Couverture de LSDLC_009

Article de revue

Quand les acteurs d’une institution décident de se raconter

Pages 49 à 61

Notes

  • [1]
    Cette conférence a été prononcée par Jean-Yves Robin en 2015 à l’Université catholique de l’Ouest. Elle avait pour titre : « Des normes en quantité, une pathologie de la qualité ».
  • [2]
    Seuls les enseignants titulaires sont des contractuels de l’État dans les établissements catholiques d’enseignement du premier et du second degré.
L’art de conter est en train de se perdre. Il est de plus en plus rare de rencontrer des gens qui sachent raconter une histoire. Et s’il advient qu’en société quelqu’un réclame une histoire, une gêne de plus en plus manifeste se fait sentir dans l’assistance […] comme si nous avions été privés d’une faculté qui nous semblait inaliénable, la plus assurée entre toutes : la faculté d’échanger des expériences. L’une des raisons de ce phénomène saute aux yeux ; le cours de l’expérience a chuté. Et il semble bien qu’il continue à sombrer indéfiniment.
Walter Benjamin, Le Conteur, 1972, p. 115.

Introduction

1Nous partageons le postulat de Walter Benjamin (1972). Dans le contexte universitaire bien particulier qui est le nôtre, celui d’une hypermodernité « arrogante », il est en effet de plus en plus rare de décliner une recherche sous la forme d’un récit ; celui-ci aurait pour vocation de mettre en dialogue la logique de différents acteurs impliqués pour un temps dans une histoire commune. Procéder de la sorte peut d’ailleurs surprendre, il est même probable que la posture privilégiée tout au long de cette contribution s’apparenterait pour certains à une imposture. Nous ne partageons pas ce diagnostic. Nous sommes plus proches de l’option défendue par Roland Gori (2011) selon laquelle « la crise du récit » est pour une part suscitée par le triomphe d’un double paradigme : celui du numérique associé aux sciences de la gestion. Il suffit pour le comprendre de se référer à « cette tyrannie de l’évaluation » (Del Rey, 2013), qui s’impose dans de nombreux secteurs professionnels jusque et y compris à l’université. Au nom de dogmes qui mériteraient d’être discutés, la recherche ne pourrait se décliner que sous la forme de protocoles, d’indicateurs chiffrés, de procédures quantifiées et labellisées, de tests, de questionnaires, d’échelles d’appréciation standardisées… Ce serait la garantie d’une rigueur et d’une rationalité indiscutables et indiscutées. Et pourtant, ce modèle engendre bien des égarements. C’est le cas de ce professeur en pharmacologie, aux États-Unis, devenu au fil des années « le docteur Madoff » de l’université (Amado & Enriquez, 2009) : il avait reproduit, à de multiples reprises et sous différentes formes, le même article sur une longue période, respectant scrupuleusement les normes, les critères mis en avant par les membres de comités de lecture siégeant dans des revues d’autant plus respectables qu’elles étaient reconnues comme étant les plus prestigieuses par les agences d’évaluation. Jusqu’au jour où, finalement, cette supercherie fut identifiée ! Que retenir de cette anecdote et de ce scandale ? Tout simplement deux questions : serait-il illusoire, voire illégitime, d’assigner à résidence la recherche en sciences sociales et humaines dans ces catégories préfabriquées du sens, ces codes de bonnes pratiques, maintes fois évoqués dans les manuels de recherche ? Ils emprisonnent les esprits plus qu’ils n’affranchissent. Et si la recherche en sciences sociales, au delà des protocoles ou des traités si souvent cités, n’était rien d’autres qu’un récit, qu’une aventure humaine pétrie d’incertitudes et d’événements inédits ? C’est tout du moins cette interrogation qui sera mise au travail tout au long de cet article.

