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Article de revue

Trauma, discours et symptômes

Pages 8 à 21

Notes

  • [1]
    Texte paru dans l’ouvrage collectif dirigé Ghislaine Capogna-Bardet, Clinique du trauma, Toulouse, Érès, Collection du Centre Primo Levi, 2014.
  • [2]
    Présentation personnelle au séminaire « Qu’est-ce qui fait trauma ? », organisé par Annie Tardits, Elisabeth Leypold et Helena D’Elia, École de psychanalyse Sigmund Freud, 2010/2011.
  • [3]
    Voir le ve Colloque de l’association Primo Levi, « Langage et violence », juin 2011.

1La question du trauma a pris un tour de sollicitation pressante auprès des psychistes divers, supposés capables d’en répondre tant soit peu. L’usage du terme a rapidement évolué, de son introduction dans le langage médical au xixe siècle à son extension dans les discours courants, et ce à travers les grandes catastrophes du xxe siècle. Le praticien n’en est que plus démuni – démuni de tout autre moyen que celui de son écoute au regard du désordre galopant du monde. Il accepte de se laisse concerner, certes, mais selon un écart qui se pose d’emblée, entre la demande sociale et le cadre des entretiens cliniques. Qu’est-ce qu’un trauma ? Deux acceptions au moins peuvent s’étayer de l’étymologie grecque : dans un sens scientifique, il s’agira de blessure ou de lésion ; au sens psychique, on y entendra, plus radicalement, un trou. Un trou causé simultanément dans le corps et dans la langue, et qui fait rupture avec les modes d’expression antérieurs du sujet. Si bien que du trauma comme tel, il n’y aurait en somme rien à dire – si ce n’est que le silence du trauma vient à être troublé par des symptômes. La singularité de l’écoute clinique se développe sans doute dans cette zone, où la béance traumatique se croise avec le champ d’émergence de symptômes. Par cette voie, le praticien s’écarte effectivement de la demande sociale, qui s’en tient généralement à réclamer l’abrasion des symptômes, soit en prétendant quantifier de manière chiffrée leurs manifestations, soit en les qualifiant sous leur seul aspect d’une souffrance à soulager. Or les symptômes résistent à ces prises dans le fil des discours institués, et ils en dérangent le type de consécution. Ils dérangent aussi, à vrai dire, les dispositifs cliniques, y compris dans les attentes d’interprétation qui peuvent y être attachées. L’on voudrait ici s’arrêter ici sur cette première étape, c’est-à-dire les conditions d’ouverture d’un espace clinique. Celui-ci n’est jamais donné d’avance, moins encore lorsqu’il s’agit des suites de situations traumatiques. Le praticien peut être tenté par un éclaircissement, une mise en récit, ou toute autre forme d’homogénéisation linguistique de cela qui porte l’insupportable avec soi. L’espace clinique se pose toutefois à l’encontre de cette tendance. Son ouverture apparaît plutôt se faire depuis la part opaque des symptômes, leur présentation en mode d’étrangèreté, la résistance qu’ils opposent aux attentes de lecture immédiate.

Valeur du symptôme

2L’incommensurable du symptôme s’impose quand sont impliqués non seulement les traumatismes individuels et familiaux, mais les grands traumatismes collectifs, jusqu’à l’extrême des exactions d’un génocide. Envisageons une telle situation clinique. Un homme, rescapé du génocide rwandais, est amené par son compagnon de voyage, qui explique comment ils ont fui à pied, échappant de justesse à l’assassinat sur leurs personnes, mais non sans avoir été les témoins obligés des tueries incluant leurs proches. Quant à l’homme reçu en tant que patient, il demeure mutique, figé de corps et de visage. Il se nourrit très peu, ne fournit plus l’effort de sortir de chez lui, et se refuse à effectuer les démarches administratives nécessaires à la demande d’un statut de réfugié. Il est reçu régulièrement, sans émerger de sa prostration. À peine livre-t-il quelques éléments relatifs à ses difficiles conditions de vie actuelle, très peu relativement au passé. Le clinicien, les nuits suivant ces entretiens, fait des cauchemars où s’entrechoquent des éléments de massacre, outrepassant les formes de violence, réelles ou fantasmées, dont il a pu avoir à connaître personnellement. Quoiqu’il en soit, l’état de l’homme demeure inchangé : il se maintient dans le hors temps de son symptôme mélancolique, et tout à la fois, par son refus de toute démarche susceptible de l’extraire de son dénuement social actuel, se dirige vers un redoublement de la catastrophe déjà traversée.

