Notes
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Faculté de psychologie et des sciences de l’éducation, université de Genève.
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À l’école élémentaire, les maîtres sont d’abord des maîtresses. Je tiens compte de cette dominante en alternant les deux génériques : grammatical (le maître, l’enseignant) ; statistique (la maîtresse, l’enseignante). Quelle que soit la formulation, elle inclut à chaque fois l’ensemble de la profession.
1Une classe des premiers degrés étudie le corps humain et prépare un parcours santé pour les parents. Les élèves fabriquent les pancartes explicatives : schéma de l’exercice et consigne écrite. L’un d’eux demande : « On dit un haltère ou une haltère ? » « C’est le problème, répond la maîtresse penchée sur le dictionnaire, je cherche justement. »
2Cette scène est bien ordinaire. À l’école, on travaille, on écrit, on apprend ; on s’engage dans l’activité que l’enseignante a organisée (créer les pancartes du parcours santé). Parfois, on pose une question (« Un haltère ou une haltère ? »)… Est-ce un problème ou non ? Le verdict n’est pas anodin. Il fonde l’entreprise de scolarisation. « Avant tout, il faut savoir poser des problèmes, dit Bachelard (1938/1993, p. 14). Toute connaissance est une réponse à une question. (…) Rien ne va de soi. Rien n’est donné. Tout est construit. » Oui, ajoute Dewey (1910/1997, p. 99), rien n’est donné, pas même la valeur de la question posée. À quoi bon enchaîner les « énigmes », les « casse-tête », les « problèmes créés ad hoc » s’ils ne débouchent pas sur « une activité qui est digne, par elle-même, d’être exercée » ? Nous allons voir que cette question et ses présupposés peuvent eux-mêmes se discuter.
3Quels sont, à l’école, les problèmes qui valent ? Quand le maître [1] annonce-t-il « c’est le problème », « bonne question » ou « cette recherche est digne d’être menée » ? Quel est le rapport entre les deux temps : celui du questionnement (qui demande réponse), celui de la problématisation (dont dépend la résolution) ? Nous pouvons spéculer sur la bonne combinaison : définir ce qu’est un problème, son rapport aux questions, puis compter sur les praticiens pour convertir le modèle théorique en modèle de pratique. Les conflits d’idéaux butent toujours sur ce genre d’ambition. Le « problème du problème », la « question de la question » sous-tendent les débats sur l’éducation (Bassis, 1998 ; Fabre, 1999 ; Audigier, 2001). L’avenir de la raison, pour Morin (2000, p. 14, 23, 40), c’est d’« apprendre à naviguer dans un océan d’incertitudes à travers des archipels de certitude », de stimuler le libre exercice de la curiosité, de la critique et de l’autocritique. L’éducation ne peut pas être un endoctrinement. « Favoriser l’aptitude naturelle de l’esprit à poser et résoudre des problèmes » (ibid.), c’est le secret d’un bon enseignement. D’un enseignement constructiviste et interactionniste s’entend.
Dès que l’on pose le problème d’enseigner ou d’apprendre, on se trouve devant une question, toujours la même : comment les êtres humains parviennent-ils à faire que se rencontrent leurs esprits ? (…) Je conçois les écoles primaires et maternelles comme devant (…) instituer des communautés mutuelles d’apprenants, engagés ensemble dans la résolution de problèmes. Ma première suggestion, [c’est] que : « l’art de poser des questions provocatrices est au moins aussi important que celui qui consiste à donner des réponses claires ». (…) Ce qui est important, [c’est] quelque chose de générique qui vous permet d’aller au-delà de ce que vous savez déjà. Ce « quelque chose de générique », c’est ce que j’ai l’habitude d’appeler la « structure » d’une question.
5Bruner, Morin, Bachelard ou Dewey : je ne vais pas préjuger de la « technologie » qu’il faut. Comment, à l’école, devrait-on enseigner, problématiser, questionner – questionner pour apprendre et apprendre à questionner – ce n’est pas le problème que je vais poser. Ce qui m’intéresse, c’est la manière dont l’enseignement est vraiment pratiqué, le rapport empirique entre questions et réponses, problèmes et solutions. La recherche en éducation a montré d’une part que le rapport au savoir est décisif dans l’apprentissage du métier d’élève, d’autre part qu’il « transcende » les disciplines (Charlot, Bautier & Rochex, 1992, p. 201) et « se joue très visiblement autour de l’intérêt ou de l’indifférence que suscitent certaines questions » (Perrenoud, 1997, p. 80). Comment s’institue ou non la « communauté mutuelle des apprenants » ? Comment des esprits tous différents se rencontrent-ils ou pas autour des mêmes interrogations ? Pour discuter de « l’institution scolaire du questionnement », je vais m’appuyer sur une recherche menée durant sept ans dans huit classes sociologiquement contrastées de l’école primaire genevoise (degrés -2 à +2 ; enfants de 4 à 8 ans) (Maulini, 2004). Interactions maître-élèves, leçons et conversations, moyens d’enseignement, entretiens avec les maîtres : tel fut le matériau récolté. À chaque étape, les données ont permis de repérer des invariants, leur altération et leur réparation par des échanges métadiscursifs, d’en induire des variables, d’établir des relations, de réinvestir l’analyse dans de nouvelles observations. Par catégorisation successive, cette méthode enracine la théorisation (Strauss & Corbin, 1990). Elle permet de mieux comprendre comment s’amorce la boucle du questionnement, comment les maîtres pratiquent et produisent en même temps le mode scolaire d’appropriation.
6Je vais raisonner en trois temps. Premièrement : le dialogue maître-élèves est une interlocution ; on y échange des questions et des propositions. Comment, à l’entrée dans l’école, se présente la répartition ? Qui questionne, qui répond, qui oriente l’apprentissage ? Nous verrons que le « jeu » est complexe, ponctué de basculements. Deuxièmement : on ne sort de l’oscillation qu’en montant d’un cran ; le problème n’est plus tant qui questionne que la manière dont le maître contrôle l’interrogation. Au revers de chaque pratique, il y a des règles, des méthodes, des schèmes de questionnement. Troisièmement : quel est le lien entre manières de contrôler et projet de problématiser ? Comment une question exprime-t-elle, provoque-t-elle, devient-elle un problème ou non ? C’est ici que l’empirie peut documenter l’épistémologie. Si le problème est le « sommet actif du rationalisme questionnant », si la question instituée fonde « l’union des travailleurs de la preuve » (Bachelard, 1949/1998, p. 57), alors il reste une énigme : où se noue, en amont, l’union des travailleurs de la question ?