2Pour ce faire, nous soutiendrons une assertion fondée sur notre expérience de psychosociologue d’obédience analytique. Entrer dans un processus de recherche, tout particulièrement lorsqu’il relève de la clinique, c’est cultiver une forme artisanale de construction de la connaissance. Elle consiste en bien des circonstances à associer « l’art du géomètre et du saltimbanque », à ne jamais scinder le sensible de l’intelligible et réciproquement. Certes, pas de recherche sans développer le sens de la mesure et du contrôle, mais pas d’étude au service d’un groupe, d’une communauté ou d’une institution sans entrer dans une histoire qui a précédé les chercheurs et qui leur survivra. Pour étayer ces propos, nous allons donc produire un récit qui n’en est qu’à ses débuts. Cette fiction s’apparente à « un roman épistémologique » (Pagès, 1996) et méthodologique. Les dispositifs mobilisés au cours de cette recherche « parlent », pour reprendre l’expression de Florence Giust-Desprairies (2013). Malheureusement, ces offres de signification sont rarement évoquées dans les manuels ; la plupart du temps ces données sont bannies, révoquées et maintenues dans l’ombre. Pourquoi cet interdit de dire qui condamne au non dit ? Sans doute parce que l’habitus dominant du chercheur en sciences humaines et sociales l’invite à privilégier la présentation de résultats au détriment d’une description fine et serrée des processus engagés alors que ces derniers sont en eux-mêmes des résultats.

D’où parlons-nous ?

3Depuis mars 2016, nous sommes impliqués avec une dizaine de chercheurs d’horizons disciplinaires différents dans une étude qui devrait connaître son aboutissement sous la forme d’un colloque international prévu en 2021. Ce projet s’inscrit dans un cadre institutionnel bien particulier, celui de l’Enseignement catholique. Il se donne pour objectif de comprendre l’activité des chefs d’établissement du second degré. Cette recherche couvre tout un diocèse, l’équivalent en France d’un département. Il importe de noter que cette institution reçoit plus de 50 % des enfants de ce territoire en âge d’aller au collège ou au lycée. Les interlocuteurs de terrain associés à cette investigation sont au nombre d’une quarantaine. Ils sont pour la plupart chefs d’établissement. Les autres occupent différentes fonctions au sein de la direction diocésaine. Ils ont entre autres pour mission d’accompagner ces managers d’un genre bien particulier. En effet, ce sont des contractuels de droit privé, à la différence de leurs homologues de l’Éducation Nationale, œuvrant au sein du secteur public : censeurs ou proviseurs. Ces chefs d’établissement sont même choisis, élus par la hiérarchie de l’Église. L’évêque du diocèse ou le supérieur d’une congrégation religieuse (les Frères des écoles chrétiennes, les Ursulines, les Lassaliens, les Jésuites…) participent donc à la nomination de ces dirigeants. Lors de leur entrée en fonction, ils reçoivent même une lettre de mission, c’est ainsi que tout commence officiellement. Celle-ci peut tenir en deux pages mais il arrive qu’elle soit beaucoup plus longue (nous avons relevé le cas d’un écrit comprenant sept pages). Cette « feuille de route » est remise à l’intéressé, en main propre, mais pas n’importe où, ni n’importe comment. Dans le cas de figure qui est le nôtre, ce rituel se déroule en présence de tous les chefs d’établissement et de toute la direction générale lors d’une cérémonie présidée par l’évêque. C’est dire que ce moment n’est pas anodin, il participe à la fabrication et à la consolidation d’une vocation, vécue par ces acteurs comme l’un des piliers essentiels de leur identité professionnelle. Il est possible de comprendre que lors de ce rassemblement qui se déroule au sein même de la cathédrale, toute une symbolique soit déployée. Le réel d’une telle situation ne se réduit donc pas à des données strictement descriptives. Bien au contraire, c’est l’imaginaire des acteurs qui se trouve largement mobilisé et interpellé dans ce type de situation. L’ensemble de ces éléments permet de comprendre que ces chefs d’établissement entrent dans une histoire à la frontière de l’individuel et du collectif, du psychique et de l’institutionnel. Nous pourrions même poser comme hypothèse que ces dirigeants sont initiés à la fabrication d’un mécanisme défensif au cours duquel ils échafaudent avec « leur assentiment » et « la complicité » de l’institution, ce que nous pourrions nommer « l’idéologie sacrificielle du métier » (Dejours, 2015). Si cette hypothèse est confirmée, alors l’intuition de Jacques Lacan est tout à fait juste, lui qui se plaisait à dire que « le social, c’est l’inconscient » (Fiumano, 2016).