3Que peut faire le clinicien ? À peu près rien, sinon s’interroger sur ses propres cauchemars. Cauchemars en somme compréhensibles, vis-à-vis d’un homme qui a vu massacrer et mutiler les corps des personnes proches, qui a vu les anciens camarades passer au rang des bourreaux. Que peut-il advenir encore, quand tout a été systématiquement détruit de ce qui faisait lien ? Que reste-t-il des ressources de la langue et des possibilités d’adresse, et que peut signifier une situation d’entretien clinique, en une telle extrémité ? Les cauchemars sont compréhensibles et contribuent probablement à soutenir le cadre thérapeutique, du moins pour le clinicien ; pour autant, ce procès ne touche manifestement pas au symptôme mélancolique. Si bien que le contraste devient frappant entre leur caractère bruyant et le quasi mutisme du patient. Le clinicien peut se demander si son activité onirique ne vient pas en quelque sorte suppléer à ce silence-là : comme s’il s’agissait de concrétiser des traces traumatiques, de les faire consister en quelque trame, aussi chaotique soit-elle. Le fait est que, dans les suites de ce questionnement sur leur fonction, les rêves d’angoisse s’interrompent. Et autre chose intervient. Étape à vrai dire imprévisible, d’un allègement de la charge mélancolique du symptôme, en sorte que le patient peut supporter un certain degré de circulation pulsionnelle, impliquant de se mouvoir, de se nourrir, d’échanger quelques phrases et signes physionomiques, et même débuter des démarches administratives.

4Que s’est-il passé ? À peu près rien, sinon la survenue de quelques cauchemars, brodant à leur façon autour du rien dont l’attitude tout entière du patient fait signe, puis une interruption de ces cauchemars. Quand le clinicien laisse le silence re-venir, soit quand le symptôme n’est plus rapporté à aucune trame compréhensible, fût-ce sous forme cauchemardesque, et qu’il est rendu à sa pleine opacité, alors survient cet écart minime et décisif qui entame la radicalité mortelle du symptôme. Ce moment clinique particulier renvoie aussi à d’autres moments analogues où il s’agit, sur fond d’abord donné d’une immobilisation de tout, d’une ouverture psychique assez mince, et néanmoins permettant à sa façon une voie à rebours de la pétrification qui fait suite au trauma. De quoi s’agit-il ? Pas encore d’un processus clinique, ou d’un travail psychothérapique, de quelque nom qu’on lui accorde, mais sans doute déjà de sa possibilité.

5Reprenons la question du trauma depuis l’entrée dans la langue. Tout être parlant entretient quelque rapport à la question du trauma, au titre précisément de son entrée dans la langue. En résulte un écart de lui à lui-même, tel qu’un sujet parlant ne saurait jouir d’une totalité assurée de son propre corps. Ce fait de structure désigne le corps ainsi marqué en un point focal : à la fois espace d’émission d’une parole singulière, et objet voué aux pires sévices, visant en quelque façon à l’effacement de cette marque-là. Qui a été exposé au déchaînement de ce second versant se voit du même coup atteint au plus intime de ses ressources langagière. Qu’y peut un dispositif clinique ? Au regard des sévices publiquement organisés, il est certainement impuissant. Reste que le cadre de l’entretien clinique se montre parfois doté d’une capacité à re-situer, tant soit peu, la valeur d’un symptôme devant le trauma. Possibilité qui en passe par un certain dérangement de ce cadre, impliquant tant le clinicien que son patient.