1 – Le contrôle de l’apprentissage : double sens du questionnement
7Tout dialogue, toute interaction est structurée en questions et propositions. Pourquoi parler si aucune question n’est posée ou au moins supposée (Gadamer, 1960/1996) ? L’étude des conversations montre que la question amorce, oriente et contraint l’interlocution (Kerbrat-Orecchioni, 1991). C’est un acte directif, une « demande de savoir » qui souffre peu de contestation. On peut dire que l’école est l’« institution du questionnement », parce que l’instituteur interroge les enfants pour conduire l’enseignement et qu’il devrait en même temps leur apprendre à (se) questionner progressivement. Mais justement : cette affinité ne peut pas se décréter. Voyons d’abord comment se croisent effectivement les deux mouvements : le questionnement du maître qui s’impose aux élèves ; celui qui vient en retour, à sa demande ou non. Pour les besoins de l’analyse, je fais une distinction, pas une opposition : entre tours et détours, il n’y a qu’une pratique, une théorisation.
1.1 – Destituer l’élève : un questionnement magistral
8À l’école, c’est d’abord le maître qui questionne. 5 fois par minute au secondaire ; jusqu’à 10 en maternelle (Florin, 1995). Pour conduire son raisonnement et avancer dans la leçon, le professeur procède pas à pas, question par question. Il le fait à la cantonade ou en désignant des élèves nominalement. Nombreuses et rapides, les séquences ternaires interrogation-réponse-feed-back sont finement découpées. La plupart des requêtes sont fermées, convergentes, factuelles. Ce sont des appels à l’observation, l’identification, la restitution. Une sur dix sollicite une opération cognitive de haut niveau : synthèse, déduction, argumentation ou évaluation. La répartition n’est pas aléatoire ; les premiers de classe sont utilisés pour valider les bonnes réponses, les autres pour sanctionner publiquement les erreurs ; tout le monde peut participer, mais les idées des bons élèves sont plus souvent reprises et valorisées (Altet, 1992). On dit que le cours est dialogué, mais ce dialogue est canalisé. Le maître dirige les opérations en calibrant ses questions.
9De la maternelle au lycée, il y a peu de variations. La méthode interrogative fixe le rythme, le cadre et la répartition de la parole. Elle dit en permanence de quoi il est question, qui peut prétendre à la résolution. Le maître questionneur contrôle l’incertitude : il mesure ce que savent les élèves, provoque leur ignorance, oriente leur attention ; il les pousse à chercher, à proposer, à discuter dans l’espace de participation qu’il a d’abord délimité. Ce qui change, à l’entrée dans l’école, c’est que le système n’est pas encore rodé. Les élèves découvrent leur métier, ses contraintes, ses règles, les rituels institués. Pour parler, tous n’attendent pas d’être interrogés. Ils s’expriment spontanément, avancent des opinions, affirment leurs convictions. Ce qu’ils savent ou pensent savoir leur suffit pour agir et communiquer. Compliquer l’interaction, s’inquiéter sur commande, donner à l’adulte une réponse qu’il connaît : c’est à ce registre plus ou moins coutumier que l’école tente peu à peu de les habituer. Les situations peuvent être « ouvertes », les activités « authentiques », la parole « libérée », il y a toujours un moment où la demande de l’institutrice impose sa limitation :
[Au conseil de classe, on discute des relations de voisinage.] M : Que peut-on faire quand on est dérangé ? Est-ce que vous, vous avez déjà été dérangés [par vos voisins] ? – E : Moi, mon voisin, il a un chien… qui… il aboie souvent. Et mon papa ça l’énerve. – E : Notre voisin il fait du piano. Ça nous empêche de dormir. – […] E : Et moi ils mettent la télé trop fort. – M : Oui, oui, oui. Mais j’ai posé une question. Je sais que vous voulez raconter des histoires de quand vous êtes dérangés, mais ce que je veux, c’est que vous répondiez à ma question : qu’est- ce qu’on peut faire pour ne plus être dérangé ?
11« Que veut dire ‘être dérangé’ ? Avez-vous été dérangés ? Que faire quand on est dérangé ? Que faire pour ne plus être dérangé ? » : l’enseignante veut bien que l’on discute, mais en réponse à ses questions. Lorsque l’objet de controverse n’est pas le bon, elle explicite son attente en métacommuniquant. Elle revendique son statut de formatrice, son pouvoir de contraindre l’apprentissage et de guider l’apprenti en direction du savoir qui vaut. Des ruptures aussi nettes sont plutôt l’exception, mais elles montrent que les maîtres résistent aux digressions. Le reste du temps, ils le font discrètement – et moins consciemment ? – en se servant a posteriori de l’interrogation. Quand les élèves proposent, ils donnent sens aux énoncés qu’ils auraient pu solliciter (« E : La petite fille, elle se nettoie encore. – M : Elle se nettoie encore ? Ah bon. »). Ils contestent les autres en doutant de leur véracité (« E : Y a des petites grenouilles. – M : Des petites grenouilles ? »). Ils interviennent dans l’activité, pour créer le souci qui leur semble manquer (« M : Il faut la faire plus large en bas [cette construction], sinon elle tombe tout le temps. – E : C’est pas grave. – M : C’est pas grave ? »). Il n’y a pas d’enseignement sans un maître supposé savoir et un élève supposé ignorer. Restaurer les trois temps de la séquence – proposition, puis question, puis validation – c’est assurer cette dénivellation (Maulini, 2004). C’est destituer l’élève après coup, en montrant qu’il a tort ou alors que c’est le maître qui lui donne raison. C’est créer d’un seul geste les deux conditions de l’enseignement : la relation et la différence connaisseur-ignorant.
1.2 – Un pouvoir décalé ? La question restituée
12Que se passe-t-il si l’élève renverse la situation ? Répondre aux questions du maître – avant ou après coup – c’est toujours s’exprimer dans un cadre donné. Questionner à son tour, c’est se distinguer, sortir de l’espace balisé. À l’école, il y a peu d’exceptions. Les maîtres ont toutes sortes de « techniques de questionnement » (Wragg & Brown, 2001), la dernière consistant à recycler « les questions que lancent les enfants ». Au bas des typologies, aux marges de l’institution, des élèves interrogent par défaut : parce que l’orateur s’interrompt un moment, qu’ils osent demander sans permission, qu’ils savent doser leurs interventions, s’impliquer dans la leçon sans passer pour un « bouffon ». Bien tempéré, le renversement n’est pas une révolution. L’élève qui questionne joue le jeu de l’enseignant : il s’inquiète avant d’être interrogé et se place lui-même en situation de subordonné.