Répondre à un appel ?

4Cette aventure débute par un appel. Des membres de la direction diocésaine ont entendu un chercheur lors d’une conférence [1]. Visiblement, celle-ci ne les a pas laissés indifférents. Ils veulent en savoir plus, d’autant qu’ils sont en quête d’un intervenant pour leur séminaire résidentiel programmé tous les deux ans et qui doit se dérouler quelques mois plus tard. Présidé par le directeur diocésain, il s’adresse à tous les chefs d’établissement du diocèse. C’est dire qu’il s’agit là d’un temps institutionnel important auquel est habituellement convié le directeur de l’Union Départementale des Organismes de Gestion de l’Enseignement Catholique (udogec) qui occupe le statut d’employeur des personnels de ces établissements scolaires qui ne sont pas contractuels de l’État [2]. Étrangement, cette année-là, ce cadre dirigeant ne sera pas associé à cette rencontre. Cet oubli révèle des enjeux ; pour le moins, cette omission laisse entendre qu’il est indispensable que ce séminaire se déroule à huis clos, dans une communauté religieuse isolée, à l’abri d’oreilles indiscrètes, éloignée du brouhaha du quotidien. Et de fait, en octobre 2016, deux conférences seront prononcées : l’une intitulée « Santé des acteurs, santé des organisations », l’autre formulée sous un mode plus interrogatif, « A-t-on le droit d’être fragile ? ».

5Mais pour en arriver là, bien des rencontres se sont succédé au cours desquelles le coordinateur de cette recherche n’a cessé de questionner, d’interpeller celles et ceux qui l’avaient sollicité, en l’occurrence les membres de la direction diocésaine chargés d’accompagner les chefs d’établissement du second degré. Le premier rendez-vous qui ne devait durer qu’une heure allait se prolonger pendant plus de trois heures ; d’autres échanges aussi longs allaient suivre, qui avaient pour ambition de stabiliser ce projet. Mais rien ne pouvait laisser prévoir ce qui allait advenir. La direction diocésaine sollicitait une prestation, celle d’un conférencier autour d’une thématique consacrée à la santé au travail. Bien vite, l’intervenant pressenti percevait que ce thème n’était pas anodin. Était-il nécessaire de répondre à cet appel ? Était-il pertinent de remplir un cahier des charges fondé sur une telle commande ? En répondant par l’affirmative, le chercheur sollicité pouvait donner l’impression d’investir une position si souvent privilégiée, celle de l’expert. Dès lors et à son corps défendant, il prenait un risque, celui de devenir un « sujet supposé savoir » ou « supposé pouvoir ». Il s’agit là d’une illusion, pire encore, d’un fantasme, d’une prétention mais surtout d’un piège qu’il est essentiel de déjouer. C’est tout du moins ce qu’il est nécessaire de faire comprendre à demi-mot aux interlocuteurs de terrain en rappelant la célèbre expérience de Kurt Lewin consacrée au changement des habitudes alimentaires (Lewin, 1947). Informer des personnes isolées les unes des autres ne provoque aucune transformation et c’est le risque encouru dans cette configuration. Au mieux, les chefs d’établissement écouteront sagement ce qui est raconté sans retenir un quelconque enseignement de ce qui est dit ; au pire, ils pianoteront sur leur ordinateur portable ou leur smartphone, illustrant combien il est possible d’être objectivement présent tout en demeurant subjectivement absent.

