Notes
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[1]
Pousser le camarade du coude : « T’as compris ? J’y pige rien ! », et alors faire sienne non la vision du maitre mais néanmoins celle d’autrui, ou guetter la pendule salvatrice, thème que j’ai traité poétiquement, souhaitant par cette mise en abîme permettre un échange avec la classe : « Madame pendule […] Ayez du cœur pour les petits […] qui sur leurs chaises de s’évader seraient bien aise. » (Roelens, 2017, p. 31)
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[2]
L’absurde d’une « table rase » culturelle est mis en lumière par ce mot de Desproges : « Qu’importe la culture ? Quand il a écrit Hamlet, Molière avait-il lu Rostand ? Non. »
-
[3]
Pour reprendre les termes de G. Guillot (2006).
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[4]
Au sens de protection des vulnérables (Jonas, 1990).
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[5]
Le film Le cercle des poètes disparus donne à réfléchir sur ce point.
1L’autorité éducative est souvent considérée sous sa forme fonctionnelle, « relative aux conditions du bon fonctionnement de l’école et des choses » (Foray, 2010, p. 85). Il est cependant un autre sens, souligné par Bruno Robbes :
Avoir de l’autorité en tant qu’auctor, c’est donc avoir cette confiance suffisante en soi, c’est être suffisamment maître de sa propre vie pour accepter de se confronter à l’autre avec son savoir et ses manques, en ayant le souci de lui ouvrir des voies non tracées à l’avance vers l’autonomie, de l’aider à poser des actes permettant de s’essayer à être à son tour auteur de lui-même.
3L’autorité qui rend auteur est aussi celle qui fait de l’homme un « sujet dans la continuité de son existence » (Marcelli, 2003, p. 229). Elle semble donc devoir rencontrer le « sujet lecteur », c’est ce que défendra notamment cet article.
4La pratique enseignante et la pratique auctoriale ont donc en commun de consister à occuper une place d’autorité, mais aussi de se nourrir des lectures de l’auteur (qu’elles soient scientifiques ou littéraires). Cet article soutient également qu’elles s’enrichissent l’une l’autre face à l’objet littéraire, dans les processus de transmission comme de création.
5Ces deux thèses seront traitées par le prisme d’une description d’expérience éducative et auctoriale, avec la conviction que « les philosophes de l’éducation doivent être à la fois dedans et dehors » (Foray, 2016, p. 71). Cette démarche impose d’accepter « la responsabilité qui consiste à parler à la première personne » (Ibid. p. 69). Elle prescrit également de prendre largement appui sur les « outils culturels disponibles » et la pratique de la discussion rationnelle et critique (Ibid.). Les notions d’autonomie et d’autorité étant prépondérantes dans ce travail, deux ouvrages récents s’y consacrant (Foray, 2016 ; Guillot, 2006) sont particulièrement sollicités.
6Étant à la fois auteur, notamment de textes poétiques destinés au public d’âge scolaire, enseignant dans le premier degré et chercheur en sciences de l’éducation, il me semble possible d’aborder deux articulations enrichissantes des positions d’autorité éducative et littéraire (Bouju, 2010). Cette interrogation sur la didactique du « rendre auteur » et de « l’être auteur » fut à l’origine de la conception d’un recueil réinvestissant les apports de l’expérience éducative vécue d’une part, de l’analyse a posteriori d’autre part (Roelens, 2017). Conçu en dialogue permanent avec les séances de classes vécues au quotidien ainsi que l’évolution des contextes de pratiques (enseignement spécialisé, contextes culturels variés de par l’affectation sur un poste de titulaire remplaçant), je le perçois comme un objet à la fois littéraire, pédagogique et philosophique.
7Cet article soutiendra enfin qu’un accompagnement bienveillant dans l’entrée en lecture comme en écriture poétique peut contribuer à rendre auteur le sujet lecteur, en lui permettant d’aborder en état de sécurité affective (Gueguen, 2014) la découverte et la production d’écrits.