13Là aussi, le métier n’est pas spontané. Les élèves les plus jeunes sont souvent préoccupés. Ils demandent de l’attention (« Tu as vu, maîtresse ? »), des consignes (« Je fais quoi ? »), des autorisations (« M : Vous allez à la ligne. – E1 : À la grosse ? – E2 : À la très grosse ? »). Ils réclament des repères normatifs, mais aussi des informations, des explications, des raisons, bref, des savoirs de plus ou moins haut niveau. La vie de la classe et son travail quotidien offrent toutes sortes de péripéties : des questions triviales dont les maîtres s’accommodent ou non (« E : On va pas à la chorale ? – M : Qui est- ce qui répond ? ») ; des questions utiles qu’on exploite dans l’instant (« M : C’est du vert olive. On dit comme ça parce que c’est vert comme une olive. – E : C’est quoi, une olive ? – M : Une olive, c’est un petit fruit vert. Une sorte de cerise verte, avec un noyau. On en mange à l’apéritif. ») ; des questions précieuses que l’on garde en suspens pour organiser leur résolution :
[Au début de la leçon d’éducation physique, la maîtresse dirige l’échauffement.] M : On fait tourner les bras comme ça, pour chauffer les épaules. – E : C’est quoi les épaules ? – M : L’épaule, c’est l’articulation qui se trouve ici. Entre le bras et le corps. – E : C’est quoi une articulation ? – M : Bonne question ! Nous allons l’étudier en classe. [Quelques jours plus tard.] M : L’articulation qui est là, c’est quoi ? […] – E : Le cou ! – M : Oui. Comment il faut écrire « cou » ? – E : c-o-u. […] – E : C’est comme « donner des coups » ? – M : Ah oui ? C’est-à- dire qu’il y a le « cou », l’articulation, qui s’écrit c-o-u. Et il y a le « coup » – comme dans « donner des coups » – qui s’écrit c-o-u-p.
15« Comment bougeons-nous ? Qu’est-ce qu’une épaule, une articulation ? Un cou, c’est comme un coup ? » : il y a des questions que la maîtresse ne pose pas, mais qu’elle saisit au vol et reverse dans la leçon. De la salle de gymnastique aux planches anatomiques, des sciences naturelles au code orthographique, elle passe d’un savoir à l’autre en impliquant les élèves dans le travail de questionnement. Au fil des activités, elle repère les motifs de perplexité. Ceux qui mènent au programme sont retenus et ensuite exploités. Rencontrer un mot nouveau complète le vocabulaire. Chercher si le bout du monde est très loin, qui sont les bons et les méchants ou à quoi servent les examens mène aux marges de la science, de la philosophie et de la pensée critique. Certaines classes étendent l’exploration. Je reviendrai sur cette zone de variation : la manière de pousser l’interrogation. Mais ici, chaque question à son tour peut produire des débats (argumentation), des enquêtes (documentation), des recherches empiriques (observation et expérimentation). Chaque projet peut demander de la lecture, de l’écriture, du dessin, de la mesure, du calcul, bref, le secours de la raison graphique. Ce travail peut lui-même susciter des étonnements (« E : Pourquoi les taquets magnétiques ne tiennent pas sur les vitres ?… ») et entretenir ainsi le mouvement (« M : …Nous allons étudier le fonctionnement des aimants. »).
16Une fois validées, les questions des élèves sont comme celles de l’enseignant : on en vient à bout plus ou moins rapidement, en donnant une information (« E : Il a quoi dans les bosses, le chameau ? – M : De la graisse. »), en ouvrant la discussion (« À votre avis ? ») ou en sortant du cercle de l’institution (« Renseignons-nous ! »). Ce qui change, c’est moins le pouvoir de la question que le sens de la circulation. Parfois explicitement, souvent implicitement, la demande est d’abord formulée, ensuite sanctionnée (« Bonne question ! »), et collectivisée (« Je l’ai notée au tableau… »). Il y a donc toujours un acte d’institution, mais qui retourne le précédent : le maître destitue l’élève, non plus en le questionnant, mais en restituant sa question qui vaut. L’ignorant dépend toujours de l’enseignant, mais le rapport de dépendance s’est décalé d’un rang.
1.3 – Tours et détours : deux soucis, une pratique
17D’un côté, il y a le maître et ses questions : leur fonction de contrôle, de création d’ignorance, de production d’hypothèses, de guidage vers la résolution ; en destituant l’élève, elles l’enjoignent de se hisser vers le savoir et légitiment l’enseignement. De l’autre côté, il y a des initiatives à contre-courant : des enfants prennent les devants ; ils interrogent l’enseignant qui répond directement ou restitue à la classe une partie de son questionnement. Les deux phases ne sont ni interchangeables ni incompatibles. Entre les deux sens du questionnement, il y a moins à trancher qu’à penser la combinaison.
18La controverse pédagogique bute pourtant sur cette opposition : qui, de l’expert ou du novice, doit poser les questions ? Socrate (maïeutique), Comenius (Grande didactique) ou Skinner (enseignement programmé) ont penché pour le maître : bien calibré, l’interrogatoire enrôle les élèves dans leur zone de proche développement. Rousseau et Freinet ont relevé l’abus de simulacre – le maître inquisiteur connaît la réponse… – et proposé des renversements : promenades en forêt et pédagogie de projet offrent l’espace propice à de « vraies » interrogations. En termes lacaniens, on dirait que c’est au-delà des demandes que le désir s’entretient. En suspendant son questionnement, le maître laisse survenir celui de l’enfant. Il lui offre l’occasion de désirer savoir, de chercher à son tour la voie de l’instruction. On peut se demander si l’astuce émancipe ou déplace l’aliénation. On peut aussi pousser le raisonnement. Dans ce cas, le maître ne ruse plus pour téléguider le questionnement : il le réclame et le discute explicitement. Don Lorenzo Milani, le curé de Barbiana (Kleindienst, 1994), faisait lire chaque matin le journal aux enfants. Il n’interrogeait pas, il ne manœuvrait pas : il exigeait des questions. « Il voulait [que nous sachions] poser des questions. Si quelqu’un n’interrompait pas sa lecture pour lui dire : « Curé, qu’est-ce que cela veut dire ‘souverain’, je ne sais pas. », alors il prenait un coup de pied ». Ce feed-back lapidaire peut bien sûr se discuter, mais il prouve au moins qu’il y a deux crans de directivité.