6Que retenir de ces premiers éléments révélant une dynamique interactive bien particulière ? Le chercheur qui répond à un appel est interpellé par ce qui lui est dit. Pour que cette interpellation joue pleinement son rôle, il importe de procéder à cette « conversion épistémologique » évoquée par le regretté René Barbier :

7

Les sujets ne sont pas des rats de laboratoire mais des personnes, elles ont décidé de comprendre et lutter, elles n’acceptent pas d’être dépossédées des analyses liées aux informations transmises aux chercheurs et directement issues de leurs tragédies quotidiennes. Elles veulent savoir et participer.
(Barbier, 1996, p. 44)

8C’est au nom de ces postulats que sera engagée toute une analyse de la demande au cours de laquelle surgissent des informations qui n’avaient pas été jusque-là explicitement évoquées. Le coordinateur de cette recherche apprend que cette commande répond aux préoccupations du moment. De plus en plus de chefs d’établissement sont en difficulté dans leur collège ou leur lycée. Sont évoqués quelques risques suicidaires, des cas d’alcoolisme au travail, des divorces, des démissions et des épuisements, autant de symptômes qui ne peuvent être passés sous silence. C’est alors que la parole se libère tant du côté du chercheur que de ses interlocuteurs. Il est capital que les principaux acteurs concernés, à savoir les chefs d’établissement et les membres de la direction diocésaine, puissent s’exprimer durant ce séminaire résidentiel ; des temps de parole sont à prévoir au cours desquels ils pourront se dire, se raconter, échanger entre eux par petits groupes et ce, en présence de chercheurs en mesure d’accueillir sans juger ce vécu, ces expériences ou ces émotions issues de leur quotidien et de « leur tragédie » professionnels. Ces échanges se dérouleront lors de chaque journée de ce séminaire résidentiel qui en comporte deux. La première commencera de fait par une conférence introductive d’une durée de quarante-cinq minutes comme la seconde mais elles ne seront que le prétexte et le prélude à des prises de parole ; elles pourront ensuite être partagées par l’ensemble des interlocuteurs investis dans ce projet lors d’une assemblée plénière qui viendra clore le séminaire résidentiel.

Entendre un appel

9Quels enseignements tirer de ce récit ? Entendre un appel, ce n’est pas nécessairement y répondre. Bien au contraire, il s’agit de faire comme si le chercheur honorait la commande, tout en créant un dispositif autorisant l’avènement d’une demande. Ces distinctions ont toute leur importance car vouloir scrupuleusement respecter la commande, ce n’est en aucun cas mettre au travail une demande (Lebrun, 2010). Il serait par exemple possible de reprendre la liste des interventions qui ont précédé la mise en œuvre de cette recherche-action. De brillants conférenciers, parfois reconnus sur le plan national, ont évoqué au cours des séminaires résidentiels précédents, les thématiques du changement dans les organisations, les nouvelles formes de management, la figure incontournable du projet, etc. Mais au dire du commanditaire, ce fut sans lendemain. De fait, seul le temps, un long et lent processus d’analyse permet au bout du compte de sortir du piège de l’expertise, de faire advenir la figure de sujets tant individuels que collectifs, d’ailleurs souvent complices d’un mutisme et d’un silence assourdissant. La clinique analytique montre combien tout individu mais également tout groupe ne cessent de formuler des appels et préfèrent privilégier, en bien des circonstances, le statut de celui qui reçoit passivement ce qui est proposé tout en ne manquant pas de « geindre » pour exprimer une relative insatisfaction. Ces « acteurs passifs » restent dès lors sous l’emprise de la jouissance et du manque ; il en résulte une course folle prenant la forme d’une quête effrénée de solutions : en résumé, un appel en appelle systématiquement un autre. Ces travailleurs de la répétition sont bien loin d’entrer dans un processus d’émancipation, précisément parce que l’objet tant convoité de leur désir n’est que pure illusion, une attraction passagère, mais ce n’est certainement pas celle-ci qui autorisera une quelconque satisfaction.