6Cette dimension de la clinique est appelée devant qui a subi l’extrême des exactions des guerres civiles. Mais pas seulement : on sait bien que la mortification des corps se déploie aussi dans les marges des sociétés policées. Prenons une situation tirée d’une pratique en dispensaire dans l’île de Mayotte, devenue 101e département français dans l’année 2011. Le syndrome délirant apparaît d’abord faire seul l’objet de la consultation, où une jeune mère, depuis peu traitée par neuroleptiques, confirme au psychiatre l’intérêt du médicament. Elle a tenté de l’interrompre et s’est aussitôt vue assaillie de nouveau par divers phénomènes terrifiants, internes et externes, qui la mettaient hors d’état de prendre soin de son bébé âgé de trois semaines. L’accord semble donc conclu pour reconduire la prescription, validant le dispositif de soin et les positions respectives de la patiente et du médecin. Si ce n’est que survient le problème du lait : l’allaitement n’a pu être poursuivi et cette femme, qui a déjà nourri trois enfants, comptait recourir au lait en poudre premier âge. Or l’argent nécessaire à l’achat de lait en poudre lui fait défaut. Elle en a recherché comme elle a pu, entre la pmi (centre de protection maternelle et infantile) et les deux associations susceptibles de la secourir : en vain. Plus de lait premier âge, et aucune date de réapprovisionnement fixée.

7Pénurie criante qui fait soudain ressortir autrement le symptôme délirant au regard de la situation de la patiente. Grand-comorienne de naissance, ainsi que son mari, elle ne dispose pas d’un visa en règle, encore moins d’une carte de séjour pour Mayotte. Ils sont donc soumis aux contrôles de police qui s’exercent régulièrement, et risquent d’être expulsés du territoire, voire brutalement séparés d’avec leur enfant, qui a reçu la nationalité mahoraise/française de par son lieu de naissance.

8Comment enfanter, quand le vœu de procurer à l’enfant une nationalité réputée avantageuse est mis en balance avec la mise en danger de sa vie ? Un conflit est certes inhérent à toute naissance : il faut en passer par le défilé des renoncements, abandonner une part des vœux portés sur l’enfant, au profit de son avènement à ce qui fait monde commun. Mais lorsque l’enjeu de l’inscription au registre d’état-civil est la survivance même, se tient-on encore dans cette logique commune ? La loi relative au droit de séjour s’immisce, dans son application, jusqu’à ce degré d’intimité concrète, non seulement de la disposition du corps propre, mais celle de l’enfant engendré. Reste-t-il alors un autre choix que celui du délire, c’est-à-dire cette forme de clivage radical entre monde commun et monde délirant, avec ce que celui-ci implique de retours terrifiants ? Contrairement à la tradition, la femme n’intègre d’ailleurs aucun djinn dans son délire. Elle se contente de lutter contre ses visions terrifiantes et de chercher du lait pour son bébé.

9Le temps de la consultation est donc dédié à la recherche de lait en poudre premier âge. Ce dépannage ponctuel ne modifie en rien l’intenable situation de la patiente, non plus que celle de chacune de ces femmes comoriennes ou anjouanaises, étrangement saisies, après leur accouchement à Mayotte, par un épisode délirant que rien n’annonçait dans le cours de leur vie antérieure. Du point de vue clinique, toutefois, un déplacement s’est opéré quant à la place du symptôme : depuis le registre d’une production maladive, dont il conviendrait d’atténuer les effets par voie médicamenteuse, il prend le statut d’invention ultime, quand les mailles légales bloquent tout recours. Aussi bien, traversant le cours réglé d’un dispositif médical qui lui apporterait solution convenue, le symptôme reprend-il soudain une valeur d’interposition. Le lait fourni dans la réalité apporte son minime secours, mais il fait aussi ressortir l’absence de réponse digne de ce nom. Il s’agit d’un temps clinique très bref. La patiente, toutefois, note cet écart – écart qui se trouve entamer l’emprise du délire, au moins ponctuellement, lui laissant latitude de lutter par d’autres voies.