Le risque de l’« objet lecteur »
L’autoritarisme poétique
8En tant qu’élève et en tant qu’enseignant, j’ai souvent entendu cette phrase : « Une leçon, ça s’apprend par cœur, au mot près, comme une poésie ! ». J’en ai connu des variantes, mais jamais de déclinaisons s’achevant par « comme une liste de fleuves » ou « comme le schéma du pistil ». La lecture poétique semble, de manière parfois inconsciente, être souvent vue comme une propédeutique à l’apprentissage « par cœur » et à la fameuse récitation, image d’Épinal des salles de classes en même temps que souvenir, heureux ou non, que beaucoup d’adultes, donc de parents, conservent de leur expérience scolaire. Le risque d’une pareille approche est d’aboutir à ce que Roland Barthes appelle des « lectures mortes », des récitations quasi-phonétiques d’élèves appliqués ou des palissements mutiques devant le texte à lire à voix haute. Évoquant ce que fut l’enseignement littéraire, Marcel Gauchet écrit : « il reposait sur l’imprégnation de la manière des maîtres, manière qu’on célébrait davantage qu’on ne cherchait à la comprendre. » (2008, p. 98) L’imprégnation, l’argument d’autorité au sens traditionnel, ne semble pas alors relever d’une émergence du sujet. Pour le dire comme Gérard Guillot, il se peut dans ce schéma que « le sujet éduqué » soit « devenu l’objet désiré » (2006, p.16). Cela concerne l’expérience du « bon » élève. Mais pour l’élève en difficulté, la lecture comme expérience de vie peut alors devenir la confrontation au lire poétique comme expérience de « survie », dans laquelle on cherche des alliés de circonstance [1] mais où le stress interdit la confiance en soi nécessaire pour être « auteur de sa lecture ». Ajoutons que si rien n’interdit à un enseignant de n’avoir aucun goût pour la poésie, la présence de celle-ci en classe est imposée par les instructions officielles successives. Quelles que soient leurs moutures, il est ainsi question de compétences dans le domaine du « langage oral », parmi lesquelles le fait de savoir « réciter ». Il est permis de penser que s’il est obligatoire de savoir réciter des poèmes, respecter le sujet lecteur en émergence consiste précisément à ne pas le réduire à une simple « caisse de résonance » d’un texte. On entendra alors, parfois, par commodité de langage, un enseignant lui demander d’y « mettre du sien », en toute bonne volonté, pour l’inciter à l’effort que l’on suppose ensuite bénéfique. Or précisément, le Lire peut être, devrait être, un effort bénéfique, une forme d’otium, de loisir studieux. Mais il faut alors pouvoir y « mettre du sien » au sens d’être sujet et non objet de sa lecture, mais pas exclusivement, sans quoi la culture, ici littéraire, ne procède plus de ce qu’Hannah Arendt (1972) en fait, à savoir une manière d’aller au-delà de Soi-même. L’enjeu est l’équilibre, ou plutôt les équilibres successifs.
9Un autre écueil semble pouvoir toucher cette fois l’enseignant amateur, voire passionné de poésie. J’en ai fait l’expérience, et ce sont mes lectures scientifiques qui alors m’ont permis d’évoluer. Il s’agit du manque de recul critique face à un texte qui « touche » l’enseignant, qui a compté dans sa vie de lecteur, et qui « projette » son ressenti sur les élèves auxquels il destine le texte dans la conception des séances. Le risque est alors la perte d’objectivité des « critères de réussite » du travail. Que le chancelier Guillaume de Tyr s’inquiète de voir son jeune élève, Baudoin IV, futur roi de Jérusalem, ne manifester aucun ressenti aux blessures subies aux bras, puis y devine la lèpre qui le rongeait est une chose. Il se fie à un indicateur « objectif ». Mais considérer qu’il serait « pathologique » ou « marqueur d’échec » de ne pas être touché par les vers de tel auteur au prétexte qu’il nous touche nous-même pose problème. Cela relèverait de ce que Guillot appelle la première injonction destructrice de l’autoritarisme, celle qui refuse au sujet de ressentir par lui-même, se pose en maître des sensations d’autrui et lui impose l’installation dans des « plaisirs prédéterminés » (Guillot, 2006, p. 18). À partir d’un indicateur subjectif (l’expérience propre de lecture) s’opère une « dépossession de soi chez autrui » (p. 19), que Guillot illustre par ces mots de Jacques Lacan : « Si je me mets à la place de l’autre, l’autre il se met où ? » (cité par Guillot, p. 21). Lire est une expérience de la vie mais aussi une expérience qui se vit.