19Le premier, c’est le tour didactique : le moment où le maître formule une question qui s’impose à l’élève, sous réserve de la dévolution. Le second, c’est le détour pédagogique, quand les rôles s’inversent et que l’adulte attend des enfants qu’ils posent des questions. Dans le débat théorique, on voit se croiser les deux mouvements : d’un côté, l’intention d’enseigner ; de l’autre, l’intention de susciter la demande de savoir. Je dis que le tour est didactique et le détour pédagogique pour composer les moments, pas opposer deux camps. « Est didactique une personne qui veut enseigner quelque chose à quelqu’un qui ne veut pas l’apprendre », dit Brousseau (2001, p. 13). Ce qui intéresse la didactique, ce n’est pas « la diffusion de connaissances qui se fait à la demande du destinataire », mais celle « où la cible de la diffusion ne ressent pas directement le besoin de cette connaissance ». L’élève ne peut rien demander puisqu’il ignore ce qu’on veut qu’il cesse d’ignorer. « Les pédagogues, répond Meirieu (1996, pp. 64-74), n’ont cessé de dénoncer l’idée qu’il suffisait d’enseigner pour que les élèves apprennent. » Leur credo, c’est que « personne ne peut apprendre à la place de l’autre et que tout apprentissage suppose une décision personnelle irréductible de l’apprenant ». Laisser cette place, c’est faire un lien entre le programme du maître et le projet de l’élève, c’est « faire apparaître les savoirs comme des réponses à de véritables questions, des questions qui vous tiennent à cœur », qui donnent « sens » à la leçon.
20Un souci prolonge l’autre : le détour (pédagogique) « fait demander » la diffusion par l’élève questionneur ; le tour (didactique) « fait apparaître » la décision via le maître interrogateur. Pourquoi choisir entre les ressources ? Il y a deux boucles observables : celle de la destitution ; celle de la restitution. Cela montre que les enseignants ne sont pas des archétypes – ni des « personnes didactiques », ni des « personnes pédagogiques » – et qu’ils combinent pratiquement ce qui se distingue théoriquement. Faut-il dédoubler l’analyse, étudier séparément les deux boucles, les deux moments ? Il n’y a pourtant qu’une seule pratique, un seul champ, un seul habitus travaillant. Il n’y a qu’un seul maître, tantôt questionné, tantôt questionnant, toujours contrôlant le questionnement. C’est peut-être à ce niveau que nous manquons d’information. Entre tours et détours, comment l’enseignant pratique-t-il le questionnement ? Comment règle-t-il – ou non – la circulation des questions ?
2 – Dans les plis de l’interaction, le contrôle de l’interrogation
21Les questions conditionnent l’interlocution. En première approximation, l’enseignant n’a que deux choix : solliciter le questionné ou le laisser commencer. Mais en fait, les deux choses ne sont pas symétriques. Qu’il attende une réponse ou plutôt une question, qu’il fasse le tri sur l’aval ou l’amont de l’interrogation, c’est toujours lui qui attend, lui qui trie, lui qui domine la situation. Les questions contrôlent l’incertitude, mais c’est le maître qui contrôle les questions. Il institue le questionnement – destitution des élèves, restitution de leurs questions – parfois explicitement, parfois à son corps défendant.
22Ce travail a-t-il « quelque chose de générique » (Bruner, 1996) ? Si la pratique du maître n’est pas mécanique, qu’y a-t-il d’autre pour régler sa conduite ? Je vais partir du plus explicite pour redescendre peu à peu dans les plis de l’interaction. On rencontre dans les classes quelques règles et méthodes de questionnement : c’est le recto de l’institution. Au verso, l’enseignant n’applique pas de marche à suivre : il trie les demandes en activant sur le champ ses schèmes de sélection. Cet arrière-fond en cache un second : la manière dont le maître, non plus s’accommode des questions, mais attend des élèves qu’il contribuent à leur production. Plus on remonte dans l’institution, plus on le voit réclamer du questionnement.
2.1 – Au recto de la pratique : règles et méthodes de questionnement
23Commençons par le plus évident : les règles de questionnement ; des normes explicites, plutôt stables et connues des enfants. Elles sont inscrites sur les murs, dans le bulletin d’évaluation ou répétées au fil de l’interaction. « Si on ne sait pas, il faut poser la question. » « Je lève la main pour demander. » « Poser des questions aide dans l’acquisition des apprentissages. » A priori, pas d’hésitation : les enseignants attendent des élèves qu’ils expriment leurs besoins. « La règle, dit une maîtresse, c’est que je suis ouverte à toutes leurs questions. » Cela n’empêche pas des exceptions. D’abord, il faut choisir son moment : ne s’inquiéter ni trop tard (« E : C’était quoi le truc bleu ? – M : T’as pas bien écouté, c’est le nuage. »), ni trop tôt (« E : C’est la maison du monstre ? – M : On va attendre la suite de l’histoire, pour savoir. »). Parfois, le temps est prédécoupé : il faut poser les questions à la fin des consignes, avant les activités, quand le maître est inoccupé, voire à quatre heures lorsqu’on est seul concerné. Il y a aussi des catégories à distinguer : des inconnues qu’on lève soi-même, d’autres qu’il faut partager. S’organiser, on doit l’apprendre sans toujours questionner : « J’évite de répondre à toutes les questions, sinon les enfants ne réfléchissent plus par eux-mêmes. À un moment, je dis ‘stop, va à ta place, tu es intelligent, tu n’as qu’à réfléchir’. » Écrire sans faute demande l’appui du dictionnaire ou alors celui de l’enseignante qui passe dans les rangs : « M : Comment tu as écrit ‘faire’ ? – E :… – M : Hé, ho ! Je vous rappelle : quand vous écrivez, si vous ne savez pas l’orthographe d’un mot, vous posez la question. Vous me demandez et je vous dis. » Il y a une sorte de contrat (« Vous questionnez, je réponds. ») et un contrôle de la maîtresse par la reprise du questionnement (« Comment écris-tu ‘faire’ ? »). Attribuer aux élèves une part de l’interrogation ; contribuer par défaut ou par anticipation : cela crée un espace de régulation. Entre tours et détours, il y a une balance, une bascule, des basculements. Du jeu dans l’institution.
