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Article de revue

Dynamique identitaire, trajectoire biographique et apprentissage dans le processus de conversion d’agriculteurs « conventionnels » vers l’agriculture bio

Pages 85 à 103

Notes

  • [1]
    Par souci de lisibilité, le masculin sera utilisé tout au long de cette contribution pour désigner les deux genres.
  • [2]
    « Machine servant à couper ou arracher le chaume et le mélanger superficiellement à la terre en labourant. » (Antidote)
  • [3]
    Fermages : loyers du contrat passé entre un bailleur et le fermier.
  • [4]
    B.T.S. : brevet de technicien supérieur.

Introduction

1Depuis les crises sanitaires des années 1990, une part marginale des agriculteurs s’est orientée vers l’agriculture biologique (AB). Ce changement de mode de production implique l’acquisition de compétences spécifiques, en grande partie différentes de celles utilisées dans la production agricole conventionnelle, ainsi que l’abandon d’une série de comportements et de pratiques antérieurs.

2Cet apprentissage professionnel est spécifique, les agriculteurs ayant déjà derrière eux une expérience plus ou moins longue du métier : ce n’est donc pas un apprentissage en formation professionnelle initiale. En outre, le mode de production biologique est loin d’être stabilisé à ce jour : « le bio » recouvre des réalités très diverses et le corpus de connaissances qui l’étaie est également relativement peu stabilisé et unifié. Enfin, cette transition comporte, pour l’agriculteur en conversion, à la fois des éléments de rupture – en termes de pratiques professionnelles, d’équipement, de manière de voir le monde, d’identité personnelle et professionnelle, de groupe d’appartenance et de référence – et des éléments de continuité – en termes de pratiques professionnelles, d’attachement et de loyauté à des liens interpersonnels forts et à la communauté de pratique d’origine, mais aussi de patrimoine (terre et matériel, etc.).

3Notre recherche recoupe les problématiques de ce symposium et porte sur le processus d’apprentissage au travail dans ce contexte de conversion au bio. Le postulat à la base de notre recherche est que ces spécificités conditionnent le processus d’apprentissage et la dynamique identitaire qui le sous-tend.

4L’étude de cas présentée ici s’inscrit dans le cadre plus large d’une recherche doctorale, menée par la première auteure. L’étude se base sur le récit de vie d’un agriculteur qui s’est converti à l’agriculture biologique.

5Cette contribution se compose de trois volets. Le premier a pour objectif d’illustrer le lien entre l’engagement en formation, la dynamique identitaire et les événements biographiques. Dans le prolongement de ce point, le deuxième objectif est d’apporter du soutien empirique à la thèse de la triple hélice : l’entremêlement imbriqué entre les trois fils que sont le parcours biographique ponctué par des événements fortuits ou qui résultent de choix antérieurs, le fil identitaire et le fil des apprentissages. Le troisième volet dévoile un élément fondamental dans cet entremêlement dynamique des trois fils : une activité réflexive importante de l’individu, acquise dans l’expérience, qui sert de clef de voûte à cette dynamique.

La problématique. La conversion vers l’agriculture biologique : entre rupture et continuité

6L’ab est une méthode de production agricole qui interdit l’utilisation de produits chimiques de synthèse, d’intrants chimiques comme les pesticides artificiels ou les engrais chimiques, les ogm. L’ab prône aussi d’autres valeurs et techniques (Van Dam, 2005) ; elle met en avant le respect de la nature et le bien-être des animaux et des individus par une alimentation saine de qualité ; elle préconise le respect des sols, du vivant et des cycles naturels. L’ab est aussi une méthode de production légiférée et contrôlée. Pour vendre sa production bio, il faut respecter un cahier des charges précis et attendre la fin de la période de conversion de deux ans pour vendre ses produits sous l’appellation bio et certifiés comme tels par un organisme indépendant (Vankeerberghen, 2011).

7Les agriculteurs bio apprennent principalement sur le tas, avec des pairs, grâce aux visites de fermes, aux revues spécialisées et à Internet. Selon D. Van Dam, J. Nizet, M. Dejardin et M. Streith (2009), il s’agit d’une transmission principalement « horizontale », adossée sur une communauté de pratique. Quant à la transmission familiale ou verticale, elle est limitée et concerne en général le patrimoine. Même si le sujet du bio est débattu de manière officielle, le peu de formations et d’enseignement des techniques bio serait dû en partie à la diversité des méthodes, au caractère incorporé des savoirs chez les individus et non validés par les organismes de formation, et au statut relativement marginal de ces savoirs. Les agriculteurs bio ont des pratiques hybrides. Il n’y a pas de one best way, rien n’est garanti. Se lancer dans cette voie est une invitation à penser par soi-même et à tirer ses propres conclusions. Or l’ab réclame un degré élevé de technicité et une profonde compréhension agronomique (Van Dam et al. 2009).

8Décider de se convertir à l’agriculture bio procède d’une volonté de rupture avec son ancien métier, mais ce n’est pas changer entièrement de métier. On peut observer ces éléments de rupture et de continuité à différents niveaux. Ainsi, les agriculteurs, bio ou non, travaillent-ils dans les mêmes infrastructures, les mêmes terres, le même cycle de croissance des animaux et des plantes, le même contexte économique et politique. Ils continuent de vivre de leur travail à la ferme ou, du moins, doivent toujours assumer les charges financières et le remboursement des emprunts, de la reprise et du matériel. Certaines pratiques sont également, au moins partiellement, similaires. Par exemple, dans le domaine de l’élevage, la gestion du troupeau bovin est fort semblable en bio et en conventionnel : observation quotidienne du troupeau et alimentation suffisante. Par contre, souvent, l’éleveur bio choisit une race bovine plus rustique et les vêlages se font sans intervention humaine. L’éleveur en bio recherche l’autonomie alimentaire, c’est-à-dire une alimentation du bétail basée sur les fourrages produits sur l’exploitation. Il n’a pas recours aux antibiotiques et apporte beaucoup de soin à la prévention afin d’éviter tout problème. Quant aux cultures, refuser d’employer les pesticides et engrais chimiques implique de considérer les caractéristiques agronomiques des plantes et du sol. Le cultivateur bio doit anticiper afin d’implanter dans un sol propre et fertile : il fait plusieurs passages de déchaumeur [2], sème des variétés adaptées (résistantes aux maladies et capables d’étouffer les adventices) et utilise des associations de céréales avec des légumineuses qui apportent l’azote de l’air dans le sol (ex. : association orge-pois). Le choix des cultures et leurs successions (rotations) sont soigneusement adaptés pour éviter la transmission des maladies. De plus, l’agriculteur bio assure la fertilité du sol en épandant du compost ou du fumier issus de son élevage.