Poésie et autorité évacuée
10Lire est également une expérience qui se construit. Il semble téméraire de s’en remettre, pour faire émerger le sujet lecteur, à la seule attente d’une illumination, d’une entrée ex nihilo en poésie comme on entre en religion à la suite d’une extase ou d’une vision. Toutefois, la volonté, sans doute légitime, de se démarquer des excès de l’autoritarisme conduit parfois à nier le rôle même que peut et doit jouer une autorité non pathologique dans l’accompagnement d’un processus éducatif. Passer du conditionnement de l’« objet lecteur » au renoncement à l’objectif d’émergence du sujet lecteur est un danger. L’enjeu est de faire accéder l’élève à la capacité définie par Barthes de faire de la lecture le moyen de « réécrire le texte de l’œuvre à même le texte de notre vie » (1995, p. 972). Car être « auteur de sa lecture » n’est pas inné. Le terme d’« autorité évacuée » est employé par Robbes pour désigner la « tendance à refuser l’idée même d’autorité et son exercice, au nom de son caractère prétendument illégitime et anti-éducatif » (2010, p. 59). Guillot parle pour sa part d’existence abandonnée pour décrire ce à quoi est alors soumis l’élève. Dans sa réflexion sur le sens des enseignements littéraires, Gauchet fait du « mythe de l’expression » le « facteur le plus puissant du désinvestissement du littéraire » (Blais, Gauchet & Ottavi, 2008, p.103-104). Il semble fondamental que cette expressivité ne se déploie pas « contre » une culture littéraire [2] relevant du « monde commun » mais « en appui » sur elle. Pour paraphraser Sacha Guitry, on peut dire que pour lire, il faut être contre la littérature, oui, tout contre.
11Un autre enjeu d’une telle posture est que la lecture poétique elle-même pourrait à terme se voir « évacuée ». La poésie est paradoxalement un objet « familier » des classes et un objet « étranger » à nombre de lecteurs adultes. De même, la lecture, la déclamation, l’écriture poétique peuvent être source d’appréhension pour les élèves comme pour les enseignants chargés de concevoir et de mener les séances s’y rapportant. Et si demeure la dimension prescriptive des programmes, il ne faut pas sous-estimer ce que Jean De Munck appelle la régulation autonome du système informel (Marcelli, 2003, p. 14-15) qui peut conduire à ne pas s’opposer frontalement aux instructions mais à les appliquer a minima, de manière consciente ou inconsciente. De même, la relativisation du « potentiel de prescription » de l’École dans ce domaine est nécessaire. Lue dans la seule classe, la poésie est un objet de la culture scolaire mais non d’un processus de co-éducation. Foray écrit :
Je ne crois pas possible de soutenir que les écoles auraient le monopole du développement de l’autonomie intellectuelle. Parce que l’éducation est une pratique humaine et sociale, elle est nécessairement multilocalisée.
13Être un sujet lecteur semble relever notamment de l’autonomie intellectuelle, et entrer dans ce cadre. Cependant, cela ne signifie pas la non-directivité totale. J’ai souvenir d’un élève qui rechignait à choisir un poème dans une boîte en contenant une centaine plastifiés car, selon ses mots, à chaque fois qu’il en choisissait un, il regrettait presque aussitôt de ne pas avoir pris les autres. Il éprouvait le « poids du choix » (Marcelli, 2003, p. 244). Le laisser se focaliser sur cette gêne n’aide certes pas à s’ouvrir à la poétique des mots. Accompagner son choix l’avait « libéré ».
14Gauchet écrit que la littérature « avait l’atout d’être l’un des vecteurs prioritaires de cette ouverture vers l’au-delà du présent qui empoignait les esprits avec une vigueur qu’aucune « ouverture sur la vie » n’atteindra jamais » (Blais, Gauchet & Ottavi, 2008, p. 101). Le problème serait alors qu’« il ne subsiste à peu près rien de cette capacité de mobilisation » (Ibid.). Cela semble pouvoir être nuancé. Que la mobilisation générale ne sonne plus à la simple résonance du tocsin des Plaideurs de Racine ou des vers de Péguy n’est guère douteux. Ouvrir une porte ne signifie pas la franchir, et sans médiation entre l’élève et le texte, il y a fort à parier que l’« objet lecteur » reste statique plutôt que le « sujet lecteur » s’anime. Or Gauchet lui-même dit de l’autorité :
Elle n’est là que pour le passeur qu’elle promet au nouveau venu devant ce gué redoutable. Elle l’assure d’un intercesseur, d’un allié dans la place, qui sera d’autant plus sûr qu’il ne cache rien des embûches du parcours à franchir.