10Un processus clinique débute quand il rétablit la valeur d’un symptôme, entre un trauma, qui happe le sujet, et un discours, qui en écrase les attendus à seule fin de poursuivre son cours. La spécificité de l’abord clinique tient dans cette jonction : ni discours sur les discours, ni considérations sur l’horreur comme telle du trauma, mais écoute portée sur cette improbable articulation du symptôme. Sans doute y a-t-il quelque chose de risqué à travailler dans cette zone-là. À commencer par le risque de dé-différencier des symptômes « extra-ordinaires », touchant ceux qui ont été pris dans des situations extrêmes, d’avec des symptômes « ordinaires », rattachés aux discours « ordinaires ». On peut y trouver matière à protestation en deux sens : soit qu’on y entende une tendance à banaliser l’inhumanité des épreuves traversées, soit qu’on craigne d’en contaminer les rythmes des vies épargnées. Et ces protestations, en deux sens quasiment opposés, se rejoignent quant au souci de préserver un type de discours qui se garderait indemne des ruptures tragiques de l’histoire. Or l’expérience clinique confirme que certains discours, de facture lissée, au point de recevoir label de la science, peuvent se révéler propres à engager les corps dans des démultiplications traumatiques.

11Un jeune homme psychotique demeure délirant, persécuté et figé, reclus chez lui, incapable de manger comme de dormir, en proie à une douleur psychique extrême. Aucun traitement, délivré dans un secteur psychiatrique de la région parisienne, ne le soulage. Il laisse pourtant affleurer son intelligence, et les tours très personnels par lesquels il a su se débrouiller, jusqu’à un certain point de son existence, de ses empêchements relationnels. Mais chaque amorce de mobilisation psychique apparaît aussitôt devoir s’annuler, et le patient retombe dans un état de mélancolisation sans recours. Un élément déterminant de l’histoire infantile ressort néanmoins : une sténose du pylore déclarée à quelques semaines de vie par des vomissements ininterrompus. Un retard de diagnostic est cause, malgré le succès de la réparation chirurgicale, d’une ulcération de la muqueuse de l’œsophage. Les médecins préconisent la position déclive afin que la muqueuse se restaure. Les parents en déduisent la nécessité de ligoter leur fils assis sur une planche, jusqu’à ce qu’il tienne la posture de lui-même – inévitablement plus tardivement que la plupart des enfants. On n’épiloguera pas ici sur l’intrication psychique qui peut conduire des individus à une telle soumission à une prescription médicale supposée. En ce cas comme en d’autres, les attributions arbitraires de culpabilité ne servent guère qu’à masquer les enjeux cliniques réels – en l’occurrence cet inébranlable ancrage symptomatique. En revanche, un évènement vient soudain bousculer le déroulement d’un entretien familial. À travers l’épuisement ressenti de ses capacités cliniques, le praticien se surprend à demander au patient s’il sait ce qu’est une « sténose du pylore ». Celui-ci répond l’ignorer complètement, à la stupéfaction de tous, et en premier lieu de la sienne propre, qui ne savait pas qu’il ne savait pas.

12Au regard de cette obscure valeur du mot, le symptôme ressort tout autrement du cadre de l’entretien. Le patient était en somme tout entier sténose du pylore – mot fait corps, ou corps fait mot – incompréhensible obstruction, quoiqu’il en soit. Non-sens radical qui s’impose, et s’oppose au discours (médical) qui le ligotait. Que se passe-t-il alors ? Cette irruption conjointe de la valeur du mot et de la valeur du symptôme vient trouer le cadre de l’entretien. Trouée qui s’avèrera conduire à une levée de la douleur psychique qui figeait toute autre possibilité, permettant progressivement le réinvestissement du mouvement nécessaire à la vie, puis, même, d’un certain degré de plaisir.

