », « Pédagogie », « Enfance ») qui, rédigés dans la première édition dans la perspective spiritualiste de Buisson et de Marion, lui sont confiés dans la seconde. Or, ces nouveaux textes légitiment de facto l’impossibilité de toute réforme pédagogique qui prétendrait se fonder sur des principes idéalistes en vue d’imposer des pratiques dépourvues d’un ancrage profond dans la société. Et sans méconnaître l’intérêt des grands réformateurs (et notamment de Pestalozzi) en tant qu’objets de connaissance socio-historique, Durkheim exclut catégoriquement la pertinence de toute volonté d’en apprivoiser les découvertes pour les constituer en modèles d’avenir. Il est inconcevable pour l’auteur qu’on érige en projet politique d’Etat une réforme scolaire dont les principes ne seraient pas déjà inscrits en profondeur dans la société française.

25Aux confins d’une science sociologique en pleine expansion et d’une stratégie politique qualifiée « d’opportuniste » (voir Nicolet, 1995/1982), nous pouvons désormais comprendre ce paradoxe réformateur républicain où les formes préconisées d’une éducation libérale viennent se dissoudre dans les prescriptions claires et fermes d’une pédagogie dogmatique héritée des principes en faveur chez les Frères des écoles chrétiennes. L’hagiographie de Jean-Baptiste de la Salle qui figure dans le Dictionnaire, sa canonisation laïque en quelque sorte (survenant d’ailleurs avant celle du Vatican) n’ont plus, dans ce contexte interprétatif, motif à nous surprendre. C’est que l’œuvre a témoigné, dans la durée, de vertus éminentes dans le domaine de l’instruction populaire et que l’audience croissante de la forme simultanée, tout au long du xixe siècle, a signé la réussite de son inscription dans la société française. Dès lors, dans une logique durkheimienne, et plus largement, dans une approche positiviste de la société, les dés sont jetés, et quand l’essentiel reste de réussir à fonder une instruction publique comme instrument privilégié de la pérennité d’un régime républicain qui n’est pas, loin de là, acquis d’emblée, obtenir le concours des institutrices et des instituteurs implique à l’évidence de ne pas chercher à leur imposer des conceptions pédagogiques éloignées de leurs représentations et totalement étrangères à leurs pratiques : c’est donc en silence et les bras croisés que les élèves pourront savourer l’éloge de l’intuition et de la spontanéité, en attendant que le corps professionnel et l’opinion publique veuillent bien souscrire à des modalités d’instruction et d’éducation qui sont désirables mais ne peuvent constituer qu’un idéal éloigné dans le temps. C’est pour donner corps à cet idéal que les artisans des divers courants de l’Éducation nouvelle mobiliseront les énergies, après la Grande Guerre, en cherchant à instituer, dans les pratiques, c’est-à-dire dans le bruit et la fureur de la réalité sociale, des formes pédagogiques qui n’étaient encore, un demi-siècle plus tôt, dans un appareil éducatif depuis longtemps hostile aux expériences, que des « quasi-idées ».