16D’où une nécessité de penser le rôle de l’auctor, qui est ce fameux allié.
Autorité éducative et autorité littéraire : l’auctor
17Arendt (1972, p. 161) insiste sur la distinction faite à Rome entre l’artifex, celui qui est le constructeur effectif d’un objet, son artisan, et l’auctor, celui qui en inspire la réalisation, qui augmente ainsi le « patrimoine » de la Cité. Se placer dans la perspective de l’émergence du sujet lecteur et non de la « fabrication », voire de la « fabrication en série » d’« objets lecteurs », impose de réinvestir le sens porté par cette distinction et de penser l’autorité qui autorise, qui augmente.
18Selon Robbes (2010), comme évoqué en introduction, l’autorité consiste entre autres à aider l’autre à poser des actes pour devenir auteur de lui-même. Il semble que cela impose en amont, pour celui qui occupe la place d’autorité, de se poser à lui-même, en autonomie, des actes du même type. Lire soi-même, tout d’abord. De la poésie, dans le cas évoqué, et ce au-delà des voies tracées des auteurs les plus couramment rencontrés dans les classes. De la philosophie de l’éducation, également, pour pouvoir penser sa pratique, analyser a posteriori les réussites comme les échecs. Cela participe à la fois de la maîtrise des contenus enseignés et de la formation initiale et professionnelle. Un autre acte semble toutefois signifiant, et très éclairant pour ensuite demander à l’élève de lire puis, souvent, d’écrire des textes. Il s’agit de s’appliquer à soi-même cette autorité comme ce qui « autorise » à entreprendre quelque chose, à avoir une estime de soi suffisante pour estimer que cela en vaut la peine. Dans le cas présent, cela signifie écrire des poèmes. Le choix de me confronter à quarante formes poétiques classiques, avec le double impératif de respect des contraintes formelles et d’accessibilité à un public jeune et contemporain, relevait d’une mise en abîme de ce que permet l’autorité. Tout d’abord, l’expérience du lien qui libère au lieu d’étouffer. Ensuite, cette perpétuelle articulation entre un monde « toujours déjà là », une culture qui nous précède et nous survit, et le fait de vivre une vie présente, assertive, faite d’expériences, de vulnérabilités, de mouvements, d’interactions.
19Dans sa réflexion sur autorité et auctorialité, Christine Baron insiste, s’appuyant sur la pensée de Myriam Revault d’Allones, sur le rôle de l’autorité comme pouvoir des commencements. Elle écrit :
L’autorité ne se fige ni dans la conservation d’un patrimoine ni dans le dogme d’un avènement du futur. L’autorité, travaillée de cette ambivalence, pose la question de la continuité des modèles et de la possibilité pour un auteur d’être lu et entendu aujourd’hui.
21Faire émerger le sujet lecteur peut donc bien être pensé comme la capacité de l’enseignant, par son autorité éducative, à rendre l’élève « auteur » et « acteur » de sa propre lecture. Cela participe aussi d’une reconnaissance de l’autorité auctoriale, car l’auteur écrit notamment pour être lu et entendu. La soumission passive à la mélodie des syllabes relève donc davantage de l’objet lecteur que du sujet lecteur. La lecture comme expérience de vie est un mouvement, une dynamique.
22L’autorité éducative bienveillante renonce à empêcher le mouvement comme à le conduire d’une main de fer (à l’image du tuteur ou du chef autoritaire) mais se refuse à se désintéresser du parcours de vie d’un être vulnérable, ici un enfant, un élève. Le chemin qui mène de l’ouverture sur la vie, pour reprendre le terme de Gauchet, au lire comme expérience de la vie d’un sujet lecteur doit être parcouru. Or l’élève ne peut le parcourir seul. Si les capacités de mobilisation de la poésie sont restreintes, il faut alors penser les « capabilités », pour le dire comme Martha Nussbaum, de l’enfant à se construire en tant que sujet lecteur, ce qui reprend la réflexion de Daniel Marcelli cité en introduction. Ce langage est à la fois celui du care, de la sollicitude, du devenir autonome. Il conduit à penser l’accompagnement bienveillant vers la « lecture vivante ».