24La pratique ne se déduit pas de ses règles. Il y a des règles sans régularités, des régularités sans règles. Tout n’est pas pesé, calculé, anticipé. Logiquement, le travail de l’enseignant découlerait de ses intentions. En pratique, dans l’urgence et l’incertitude du moment, il incarne une protention, une visée préreflexive solidaire de la situation, inscrite dans des habitudes, des automatismes, des émotions (Perrenoud, 1996 ; Bourdieu, 1997). Prenons l’exemple d’un principe de production : « En environnement (géographie, histoire, sciences), je pars des questions des enfants. » C’est l’intention revendiquée d’une praticienne : sa méthode de travail, une « règle » de conduite que les élèves ignorent mais qu’elle s’impose personnellement. À Genève, c’est aussi ce que recommande l’institution : au cycle élémentaire, prendre les premiers étonnements comme points de départ des enseignements (DEP, 2000). « À qui le fermier donne-t-il le lait ? Les pierres de la cathédrale, ils les ont portées avec une grue ? Où va le hérisson pendant l’hiver ? » : les enfants posent des questions ; le plan d’études recense celles qui méritent restitution. Il y a un potentiel de situations. Cela ne dit pas comment se provoquent ni même se saisissent les occasions.
25Quand c’est lui qui questionne, on voit mal comment trie l’enseignant. C’est son for intérieur qui produit et réduit la zone d’indétermination. Mais face aux élèves, il y a de bonnes et de mauvaises questions. Des critères de validité, des modes de validation. L’attribution du questionnement implique une forme de rétribution : le repérage, l’évaluation et l’homologation (ou non) des demandes exprimées. Sur ce versant, il faut réagir sans délai de réflexion ; trier les questions sans questionner chaque critère de sélection. C’est ici que la régulation s’automatise de facto.
2.2 – Au verso : tri des questions et schèmes de sélection
26Dans le contrôle du questionnement – production et saisie des occasions – quelles sont les ressources de l’enseignant ? Quelques règles et leurs exceptions. Des méthodes révisables au fil du temps. Mais surtout des schèmes inconscients, une batterie d’invariants qui structurent son comportement. Le praticien n’applique pas un modus stéréotypé, encore moins un ratio venu d’en haut. Il joue le jeu et le règle en même temps. Si quelque chose est sédimenté dans notre habitus, c’est d’abord le complexe d’inquiétudes – de préoccupations – qui sous-tend et oriente notre activité : cette « matrice de toutes les questions pertinentes » incapable de produire « les questions propres à [la] mettre en question » (Bourdieu, 1997, p. 117). Le praticien ne peut guère questionner son questionnement, mais que fait-il de celui qu’il entend ? Quand il part des questions des enfants, desquelles part-il exactement ?
27Pas de toutes, c’est flagrant. Certaines sont ignorées, court-circuitées par le reste de l’interaction (« E1 : Qu’est-ce qu’ils mâchent les buffles… ? – M : Les enfants, à votre avis, ils servent à quoi les buffles ? – E2 : À être mangés ! »). D’autres sont neutralisées, jugées pertinentes mais repoussées dans le temps (« E : Pourquoi l’Égypte c’est dangereux ? – M : On en discutera une autre fois. »). Quand une question sort du lot, elle est clairement sanctionnée par la maîtresse qui dit sa satisfaction (« Alors là, bonne question ! ») ou au contraire sa déception (« Écoute au lieu de poser des questions ! »). Le reste du temps, il faut interpréter soi-même la situation. Plus les sourcils sont froncés, moins la demande est fondée. Plus l’accueil est aimable, mieux on ose recommencer. Le message est parfois ambigu : un soupir accompagne la réponse ; un sourire retourne la question ; l’enseignante ne tranche pas mais distribue la résolution. On ne sait pas forcément ce que vaut son feed-back. Quand elle questionne le questionneur (« E : Les tomates, c’est vert ? – M : à ton avis ? »), est-ce pour l’aider à chercher ou lui reprocher d’hésiter ? Quand elle s’en remet à la classe (« E : Au lac, est-ce qu’on verra des dauphins ? – M : Qui est-ce qui répond à Chloé ? »), la fait-elle réfléchir ou désigne- t-elle les élèves avancés ? Et quand elle finit par tout faire elle-même – « E : Ils ont de l’eau dans les bosses, les chameaux ? – M : Oui. – E : Alors, ils n’ont pas besoin de boire ? – M : Si, pour remplir les bosses. – E : Et s’ils trouvent pas d’eau ? – M : Eh bien, c’est comme nous. Ils ont soif. » – est-ce pour soutenir ou contenir la spontanéité ? La zone d’attribution ne peut pas être univoque. Des enfants ont des questions, leurs voisins des réponses : rassurer les uns, c’est ennuyer les autres ; inquiéter les autres, c’est dépasser les uns. Il faut doser le questionnement et le répartir en même temps. Ce n’est déjà pas facile quand on sait où l’on va. Quand on l’ignore, c’est une sorte de pari. Si le doute de l’élève vaut aussi pour le maître, il s’agit de dire qui va le combler mais aussi si l’énigme est susceptible d’être levée. Plus la demande est proximale, moins l’adulte est désarçonné. Les questions qui vont loin peuvent aussi mener nulle part, d’où une forme d’embarras. Lire une histoire, visiter le zoo ou étudier la flottaison créent toujours de l’imprévu, de l’inconnu, l’obligation d’improviser. Aux marges de l’institution, l’enseignante s’abstient prudemment (« E1 : La grand-mère qui est morte, elle vole dans le ciel ? – E2 : Chez Dieu ? – E3 : C’est en bas le diable ? – M : Tu crois ? – E4 : On sait pas. – M : On sait pas. ») Le reste du temps, elle répond pour maintenir la relation. Elle donne son opinion (« E : C’est un écureuil, tu penses ? – M : Peut-être… ou un singe ? »). Elle fait des hypothèses qui demanderaient vérification (« E : Si l’eau est plus profonde ? – M : Je pense que cela ne change rien. »). Et justement : elle ne va pas tout vérifier tout le temps. Pour valider une question, la faire sienne et lancer le débat, l’enquête ou la recherche empirique de solutions, il faut anticiper un profit. Se dire que le jeu vaudra la chandelle, que la réponse sera précieuse et la recherche fructueuse. Sinon, on se disperse dans mille directions – les questions un peu drôles de Bouvard et Pécuchet – sans pesée d’intérêt, sans effet de formation.