13Ces trois situations cliniques, à travers leurs différences de contexte, évoquent une présentation symptomatique répétitive, fixée à l’épreuve du trauma. Vient toutefois à se produire, par surprise, sinon par effraction, un passage marqué par un empiètement sur l’espace psychique du praticien. Le plus immédiatement frappant est sans doute la survenue des cauchemars (1e situation) : cette expérience singulière, à laquelle plus d’un clinicien s’est confronté, d’avoir à supporter des cauchemars qui ne sont pas ses propres cauchemars. Mais pas davantage, à vrai dire, ceux de son patient. Et qu’il s’agisse d’un aliment de survie (2e situation), ou du poids d’un mot (3e situation), le circuit est analogue. Il y va du surgissement d’un certain poids de réel dont la charge semble se reporter du côté du praticien, bien qu’elle ne provienne pas non plus du patient. Le clinicien s’en trouve projeté en dehors de ce qu’il prenait pour le cadre de l’entretien, sur un mode à chaque fois cauchemardesque. Que l’on rencontre, en effet, un cauchemar repérable comme tel, un cauchemar inversé en nourriture nécessaire, ou une forme cauchemardesque ramassée sur un seul mot, son irruption ne se laisse approprier ni par le clinicien ni par le patient. Cauchemar de personne, pourrait-on dire, par définition. Aussi bien, il faut le souligner, ce n’est pas le pâtir du praticien qui ouvre la brèche. Distinction notable, sans laquelle le masochisme soignant peut trouver à se déployer sans limite…. Non, il semblerait que ce qui opère ne tient pas à l’intervention même du cauchemar, mais plutôt à ce que le cauchemar laisse après lui, soit une zone de non adéquation au symptôme. Un certain type de rupture logique qui ouvrirait la possibilité d’un espace clinique.

Parcours du symptôme

14Si tout être parlant est soumis à la question du traumatisme, certains se trouvent exposés, de manière violemment inégalitaire, à des sévices corporels publiquement organisés. Publiquement organisés, c’est-à-dire par voie de discours – soit par des manipulations sur la trame complexe des récits qui tissent les liens sociaux. C’est le cas des discours officiels auxquels renvoie la première situation clinique. Josias Semujanga (2010) procède à une analyse du type de forçage qui a été opéré sur les motifs mythologiques qui avaient cours au Rwanda et dans la région des Grands Lacs, puis a infiltré le tissu social en préalable au génocide. Il s’attache en particulier à cette cellule mythique : trois frères soumis dans un temps immémorial à une épreuve imposée par leur père, leurs différents modes de résolution générant les différentes composantes ethniques. Il s’agit, comme souvent dans les mythes, d’indiquer l’inlocalisable de l’origine – en l’occurrence via la provenance supposée autre des Tutsi, représentant la part de l’étranger au sein d’un groupe donné. Semujanga montre comment cette dimension mythique est manipulée de la période coloniale jusqu’à celle du génocide, figée en récits qui prétendent assigner l’origine réelle comme la place sociale de chacun. Ces récits prennent alors valeur injonctive, qui se fige ainsi : départager les autochtones, citoyens légitimes, de ceux qui viendraient d’ailleurs, citoyens illégitimes. Débarrasser les premiers de l’existence déclarée nuisible des seconds. Et les appels au meurtre de 1994, diffusés par tous les medias disponibles, au premier chef radiophoniques, sont venus comme une conséquence logique de cette intoxication discursive préalable. À un autre degré encore que les pillages et massacres qui avaient déjà lieu de manière récurrente, c’est une pratique d’assassinats systématiques qui s’est organisée.