L’accompagnement bienveillant du sujet lecteur
Lire en état de sécurité affective, prendre soin du sujet lecteur
23Le mal-être pouvant naître d’une entrée « autoritaire » ou « abandonnée [3] » dans la lecture poétique ayant été développé en première partie, il sera simplement rappelé ici que, comme le dit Guillot (2006, p. 2006), pour dépasser son maître de savoir, il y a deux conditions, celle que ce dernier ait laissé ouverte cette possibilité, et celle d’avoir eu un maître. Cette sous-partie évoque un « danger » plus insidieux que le pouvoir du maître, celui du pouvoir du lu.
24Si lire est une expérience de vie, la responsabilité [4] des adultes est que cette expérience ne soit pas « traumatique ». Les mots inquiets de Sartre (1985) sur le devenir du lecteur, happé dans son existence présente par ce que le texte peut ouvrir de possibles fictifs doivent faire réfléchir. De même, qui n’a pas été « pris », voire « prisonnier » d’une lecture, ou de quelques strophes qui sans cesse reviennent en tête. Pour un sujet lecteur autonome, nul doute que cela participe du plaisir de lire. Mais pour un sujet en devenir, aboutir, pour reprendre les métaphores précédentes, au vertige ou la claustrophobie ne serait assurément pas satisfaisant. Être en état de sécurité affective (Gueguen, 2014) est nécessaire pour être pleinement auteur de ses actes cognitifs, pleinement acteur de ses apprentissages. L’accompagnement bienveillant du sujet lecteur relève d’un prendre soin au sens où l’entendent les théoriciennes du care (Tronto, 2009). L’autorité éducative bienveillante doit être une maïeutique du bien-être.
25Si, comme le dit Gauchet, « la magie du verbe poétique n’opère plus » (Blais, Gauchet & Ottavi, 2008, P. 100), l’absence de soin thaumaturgique n’interdit pas de penser un soin pragmatique, modeste, réciproquement profitable au sujet lecteur et au texte lu. L’autorité éducative et l’autorité littéraire se mêlent alors dans la construction d’un lien de confiance entre l’enseignant, l’élève et le texte. Le prendre soin est partagé. Me souvenir de ce que j’ai éprouvé en lisant pour la première fois l’analyse faisant de la fameuse fourmi de dix-huit mètres de Robert Desnos une métaphore des trains de la mort et de la Shoah me permet de prendre soin des élèves comme du texte. Prendre soin du texte dans sa perduration comme objet lu, sa musicalité le faisant apprécier de tous les âges d’élèves, mais aussi dans sa complexité en n’ignorant pas ce sens qu’il porte. Prendre soin des élèves en préservant les plus jeunes de cette sombre vision, et en accompagnant – dans le cas d’une classe de cycle 3 ayant mené un projet sur le thème de la mémoire de la Shoah – vers la découverte de ce même sens, marque de respect et de confiance en leur capacité de compréhension comme en leur maturité mémorielle. J’ai, dans ma pratique enseignante, eu l’occasion de me confronter aux deux extrêmes « observables » du spectre émotif du lecteur, l’apparente imperméabilité (voix monocorde, visage figé) comme le sujet lecteur « débordé » par l’émotion d’un texte (lu lors d’une commémoration par exemple). L’autorité éducative, dans le lire comme ailleurs, peut être pensée comme un dispositif dynamique d’autorisations (à s’ouvrir aux émotions portées) et de protections (face au risque d’être emporté). L’autorité bienveillante est alors celle qui accompagne le devenir autonome.
Autonomie du sujet lecteur et monde littéraire
26Foray donne de l’autonomie la définition suivante : « capacité qu’a une personne de se diriger elle-même dans le monde » (2016, p. 19). Appliquée au sujet lecteur, cette définition signifie qu’accompagner le devenir autonome, rendre auteur, implique à la fois d’accompagner un mouvement jusqu’à ce qu’il puisse assumer lui-même cette charge, et transmettre, au sens arendtien, un monde de culture dans lequel ce mouvement se déploiera, ici de culture littéraire. L’autorité éducative bienveillante doit assumer cette double dimension. Cela interdit face à l’objet littéraire deux écueils, celui du dogmatisme absolu selon lequel « rien ne vaut rien » si ce n’est les « maîtres » d’un genre, et celui du relativisme absolu selon lequel tout se vaudrait, novices et maîtres. Guillot dit au contraire que « l’éducation au plaisir critique participe d’une autorité de bienveillance » (2006, p. 164). Or cela ne se fait pas sans introduction au monde littéraire. Usant de la métaphore cinématographique, Foray écrit :
C’est parce que l’on a une image schématique du western que l’originalité de ceux de J. Ford ou d’H. Hawks peut apparaître. La connaissance des notions communes ne contredit pas celle du singulier. Elle est enveloppée par elle et la facilite à sa façon.
