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Article de revue

De l’art des friches aux friches de l’art : Frobenius (1873-1938) et Brassaï (1899-1984)

Pages 143 à 158

1Pour Leo Frobenius et Brassaï, l’art des friches était un art de l’abandon, qui dans un premier temps échappait aux regards, une trace laissée sur des lieux désormais inhabités et difficiles d’accès, une représentation éphémère, inscrite pourtant dans la pierre, au détour d’une ruelle ou d’un îlot de rochers. Dans l’entre-deux-guerres, l’art des friches était pour l’un celui des terres désertiques du Sahara ou des savanes sud-africaines et pour l’autre celui des avenues parisiennes, des terrains vagues et des usines du monde ouvrier. Un art de la marge, sans doute, situé le plus souvent aux périphéries des territoires et de ce qui était regroupé conventionnellement sous la notion d’art : cet art des friches correspondait aux friches de l’art.

2Leo Frobenius découvrait l’art des friches africaines lors de ses voyages d’exploration à l’intérieur de l’Afrique du premier xxe siècle (Georget, Ivanoff & Kuba, 2016), tandis que Brassaï parcourait de nuit le Paris des années 1930 à la recherche des graffitis. Certes, les deux hommes ne se connaissaient pas. Cependant, les peintures et photographies rassemblées par Frobenius et les photographies de Brassaï relèvent d’une démarche similaire : fixer par l’image ce qui était voué à disparaître dans la pierre, rendre éternel ce qui était éphémère et exposer au grand jour ce qui demeurait dans l’obscurité (fig. 1 et 2). Ces images d’un art préhistorique furent établies d’après les gravures et les peintures rupestres découvertes par l’africaniste allemand lors de ses nombreuses expéditions de 1905 à 1935. Si Leo Frobenius est bien une figure marginale de l’ethnologie, ces expressions artistiques des temps préhistoriques se trouvaient, quant à elles, aux marges de l’art lorsqu’elles furent montrées en Europe et aux États-Unis.

3Pour cette raison, les artistes contemporains virent dans cet art rupestre des images ancestrales des graffitis. Cette analogie faite entre le « mur des cavernes » et le « mur des usines » dans la revue Minotaure (Brassai, 1933) eut pour conséquence d’intégrer dans le champ de l’art européen des formes et conceptions esthétiques qui lui étaient jusque-là étrangères. Les collections de relevés d’art rupestre de Francfort étaient en outre les traces singulières d’une époque révolue, inatteignable et indéterminée temporellement : la préhistoire. Lorsqu’elles furent exposées dans les années 1930, ces représentations furent associées à celles des artistes d’avant-garde qui trouvèrent là une légitimité nouvelle pour leurs propres productions artistiques : la modernité se déterminait ainsi aux marges de l’art.

Fig. 1

Brassaï, Graffiti de la Série IX, Images primitives, 1933-1956, photographie, 39,5 x 29 cm

Fig. 1

Brassaï, Graffiti de la Série IX, Images primitives, 1933-1956, photographie, 39,5 x 29 cm

Fig. 2

Peinture rupestre de Rusape, Farm Diana Vow, style classique, photographie, 1928-1930, 1,46 m H x 1,12 m L

Fig. 2

Peinture rupestre de Rusape, Farm Diana Vow, style classique, photographie, 1928-1930, 1,46 m H x 1,12 m L

Rhodésie du Sud, Institut Frobenius, Francfort, FoA 09-12490.a©FI

De l’art des friches africaines

4Les dessins, aquarelles et huiles sur toile rassemblés par Frobenius portaient les traces de sociétés traditionnelles disparues. Elles étaient des témoins de gravures et de peintures rupestres, taillées ou dessinées sur les parois rocheuses du continent africain depuis plusieurs milliers d’années. Contrairement à leurs homologues des grottes européennes, ces dernières étaient exposées à l’air libre dans des abris sous roche ou sur les falaises des massifs montagneux. Peu à peu effacées ou effritées par l’érosion, elles ne se laissaient que difficilement déchiffrer. Copies de ces images rupestres, les relevés établis dans le premier xxe siècle par Frobenius les restituaient dans leurs tailles et couleurs originales, telles qu’elles pouvaient être observées in situ. Ils étaient la trace d’une trace et faisaient ressurgir les survivances des temps passés. L’art des friches africaines donnaient à voir les prémisses de l’art et l’aube de l’humanité.