10Élaborer une demande, c’est puiser en soi mais également au cœur même d’un collectif de travail des ressources afin de construire des espaces de dégagement mais aussi des « savoirs de riposte ». Ceux-ci attestent que le sujet, sous toutes les formes précédemment décrites, est entré dans un processus d’affranchissement, précisément parce qu’il abandonne un mode de fonctionnement défensif pour se montrer davantage offensif. Ce changement de place n’est jamais acquis d’avance mais, lorsqu’il survient, c’est un élément qui atteste combien les acteurs optent pour la voie d’une certaine émancipation. Cela ne veut pas pour autant dire que la situation objective a radicalement changé mais la représentation que les sujets s’en font s’est, au fil du temps, transformée.

Une succession de lutte des places

11Dans ce type de recherche assimilable à une intervention, les effets produits sont imprévisibles. Il importe cependant de cultiver une certaine vigilance, tout particulièrement lorsque les chercheurs ou les interlocuteurs de terrain manifestent quelques signes d’agacement attestant de la sorte qu’ils sont plus ou moins affectés par ce qui se joue. C’est dire que ce mode d’investigation ne peut laisser de côté la part de subjectivité agissant parfois à l’insu des acteurs concernés. Cette intersubjectivité fait partie intégrante des matériaux recueillis et se présente sous bien des modes. Au-delà de la locution et de l’interlocution par exemple, les sujets éprouvent généralement un sentiment marqué du sceau de l’ambivalence, celui d’être écoutés et accueillis tout en étant « malmenés » ; il peut même en résulter une impression plus ou moins latente, celle d’être « persécutés ». Ainsi le chercheur peut-il aussi bien être perçu comme le sauveur, celui qui vient en quelque sorte réparer ce qui dysfonctionne ; mais il peut également apparaître sous le visage inquiétant du persécuteur, celui qui révèle au grand jour des modes de fonctionnement qu’il vaudrait mieux maintenir sous silence. Face à de tels enjeux, quelles règles mobiliser ? La première consiste à ne pas sortir de son rôle, à tenir la place qui a été préalablement définie lors de la signature d’une convention associant les trois principaux acteurs investis dans cette recherche. Les chercheurs ont pour mission d’élucider ce que peut être l’activité du chef d’établissement. Le commanditaire est là pour rappeler les dimensions institutionnelles d’une telle étude. Quant aux bénéficiaires de cette intervention, à savoir les chefs d’établissement, ils ont pour fonction de dire en quoi les offres de signification qui leur sont proposées les aident à penser leur pratique quotidienne. Mais il est fréquent que les chercheurs soient invités à sortir de leur rôle. Ainsi, pourquoi l’un d’entre eux, dont on connaît par ailleurs la sensibilité clinique, ne recevrait-il pas en entretien d’aide tel ou tel chef d’établissement, précisément parce qu’il est établi que ce dernier est en grande souffrance ? Devant de telles suggestions, il importe de ne pas céder à la tentation de devenir « l’intervenant remède ». Il est essentiel de tenir sa place car toute forme de déplacement inopportun pourrait fragiliser un projet collectif fondé sur un équilibre précaire. En effet, ces trois acteurs sont solidaires les uns des autres. Rien ne peut se faire en l’absence de l’un de ces trois partenaires. Cette règle de la triangulation est primordiale dans un tel dispositif. Ainsi, au tout début de l’analyse de la demande, avant même que ne se tienne le séminaire résidentiel, il apparaît évident aux yeux du coordinateur de cette recherche que ce projet encourt le plus grand risque. En effet, après plusieurs rencontres et la rédaction d’un document final qui présente en détail l’organisation du séminaire résidentiel, la personne qui occupe le rang hiérarchique le plus élevé sur l’échiquier institutionnel, à savoir le directeur diocésain, n’a toujours pas pris connaissance de ce qui a été décidé. Le coordinateur de la recherche insiste donc pour que le projet soit aussi discuté avec ce dirigeant. Chacun sait que tout acteur assigné à résidence dans « le rôle du mort » peut à un moment ou à un autre ressusciter et faire « le fou ». Mais la tentation est grande de la part de certains interlocuteurs de terrain de ne pas tenir la place qui leur est dévolue. Ce fut le cas, lors d’un échange informel : un responsable de la direction diocésaine allait divulguer aux chercheurs le fond de sa pensée, lors d’un échange informel : « maintenant que l’on vous a refilé le bébé, il ne vous reste plus qu’à vous en charger ! » C’est ainsi que l’un des acteurs associés à cette recherche peut abandonner son statut de sujet. Il s’en remet aux chercheurs et les convie à investir une position qui est alors vouée à l’échec puisqu’ils sont invités à s’autoproclamer experts en prenant le risque de formuler des recommandations ; dans bien des cas, elles seront au mieux inefficientes, au pire contreproductives.