28C’est le paradoxe de la séquence interrogation-réponse-sanction. Le feed-back terminal valide d’un seul coup la réponse et la question. Disons plus exactement qu’il faut une proposition (« Un écureuil ! ») et une réaction (« Oui/Non ») pour qu’un savoir soit communément admis, en réponse à une question forcément partagée. Ce qui semble tripolaire cache en fait quatre points cardinaux : il y a trois moments, mais deux prétentions et deux validations. Un élève interroge (« C’est quoi une épuisette ?… »), un second lui répond (« …Un filet pour pêcher… »), l’enseignante institue le savoir nouveau (« …Exactement ! ») : elle approuve en même temps, et la définition, et l’intérêt de connaissance qui vient en amont. Mais elle peut intercaler un quatrième mouvement : entre question et réponse, elle ponctue le cours des opérations. Elle doute et fait douter de l’interrogation. La question intéressante, c’est la question qui « est entre », qui sépare, qui fait la différence, parfois le différend (Lyotard, 1983). Pourquoi celle-ci et pas celle-là ? On voit alors ce genre d’atermoiement : faut-il ou non poser cette question ? La maîtresse se le demande à haute voix (E : C’est des monstres ? – M : Ce sont des miroirs… portés par des insectes. On pourrait se demander si ce sont des monstres. »). Elle s’assure que les élèves sont preneurs de l’information (« E : C’est qui, le monsieur sur l’affiche ? – M : Vous voudriez le savoir ? »). Elle estime avec eux les chances d’aboutissement (« E : Comment la grand-mère est morte ? – M : Est- ce qu’on le sait ?… Est-ce qu’on peut le savoir ? »). Viser le savoir, chercher l’apprentissage, il faut le vouloir et d’abord le pouvoir. À quoi bon enquêter si le détour est coûteux ou trop hasardeux ? En essayant de compter « très très loin », des élèves en viennent à demander « s’il y a une fin », « où finit l’infini », « combien font l’infini plus un ». La maîtresse laisse venir leurs questions, les inscrit au tableau puis demande tour à tour si l’on veut y répondre (« Vous pensez que c’est des questions intéressantes ? »), si l’on peut réussir (« Vous croyez qu’on va trouver des réponses ? ») et comment procéder (« Comment on pourrait les trouver ? »). Quelle que soit la question, rien n’exclut sa discussion. Dans les classes qui pratiquent la restitution, il y a des schèmes de délibération.
29« Peut-on venir à bout de l’infini ? Doit-on s’inquiéter à ce propos ? » Ce double examen mène la classe aux limites de l’institution. À l’école, que peut-on apprendre ? Que devrait-on chercher ? L’infini plus un, les bosses des chameaux, le bruit des voisins, le genre de l’haltère : ces questions « données » (Bachelard) sont-elles des « casse-tête » mortifiants (Dewey) ou de « vivantes provocations » (Bruner) ? Le maître peut avoir son opinion. Mais s’il implique les élèves dans la discussion, il les aide peu à peu à se faire leur jugement. Quelles questions seraient « dignes » d’être posées ? Lesquelles, « par elles-mêmes », justifient une activité ? On en discute plus souvent quand la production est collectivisée.
2.3 – En arrière-fond : une production discutable ou non
30Régir d’avance (règles) ou réagir en situation (schèmes), c’est toujours rég(u)ler un questionnement « donné ». Mais ce corpus ne vient pas de nulle part : il dépend de choix qui ont prédisposé la classe à s’interroger. Avant d’interagir, l’enseignant prépare son travail. Il rassemble du matériel, aménage l’espace, organise et planifie les opérations. Il n’y pense pas forcément, mais c’est bien dès ce moment qu’il régule l’inquiétude et l’étonnement. Pour réduire l’excès de dépendance (« Je fais quoi ? Je peux sortir ? C’est juste ? Comment j’écris /ã/… »), il inscrit les réponses dans l’environnement : le regroupement des tables (« Demande à ton voisin ! »), la documentation (« Ouvre le dictionnaire ! »), l’affichage permanent (« Regarde au tableau ! »), une série d’institutions qui présagent des situations (« Pour aller aux toilettes, vous prenez le collier. S’il est déjà pris, inutile de me demander… »). Ce travail de prévention n’est pas anodin. Il décharge l’interaction, ce qui la rend disponible pour d’autres interrogations. Ce qu’elle évite d’un côté, l’enseignante peut d’autre part le chercher. D’abord, par le choix des activités : s’échauffer, compter loin, se promener près du lac, créer un parcours santé… Ensuite, par celui des énoncés : le vert olive, l’épuisette, la grand-mère qui est morte… Hors du zoo, pourquoi se soucier de la vie des chameaux ? Sans entendre « bosse », ni « épaule », ni « articulation », comment ignorer ce que veulent dire ces mots ? On dit généralement que le support de l’adulte « restreint la complexité de la tâche permettant à l’enfant de résoudre les problèmes qu’il ne peut accomplir tout seul » (Bruner, 1983, p. 288). Il faudrait ajouter : « lui permettant de (pro)poser les problèmes qu’il ne peut pas découvrir seul ». Par ses questions, le maître étaye la résolution. En arrière-fond, il conditionne tout autant le questionnement, par l’alternance des injonctions (« M : Comptez ! – E : Jusqu’où ? ») et des déclarations (« M : C’est le cou. – E : Le coup ? »).
31Ce double conditionnement n’est ni bon ni mauvais : c’est juste un fait. Le maître contrôle l’incertitude en posant des questions et en canalisant leur production en arrière-fond. Ce qui peut varier, c’est moins l’importance des deux plans que la manière de passer de l’un à l’autre. Le rapport peut être inconscient : la classe questionne ou est interrogée, sans que la pratique soit elle-même questionnée. Il peut être délibéré : l’enseignant choisit ou reprend une activité en fonction des questions qu’elle devrait susciter. Au bout de la réflexivité, on trouve l’examen collectif des questions proposées. C’est le « paradoxe de Don Lorenzo » : le moment où le maître ni ne questionne ni n’est questionné, mais demande aux élèves de demander. Est-ce le comble ou l’inverse de la domination ? On ne peut le dire qu’en remontant dans l’institution, au moment où l’enseignante dirige explicitement la discussion des questions :
[La classe a parrainé un projet de soutien scolaire au Bénin.] M : Quelles questions est-ce qu’on va poser [aux étudiants qui viennent présenter le projet] ? Qu’est-ce que vous voudriez savoir ? – E : Combien de temps a duré le voyage. – E : Comment les enfants travaillent. – E : Est-ce qu’ils ont des jouets dans la classe. – E : Est-ce qu’ils n’ont que des tables. – M : Et puis autrement ? – E : … – M : Et sur le pays, vous n’avez pas de question à poser ? Vous voulez rien savoir sur le Bénin ? Qu’est-ce que vous auriez envie de savoir ? – E : … –M : Vous croyez que c’est comment ce pays ? Vous l’imaginez comment ? Ils mangent comme nous ? – E : Non, ils mangent des bananes. – M : Des bananes ?