5Dans les métropoles occidentales, les expositions de Frobenius faisaient revivre cette arche de Noé. Elles montraient la faune des temps préhistoriques : les bubalus antiquus, girafes et éléphants de l’Atlas saharien ou les élands, grandes antilopes des savanes d’Afrique australe. Les images rupestres plus récentes contaient aussi l’histoire des premiers artistes qui en étaient les auteurs. Ils s’étaient représentés sur ces rochers, le plus souvent en train de chasser ou dans d’étranges processions. Pour autant, cette « écriture de soi » sur la pierre était rarement l’expression et la représentation d’une individualité, les scènes de groupe étant de loin les plus nombreuses, notamment en Afrique australe. Les figures humaines étaient réduites à leurs traits essentiels, contrairement aux figures animales qui, elles, étaient d’un grand réalisme apte à surprendre les zoologues les plus aguerris. Leo Frobenius parlait d’un « art de la silhouette » (Frobenius, 1929, p. 397-400) et déjà, bien avant ces expéditions, s’enthousiasmait, dans ses premiers écrits sur L’origine de la culture, pour ce talent d’« observation aigüe de la nature » (Frobenius, 1898, p. 309) qui caractérisait les sociétés traditionnelles d’Afrique australe, tant anciennes que contemporaines, en l’occurrence les Bushmen ou les San.

6D’après les archéologues et ethnologues de l’époque, ces images rupestres rendaient ainsi visibles, voire lisibles, les imaginaires collectifs des sociétés africaines des temps préhistoriques. En témoignaient des figures anthropomorphes, hommes aux visages de canidés (lycaon) ou d’antilopes du désert de Libye, traces sans nul doute de religions « primitives », ou cet homme à tête d’antilope éveillant pour Frobenius les anciens royaumes de l’Afrique australe et la mise au tombeau d’un roi du Zimbabwe (fig. 2). Sur les rochers de l’Atlas saharien, des hommes, armés de haches de pierre, gravés aux côtés de béliers auréolés furent identifiés comme des orants en train de pratiquer des sacrifices rituels.

7Plus que les représentations collectives des temps passés, en raison des interprétations mythologiques qu’elles suscitèrent, ces images rupestres nous révèlent alors par un effet de miroir les imaginaires sociaux des sociétés européennes du xixe et du premier xxe siècle et les filtres culturels par lesquels elles sont interprétées. Les analyses des scientifiques européens prouvent que certains d’entre eux ne pouvaient envisager, à cette époque encore, que ces expressions artistiques aient été produites par les populations africaines : elles ne pouvaient que provenir d’une culture extérieure trouvant ses origines dans le bassin méditerranéen. Paradoxalement au regard de nos connaissances actuelles, l’Egypte ou la Grèce étaient ainsi présentées comme le berceau de cette civilisation africaine.

8L’explorateur allemand Heinrich Barth fut l’un de ces pionniers. Il reconnut dans les gravures rupestres la figure d’un Apollon Garamante (fig. 3). Il écrivait en 1850 lors de sa découverte dans le Messak :

9

La figure de gauche représente l’Apollon Garamante et celle de droite Hermès. Apollon est le père mythique de Garamas, le patriarche des Garamantes chez lesquels le bétail était en haute vénération. Hermès est fréquemment représenté avec une tête d’ibis sur les tombeaux égyptiens ainsi que sur les monnaies tyriennes, et passe positivement pour avoir été le rival d’Apollon auprès de la mère de Garamas. Peut-être peut-on aussi rapporter le sujet du morceau de sculpture en question au vol du bétail commis par Hermès et chanté souvent par les anciens poètes, ou la dispute de ce dieu et d’Apollon, pour la possession des troupeau.
(Barth, 1860, p. 113)

Fig. 3

Ruth Assisa Cuno, Hommes à têtes d’animal découverts par Heinrich Barth, Fezzan, 1932, Dessin au crayon, 48 x 35 cm

Fig. 3

Ruth Assisa Cuno, Hommes à têtes d’animal découverts par Heinrich Barth, Fezzan, 1932, Dessin au crayon, 48 x 35 cm

fba-B 01710©FI, Institut Frobenius, Francfort

10À une époque où l’art pariétal était inconnu et où l’existence même d’un art préhistorique n’était pas admise, il était naturel de recourir aux mythologies grecque et égyptienne pour interpréter les gravures de Libye.

