1Le verbe « accueillir » renvoie fondamentalement à deux voies : l’une active, qui s’inscrit dans l’action ; l’autre, passive, se réfère à la réceptivité. Le rapport établi entre le fait d’accueillir et celui d’être accueilli pose d’emblée une dialectique de réciprocité et avec elle une myriade de questions afférentes : comment accueillir / être accueilli, quelles en sont les conditions ? Pourquoi accueillir, au nom de quoi ? Pour quoi accueillir, en vue de quoi ? Telles sont les trois pistes envisagées, dans lesquelles les conditions de possibilité de l’accueil, les dimensions éthiques puis politico-juridiques seront réfléchies avant d’ouvrir à des horizons de vie commune.
Conditions de possibilité de l’accueil : un espace co-construit et un temps suspendu
2Par-delà la nécessité d’un sujet qui accueille et d’un sujet qui demande à être accueilli, que nous examinerons ci-dessous, accueillir suppose un lieu et un temps autant qu’une durée. Comment accueillir en effet sans assise réelle ou symbolique, ni durée ? La fonction récipiendaire de l’accueil engage un topos suffisamment délimité pour pouvoir recevoir la personne. Ce topos s’appréhende comme « sol », comportant ainsi une séparation originaire entre ce qui le définit et ce qui lui est extérieur. Cette démarcation entraîne une ligne de frontière et symboliquement un partage entre les personnes natives de ce sol ou déjà acceptées, et celles qui viennent de l’extérieur, autres lieux de naissance ou d’histoire.
3Inviter chez soi un être qui n’en faisait pas partie jusqu’alors interroge le degré d’ouverture et, par là même, pose des questions de périmètre symbolique, de territoire, de limite et de seuil entre intériorité et extériorité à soi. Le mouvement de l’accueil s’effectuerait alors selon un double niveau, non seulement de l’extérieur vers l’intérieur, mais antérieurement de l’intérieur vers l’intérieur lui-même. C’est-à-dire qu’avant d’accueillir de facto, il s’opère un geste d’ouverture favorable à l’autre souhaitant entrer. Considérant alors l’accueil dans sa transitivité directe, une acceptation préalable à l’ouverture de soi est requise.
4Mais que requiert cette capacité d’accepter une ouverture ? Nous verrons qu’elle engage bien davantage que soi. Comme l’a montré a contrario H. Arendt, à propos de la notion de « désolation », cette expérience de vie particulièrement préjudiciable, à ne pas confondre avec la solitude :
Ce qui rend la désolation si intolérable c’est la perte du moi, qui, s’il peut prendre réalité dans la solitude, ne peut toutefois être confirmé dans son identité que par la présence confiante et digne de foi de mes égaux. Dans cette situation, l’homme perd la foi qu’il a en lui-même comme partenaire de ses pensées et cette élémentaire confiance dans le monde, nécessaire à toute expérience. Le moi et le monde, la faculté de penser et d’éprouver sont perdus en même temps.
6L’accueil ne serait possible ni à partir de la solitude, précisément parce que, « en compagnie de moi-même », je ne saurais être prêt à m’ouvrir à l’autre, ni à partir de la « désolation », parce que j’aurais alors perdu toute possibilité de pensée et de sensibilité. F. Chekroun reprend l’idée de « sol » contenue dans le mot « désolation » pour signifier « le sol qui sert de fondement à la vie dans les relations humaines » (Chekroun, 2012, p. 162). L’accueil suppose alors l’unité du moi constituée par les relations aux autres et le rapport au monde, via la faculté de penser et d’éprouver, autrement dit la pensée et la sensibilité. En écho au phénomène de « banalité du mal », analysé par H. Arendt dans sa relation du procès d’Eichmann (1991), la possibilité même d’accueillir engage une activité de la pensée.
La manifestation du vent de la pensée n’est pas la connaissance ; c’est l’aptitude à discerner le bien du mal, le beau du laid. Et ceci peut prévenir des catastrophes, du moins pour moi-même, dans les rares moments où les cartes sont sur table.