33D’abord, la maîtresse amorce le questionnement en posant « la question de la question » (« Quelles questions allons-nous poser ? »). En demandant du questionnement, elle charge les élèves de la réduction problématologique sans laquelle il n’y a pas d’ignorance, donc aucune raison de prolonger la conversation (Meyer, 2000). Qu’apprendre des visiteurs ? La durée de leur voyage, les jouets et les meubles que l’on trouve du Bénin… Les premières tentatives ne mènent pas très loin. L’intérêt des élèves s’exprime naïvement, sans retenue ni suspicion. Il prolonge l’expérience qu’ils vivent localement, l’évidence d’un monde vécu pré-donné, non questionnable, pas encore discuté. La maîtresse ne veut pas en rester là ; elle répète l’injonction (« Et autrement ? »), apporte sa contribution (« Et sur le pays… ? »). Finalement, elle resserre l’interpellation (« Il est comment le pays ? Ils mangent comme nous ? ») et échoue sur l’envers du questionnement : la certitude, la croyance, le « gond » de la présupposition (Wittgenstein, 1958/1976, p. 89). Des bananes en Afrique, des frites en Amérique : pourquoi enquêter tant que le stéréotype suffit ? Les modes alimentaires, le commerce agricole, le PIB du Bénin : la classe a peu de chance de les redécouvrir seule. Le sens du projet dépend d’autres préoccupations : celles des adultes auxquelles il répond.
34« Comment concevoir le développement ? Qu’est-ce que coopérer vraiment ? Que sont l’injustice, la diversité, les inégalités ? » Ces concepts rompent avec le sens commun. Le mandat de l’école, c’est de produire cette rupture, de basculer des premières curiosités (« C’est bon les bananes ? ») à la critique du monde hérité (« C’est quoi une bonne banane ? Qui dit qu’elle est bonne : le consommateur, le producteur, le revendeur… ? ») (Maulini, 2002). On se voit mal infliger un cours d’économie aux élèves des premiers degrés. Mais entre tout leur expliquer et ne rien leur apprendre, il y a un espace : celui de la scolarité. Une scolarité où chaque enseignement n’est pas programmé, mais peut intervenir en marge d’un projet. « Des bananes ? » : l’enseignante commence par douter de l’opinion et provoque sa destitution. Au Bénin, que mange-t-on vraiment ? Voilà pour elle la question qui prévaut. Il faudrait une enquête, du travail, de l’activité. Une activité « digne d’être exercée » ? C’est le problème, justement…
3 – Vers l’institution des problèmes : activité conjointe et question solid(air)ement fixée
35Concluons en résumant par l’image les pratiques de questionnement. Sur l’avant-plan, le maître et sa classe échangent des questions et des propositions. Tantôt, l’adulte interroge les enfants : il compte sur la dévolution pour les guider vers le savoir intéressant (destitution). Tantôt, il entend leurs questions : il y répond ou les renvoie à la « communauté des apprenants » (restitution). Il y a deux boucles de circulation, mais une pratique qui gère les basculements. En arrière-plan, le maître ne contrôle plus directement l’interlocution (par ses questions), il contrôle ce contrôle par la régulation du questionnement. Attention : contrôler n’est pas légiférer. Ce qui règle la pratique, ce sont d’abord des schèmes inconscients, des manières de réagir en situation, sans calcul ni relecture d’une prescription. Pourquoi le praticien retient-il une question ? « Parce qu’elle est intéressante, qu’elle provoque une discussion, qu’elle s’inscrit dans le programme, qu’elle n’est pas trop gênante, que l’on peut y répondre, que la recherche aura du bon… » : voilà les critères revendiqués par les maîtres, parfois discutés avec les enfants. C’est ici que la pensée de l’éducation peut reprendre appui sur l’enquête de terrain. Quand on dit que l’école doit d’abord développer l’aptitude de l’esprit à « résoudre et poser des problèmes » (Morin, 2000), « mettre le monde en problèmes » (Johsua, 2003, p. 5), « construire et reconstruire des problèmes » (Fabre, 1999, p. 195), de quelle construction, mise au monde, position, bref, de quel amont du problème parle-t-on ?
3.1 – Raison critique, raison herméneutique
36Il n’y a pas qu’un, mais deux plans de problématisation. La raison pédagogique n’a pas besoin de choisir entre raison critique et raison herméneutique. Dans une communauté de pratiques – à l’école ou ailleurs – on dialogue pour s’entendre et coordonner l’activité. « Les traditions culturelles et les processus éducatifs se déploient (…) dans un milieu où tout est question et réponse » : jusque-là, Habermas (2002, p. 109) donne quittance à Gadamer et au besoin d’interprétation. Les hommes agissent collectivement (ils construisent une tour, se promènent au bord du lac, créent un parcours santé…) et communiquent entre eux pour gagner en perspicacité. Mais quand le dialogue est interrompu – qu’une question est posée (ou soulevée…) et qu’il manque la réponse (« Un haltère ou une haltère ? ») – on change de palier, de registre, donc d’activité. On bascule du niveau primaire de la libre conversation au niveau secondaire de l’alliance des intelligences dans la recherche d’un nouveau savoir, la critique de la tradition, la validation collective du meilleur argument. On interrompt l’action pour reconstruire l’accord intersubjectif, condition sine qua non de la question suivante. Dewey (1938/1967, p. 172) a raison : il y a une enquête, un schème formateur dont le pivot est l’énigme bien formulée, le problème explicitement institué. Ce problème doit être « authentique », digne d’être dénoué. Oui, mais qui décide de sa dignité ? Qui institue, au cours de l’activité, les questions justifiant le pas de côté ?