11Même après la découverte des peintures pariétales européennes, ces interprétations mythologiques perdurent, y compris sous la plume des préhistoriens les plus réputés tel l’abbé Breuil (Le Quellec, 2010). Dans le Massif du Brandberg, la peinture rupestre découverte en 1917 lors d’une mission topographique par Reinhard Maack donna lieu à des récits similaires. Son style était qualifié d’ « égyptien-méditerranéen » par Maack. Partie seule en expédition en Namibie, Maria Weyersberg, l’une des artistes accompagnant Leo Frobenius dans ses expéditions, déclara en 1928 que « ce document culturel ne peut s’accorder avec la mentalité Bushmann » et conclut avec Frobenius à son origine mésopotamienne. Quant à l’abbé Breuil, il identifia dans cette peinture rupestre datant d’environ 3 000 ans une représentation crétoise et reconnut sous les traits de cette figure rupestre masculine d’Afrique noire une « Dame Blanche », Diane ou Isis, l’attribuant à « une branche détachée du tronc libyen » (Le Quellec, 2004, p. 149).

12Cet art des friches africaines était pour les ethnologues et archéologues des xixe et xxe siècles un art narratif et symbolique. Par les significations qu’il embrassait, il manifestait les imaginaires sociaux de l’entre-deux-guerres liés à l’Afrique : terre évoquant fétichisme, mysticisme et primitivité dans les métropoles coloniales et portant les traces d’anciennes civilisations et des origines de l’art.

Des expressions artistiques aux marges de l’art

13Ces expressions artistiques des temps préhistoriques restèrent longtemps aux marges de l’art, tout comme celles des peuples dits « primitifs », ces « hommes préhistoriques » des temps modernes. Par ses expositions de relevés d’art rupestre africain en Europe et aux États-Unis, Leo Frobenius contribua à faire entrer les représentations des temps préhistoriques dans le domaine de l’art.

14En effet, ce n’est qu’autour de 1860, à la suite des travaux des préhistoriens Paul Tournal et Jacques Boucher de Perthes et du géologue Charles Lyell, que fut reconnue l’existence de l’homme fossile (Stavrinaki, 2014, p. 15). Il fut accepté en tant qu’artiste à la fin du siècle, la plupart des scientifiques refusant de croire jusque-là à l’authenticité de ces images et déniant aux « sauvages » toute capacité artistique. Il semblait tout à fait inconcevable qu’un homme « non évolué » et donc aux capacités mentales limitées puisse être un artiste. Au début du xxe siècle, les images de la préhistoire furent plus largement diffusées, le plus souvent par des reproductions en noir et blanc, notamment suite à la publication par l’abbé Breuil et Cartailhac des peintures rupestres d’Altamira (Cartailhac & Breuil, 1906). Les représentations des grottes européennes furent dès lors assimilées aux origines de l’art.

15De nombreux travaux, essentiellement d’anthropologues ou de psychologues – à l’instar de ceux de Georges-Henri Luquet (1913) ou de Marcel Réja (1901) – regroupèrent les productions artistiques des fous, des enfants, des hommes préhistoriques et des « sauvages » et leur firent place dans le domaine de l’art sous une nouvelle dénomination commune : l’art « primitif ». Connu pour son anthropogéographie, Friedrich Ratzel rédigea, comme d’autres ethnologues, plusieurs volumes sur la culture dans une perspective anthropologique. Sa Völkerkunde, ou science des peuples, distinguait l’art de peuples dits naturels, celui de sociétés qualifiées de demi-civilisées et des civilisations de « hautes cultures » (Ratzel, 1894-1895). Les publications de l’anthropologue Ernst Grosse en 1894 ou ceux de l’historien de l’art Karl Woermann en 1900 portant sur l’art de « peuples primitifs et païens » invitaient à une approche d’histoire globale en comparant l’art de tous les temps et de tous les pays (Reichle, 2012). Les représentations d’art rupestre des sociétés traditionnelles contemporaines furent aussi reproduites par des historiens et critiques d’art, à l’image des peintures rupestres des « Bochimans » par l’artiste et critique d’art Roger Fry. Le conservateur du Metropolitan Museum of Art de New-York les associait aux dessins des enfants dans le Burlington Magazin en 1910 (Fry, 1910, p. 337). Ces recherches firent sortir l’histoire de l’art de son champ traditionnel et de ses époques privilégiées d’études qu’étaient alors la Renaissance et l’Antiquité.