Bibliographie

  • Breal M. Quelques mots sur linstruction publique en France. Paris : Hachette, 1872.
  • Breal M. Excursions pédagogiques. Paris : Hachette, 1884.
  • Buisson F. Dictionnaire de pédagogie et d’instruction primaire. (2 tomes en 4 volumes). Paris : Hachette, 1882-87.
  • Buisson F. Nouveau dictionnaire de pédagogie. (2 volumes). Paris : Hachette, 1911.
  • Denis D. & Kahn P. (dir.). Lécole républicaine et la question des savoirs. Enquête au cœur du Dictionnaire de pédagogie de Ferdinand Buisson. Paris : CNRS Éditions, 2003.
  • Denis D. & Kahn P. (dir.). L’école de la iiie République en questions. Débats et controverses dans le Dictionnaire de pédagogie de Ferdinand Buisson. Berne : Peter Lang, 2006.
  • Dubois P. Le Dictionnaire de Ferdinand Buisson. Aux fondations de l’école républicaine. Berne : Peter Lang, 2002.
  • Durkheim E. L’évolution pédagogique en France. Paris : PUF, 1969 (1re édition 1938).
  • Hameline D. L’enseignement intuitif, un continent disparu. In : Hameline D. L’éducation dans le miroir du temps. Lausanne : Loisirs et pédagogie, 2002, pp. 127-138.
  • Hameline D. Une centenaire : la méthode active. In : Hameline D. L’éducation dans le miroir du temps. Lausanne : Loisirs et pédagogie, 2002, pp. 139-155.
  • Hameline D. Éducation libérale contre éducation intégrale. In : Ohayon A., Ottavi D. & Savoye A. (éd.). L’éducation nouvelle, histoire, présence et avenir. Berne : Peter Lang, 2004.
  • Hameline D. Les malentendus de la méthode intuitive. In : Denis D. & Kahn P. (dir.). L’école de la iiie République en questions. Débats et controverses dans le Dictionnaire de pédagogie de Ferdinand Buisson. Berne : Peter Lang, 2006, pp. 75-88.
  • Kahn P. La leçon de choses. Naissance de l’enseignement scientifique à l’école primaire. Villeneuve d’Ascq : Presses universitaires du Septentrion, 2002.
  • Nicolet C. L’idée républicaine en France (1789-1924). Paris : Gallimard, 1995 (1re édition 1982).
  • Rene B.-X. A quoi sert l’éducation physique et sportive ? Dossiers EPS, 1995, n° 29, pp. 312-322.
  • Ulmann J. La nature et l’éducation. L’idée de nature dans l’éducation physique et morale. Paris : Vrin 1964.
  • Ulmann J. De la gymnastique aux sports modernes. Histoire des doctrines de l’éducation physique. Paris : Vrin, 1997 (1re édition 1965).

Mots-clés éditeurs : réforme pédagogique, Dictionnaire de pédagogie, école républicaine, pédagogie active, modèle allemand