15Cette question d’une manipulation de la langue précédant les exactions sur les corps a été traitée par différents abords depuis le génocide visant les juifs. Le point crucial concerne le forçage de la langue commune qui a précédé et cadré cette extermination arbitraire et systématique d’une part de l’humanité. Pour ce qui est de l’amalgame entre registre mythologique et récit historiques à valeur injonctive, Jean-Pierre Faye (2003) le souligne comme le langage même des États totalitaires. L’enchevêtrement des récits qui disent l’origine y est rabattu sur une narration idéologique qui barre a priori toute distinction des registres. Citons également Georges-Arthur Goldschmidt (2004), qui questionne la structure même de la langue allemande, son type de composition qui s’est trouvé asservi à un funeste idéal de transparence. Victor Klemperer (1975) a conduit son travail magistral dans les pires conditions de persécution personnelle. Philologue privé progressivement de ses droits à disposer de ses sources livresques, il n’a cessé, envers et contre tout, de mener sa recherche sur la base du langage courant. Il a opéré un relevé rigoureux des termes dont la polysémie constituante était rabattue sur l’univocité des mots d’ordre de la lti (Lingua Tertii Imperii, langue du iiie Reich), en sorte que se dé-différencient notamment langue écrite et langue orale, langue privée et langue publique.

16En regard de ces totalisations forcées de la langue, la déhiscence du symptôme ressort fortement. Réserve d’étrangèreté dans la langue, il résiste à toute traduction vers une langue supposée homogène. Ce point est décisif, et il importe de le rappeler, notamment pour qui se trouve en position de clinicien. Le souci clinique implique en effet une vigilance à tenir, relativement aux demandes de récits émanant des dispositifs établis autour des personnes ayant eu affaire à des traumatismes majeurs. Quel types de récits sont-ils ici convoqués, et avec quel risque de renvoyer à un ordre totalisant de discours, passant outre la fonction du symptôme qui, précisément, s’en excepte ? La question doit être posée, quand bien même ces demandes se déploient dans un tout autre contexte. Prenons le registre juridique : les personnes ayant besoin de recourir à l’asile politique doivent fournir (auprès de l’ofpra, l’Office français de protection des réfugiés et apatrides) un récit probant des sévices et persécutions auxquels elles ont été soumises. L’argument, certes, s’entend : quand les preuves font défaut, du fait même du chaos politique dans leur pays d’origine, on en appelle à la fonction du récit, soit à la catégorie du vraisemblable telle qu’elle court depuis Aristote. Ni inexistant assumé, ni réalité actuelle, mais « mise en intrigue », séquences d’évènements correspondant aux types d’enchaînements causaux qui sont réputés tisser notre monde. Il y va donc d’une simple attente de construction discursive, capable de générer la compréhension et l’adhésion d’autrui. Non pas, donc, d’un réquisit totalitaire, au sens défini par Jean-Pierre Faye. On en constate cependant les effets souvent redoutables pour les personnes qui ont été soumises à la torture. S’en trouve écartée la dimension symptomatique minimale des oublis, réticences, confusions d’espace ou de chronologie, toujours plus ou moins constitutive des récits de vie, et ressortant encore plus manifestement chez ceux qui ont traversé le pire. Dans cette mesure, l’ombre de l’injonction reste à planer sur ces demandes de récits post-traumatiques.