16Les recherches de Leo Frobenius sur l’art des peuples de la nature, Naturvölker, s’inscrivaient dans ce cadre. Dans ses premiers écrits, il attirait l’attention sur les ornementations des Mers du Sud et la sculpture africaine (Frobenius, 1895 ; 1897). Cependant, la nouveauté apportée par ses expéditions ethnographiques résidait dans la découverte sur le continent africain de peintures et gravures rupestres datant de plusieurs millénaires. Datation laissant la science de l’époque impuissante. Les plus anciennes furent reproduites dès l’expédition de 1914 pour l’Afrique du Nord et de 1928 à 1930 pour l’Afrique australe. Elles furent respectivement rassemblées dans deux publications prestigieuses de l’Institut de morphologie culturelle de Francfort : Hádschra Máktuba (Obermaier & Frobenius, 1925) et Madsimu Dsangara (Frobenius, 1931). Elles constituent également une partie des illustrations de son Histoire de la civilisation africaine (Frobenius, [1933] 1936). Le continent européen n’était plus le seul à porter les traces des origines de l’art. Leo Frobenius contribuait à l’invention d’une préhistoire africaine en apportant la preuve de l’ancienneté de ces civilisations et témoignait de l’existence d’un fond psychologique commun à l’humanité (Ivanoff, 2016 a).

17Plusieurs expositions des relevés d’art rupestre furent organisées par Leo Frobenius : entre autres en 1926 au Bundespalais de Francfort, en 1930 à la salle Pleyel de Paris, en 1931 au musée des Arts décoratifs de Zurich, en 1933 au musée d’Ethnographie du Trocadéro de Paris, en 1935 à la Chambre des députés de Berlin, et en 1937 au Museum of Modern Art de New-York (MoMA). Les copies d’art rupestre furent tantôt présentées comme « une bibliothèque de pierre » par Frobenius – parallèlement aux collections de silex rapportées d’Afrique du Sud par l’abbé Breuil à la salle Pleyel en 1930 – ou à l’appui d’une documentation scientifique par Paul Rivet et Georges Henri Rivière au musée d’Ethnographie du Trocadéro en 1933, simultanément à l’ouverture de la salle de « préhistoire exotique » (Ivanoff, 2016 b). Au contraire, Alfred H. Barr les présenta au MoMA aux côtés des œuvres de l’avant-garde occidentale, à travers une mise en scène innovante dans des cubes blancs mettant en valeur la monumentalité et les couleurs de ces relevés prenant soudainement le statut d’œuvres d’art, au même titre que les gravures et peintures rupestres représentées (Kuba, 2008 ; Kohl, Kuba & Ivanoff, 2016).

18Si elles se trouvaient aux marges de l’art au début du xxe siècle, ces images rupestres entraient ainsi progressivement dans le champ de l’art et l’analogie entre art préhistorique et art moderne fut établie dans l’entre-deuxguerres.

Des friches de l’art en Europe

19Dans le premier xxe siècle, les artistes d’avant-garde redéfinirent perpétuellement le champ de l’art et en retracèrent les frontières. La création d’une altérité dans l’art apparaît comme un processus de constitution de la modernité artistique : elle se définissait avant tout par ses marges.

20Cherchant à sortir la création artistique européenne de ses impasses, les artistes se tournèrent, dès le début du xxe siècle, vers les écrits des architectes, des ethnologues, des psychologues, des archéologues mettant en avant de nouvelles formes et conceptions artistiques. Par l’intégration dans leurs discours esthétiques des expressions artistiques des enfants, des « sauvages » ou des hommes préhistoriques, les artistes d’avant-garde légitimaient leurs propres pratiques et théories artistiques et posaient les fondements d’un art moderne en rupture avec les canons artistiques dominants. Dans l’entre-deuxguerres, ce rapprochement établi entre art préhistorique et art moderne se renforça et plus d’un artiste d’avant-garde soulignait son admiration pour les peintures et gravures préhistoriques. Des articles paraissaient dans les revues alliant approches ethnologique et artistique, à l’exemple de Documents de Georges Bataille et Carl Einstein ou de Cahiers d’art de Christian Zervos.