28Donner une image « accessible » de ce qu’est un épithalame (Roelens, 2017, p. 19) ou un rondeau (p. 37) en explicitant mon propre parcours pour aller de la découverte de ceux d’auteurs classiques à leur compréhension, puis de la découverte des codes qui les régissent à une position auctoriale, donne à voir à l’élève non pas le moyen de procéder, mais que ce processus procède de moyens concrets mis en œuvre.
29Donner à voir aux élèves le résultat de sa propre production littéraire s’inscrit à la fois dans cette transmission du monde et dans l’éducation au plaisir critique. En explicitant, à partir d’une forme poétique donnée, les apports qu’ont constitués certains textes du patrimoine littéraire, lus et relus, l’articulation entre l’expérience de lecture et la culture littéraire est exemplifiée de manière simple et aisément intelligible. De même, présenter sa propre production comme ne valant pas rien, sans en tirer de prétention, mais ne valant pas les « maîtres » sans en tirer d’humiliation, participe à cet accompagnement vers l’autonomie du sujet lecteur. Cela permet un effet de perspective qui semble indispensable pour ne pas laisser dos à dos les deux extrêmes évoqués ci-avant du dogmatisme et du relativisme absolu. En appui sur le lien de confiance construit entre l’élève et l’enseignant, une telle démarche permet d’ouvrir à l’élève un champ des possibles pour ressentir par lui-même sa lecture, la penser par lui-même, et faire exister par lui-même le lire des autres par l’écrire. Il peut devenir lui-même « auteur » si ces séquences s’articulent, comme elles le peuvent, avec des projets de production de textes poétiques. La production de l’enseignant ouvre un espace tiers entre la feuille blanche et le « classique », que l’élève peut investir, avec l’accompagnement bienveillant que permet l’autorité éducative d’une part, mais aussi l’enseignant qui, en tant qu’« auteur », a accepté de confronter son écrit à la lecture de l’autre. Le partage de ces expériences est réciproquement profitable à condition d’être empathique.
Conclusion
30Ce qui précède va dans le sens d’une autorité éducative bienveillante, enrichie d’une expérience d’auctorialité, cherchant une succession d’équilibres entre la dimension de verticalité que représente l’entrée dans un monde de culture littéraire, et l’horizontalité des expériences subjectives de chaque lecteur dans son expérience de vie, ici scolaire. Guillot, se référant à Alexandre Kojève, souligne cette « orthogonalité » de la place d’autorité : « C’est au croisement de cette verticalité et de cette horizontalité qu’est le point cardinal qui garantit la bientraitance de cette autorité. » (2006, p. 155) Enseignant, auteur, lecteur, ayant reçu ce monde avant de devoir le transmettre, l’enjeu est d’assumer cette responsabilité qui est celle de l’auctor.
31Il semble utile de conclure par une précaution éthique. Si ce qui précède conduit à réinvestir en creux la posture du Pygmalion ou le recours à l’autorité charismatique [5], alors assurément la volonté d’accompagner le sujet lecteur pour le rendre « auteur de ses lectures » aura échoué. L’idée est que l’élève ne se dise pas « le maître écrit, il est fort » mais « le maître écrit, je peux écrire ». De même pour la capacité à vivre une expérience du plaisir critique de lire. L’enseignant, dans ce modèle, n’écrit pas pour se « faire briller », pour susciter l’admiration, mais au contraire pour faire l’expérience de l’humilité face à la feuille blanche ou au sens qui s’échappe, vecteur d’empathie envers le ressenti des élèves en difficultés face à ces pratiques. La conscience de ses manques, pour le dire comme Robbes, l’apprentissage d’une grammaire émotionnelle de l’insécurité face à l’expérience de lecture poétique, vise à expertiser l’accompagnement des vulnérabilités d’autrui, ici les élèves. Il n’est pas interdit de penser que beaucoup d’« anciens bons élèves » enseignent, et sans doute excellaient-ils à lire et réciter les fables de La Fontaine et les classiques de Prévert. Sortir de sa zone de confort par la confrontation à l’autorité littéraire permet, entre autres, une ré-interrogation critique de son autorité éducative face au lire et au faire lire. Réécrire et relire bien des fois, avec ce que cela comporte de frustration, un texte (voir annexe) écrit lors d’une expérience d’enseignement dans l’ash visant à mettre des mots sur les maux exprimés par les élèves, inquiets quant à leurs propres possibilités de devenir autonomes et « assertifs » (Marcelli, 2003) participe de cette démarche. Ce qui distingue l’autorité bienveillante de l’autoritarisme comme de l’absence d’autorité, c’est notamment qu’avoir conscience de ses propres faiblesses ne l’incite pas au renforcement ni au renoncement, mais à la sollicitude. Par l’accompagnement, le lire poétique se vit ; hors de lui, on peut craindre qu’il se meure.