Entendre la non recevabilité des messages

12L’inefficience et la contre productivité d’un diagnostic ou d’une expertise mettent en évidence combien, dans ce type de recherche, la question de la recevabilité du message est essentielle. « Le chercheur est un pas devant, pas deux », comme l’écrit Anna Massa (2013, p 114) dans un article consacré à la restitution. Ce moment, dans une intervention de ce type, est capital précisément parce qu’il peut être assimilé à un « organidrame ». Quelles significations donner à ce néologisme (Castal de Castro & Guerrero, 2013) ? Pour répondre à cette question, il importe d’abord et avant tout de reprendre le récit de cette aventure humaine et institutionnelle. Après le séminaire résidentiel, les langues se sont déliées, les chefs d’établissement ont manifesté le désir devant leur hiérarchie diocésaine de ne pas en rester là. C’est ainsi que fut engagée une dynamique de travail qui se poursuit encore aujourd’hui et qui se traduit par la constitution de cinq groupes d’analyse de la pratique et de l’activité. Ces groupes sont animés par deux chercheurs, depuis l’année scolaire 2017-2018, ils se réunissent régulièrement dans les locaux de l’université et ce processus devrait se poursuivre jusqu’en 2020. Par ailleurs, une douzaine d’entretiens approfondis ont déjà été réalisés auprès de différents chefs d’établissement, aussi bien dans des collèges ou des lycées, et ces investigations vont également se prolonger.

13Au terme de cette première année de fonctionnement, il importait donc d’établir un bilan d’étape, de rencontrer tous les chefs d’établissement, ainsi que les membres de la direction diocésaine pour leur restituer quelques pistes de réflexion au regard des matériaux déjà collectés et partiellement analysés. Comme nous l’avons indiqué précédemment, ce temps de restitution se déroulant dans un cadre institutionnel, en l’occurrence au siège de la direction diocésaine, pourrait être assimilé à un « organidrame ». Ce dispositif s’inspire non seulement du psychodrame mais aussi du théâtre-forum. Dans le cas présent, les chefs d’établissement, après avoir écouté un exposé d’une heure, prononcé par l’équipe de recherche, étaient invités à se réunir entre pairs pour débattre. Il s’agit là d’une étape préliminaire, elle doit leur permettre de prendre la parole en assemblée plénière pour évoquer les questions qu’ils se posent, mais aussi pour formuler quelques commentaires au regard de ce qu’ils ont perçu et compris. Sans entrer dans les détails, il apparaissait bien vite que la grande majorité des sujets concernés se reconnaissaient dans les offres de signification proposées par les chercheurs. Cependant, une petite minorité manifestait quelques réticences. S’approprier l’idée selon laquelle il serait pour une part pris au piège d’un « imaginaire leurrant » (Enriquez, 1992) n’allait pas de soi. Entendre qu’il s’agissait là d’une illusion mobilisatrice qui viendrait en quelque sorte fortifier leur « idéologie sacrificielle du métier » (Dejours, 2015), c’était transmettre un message en partie inaudible. En résumé, pour certains, ces interprétations ne passent pas, elles sont, par un certain côté des choses, irrecevables, ce qui ne veut pas dire pour autant qu’elles ne soient pas légitimes.