21Ces mêmes revues présentaient les relevés d’art rupestre de l’Institut de morphologie culturelle de Francfort en 1929-1930. Même s’ils ne connaissaient l’art préhistorique que par des reproductions photographiques ou picturales, les artistes proclamaient leur fascination pour cet art des origines et développait une poétique sur la préhistoire, à l’instar d’Ubac, Léger, Picasso, Masson, Ernst ou Miró. Ce dernier l’affirma à Tériade en 1928 : « La peinture (est) en décadence depuis l’âge des cavernes » et Brassai compara l’atelier de Picasso à une caverne (Labrusse, 2014). Ils s’en inspirèrent dans leur propre création artistique, tel Willi Baumeister qui travailla à partir des collections de l’Institut de morphologie culturelle de Francfort, pour créer ses toiles abstraites du début des années 1930, ou l’artiste Wolfgang Schulze, dénommé Wols, qui, après avoir rencontré Frobenius et observé les peintures rupestres de Francfort, partit pour Paris en 1931 où il fréquenta les milieux surréalistes. Il fut proche de Georges Henri Rivière et connaissait Masson et Brassaï. Sans doute fut-il l’un de ces passeurs entre l’Institut de Francfort et la scène artistique parisienne.

22L’analogie entre l’artiste moderne et l’homme « primitif » est plus ancienne. Dès 1907, l’historien de l’art Wilhelm Worringer, dans sa contribution à la psychologie du style, évoquait une sensibilité commune aux artistes d’avant-garde et aux hommes « primitifs » : elle les conduisait vers la simplification des formes, qu’il dénommait abstraction tout en entendant à l’époque sous ce terme un art figuratif (Worringer, 1908). Cette idée d’une angoisse commune à l’homme préhistorique et moderne était également reprise par Carl Einstein : « Comment se tient l’homme civilisé face au monde ? Exactement comme le primitif, il en a peur, il est oppressé par la variété des impressions de la civilisation. » (Stavrinaki, 2014, p. 10) Depuis la Grande Guerre, les artistes avaient en outre fait place à l’inconscient dans leurs processus créateurs, notamment avec l’avènement des mouvements Dada et surréaliste. Dans les imaginaires sociaux du xxe siècle, art préhistorique et art moderne reposaient sur les mêmes élans créateurs : l’« instinct » et les « pulsions créatrices » des artistes. Le catalogue de l’exposition du MoMA et la presse américaine encourageaient les visiteurs à venir voir « l’art moderne, il y a 5000 ans » et à admirer « ces premières œuvres surréalistes ». À l’origine de cette exposition, Prehistoric Rock Pictures from Europe and Africa, le directeur du MoMA Alfred H. Barr déclara en 1937 : « L’art du xxe siècle s’est d’ores et déjà soumis à l’influence de la grande tradition de l’art mural préhistorique. » (Frobenius & Fox, 1937, p. 9)

23La prise en compte de ces expressions artistiques préhistoriques dans le champ de l’art européen mit en lumière d’autres formes artistiques situées elles aussi aux marges de l’art, tels les graffitis. Et c’est justement dans une revue surréaliste, Minotaure, que Brassaï fit publier ses photographies dans son article intitulé « Du mur des cavernes au mur des usines ». Ce fut sa seule véritable coopération à ce mouvement mené par André Breton et Paul Eluard, Brassaï s’étant toujours défendu d’avoir fait partie du groupe. Il était certes sensible à

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cette fièvre de la découverte hors des chemins battus de l’art et de la science, cette curiosité à prospecter de nouveaux gisements, cette électricité mentale dont était chargé constamment le petit bureau de Minotaure où André Breton fouettait les esprits.

25Cependant, il trouvait que la révolution surréaliste s’était profondément assagie :

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Ils considéraient mes photographies comme « surréalistes » car elles révélaient un Paris fantomatique, irréel, noyé dans la nuit et le brouillard. Or le surréalisme de mes images ne fut autre que le réel rendu fantastique par la vision. Je ne cherchais qu’à exprimer la réalité, car rien n’est plus surréel.
(Brassaï, 2000, p. 52)

27Brassaï commença à photographier ces témoignages « éphémères et sauvages » au début des années trente et les publia dans Minotaure dès 1933. Pendant plus de vingt ans, il collecta ainsi des dizaines d’images à travers Paris qui furent ensuite exposées au MoMA en 1956 sous le titre : Language of the Wall : Parisian Graffiti photographed by Brassaï. Il voyait dans les graffitis « des signes semblables à ceux des grottes de Dordogne, de la vallée du Nil ou de l’Euphrate » (Brassaï, 1933). Tandis que Frobenius sortait ces images rupestres des cavernes pour les montrer au grand jour, Brassaï faisait surgir de l’ombre les graffitis, les surexposant à la lumière, avec des cadrages resserrés (fig. 4 et 5). Tous deux attachaient autant d’importance à l’image dessinée qu’aux porosités et aux grains de la pierre. Certains artistes, accompagnant Frobenius, allant jusqu’à reproduire formes et couleurs des rochers. Une peinture pour ainsi dire photographique.