37« Nous enquêtons quand nous questionnons ; et nous enquêtons quand nous cherchons ce qui fournira réponse à la question posée » (ibid., p. 170). Mais la question n’est jamais donnée. Elle n’est jamais automatiquement partagée. Si l’élève questionne et que le maître lui répond, il n’y a pas de problème : juste une communication. C’est quand le dialogue ne suffit plus qu’un problème est vraiment posé. À l’école, la maîtresse peut bien sûr ruser. Parce qu’elle sait ce qui change au Bénin, elle questionne les questions et tente d’instituer celle qui – ici et maintenant, dans cette institution – prévaut. Dans les termes de Bruner (1996), l’institutrice cherche la rencontre des esprits par la communion de la classe autour d’une bonne question. Dans ceux de Bachelard (1949/1998, pp. 56-57), elle vise l’accord discursif par la normalisation des questions voisines, l’effacement des questions aberrantes, l’union des intelligences vers un revenu commun. « C’est par [l]e doute précisé que se fonde l’union des travailleurs de la preuve », dit Bachelard. Quand ce doute ne fait pas l’unanimité, il faut bien en discuter. C’est comme cela que le monde est problématisé. Résoudre, c’est discuter sous une question commune en vue d’un revenu partagé. Problématiser, c’est discuter en amont pour soulever ou poser la question conjointement valorisée. Ce qui fonde et pérennise la discussion, c’est le « sérieux du questionnement » (Apel, 1994, p. 72) sans lequel les partenaires se séparent fatalement, par dogmatisme ou par relativisme, défaut ou excès d’interrogation. « Qu’est-ce qu’ils mangent au Bénin ? – Des bananes ! » : ce n’est pas un problème tant qu’on répond. « Combien dure le voyage ? – Et autrement ? » : ce n’est pas le problème tant qu’on diverge sur la question. On n’enquêtera que si le souci est partagé, l’inconnue mutualisée, le problème solid(air)ement fixé.
3.2 – Des problèmes tous différents…
38Il faut compléter le modèle de Dewey (1938/1967, pp. 166-185). Quand le feu prend dans une salle surpeuplée, le pragmatisme commande de sortir en vitesse. « Comment s’en sortir ? Comment sortir ? Où est la sortie ? Par où passer ? » : ces questions contrôlent l’enquête et déterminent peu à peu la situation. Mais qui détermine la première question ? Qui dit que sortir est l’unique activité digne d’être exercée ? Dans ce genre de situation, le relativiste demandera s’il y a vraiment une combustion (révisionnisme…). Le dogmatique remerciera Dieu de lui infliger ce châtiment (intégrisme…). Douter de tout, douter de rien : deux manières d’échapper au problème et à sa solution. Mais entre ces deux aberrations, comment choisir la bonne question ? « Par où sortir » se défend. Sauver sa peau est naturel, certainement. Mais est-ce humain pour autant ? Est-ce la question indiscutable, le problème évident ? Sur le Titanic, il y avait le feu, nous le savons. « Par où sortir, comment quitter le navire, quelle chaloupe mettre à l’eau » furent des façons d’échapper à la « panique complète » de l’indétermination (ibid., p. 170). Mais si tout le monde s’était posé les mêmes questions, l’expérience collective ne nous troublerait pas tant. « Quel pont évacuer, comment équilibrer ce canot, à qui donner les gilets » : voilà une gamme de problèmes. « Comment passer le premier, qui soudoyer utilement, qu’ai-je fait de mon argent » : ce n’est pas le même projet, forcément. Le capitaine n’a que faire du problème de la survie. Il ne veut pas sortir, mais mourir dignement. Un seul sinistre et des problèmes tous différents, parce que nos questions dépendent toujours de nos présuppositions. Le plus fascinant, ce n’est pas la fuite collective (résolution) mais le choix – dans l’urgence et l’incertitude ! – de la bonne préoccupation (problématisation). « Que jouer pour rassurer les passagers ? », s’est demandé le quatuor à cordes. « Où sont les femmes et les enfants ? » criaient les hommes dévoués. « Ma femme et mes enfants ! » précisaient les pères de famille. Quel est le problème quand tout va sombrer : chercher les siens ou sauver son prochain ? Voilà le genre de dilemme qui donne au « vivre ensemble » toute sa complexité. Sur le champ, il faut trancher sans délai. Sinon, on ne fait ni l’un ni l’autre et l’on n’est guère avancé. Mais une fois le drame consumé, c’est de cela que nous ne cessons de débattre : 1. Quelles questions faut-il d’abord se poser ? 2. Quels questionneurs doit-on dès lors condamner ?
4 – Conclusion
39Ils sont rares les endroits qui offrent ce luxe-là : remonter de question en question pour critiquer au besoin tous nos présupposés, le sens commun sans lequel nous ne pouvons rien interroger. Questionner les questions, les poser collectivement, problématiser le monde pour s’assurer de l’apprentissage qui vaut : on ne peut faire ce travail qu’à l’abri de « l’aspiration du monde vécu », dans les conditions « hautement artificielles » des institutions de recherche et d’enseignement (Habermas, 1999/2001, pp. 219-220). L’école est le marchepied de cette construction. Elle pourrait donner à chacun le « droit aux problèmes » (Deleuze, 1968), les moyens de discuter dignement des questions et des réponses qui rythment la vie en communauté. Encore faut-il qu’elle ait ce mandat : combiner théorie et pratique – texte du savoir et cours de l’action – pour apprendre aux élèves à résoudre ce qui ne va pas et problématiser ce qui va de soi. Devant les urgences du moment, on entend dire que c’est un luxe inutile. Qu’il y a bien trop de (dé)tours et qu’une école efficace irait droit aux savoirs (transmis ?) ou aux utilités (données ?). Cela confirme l’hypothèse : quand la panique règne à bord, il n’y a plus de discussion, plus de rencontre des esprits ni d’union des raisons. À-dieu-vat et à chacun ses questions.
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Bibliographie
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Mots-clés éditeurs : apprentissage, problème, pratiques pédagogiques, rapport au savoir, enseignement, problématisation, philosophie de l'éducation, questionnement
Mise en ligne 17/01/2013
https://doi.org/10.3917/lsdle.383.0011Notes
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Faculté de psychologie et des sciences de l’éducation, université de Genève.
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[1]
À l’école élémentaire, les maîtres sont d’abord des maîtresses. Je tiens compte de cette dominante en alternant les deux génériques : grammatical (le maître, l’enseignant) ; statistique (la maîtresse, l’enseignante). Quelle que soit la formulation, elle inclut à chaque fois l’ensemble de la profession.