Grandir
Grandir, ce n’est pas que changer de tailleGrandir, ce n’est pas devenir sans failleGrandir, ce n’est pas être Monsieur tout l’mondeC’est être Monsieur Soi, le seul au mondeGrandir, ce n’est pas n’être plus soi-mêmeGrandir, c’est de savoir dire que l’on aimeGrandir, ce n’est pas tous les jours facileMais on y passe tous, qu’on soit « elle » ou « il »Grandir, ce n’est pas être le plus fortGrandir, ce n’est pas n’avoir jamais tortGrandir, c’est de savoir penser à soiMais sans oublier de penser à toiGrandir, ce n’est pas facile à décrireGrandir, la meilleure façon de le direC’est bien s’essayer chaque jour de sourireAu temps qui toujours passe sans rougir
Bibliographie
Références bibliographiques
- Arendt, H. (1972). La Crise de la culture. Traduction par Patrick Lévy. Paris : Gallimard.
- Baron, C. (2010). Autorité, auctorialité, commencements. In E. Bouju (dir.). L’autorité en littérature. Rennes : Presses Universitaires de Rennes.
- Barthes, R. (1995). Œuvres complètes, Tome III. Paris : Seuil.
- Blais, M., Gauchet, M., & Ottavi, D. (2008). Conditions de l’éducation. Paris : Stock.
- Foray, P. (2009). Trois formes de l’autorité scolaire. Le Télémaque, 35, 73-86.
- Foray, P. (2016). La description de l’expérience comme objet et méthode de la philosophie de l’éducation. Le Télémaque, 50, 67-72.
- Foray, P. (2016). Devenir autonome, apprendre à se diriger soi-même. Paris : esf.
- Gueguen, C. (2014). Pour une enfance heureuse. Paris : Robert Laffont.
- Guillot, G. (2006). L’autorité en éducation. Paris : esf.
- Jonas, H. (1990). Le Principe reponsabilité. Paris : Les Éditions du Cerf.
- Marcelli, D. (2003). L’enfant chef de la famille. L’autorité de l’infantile. Paris : Albin Michel.
- Robbes, B. (2010). L’autorité éducative dans la classe. Paris : esf.
- Roelens, C. (2017). Précis de poétique pour enfants. Rendre l’enfant (h) auteur. Paris : Édilivre.
- Sartre, J.-P. (1985). Qu’est-ce que la littérature ? Paris : Gallimard.
- Tronto, J. (2009). Un monde vulnérable. Pour une politique du care. Paris : La Découverte.
Notes
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[1]
Pousser le camarade du coude : « T’as compris ? J’y pige rien ! », et alors faire sienne non la vision du maitre mais néanmoins celle d’autrui, ou guetter la pendule salvatrice, thème que j’ai traité poétiquement, souhaitant par cette mise en abîme permettre un échange avec la classe : « Madame pendule […] Ayez du cœur pour les petits […] qui sur leurs chaises de s’évader seraient bien aise. » (Roelens, 2017, p. 31)
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[2]
L’absurde d’une « table rase » culturelle est mis en lumière par ce mot de Desproges : « Qu’importe la culture ? Quand il a écrit Hamlet, Molière avait-il lu Rostand ? Non. »
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[3]
Pour reprendre les termes de G. Guillot (2006).
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[4]
Au sens de protection des vulnérables (Jonas, 1990).
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[5]
Le film Le cercle des poètes disparus donne à réfléchir sur ce point.