Fig. 4

Joachim Lutz, Tombeau du roi, style classique, 1928-1930, Aquarelle sur papier, 98 x 68 cm

Fig. 4

Joachim Lutz, Tombeau du roi, style classique, 1928-1930, Aquarelle sur papier, 98 x 68 cm

Copie d’art rupestre du Zimbabwe, Rusape, Institut Frobenius, Francfort.fba-C 01416©FI
Fig. 5

Brassaï, La magie, 1930-1950

Fig. 5

Brassaï, La magie, 1930-1950

28Aucun témoignage ne prouve, pour l’instant, la visite par Brassaï des expositions parisiennes de Frobenius. Pourtant les images rupestres « de Dordogne, du Nil et de l’Euphrate » évoquées par le photographe y furent exposées en 1933. Certaines descriptions des graffiti par Brassaï pourraient aussi bien s’appliquer aux images rupestres montrées à Paris en 1930, et notamment à celle de ce roi dont le sexe fait jaillir une fleur : « Les graffitis nous font assister avec la joie sensuelle du voyeur, à l’épanouissement et à la fécondation de la fleur » (Brassaï, 1933, p. 6). La synchronie des évènements et des propos reste frappante et Brassaï, ne serait-ce que par son réseau de sociabilité et sa lecture de la revue Documents, ne pouvait ignorer les recherches menées par l’ethnologue allemand. Le discours esthétique et poétique des artistes sur l’art préhistorique et les graffitis s’explique par ce contexte de diffusion des images de la préhistoire dans l’entre-deux-guerres. L’art des grottes européennes ou des déserts africains éclairait d’un nouveau jour celui des rues parisiennes : les images rupestres, préhistoriques et contemporaines, basculaient dans le champ de l’art. Sous les pinceaux des artistes de Francfort, sur les toiles de Miró ou devant l’objectif de Brassaï, la préhistoire entrait pleinement dans la modernité.

29L’analogie s’est ainsi renforcée entre l’art des friches, celui des déserts et des savanes africaines, et celui des terrains vagues et des murs des métropoles européennes. Elle reposait sur des imaginaires sociaux communs et des représentations culturelles collectives du premier xxe siècle. Elle faisait de ces expressions artistiques la résultante de forces inconscientes et créatrices : cette pensée « sauvage » habitait tant l’homme moderne que l’homme primitif, qui ressentaient tous deux la même « angoisse » face à la nature ou à une ville en pleine mutation. Se comparant à l’enfant, au « sauvage » des terres lointaines et à l’homme préhistorique, les artistes de la modernité puisaient aux marges de l’art, pour en réinventer les discours, les formes et les pratiques.

30Cet art des friches se donnait au sens et se refusait au savoir. Il laissait place à l’imaginaire. Comme devant un tableau de Miró, l’originaire et le présent se confondaient, l’éphémère et le constant fusionnaient, la fin rejoignait le commencement (Einstein, 1930, p. 243). Cet art ancestral dont la science ne parvenait ni à fixer l’âge ni à fonder scientifiquement les interprétations renvoyait à une indétermination temporelle et une indétermination poétique des significations. Selon l’expression de R. Labrusse : à une « poétique de l’indistinction » provoquant l’« entrelacement des contraires » (Labrusse, 2014).

31Ces images latentes, soustraites au regard, s’effaçant lentement ne sont ni « une trace de soi », ni une « trace des autres » ; leurs expositions font surgir de l’obscurité les représentations et les imaginaires collectifs de l’entre-deux-guerres. Telles les gravures préhistoriques pour Frobenius, les graffitis portaient pour Brassaï les traces d’un « imaginaire immémorial » qui ne « sont rien moins que l’origine de l’écriture », « rien moins que les éléments de la mythologie » (Brassaï, 1933).

Bibliographie

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Date de mise en ligne : 04/11/2016.

https://doi.org/10.3917/lsdlc.hs05.0143

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