9Les techniques en agriculture bio sont généralement méconnues des agriculteurs « conventionnels » qui se convertissent au bio ; l’expérience et les apprentissages qu’ils acquerront au fil du temps sont donc déterminants dans l’efficacité de leurs cultures. Redonner vie à sa terre après un usage intensif prend du temps. L’efficacité au début de la conversion diminue (Sipiläinen & Oude Lansink, 2005). De plus, le système productiviste a mené les agriculteurs à la dépendance : l’inertie des routines et la disparition de compétences tacites non utilisées comme l’observation freinent les agriculteurs dans l’adaptation de leur activité agricole à son contexte (Rivaud & Mathé, 2011). Choisir l’ab, c’est se sortir de ce chemin de dépendance, c’est retrouver une autonomie pour penser son métier dans un contexte particulier. En somme, une adaptation en termes de compétences techniques et organisationnelles implique bien une rupture opérée par les agriculteurs qui se convertissent au bio.

10La conversion bio se complique quand l’agriculteur doit gérer les éléments de rupture et de continuité notamment sur le plan relationnel. Il quitte une communauté de pratique pour s’insérer dans une autre, il fait face aux critiques des uns et à la méfiance des autres. En adoptant des nouveaux comportements, les agriculteurs se différencient des autres agriculteurs qui restent en conventionnel et de la voie que les parents leur avaient tracée, d’où les problèmes de loyauté qu’ils ressentent vis-à-vis de la famille. La réorientation professionnelle des agriculteurs vers le bio va souvent de pair avec une crise existentielle provenant d’une remise en question de leur fonctionnement, du modèle dominant et de leurs valeurs. D. Van Dam, J. Nizet, M. Dejardin et M. Streith (2009) soulignent que le processus de conversion est traversé par de nombreux conflits cognitifs, accompagnés de différentes émotions, qui jalonnent une quête de connaissance en vue de retrouver du sens. L’agriculteur s’engage alors dans cette dynamique de sortie de crise. Ces émotions et conflits cognitifs proviennent d’un écart entre les façons de penser et d’agir, ainsi que les valeurs, de l’agriculteur nouvellement venu au bio et celles qu’il perçoit comme dominantes dans le monde agricole et la société en général. Finalement, le processus de conversion et les changements concrets de vie qu’il implique s’accompagnent donc de transformations de l’individu, non seulement en termes d’apprentissage (reconfiguration de ses savoirs et savoir-faire), mais également en termes identitaires (reconfiguration de ses valeurs, de sa conception du métier, de son rôle dans la société, de son rapport aux autres et au monde, et de ses appartenances sociales).

11Dans ce contexte si particulier de transition biographique, combinant éléments de continuité et de rupture, nous nous proposons d’examiner en détail, à partir d’une étude de cas, les interactions entre dynamique identitaire (les transformations dans l’image de soi accompagnant la conversion au bio), bifurcation biographique (les événements biographiques qui jalonnent la conversion) et les apprentissages (sur lesquels l’agriculteur s’appuie pour opérer sa conversion). Pour ce faire, nous procèderons en trois temps. D’abord, à partir d’un exemple ponctuel, nous illustrerons les liens entre ces trois dimensions. Ensuite, sur une temporalité plus longue, nous illustrerons l’hypothèse de la triple hélice (Bourgeois, 2009) qui postule des interactions continues sur la longue durée entre trajectoire identitaire, trajectoire biographique et trajectoire d’apprentissage. Enfin, nous porterons notre attention sur le rôle central de l’activité réflexive du sujet dans ces interactions.

Présentation de la recherche et de la méthodologie

12La présente contribution s’appuie sur une recherche plus large qui porte sur ce processus d’apprentissage au travail dans le contexte décrit ci-dessus. Cette recherche monographique, largement inductive, est basée sur des entretiens qualitatifs de type biographique et compréhensif, menés par la première auteure, afin de recueillir les éléments relatifs à la trajectoire d’apprentissage et à la trajectoire biographique et identitaire d’agriculteurs passés au bio. Elle s’appuie principalement sur les représentations que les acteurs eux-mêmes se font de leur propre réalité et de leur trajectoire.

13L’étude de cas présentée ici concerne un agriculteur français qui s’est converti au bio en 2000, qu’on appellera Arnaud. L’entretien de quatre heures se déroule dans la cuisine et est suivi d’une visite de sa ferme laitière qui se situe à quelques kilomètres de la maison. Il est enregistré et intégralement retranscrit.

14Le traitement des données se fait par méthode d’analyse qualitative de contenu de type catégoriel. Le sujet est d’abord traité comme une étude de cas singulière (Creswell, 2007).

15Étant elle-même issue du milieu agricole, la chercheure a été particulièrement attentive à adopter, tout au long de ce travail de recherche, une posture de recul par rapport à l’objet étudié.

16Nos hypothèses de travail sont les suivantes :

  1. Il y a un lien étroit entre l’engagement en formation, la dynamique identitaire et les événements biographiques.
  2. Au fil du temps, le parcours biographique du sujet, ponctué par des événements fortuits ou qui résultent de choix antérieurs, sa dynamique identitaire et sa trajectoire d’apprentissage s’entremêlent et s’imbriquent à la manière des fils qui tissent une corde ou de la triple hélice de l’adn, pour ne prendre que ces deux métaphores forcément imparfaites.
  3. L’activité réflexive de l’individu dans l’expérience est un élément fondamental dans cet entrelacement dynamique des trois fils et constitue en quelque sorte la clef de voûte de cette dynamique hélicoïdale.