17Quand il s’agit du registre du droit, il demeure, quoiqu’il en soit, envisageable de faire la part de la fiction, inhérente à la chose juridique – là où nul n’est tenu de s’égaler à ce qui lui est demandé. En revanche, les effets d’injonction sont encore plus difficiles à démêler lorsqu’il s’agit d’un cadre clinique – là où il s’agit de procurer un espace à cela qui reste sans répondant. Or c’est tout un courant dérivé de la clinique qui se range sous une telle prévalence du récit cohérent. Via les différentes techniques de « débriefings thérapeutiques », il est demandé une « verbalisation », la plus immédiate possible, des « vécus traumatisants », ceci dans le but avoué d’éviter la formation de symptômes. Quelles que soient les (bonnes) intentions dont ces techniques peuvent se parer, on y voit s’avancer l’idée qu’il serait souhaitable d’homogénéiser la dimension du symptôme à celle d’un récit cohérent, soit de lisser les aspérités symptomatiques – effectivement l’un des idéaux bien cotés dans notre société. Et derrière l’éradication du symptôme, il s’agirait d’annuler ce qui pourtant a eu lieu – le trauma –, en le réduisant aussitôt aux attendus des discours en circulation. Ainsi voit-on, en ce point, se croiser les dimensions cliniques et politiques. Car contrôler d’avance le risque du symptôme revient, du même coup, à clôturer la mise en perspective des discours qui y ont donné lieu. Il importe de bien marquer cette distinction : l’accueil et l’attention dus aux personnes ayant eu à subir des traumatismes est une chose, l’injonction au récit des épreuves traversées en est une autre. Dans ce second cas, l’enjeu n’est plus d’une valeur de témoignage, mais de la mise au pas du symptôme, soit du recouvrement des faits de discours dont il viendrait à s’émanciper.

18La prise en compte du symptôme requiert donc du clinicien qu’il porte la question plus avant, et notamment qu’il se positionne sur la notion de trace. Les symptômes recèlent-ils, ou non, une capacité à faire trace des traumas ? Chaque clinicien est, inévitablement et confusément, divisé à cet égard. Une théorisation de première approche, souvent émise, serait qu’un trauma laisse des traces, que ces traces en formeraient une empreinte mémorielle, et que le travail clinique consisterait à mobiliser ces traces. Dans son désarroi devant le trou du trauma, le clinicien ne peut qu’être attiré par une telle référence intuitive. L’idée de trace viendrait situer l’impensable du trauma, en prouver le lieu par effet de retour. Il reste que le maintien de cette seule référence limite de facto le cadre de l’entretien à celui d’une réminiscence, vouant la clinique à une verbalisation reproductive – soit rejoignant, plus ou moins directement, les critiques du paragraphe précédent, avec cette dérive de renvoyer le patient à l’ordre d’un discours qu’il a précédemment éprouvé dans sa chair. L’ouverture d’un processus clinique, dans sa spécificité, en appelle donc à un autre point de vue. Il s’agit d’y différencier, concrètement, la valeur d’un symptôme de celle d’une trace. Soit prendre acte de cette donnée-là : ce qui se répète dans le symptôme n’est pas une trace, mais bien plutôt ce qui n’a pas fait trace. Absence de trace qui fait, précisément, le trou du trauma.

19Il n’est pas inutile, à cet égard, de revenir sur l’invention de la psychanalyse, et la manière dont elle se dégage de l’idée de trace. Remontons à « Pour concevoir les aphasies » (Freud, 2010). À la lisière des conceptions neurologiques, qu’il critique, et de la psychanalyse, non encore nommée, Freud y réfute les théories localisatrices, qui mettent en correspondance les types d’aphasies avec des localisations corticales de traces mnésiques. Freud avance pour sa part une théorie fonctionnelle qui renonce à tout causalisme univoque, au profit d’un système d’associations et de transferts sur lesquels reposent les fonctions du langage. Il pose qu’une trace mnésique, si trace il y a, est toujours déjà prise dans des superpositions de strates et soumise à des processus de retranscription [2]. Sans développer ici les conceptions neurologiques complexes qui en découlent, on peut souligner l’incidence de ces premières théorisations sur la construction du champ nommément psychanalytique. Plusieurs des notions introduites à propos des aphasies (dont la moindre n’est pas la représentation du mot Wortvorstellung) seront reprises pour l’élaboration ultérieure d’un appareil de langage traversé par la part inconsciente des représentations – inconscientes, c’est-à-dire sujettes à superpositions et retranscriptions. Il est d’ailleurs frappant que la première théorie psychanalytique du symptôme, dite théorie traumatique du symptôme, se développe sur le fil de cette position sur l’in-localisable de la trace. À cet égard, le dispositif analytique se présente comme une nouvelle manière de cadrer la question. La référence au trauma ne vient pas tant fixer une causalité qu’indiquer son fond de béance – ce à quoi le symptôme ne se lie pas comme une trace, mais devant quoi il surgit à titre d’énigme. L’élaboration ultérieure de la psychanalyse se poursuit dans cette direction, ne cessant d’élargir les occurrences des strates psychiques et la temporalité de leurs retranscriptions, sans que le corps opaque du symptôme s’y dissolve pour autant.