Date de mise en ligne : 22/01/2013

https://doi.org/10.3917/lsdle.394.0011

Notes

  • [*]
    Professeur des Universités, IUFM de Versailles, SPOTS Paris 11 Orsay.
  • [1]
    D. Denis. L’activité physique dans le Dictionnaire de F. Buisson, un révélateur des contradictions de l’école républicaine. In : René B.-X. (dir.). A quoi sert l’éducation physique et sportive ? Paris : Editions de la revue EPS, 1996, pp. 312-322.
  • [2]
    D. Denis, « La volonté de réformer les pédagogies corporelles dans le contexte des rivalités internationales (1860-1925) » in ibid., p. 323-331.
  • [3]
    La 1re édition sera ici notée DP (DP1 pour la première partie, « générale », et DP2 pour la seconde, « encyclopédique »). La seconde édition ou Nouveau dictionnaire de pédagogie (1911) sera indiquée NDP.
  • [4]
    Article « Intuition. Méthode intuitive », DP1, p. 1374, NDP, p. 868.(Texte rigoureusement inchangé).
  • [5]
    Article « Activité » DP1, p. 18 ; NDP, p. 7 (texte rigoureusement inchangé).
  • [6]
    Voir en particulier D. Hameline (2002, 2004, 2006).
  • [7]
    Par exemple, la volonté de favoriser une « méthode directe » dans l’enseignement des langues n’hésite pas à faire un détour par une incitation à organiser des caravanes scolaires à l’étranger.
  • [8]
    H. Durand, « Voyages scolaires », DP1, p. 2985 ; M. Pélisson, NDP, p. 2061.
  • [9]
    Ibid. Voir aussi A. Talbert, « Club (alpin) », DP1, p. 410 et « Club (jurassien) » (Ibid., non signé).
  • [10]
    Article « Langues vivantes », DP1, p. 1504 ; NDP, p. 961.
  • [11]
    DP1, p. 411.
  • [12]
    Chaumeil, « Promenades », DP1, p. 2457. L’article est supprimé dans le NDP.
  • [13]
    Ibid.
  • [14]
    DP1 p. 1256.
  • [15]
    Article « Jardins scolaires », DP1 p.1419.
  • [16]
    Article « Aquarium », DP1 p. 95.
  • [17]
    Les citations qui suivent sont extraites de l’article « Musée scolaire », DP1, p. 1991 (non signé). L’article du NDP p. 1376 est inchangé.
  • [18]
    DP1 p. 1534.
  • [19]
    Sur les enjeux philosophiques et pédagogiques de la leçon de choses, voir Kahn, 2002.
  • [20]
    NDP p. 1367.
  • [21]
    Organisées par les Sociétés ou association d’anciens élèves des Écoles normales. Voir DP1 p. 2796.
  • [22]
    Article « Conférences pédagogiques », DP1, p. 465.
  • [23]
    H. Métivier, « Correspondance scolaire », DP1, p. 576.
  • [24]
    Concernant les articles d’Elie Pécaut, je renvoie à mon article « La gymnastique entre pratiques sociales et discipline scolaire » in Denis & Kahn, 2003.
  • [25]
    Bien moins connue que l‘Ecole Alsacienne, l’Ecole Monge, créée, elle aussi, en 1871, a, par le biais de son Directeur M. de Bagnaux, grandement pris part depuis 1878 aux réformes républicaines.
  • [26]
    L’article biographique qui lui est consacré (50 pages) est, avec celui traitant des débats éducatifs de la Convention, le plus long de l’ouvrage.
  • [27]
    Voir à ce propos le récent article de Michel Soetard « La figure tutélaire de Pestalozzi : un pédagogue républicain ? » in D. Denis et P. Kahn, 2006, pp 65-74.
  • [28]
    Concernant la doctrine des philanthropinistes dans le DP, voir Loïc Chalmel « Entre France et Allemagne : la présence du philanthropinisme » in D. Denis et P. Kahn, 2006, pp. 53-64.
  • [29]
    On trouvera chez Jacques Ulmann (1964, 1965/1997), une analyse très pénétrante de la dimension philosophique des expériences pédagogiques allemandes.
  • [30]
    En fait, certaines tentatives ont eu lieu, dans l’esprit des revendications des encyclopédistes, en particulier dans les collèges de province dotés d’une filière préparatoire au concours de l’école militaire mais les injonctions de l’Université de Paris relayées par de puissants groupes de pression locaux animés par les évêchés ont permis d’y mettre un terme. Lire à ce propos l’excellent article de Dominique Julia, « Une réforme impossible. Le changement des cursus dans la France du xviiie siècle. », Actes de la recherche en sciences sociales, N°47-48, juin 1983.
  • [31]
    Voir aussi, du même auteur, Excursions pédagogiques, 1884.
  • [32]
    Il s’agit en effet, selon nous, d’une modalité structurelle qui n’est pas propre aux républicains. Leurs adversaires (en politique intérieure) se tournent eux vers l’Angleterre, à la même époque, convaincus d’y trouver les secrets éducatifs qui font la « supériorité des anglo-saxons » dans le domaine économique et impérial. On peut se rapporter à Daniel Denis. « L’attraction ambigüe du modèle éducatif anglais dans l’œuvre d’Edmond Demolins », Études sociales N° 127-128, 1998, p. 13-31.
  • [33]
    M. Bréal (1872, p. 32) insiste longuement sur les travaux de Rudolph Hildebrand.
  • [34]
    Article « Congrès pédagogique » DP, p. 480.
  • [35]
    Il s’agit en fait du cours qu’il donnait à la Sorbonne aux futurs professeurs de lycée, en 1904-1905.

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