Présentation des résultats

17Pour chacune de ces trois hypothèses, nous présentons quelques éléments de cadrage théorique et les éléments empiriques issus de notre entretien.

Le lien entre engagement en formation, dynamique identitaire et événements biographiques

18Éléments de cadrage théorique. Le contexte révèle que les agriculteurs qui se convertissent au bio apprennent principalement sur leur lieu de travail. Selon S. Billett (2001), la qualité de cet apprentissage résulte d’une interaction entre trois éléments : la disponibilité et l’accessibilité, dans l’environnement de travail, de ressources potentielles pour l’apprentissage (« affordances »), ainsi qu’un engagement du sujet dans son apprentissage. Pour les agriculteurs en conversion, l’apprentissage constitue un enjeu crucial : leur engagement dans les apprentissages est déterminant pour la réussite de la conversion qui conditionnera leurs revenus.

19Or, une des sources de cet engagement réside dans le fait que l’apprentissage en question représente pour le sujet une façon de contribuer à la résolution des tensions identitaires auxquelles il est confronté à ce moment-là (Bourgeois, 2006). Plus les apprentissages visés sont perçus comme permettant de progresser dans la réalisation de buts identitaires importants pour lui (comme accomplir une image positive ou éviter une image négative de soi), plus son implication dans ces apprentissages sera forte. Un tel engagement ne va cependant pas toujours sans ambivalence. D’un côté, la transformation, par l’apprentissage, de ses façons habituelles de penser et d’agir peut être attractive dans la mesure où elle lui permet de progresser dans sa quête identitaire. Progresser dans la maîtrise des techniques du bio permettra indéniablement à l’agriculteur en conversion de se rapprocher de l’image positive de soi qui est visée : devenir un agriculteur bio performant. Mais d’un autre côté, cette transformation représente aussi l’abandon à plus ou moins brève échéance de façons de penser et de faire qui ont longtemps été celles du sujet, sur lesquelles celui-ci a fondé son identité, et présentant ainsi le confort de la familiarité et de la maîtrise. L’adulte en crise existentielle et qui s’engage dans une formation rencontre donc le paradoxe suivant : d’une part, il transforme ses structures de connaissance en vue de les rendre plus adéquates au modèle identitaire recherché et d’autre part, il se défait non sans mal d’une identité familière. Dans ce renoncement, il se hasarde vers l’incertain : il sait ce qu’il perd mais ne sait pas vers quoi il s’engage.

20Par ailleurs, selon É. Bourgeois (2006), l’éprouvé d’une tension identitaire ne va pas conduire d’office à l’engagement dans un apprentissage potentiellement susceptible de contribuer à sa résolution. Encore faut-il que cette tension soit suffisamment saillante dans le champ de conscience du sujet et suffisamment urgente à résoudre pour le pousser à la décision et à l’action. Et la tension identitaire sera d’autant plus saillante et urgente à résoudre qu’elle s’accompagne d’un enjeu existentiel fort pour le sujet, que ce soit, par exemple, au niveau de son activité professionnelle (réussir une conversion professionnelle), de ses relations interpersonnelles (par exemple, rétablir ou préserver une relation positive avec ses proches) ou encore de son insertion sociale (par exemple, prendre davantage sa place dans un collectif de travail). C’est pourquoi, à la base de l’engagement en formation, on trouve le plus souvent la conjugaison d’une tension identitaire et d’un événement biographique déclencheur, associant cette tension à un enjeu existentiel concret pour le sujet. Soit que l’événement en lui-même génère d’emblée une forte tension identitaire, soit qu’il précipite une tension déjà présente à l’état plus ou moins latent. Ainsi, l’agriculteur pourra-t-il, peu ou prou, supporter une tension identitaire existante (par exemple, entre son image de soi comme l’agriculteur conventionnel qu’il a toujours été jusqu’ici et ses valeurs personnelles qui sont aujourd’hui en train d’évoluer et qui le pousseraient plutôt du côté du bio), jusqu’à ce qu’il soit confronté à un événement biographique décisif (rencontre d’une personne, problème de santé, sinistre écologique ou environnemental, décès, etc.) qui viendra, progressivement ou brutalement, rendre cette tension existentiellement plus saillante et urgente à résoudre (Van Dam, 2005). Ou alors, c’est l’événement lui-même qui engendre une telle tension.

21Éléments de support empirique. Nous pouvons illustrer, dans notre étude de cas, le lien entre tension identitaire, événement biographique et engagement dans l’apprentissage sur un empan temporel bien limité. Au début des années 1990, Arnaud réussit bien dans son élevage laitier conventionnel, il élève des vaches laitières (vl) qui produisent beaucoup de lait. Grâce à ses bons résultats, il est choisi par ses pairs pour suivre une formation afin de consolider ses connaissances (en conventionnel) et d’occuper un poste de responsable dans une association agricole. Il est passionné par ce qu’il apprend et, à cette époque, un événement va beaucoup le toucher : le décès prématuré d’une très bonne vache, qui va déclencher chez lui une brusque prise de conscience.

22

Mon métier, c’est quoi : c’est faire crever des animaux ? En fait, cela m’a beaucoup touché… C’est pousser les animaux à fond, au bout, puis je les fais crever ? Et cela veut dire que, quelque part, je me pousse à bout aussi ? Et je me fais crever aussi. Ben, il y a un certain parallélisme, que moi j’ai aussi ressenti. Je me suis posé la question : où je vais là ? Et qu’est-ce que je fais ? Mais je n’avais pas encore trouvé la solution.
(318-322)

23La mort de cette vache représente un événement déclencheur marquant qui précipite une tension identitaire et qui pousse Arnaud à chercher une solution et à se mettre en mouvement vers de nouveaux apprentissages. Il va rencontrer d’autres éleveurs qui travaillent l’herbe et analyser leurs résultats afin d’appliquer cette nouvelle technique de l’herbe dans sa ferme.