14Nous touchons là une question qui se pose régulièrement dans le champ de la clinique. Que dire ? Quel est le moment opportun pour le dire afin d’éviter le piège de la provocation, ce qui permettrait progressivement de faciliter auprès des bénéficiaires de la recherche un processus d’appropriation ? À ces questions aucune réponse n’est vraiment satisfaisante. Il importe cependant de noter que le clinicien, dans une démarche de ce type, ne peut concevoir son travail comme s’il s’agissait d’un « sport de combat ». L’enjeu ne consiste donc pas à démontrer, encore moins à expliquer ou informer (Chalier, 2008). Bien au contraire, il s’agit de raconter pour se donner toutes les chances d’être entendu et de faciliter ainsi un indispensable processus d’appropriation. Quels sont les signes de cette dernière ? Ils apparaissent lorsque les interlocuteurs de terrain finissent par changer de place, s’autorisent même à dire ce qu’ils s’interdisent de dire habituellement. Ce fut le cas lors d’une réunion du comité de pilotage de ce projet associant les représentants des trois acteurs investis dans cette recherche. Un chef d’établissement a pris le risque d’énoncer un point de vue partagé par un grand nombre de ses pairs : « Vous les conseillers de la direction diocésaine, il serait temps de retourner sur le terrain car les élèves, les familles ou les enseignants, ont depuis quelques années profondément changé et, pour ce qui vous concerne, vous avez largement dépassé la date de péremption. » Quelques minutes plus tard, un membre de la direction diocésaine, s’adressant aux chefs d’établissement présents allait déclarer combien l’action que ses collègues conduisaient n’était pas toujours bien identifiée ou reconnue, tout particulièrement lorsqu’il s’agissait d’intervenir auprès de managers en difficulté. « On nous reproche parfois de ne rien faire alors que nous mettons en place des dispositifs d’aide mais à la demande des intéressés, nous le faisons en respectant une règle, celle de la plus grande discrétion. »

Conclusion

15On ne dira jamais assez que l’outil essentiel de la clinique, c’est la narration (Niewiadomski, 2012). Mais la parole des uns n’est pas la parole des autres. C’est la raison pour laquelle dans un tel dispositif, les espaces de rencontre sont multiples, au sein desquels les acteurs principaux de la recherche peuvent se parler et ce, sans confusion ni séparation, pour expliciter notamment leurs inquiétudes ou leurs appréhensions. C’est ainsi que lors d’un comité d’orientation, le directeur diocésain évoquera ses préoccupations du moment : « Et si la presse s’emparait des résultats de cette recherche pour dire que la direction générale maltraite ses cadres ? » Devant de tels propos, il importait d’opérer un recadrage. Ce qui fut fait par le coordinateur en charge du projet. Il allait indiquer que ce diagnostic était loin d’être fondé. Dès lors qu’une direction générale s’empare d’une question aussi sensible, à savoir celle de la souffrance au travail, et décide de déployer tout un dispositif pour y remédier, alors cette appréciation n’est plus légitime.

16Que retenir de ce qui précède ? Tout symptôme naît à défaut de paroles. Force est de constater que les lieux pour se dire et se raconter se sont au fil du temps raréfiés, tout particulièrement dans certains champs professionnels. Si les chefs d’établissement apprécient les groupes d’analyse de la pratique et de l’activité, c’est précisément parce qu’ils disposent enfin, hors d’un cadre « institué », d’un espace pour se raconter et tenir parfois des propos qui relèvent de « l’ instituant ». C’est dire que ce genre de recherche, en raison de sa dimension praxéologique et subversive, révèle une certaine forme d’engagement. Cette dernière ne se confond pas avec un quelconque militantisme consistant à défendre farouchement une cause, serait-elle celle de la rationalité. Certes, le psychosociologue d’obédience analytique décide de quitter les gradins pour descendre dans l’arène mais il ne s’agit pas pour lui de mener un combat ou « une lutte à mort ». Bien au contraire, il a pour ambition de faciliter le développement d’espaces de médiation ou de régulation. Une telle implication suppose donc d’accepter l’idée selon laquelle les catégories préfabriquées du sens habituellement mobilisées en vue d’élaborer un objet de recherche sont à la peine, précisément parce que le réel, de par sa complexité, reste pour l’essentiel constitué de zones d’ombre et d’incertitude. C’est la raison pour laquelle, Eugène Enriquez, lors de ses séminaires d’étude doctorale se plaisait à conter l’histoire de l’ivrogne et du réverbère :