20Quelles que soient, à vrai dire, les théories auxquelles le clinicien choisit de se référer, il est confronté au dérangement inhérent à l’insistance d’un symptôme. Le symptôme vient faire obstruction entre le choc du trauma et le déroulement des discours afférents – ceux qui y préludent et ceux qui le recouvrent – et jusqu’aux théorisations sur le trauma dont le clinicien peut éprouver le besoin de se soutenir. Obstruction, ou objection, qui s’élève contre la tendance à pourchasser le symptôme à la trace sur ces terrains-là, comme un animal dont on voudrait la peau. Car si le symptôme a une vie, animal chimérique, alors il parcourt un autre genre de territoire. Il faut le suivre jusqu’en cette conséquence : un territoire de langue supplémentaire. Un espace surnuméraire, d’où parfois se dé-couvre, se re-crée une voie d’investissement de la langue qui n’était pas prévisible. Aussi les cliniciens poussés vers ces zones, non rarement depuis leur propre rapport au trauma, développent-il un rythme clinique particulier [3]. Lents, prudents, ils apprennent à suspendre leur pas, en sorte de se laisser dépister par le symptôme plutôt qu’eux-mêmes ne le dépistent. Ainsi advient ce temps hors temps où se suspend, parfois d’infime façon, le retour de la répétition traumatique.

21Un symptôme peut alors en venir à se déployer à un niveau plus collectif. Là où, par exemple, les incohérences d’un récit ne sont officiellement pas recevables, il arrive que celui-ci s’autonomise selon un type singulier de production, écrit ou mise en scène, mêlant librement les registres du témoignage, de la fiction, de la création. Cette mise en forme circulera alors en marge des réquisits au récit référencé (Agier, 2008). Il s’agit de cela qui du symptôme dépasse le symptôme, soit sa valeur culturelle. Aussi bien rejoint-on ici sa dimension de mythologie sexuelle, indissolublement individuelle et collective, qui paraissait morte sous la totalisation des discours dominants, et qui renaît de manière imprévisible.

Bibliographie

Références bibliographiques

  • Agier, M. (2008). Gérer les indésirables. Des camps de réfugiés au gouvernement humanitaire. Paris : Flammarion.
  • Faye, J.-P. (2003). Introduction au langage totalitaire. Paris : Hermann.
  • Freud, S. (2010 [1891]). Pour concevoir les aphasies. Paris : epel.
  • Goldschmidt, G.-A. (2004). Le poing dans la bouche. Paris : Verdier.
  • Klemperer, V. (1975). lti, la langue du IIIe Reich. Paris : Albin Michel.
  • Semujanga, J. (2010). Récits fondateurs du drame rwandais. Paris : L’Harmattan.

Notes

  • [1]
    Texte paru dans l’ouvrage collectif dirigé Ghislaine Capogna-Bardet, Clinique du trauma, Toulouse, Érès, Collection du Centre Primo Levi, 2014.
  • [2]
    Présentation personnelle au séminaire « Qu’est-ce qui fait trauma ? », organisé par Annie Tardits, Elisabeth Leypold et Helena D’Elia, École de psychanalyse Sigmund Freud, 2010/2011.
  • [3]
    Voir le ve Colloque de l’association Primo Levi, « Langage et violence », juin 2011.
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