24

Et c’est à ce moment-là qu’on a essayé le système ray-grass/trèfle blanc, sans azote. Donc c’est là que j’ai essayé vraiment pour la première fois sur les conseils de cette fille, Laurence. Et donc j’ai essayé ça sur 5 ha. Et c’était faramineux, le rendement que j’avais. Sans engrais, c’était faramineux. Moi, je n’avais jamais vu autant d’herbe. Et c’était sans azote. Bon, il y avait de l’engrais de fond, du fumier. Mais, sans azote, c’était impressionnant. Et c’est là que j’ai commencé à avoir une technique pour le re-semis de pâture. Et puis, une vision de l’herbe qui était différente de ce que j’avais auparavant.
(440-447)

25Donc, l’événement de la mort de sa vache représente pour Arnaud un enjeu existentiel fort qui engendre de façon assez subite une tension identitaire. L’événement vient en effet mettre brusquement à mal son image de lui comme agriculteur respectueux du bien-être de ses animaux et de lui-même (tension entre soi actuel « je me vois comme faisant crever mes vaches et moi-même » et soi idéal « je me vois comme un agriculteur respectueux des animaux et de moi-même »). Il régulera cette tension par l’engagement dans des apprentissages qui, à ses yeux, lui permettront de restaurer une image positive de soi comme agriculteur respectueux de ses animaux, de la terre et de lui-même. On notera au passage qu’ici, sa quête identitaire est davantage marquée par la nécessité de préserver une image positive de soi (je suis un agriculteur respectueux) brusquement menacée (je fais crever mes vaches et je me crève), qui progressivement le poussera vers le bio, que par la recherche d’emblée d’accomplissement d’une nouvelle image idéale de soi (je voudrais être agriculteur bio).

La « triple hélice » au fil du temps

26Ci-dessus, nous constatons le lien entre l’engagement dans les apprentissages, la dynamique identitaire et les événements de la vie dans un épisode singulier de l’entretien d’Arnaud : d’autres épisodes vont s’ajouter à celui-là et vont le mener à la conversion complète de sa ferme en bio. Toutefois, si nous prenons en compte la totalité de son récit, nous pouvons analyser ce processus de conversion à l’aide de la théorie de la triple hélice de la formation (Bourgeois, 2009).

27Éléments de cadrage théorique. Cette métaphore de la triple hélice de l’adn permet de décrire ces trois flux dynamiques – apprentissages, trajectoire biographique et transformations identitaires – en interaction constante au fil du temps. Le raisonnement exprimé par cette métaphore est le suivant. Les événements biographiques peuvent enclencher – ou précipiter – des tensions identitaires, nouvelles ou latentes, celles-ci pouvant alors engager le sujet dans des apprentissages nouveaux susceptibles de contribuer à la régulation de ces tensions. Ces apprentissages peuvent eux-mêmes, en retour, contribuer à l’émergence de nouvelles tensions identitaires et conduire à de nouveaux choix de vie, et ainsi de suite. Sur ces trois axes, les changements se produisent dans une succession de cycles équilibre-déséquilibre ; une action régulatrice provoque le retour à l’équilibre qui génère de nouvelles tensions, créant un déséquilibre, etc. Enfin, l’idée également est que, dans la durée, il est impossible de déterminer les causes et conséquences des changements repérables sur les trois axes, des changements sur chacun pouvant engendrer des changements sur les autres et réciproquement. Cette grille d’analyse a permis de rendre compte des transformations opérées sur ces trois plans – biographique, identitaire et apprentissage – chez des musiciens instrumentistes professionnels qui se tournent, à un moment donné de leur trajectoire professionnelle, vers l’enseignement de leur discipline musicale dans le cadre d’une recherche doctorale sous la direction d’É. Bourgeois (Deltand, 2009).

28Éléments de support empirique. Le récit d’Arnaud nous livre quelques illustrations de cette dynamique. La construction du récit et les mots utilisés soulignent clairement un découpage de sa vie en différentes étapes : grain de sable, premier avertissement, deuxième avertissement, etc. Un champ lexical du changement (mots autre, différemment…) témoigne du bouleversement qu’Arnaud a vécu et de cette révolution dans les actes singuliers qu’il a posés. Une succession d’événements déclencheurs marque cette perte d’équilibre et propulse Arnaud dans une quête d’apprentissage qui viendra réguler les tensions identitaires.

29Les événements biographiques pertinents sont repris chacun dans leur temporalité afin de comprendre comment ceux-ci interagissent avec la dynamique identitaire et s’ils sont un frein ou un moteur à l’apprentissage. Tous les événements de sa vie permettent de comprendre sa conversion et ses apprentissages en bio, c’est pourquoi nous remontons aux éléments disponibles de sa prime jeunesse qui concourent au processus de constitution de soi. Comme dans l’analyse d’un conte, nous nous attarderons sur les péripéties, sur le processus et les conditions dans lesquelles Arnaud crée son propre chemin dans la vie.

30

Un chemin. Oui. Un chemin qui au départ semble bien bitumé. Ça, c’est quand on sort de l’école. Moi je suis sorti comme ça et le bitume en fait c’est la formation qui nous l’apprend. Et puis après, tu t’aperçois que c’est toi qui dois le faire, le chemin, qui dois le construire. C’est à toi de le délimiter, à le tracer mais ce chemin est toujours à construire dans son intégralité. On ne l’aura fini que quand la vie sera terminée quoi. Et c’est important que quand on se retourne, on voit que le chemin a été réalisé et que ce chemin puisse croiser d’autres chemins. Et puis qu’il a pu gravir un petit peu, au moins la base de la montagne qui est notre devenir commun en fait.
(87-94)

L’enfance d’Arnaud, la reprise de la ferme et la stratégie d’intensification

31Le père d’Arnaud est devenu fermier contre l’avis du grand-père qui réservait la ferme à son oncle. La vie est difficile et les fermages [3] exigés par le grand-père sont réclamés par huissier interposé. Sa mère fermait alors la porte à clé et envoyait les enfants se cacher.