17

Un soir, la nuit venue, un homme en état d’ébriété est accroupi sous un réverbère, l’air un peu angoissé. Un passant vient vers lui pour lui demander si ça va. Non ! répond l’ivrogne agacé. Je cherche mes clefs et je ne les trouve pas. Le passant regarde sans apercevoir le moindre trousseau. « Et où les avez-vous perdues ? », demande-t-il. « Là-bas » répond l’ivrogne en désignant un endroit bien éloigné de celui où il cherche. « Mais pourquoi chercher ici si vous les avez perdues là-bas ? » « Parce qu’ici, c’est éclairé ! ».
(cité par Gaulejac, 2013, p. 284-285)

18Bien des choses sont dites à la faveur de cette « croustillante » parabole. Mieux vaut rester sous le réverbère car il est risqué d’explorer les zones laissées en jachère et maintenues dans l’obscurité. Et pourtant, ces points obscurs, ces événements inédits, ces incidents sont source d’inspiration pour le clinicien. Afin de comprendre, il importe donc de consentir à se laisser surprendre ce qui nécessite de se déprendre d’une illusion, celle d’incarner la lumière. Rien n’est acquis et tout est incertain, c’est tout du moins ce que sous-entendait Gaston Bachelard lors d’une conférence prononcée devant des universitaires. Il avait adopté une formule malicieuse en guise de préambule ; il commentait avec humour des propos attribués à Jacques Lacan : « Un fou qui se prend pour un roi est un fou mais un roi qui se prend pour un roi n’en est pas moins fou et un professeur d’université qui se prend pour un professeur d’université est un fou. »

19La formule est certes provocatrice. Elle permet cependant de saisir combien il est essentiel pour un chercheur qui se fait clinicien de ne jamais se prendre au sérieux tout en faisant son travail scrupuleusement. Pour le dire autrement, un tel projet ne se réduit pas au déploiement d’une quelconque ingénierie méthodologique qui serait systématiquement reproductible en tout temps et en tout lieu. À cet égard, il est possible d’émettre un regret : les règles, les protocoles, les précautions, les normes et les calculs, si utiles soient-ils, sont des « digues » qui protègent mais rendent la rencontre bien difficile ; c’est la raison pour laquelle ils envahissent plus que de raison les traités de méthodologie de la recherche en sciences humaines et sociales. Pour le chercheur, le recours à ce discours prescriptif est certes rassurant mais dans bien des cas l’investigation, lorsqu’elle est engagée, risque de passer à côté de l’essentiel. Se faire clinicien c’est développer une écoute sensible pour exploiter « le potentiel de la situation » (Jullien, 1999) tel qu’il se présente. Or ce génie du moment et du contexte c’est précisément ce qui relève de l’ingenium de la recherche.

Bibliographie

Références bibliographiques

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Mots-clés éditeurs : clinique narrative, sujet, souffrance au travail, recherche-action, analyse de la demande

Date de mise en ligne : 28/11/2019.

https://doi.org/10.3917/lsdlc.009.0049

Notes

  • [1]
    Cette conférence a été prononcée par Jean-Yves Robin en 2015 à l’Université catholique de l’Ouest. Elle avait pour titre : « Des normes en quantité, une pathologie de la qualité ».
  • [2]
    Seuls les enseignants titulaires sont des contractuels de l’État dans les établissements catholiques d’enseignement du premier et du second degré.
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