32

Ça, ça m’a beaucoup hanté. Et donc, moi, je me suis toujours dit que ça ne m’arriverait jamais. D’où tous mes montages financiers, économiques, stratégiques qui étaient toujours bien pensés, validés.
(1307-1309)

33Son père est paysan, il pratique l’ab en s’inspirant de la méthode Lemaire et Boucher. Il possède une petite ferme de 30 vl sur 50 ha et fonctionne en autonomie alimentaire dans un système simple. Tout le monde se moque de lui et Arnaud verbalise la honte qu’il a éprouvée. Enfin, l’instituteur du village est violent et il le maltraite ; ça va le marquer à vie. Après un bts[4] agricole, il reprend la moitié de la ferme en association avec son père et il opère les changements en fonction de ce qu’on lui a appris à l’école.

34

Donc j’ai appris ainsi à faire du lait avec des Holstein, du maïs et du béton. […] Mon père était déjà en AB, c’est paradoxal, hein ? Mais moi, je rejetais ça car il y avait aussi la relation père-fils. […] Fallait que je crée MON système alors quand je me suis installé avec lui.
(132-136)

35Ainsi, double-t-il la superficie de la ferme et le rendement laitier. Il suit les consignes de traitement données par la coopérative et fait partie d’un centre d’étude des techniques agricoles, ce qui lui permet de « se comparer aux autres, d’affiner sa production et de là, majorer son revenu » (230).

36Les problèmes financiers de ses parents lui montrent la voie à ne pas suivre, c’est donc en opposition à cette image qu’il va définir ses objectifs professionnels. Il va mettre en place des stratégies financières dans un but de performance de son exploitation agricole. Il va devenir producteur, c’est-à-dire qu’il va pousser la nature et les animaux au bout d’eux-mêmes, sans se préoccuper de l’environnement, et va mettre en avant l’aspect technique du métier. Il appelle cela la stratégie d’intensification.

37De plus, Arnaud révèle la honte de voir son père être la risée des autres fermiers car il travaille en AB. Selon Ciccone et Ferrant (2015), la honte provient du sentiment d’être disqualifié et d’une tension entre le moi et l’idéal du moi. Elle est ressentie quand le sujet s’identifie à l’objet déprécié : en l’occurrence ici, le père. La honte serait une conséquence de l’exclusion. Selon de Gaulejac, cité par Ciccone et Ferrant (2015), la honte se rapporterait à l’effondrement de l’image du père, provoquerait l’angoisse et enfermerait les sujets dans d’intenses conflits. Néanmoins, parfois, elle pourrait influencer le sujet à s’engager dans une vie marquée par l’ambition et ainsi lui permettre de renverser la situation comme Arnaud l’a fait. La volonté d’être performant dans son élevage laitier témoigne de cette quête de fierté, de reconnaissance et d’exister aux yeux des autres. Ici aussi, des tensions identitaires se sont manifestées : la transformation identitaire en cours consiste à s’affranchir de l’image héritée de paysan bio qui l’a tant fait souffrir, pour acquérir l’image de producteur intensif, davantage légitimée socialement : s’engager dans cette voie est un moyen de réaliser une image positive. Pour cet enjeu existentiel de reconnaissance, il engage toute son énergie.

38La violence subie à l’école primaire sera aussi un traumatisme qui va perturber sa vie sociale et scolaire. Elle provoque des lésions/séquelles au niveau de l’image de soi, une baisse de l’estime de soi, une baisse de la motivation scolaire. Il a des résultats médiocres qui lui font dire qu’il est un élève moyen. Il ne fait pas les études qu’il aurait voulu faire. C’est grâce à sa réussite professionnelle qu’il va être choisi pour être administrateur d’une association agricole ; il doit suivre une formation en économie. « C’étaient des administrateurs qui étaient triés sur le volet ! Donc, des gens qui tiennent la route quoi. » (251) Il se passionne pour ces études et sort avec les meilleures notes : « Et c’est là qu’on se dit : Ah tiens, je vaux quelque chose ! Et c’est… quelque chose ! Mais c’est une fierté que j’ai gardée pour moi. » (275) Le renversement de situation est assez remarquable ici. L’enfant « pauvre », honteux, maltraité, médiocre dépasse ses pairs dans la qualité de son travail à la ferme comme dans ses études : sorte de révélation frappante de sa valeur.

39Cette visibilité sociale positive qu’il acquiert dans son métier entraîne la reconnaissance d’autrui, en l’occurrence ses pairs qui le choisissent comme responsable. Leur confiance lui permet de se sentir valorisé et d’avoir une image positive de lui-même, pour les autres et pour lui. Être choisi est déjà une réussite en soi car il est reconnu comme un des meilleurs de son groupe d’appartenance : reconnaissance ultime qui renforce sa confiance en lui, son sentiment d’efficacité personnelle. Comme cette formation lui est imposée, elle est un moyen pour accéder à ce poste qu’il trouve prestigieux. L’engagement dans sa formation est très important au regard de l’utilité de celle-ci dans la réalisation de ses buts personnels futurs. Il entre alors dans le cercle vertueux de la réussite et, dans un principe de réciprocité, prouve à ceux qui l’ont choisi qu’il est digne de leur confiance (don/contre-don) : il obtient de très bonnes notes. Donc, il dépasse ainsi son image d’élève médiocre et bien des souffrances subies dans sa jeunesse, et il réalise une image positive de lui dans son rôle d’apprenant.

40Ces sentiments de capacité d’apprendre et de confiance en soi provenant de la reconnaissance et de l’appartenance à un groupe qu’il valorise, de même que la faculté de s’ouvrir à la différence, seront moteurs dans son processus de conversion vers l’agriculture bio. La régulation des tensions identitaires dans le rejet de l’identité héritée et dans l’acquisition d’une nouvelle image de producteur intensif ayant des responsabilités dans une association produit des conséquences inattendues dans la trajectoire d’Arnaud : les apprentissages de cette formation correspondent à de nouvelles compétences qui seront à la source de nouvelles aspirations identitaires, qui le conduiront à des bouleversements biographiques accompagnant l’évolution de sa quête identitaire à l’aide de ces nouveaux apprentissages. Ce point illustre parfaitement la théorie de la triple hélice (apprentissage-trajectoire biographique et dynamique identitaire) : en accédant à un nouvel état d’équilibre naissent de nouveaux manques à combler qui mettent en tension l’individu ; celui-ci s’engage alors dans une nouvelle quête afin de rétablir l’équilibre souhaité. Ainsi, pourrait-on continuer le récit : les actes posés, résultant de sa formation aux pratiques agricoles conventionnelles, s’inscrivant dans sa quête identitaire de reconquête d’une image positive et valorisée socialement et, en miroir, de l’évitement d’une image négative de soi héritée de son père et de son expérience scolaire, conduisent, à un moment donné, à des événements (comme la mort de la vache dont il fut déjà question plus haut) qui, à leur tour, engendrent de nouvelles tensions identitaires, puis de nouveaux apprentissages pour réguler celles-ci, etc.

Rôle pivot de l’activité réflexive, adjuvant au mouvement de la triple hélice de formation

41Éléments de cadrage théorique. Dans cette dynamique hélicoïdale, l’activité réflexive apparaît jouer un rôle de clef de voûte. Elle permet un recul nécessaire, une analyse des événements qui permet à Arnaud de comprendre et d’accueillir la différence jusqu’à ce qu’il se convertisse totalement à l’ab. Cette transformation de l’individu dans ses pratiques, très fortement liées à l’image professionnelle qu’il défend, provient de l’expérience que le sujet fait des différents événements qui arrivent, soit fortuitement, soit comme conséquences de ses actes posés antérieurement. Pour le philosophe américain John Dewey, trois conditions doivent être réunies pour qu’un événement fasse expérience pour la personne qui le vit (Bourgeois, 2013). D’abord, la personne doit avoir agi (experimenting : « ce qu’elle fait aux choses ») ; ensuite, elle doit éprouver (aux plans cognitif, affectif et corporel) les conséquences de son action (experiencing : « ce que les choses lui font ») ; enfin, il faut qu’elle établisse mentalement un lien entre ce qu’elle a fait et les conséquences de son action. L’établissement de ce lien peut être immédiat, mais il peut être, dans certaines circonstances, le fruit d’un travail d’élaboration cognitive de haut niveau, que Dewey appelle l’enquête (inquiry) ou encore, pensée réflexive. C’est donc par l’exercice de son activité réflexive que l’individu est capable de donner du sens à ses expériences dans son environnement, et donc in fine de se donner des buts et de les réaliser.

42Selon E. Begon et P. Mairesse (2013), l’archétype de l’activité réflexive serait la création. Celle-ci proviendrait de la mise en partage de l’imaginaire et des pulsions inconscientes, voire de l’intuition, toutes dissimulées dans l’activité, que ce soit dans sa dimension constructive ou productive. La création s’exprimerait dans les diverses formes d’autonomie de l’activité. La conscience de soi et le pouvoir d’agir seraient les deux principaux vecteurs de la réflexivité qui font sens et qui inscrivent le sujet dans son histoire et son environnement.

43Éléments de support empirique. La formation en économie est déterminante dans la trajectoire biographique d’Arnaud car, à partir de là, il découvre qu’il a des capacités d’analyse, il prend confiance en lui et il commence à regarder les choses avec plus d’attention.

44

Ça m’a déridé, cette formation-là m’a complètement ouvert les yeux.
(240)

45

En fait, c’est cette formation-là qui m’a ouvert complètement. Et puis, on devient réceptif un peu à ce qui nous entoure.
(306-307)

46Quand Arnaud fait l’expérience de la mort de sa vache, il y a apprentissage car par son activité réflexive, il établit mentalement le lien entre experiencing (il éprouve des choses désagréables) et experimenting (il pousse les animaux au bout). Il établit la relation entre la mort de l’animal et son mode de travail en conventionnel (pensée réflexive). D’autres événements font aussi l’objet de son activité réflexive : c’est pourquoi il les renomme « avertissements ». Il en fait des expériences d’apprentissage au travers de l’activité réflexive. De plus, il fait le parallélisme avec son existence à lui : « Et je me fais crever aussi ? Où je vais là ? » (314) L’évocation de la ressemblance entre les animaux et l’éleveur souligne une réflexivité importante. La mort de sa vache lui rappelle sa finitude d’humain et le sens de sa vie. Malgré toutes les stratégies mises en place, il n’a pas tout pouvoir. Il lui faut tenir compte de la nature, du vivant. Mais le résultat économique est toujours là et il ne change pas encore ses pratiques.

47Puis, il rencontre des éleveurs qui travaillent différemment et qui sont très performants aussi.

48

Et là, je me suis aperçu que quand on est dans un centre d’études, en fait, tous les agriculteurs qui sont dans ce groupement agricole se ressemblent… On parfait un système mais on ne remet pas en cause le système.
(290-292)

49

On déraillait un peu dans le centre au niveau de la maximisation de production.
(393)

50La réflexivité affûtée par la formation l’incite à la comparaison : Arnaud évalue et prend du recul par rapport à sa communauté de pratique qui l’a valorisé et honoré en lui confiant des responsabilités. Il entrevoit alors qu’il existe aussi d’autres façons de travailler tout en restant compétitif, il n’y a pas de one best way.

51Un peu après, autre événement marquant, des terres labourées sur un terrain en pente ruissellent sur la chaussée ; il est interpellé par le maire. Là aussi, il apprend au travers de cette expérience : son action ne lui renvoie pas une image positive de lui. Toutefois, il reste sur cette voie, même si on comprend que ses convictions s’effritent petit à petit.

52Plus tard, il est très malade suite à une pulvérisation ; une autre tue tous les vers de terre.

53

Alors ça, ça marque. Ça, ça marque… là on n’est pas bien quand on voit ça, on n’est VRAIMENT pas bien. […] je me suis dit que là, il y avait un truc qui n’allait pas bien et on commence à changer à partir de là.
(382-390)

54Ces événements sont « les grains de sable qui sont venus voiler les roues » (230) : ils vont émousser les certitudes d’Arnaud ; ils vont mettre en tension son identité de producteur intensif et ternir l’image positive qu’il avait de lui. Une solution serait de réguler ses tensions dans le changement des pratiques. Mais, à ce stade, il n’a pas encore assez de connaissances pour se lancer dans l’autonomie fourragère. De plus, nous voyons ici une certaine ambivalence face au changement. Les mécanismes de résistance reposent sur des biais cognitifs qui sélectionnent l’information pour stabiliser un système de pensée. Les biais fonctionnent d’autant plus qu’ils agissent sur les catégories sociales liées au système de valeurs et à l’identité sociale du sujet (Bourgeois, 1996). Les connaissances acquises dans son travail de producteur intensif ne sont pas neutres, elles interviennent dans la constitution de son identité. Le renoncement à son identité familière est associé au saut dans l’inconnu. Il n’est pas encore prêt.

55À cette époque, une technicienne du Centre d’études lui transmet un rapport économique sur l’exploitation laitière en autonomie alimentaire (herbe), il essaie sur une parcelle et constate une réussite qu’il veut reproduire.

56

Et donc j’ai essayé ça sur 5 ha. Et c’était faramineux, le rendement que j’avais. Sans engrais, c’était faramineux. Moi, je n’avais jamais vu autant d’herbe. Et c’était sans azote.
(441-444)

57Arnaud visite également beaucoup de fermes bio en France et à l’étranger. Les visites, l’essai-réussite et la comparaison économique décrite ci-dessous vont ébranler sa ligne de défense.

58Un dernier élément va déclencher la décision de se convertir au bio : il réalise une étude comparative de la rentabilité entre l’herbe ou le maïs sur 5 ha.

59

Donc ça voulait dire qu’il fallait stratégiquement se diriger vers l’herbe. Et donc, je me suis dit que le passage en bio, c’était clair. Le chemin était déblayé. C’était évident. Ça, c’était fondateur pour moi. Ce petit calcul-là qui était vraiment très simple mais que j’avais fait moi-même et qui me permettait de me dire que j’étais convaincu. Et aujourd’hui, c’est prouvé.
(594-597)

60Muni de son raisonnement et allant au-delà de ses croyances qui l’avaient mené au sommet de la réussite, il se lance complètement dans la transition bio. Il dit :

61

Et tant que je ne comprends pas totalement, je ne peux pas y aller quoi. Et il y a un peu d’esprit cartésien malgré tout qui… Et ça, on ne peut pas l’empêcher.
(1622)

62Manifestement, c’est ce « petit » calcul qui lui a fait comprendre l’intérêt de passer au bio. Mais pas seulement : il sous-entend aussi qu’il a compris ses expériences passées, ses habitudes de pensée, ses préjugés qui faussaient la réalité et il voit de manière plus juste et devient plus clairvoyant. En somme, sa résistance au changement n’a pas tenu bon ; Arnaud a vécu une crise existentielle où son système de croyances et de connaissances qui est intimement lié à son image de lui est déstabilisé.

63Dans le contexte particulier de la conversion vers l’ab décrit plus haut, l’agriculteur ne dispose pas de formation, les techniques ne sont pas unifiées. Il n’a donc d’autre choix que de se former par lui-même, d’essayer, de s’adapter et d’inventer ce qui lui convient le mieux dans son environnement naturel et social. Ainsi, se convertir à l’agriculture biologique comporte-t-il une part importante de création. L’agriculteur s’affranchit des présupposés de l’action, il crée son propre style et le valorise dans son travail. Arnaud est assez conscient de sa propre réflexivité qui l’invite à inventer :

64

Quand on est proche de la nature, on est amené à l’invention. Il faut simplement adapter ce que l’on est à son environnement. C’est passionnant !
(1375)

65

On est toujours un peu décalé du monde. En fait, quand on fait ce travail sur soi… donc, plus sensible… ça veut dire qu’il y a un travail de réflexion, il n’y a qu’à voir tous les bouquins derrière moi. On creuse le pourquoi des choses, le comment. Et ce n’est qu’à partir de ce moment-là qu’on comprend et qu’on peut inventer des choses. Il faut d’abord comprendre, apprendre avant d’inventer. L’invention, c’est la suite d’un processus, d’un processus qui vient après un apprentissage très poussé. Je pense que j’ai acquis, que j’ai un savoir-faire aujourd’hui.
(1364-1370)

66Finalement, l’activité réflexive conduit à la création et aux inventions nécessaires à l’adaptation du système agricole, à sa conversion en ab : elle implique une réflexion sur les pratiques et l’organisation, un retour sur soi et son engagement, une modification des jugements et des croyances. La pensée réflexive consolide l’entrelacs des trois fils : les changements identitaires, d’apprentissage et biographique. Ce changement de regard qu’Arnaud opère sur son travail et le changement des pratiques qui en découle lui permettent de revenir à l’essence de son existence.

67

F. : Vous pensez que vous avez retrouvé vos lettres de noblesse ?
A. : Oui, du moins la respectabilité. Mais c’est plus que ça… Je suis. JE SUIS.
(901-902)

68Ce chemin est une sorte d’éveil du fait qu’Arnaud trouve son propre chemin : réflexion, sagesse et apaisement des tensions favorisent l’épanouissement personnel de son potentiel grâce au développement de ses capacités de compréhension du contexte de vie, de la nature ; il accède ainsi à une élévation spirituelle.

69

Mais, cette partie spirituelle, moi, je l’ai au travers du contact avec la nature. En fait, dès qu’on lève les yeux, dès qu’on voit plus loin, en fait, c’est ça et puis prendre du temps, s’asseoir, prendre du temps, marcher et puis écouter. Enfin, c’est ça, cette partie plus intime, moi, qui me fait tenir debout. Et puis, c’est essayer de se découvrir soi-même. On parle…, je vais aller au bout, hein ? On parle de Dieu comme quelque chose qui est au ciel, impersonnel, mais c’est découvrir le dieu qui est en nous, dans notre profondeur. En fait, ce qui nous constitue et ce qui nous rend différent des autres.
(1030-1038)

Conclusion

70Cette contribution illustre, d’une part, l’hypothèse du lien entre les événements biographiques, la transformation identitaire et les engagements dans les apprentissages et, d’autre part, la dynamique de la triple hélice de formation où ces trois fils sont imbriqués sans oublier les enjeux existentiels qui mettent en tension les images de soi et qui rendent la régulation des tensions d’autant plus urgente.

71Nous avons choisi d’utiliser cette métaphore de la triple hélice pour rendre l’idée du mouvement et de l’entrelacement des trois éléments du processus, même si elle comporte des limites. En effet, elle pourrait suggérer un mécanisme régulier, ce qui n’est évidemment pas le cas puisque ce processus dynamique et interactionnel se tisse dans des allers-retours, des moments de latence ou de précipitation, des moments d’ambivalence, etc.

72Généralement sollicitée pour explorer une période de formation, cette métaphore nous permet ici d’appréhender l’échelle plus étendue d’une vie entière. Ainsi, sort-on du cadre restreint de la formation et explore-t-on les leviers et les freins qui mènent un agriculteur à la conversion bio et qui le transforment.

73Dans ce contexte, les apprentissages sont antérieurs à la décision de passer en bio et ils s’affinent dans la pratique. En effet, l’agriculteur doit être sûr de son coup car il ne peut pas se tromper. Il s’agit d’un travail d’indépendant qui comporte beaucoup de contraintes (météo, marché mondial, traçabilité, organismes de contrôle, gestion du vivant, organisations professionnelles, institutionnelles et commerciales). Or, la modification de tout un système est une tâche très complexe a fortiori quand les formations et les ressources externes au changement ne sont pas disponibles.

74Ici, nous constatons que l’activité réflexive est la clef de voûte de la triple hélice : le rôle de l’activité réflexive se remarque dans la compréhension que l’agriculteur a de son environnement, de ses pratiques et de lui-même, redéfinissant ainsi son identité et sa façon d’être au monde. Il cherche, il lit, il veut aller au fond des choses et ça lui permet d’être créatif, inventif. La formation suivie par Arnaud est un moment pivot car il devient « réceptif » voire réflexif : la formation serait-elle un apprentissage à l’activité de réflexivité ? Selon É. Bourgeois (2009), la rencontre de l’autre, de la différence, contribue à l’altération de soi dans un processus d’individuation par le biais de l’activité réflexive.

75C’est ainsi que, dans ce contexte de conversion bio et de rupture en termes de pratiques professionnelles, cette étude de cas mettrait en lumière le processus d’individuation. L’activité réflexive permet effectivement une autonomisation de l’individu et des aptitudes à penser par soi-même, à tirer ses propres conclusions de l’expérience vécue. Quand Arnaud évoque le chemin qu’il a dû construire et qu’il a pu croiser avec d’autres, quand il redouble son « Je suis », quand il dit qu’il redevient un peu plus lui-même et que ce chemin lui a permis de se découvrir lui-même, ce qui le constitue et ce qui le rend différent des autres, nous percevons une mise en récit de soi organisée, une mise en intrigue des événements constitutive de l’histoire d’une vie singulière (Merhan, 2013). De plus, l’entretien compréhensif de cet agriculteur lui permet de mettre en mots ses expériences et révèle son activité réflexive ; l’entretien participe à la prise de conscience des connaissances tacites de l’action. L’expression narrative est le moyen majeur de réflexion de la pratique dans un double mouvement : un dépli narratif et un repli réflexif (Pineau, 2013).

76Une application pratique à développer suite à cette contribution serait de créer les conditions favorables à ce changement. Une grande fraction des agriculteurs ne fait pas le pas de la conversion bio notamment parce qu’elle fait peur par les contraintes et les risques qu’elle représente. Dans ce cas, agir plus sur le développement personnel en promouvant la réflexivité dans la mise en réseau et les groupes d’échange pourrait être une piste. Les conclusions de cette contribution apportent ainsi de l’eau au moulin à la thèse de É. Demeulenaere et F. Goulet (2012) qui défendent l’idée que l’organisation en réseau permettrait d’accueillir et de relier les singularités de chacun et serait source de richesse dans l’échange d’expériences. Le choix de l’agriculture alternative donne lieu à un retour au sens du métier et, conséquemment, au sentiment d’émancipation intellectuelle car le travail individuel de l’activité réflexive dans cet environnement incertain et sans les repères conventionnels génère la création, l’innovation, la production de connaissances.

Bibliographie

Références bibliographiques

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Mots-clés éditeurs : processus d’apprentissage des adultes en situation de travail, activité réflexive, dynamiques identitaires, agriculture biologique, événements biographiques

Mise en ligne 01/12/2019

https://doi.org/10.3917/lsdlc.hs08.0085

Notes

  • [1]
    Par souci de lisibilité, le masculin sera utilisé tout au long de cette contribution pour désigner les deux genres.
  • [2]
    « Machine servant à couper ou arracher le chaume et le mélanger superficiellement à la terre en labourant. » (Antidote)
  • [3]
    Fermages : loyers du contrat passé entre un bailleur et le fermier.
  • [4]
    B.T.S. : brevet de technicien supérieur.
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