8Or, « la principale caractéristique de la pensée est d’interrompre toute action » (Arendt, 1996, p. 34). L’accueil engage donc un moi – unifié et néanmoins relié aux autres et au monde – capable de penser et d’éprouver, c’est-à-dire capable d’ouvrir une brèche dans le flot des activités. La fonction contenante de l’accueil implique alors une durée de suspension d’activité autre que la pensée elle-même, propre à permettre au sujet qui accueille de se mettre en disposition d’accueillir. L’exercice du penser qui s’interroge et/ou porte attention à l’éprouvé de la sensibilité. Nous considérons l’exercice du penser comme préalable au geste de l’accueil, qui présuppose en amont une rupture temporelle précisément pour accueillir « le vent de la pensée », ainsi qu’un sol originaire, un espace co-construit en moi relié au monde. La naissance d’un enfant, l’arrivée d’un « étranger » ou d’un « nouveau » sujet ne saurait être rendues possibles sans l’exercice du penser qui donne sens au projet d’accueillir et accompagne cette venue. Lorsque l’accueil n’est pas accompli, insuffisamment pensé comme place symbolique et réellement donnée, s’inscrivant dans un projet, ce sont d’autres concepts qui sont mobilisés tels que la liminalité (Van Gennep, 1981 ; Murphy, 1987), le stigmate (Goffman, 1963), l’exclusion via la désaffiliation et l’insécurité sociale (Castel, 1995), la précarisation (Paugam, 1996), y compris dans le domaine du handicap (Stiker, 1982 ; 1996 ; Calvez, 1990 ; 1991) et du traumatisme psychique (Mansouri, 2008).
Accueillir au nom de quoi ?
9Au-delà des conditions de possibilité de l’accueil, reste la question des motifs qui l’enclenchent. Pourquoi accueillir, au nom de quoi ? De telles interrogations correspondent à la préoccupation éthique de ce qui doit être par-delà l’existant.
Argument éthique de la responsabilité radicale à l’égard d’Autrui : Levinas
10L’entrée par la philosophie de Levinas nous apparaît pertinente, car l’éthique y est première. Comme l’écrit J. Cohen : « Emmanuel Levinas aura situé l’éthique dans l’antécédence à toute position […] mais en éveillant une subjectivité d’emblée responsable pour l’altérité de l’autre homme […] » (Cohen, 2014, p. 48). Levinas considère que la quête de vérité ne permet pas de réconcilier les personnes car elle existe anonymement et réduit l’Autre au même, épuisant ainsi toute altérité. En effet, « l’universalité se présente comme impersonnelle et il y a là une autre inhumanité » (Levinas, 1971, p. 37).
11Dans Totalité et Infini (1971), l’auteur signifie son projet qui consiste
à apercevoir dans le discours une relation non allergique à l’altérité, à y apercevoir le Désir – où le pouvoir, par essence, meurtrier de l’Autre, devient, en face de l’Autre et « contre tout bon sens », impossibilité du meurtre, considération de l’Autre ou justice. Notre effort consiste concrètement, à maintenir, dans la communauté anonyme, la société du Moi avec Autrui – langage et bonté.
13L’Autre demeure « transcendant par rapport à moi » (1971, p. 45) et son altérité, son étrangeté, irréductible au même en moi, « peut seul [e] nous instruire » (Ibid., p. 71) donnant par là même une idée de l’Infini réfractaire à toute « typologie », « genre », « classification ».
14Levinas écrit « l’étrangeté d’autrui, sa liberté même ! » (Ibid., p. 71) et « reconnaître autrui c’est donner […] c’est donc l’atteindre à travers les choses possédées, mais simultanément, instaurer, par le don, la communauté et l’universalité. Parler c’est rendre le monde commun, créer des lieux communs. » (Ibid., p. 74) La conscience morale accueille autrui dans l’altérité, là est le signe de sa liberté, mais cet accueil ne saurait se faire sans don, partage des « choses possédées » ni paroles et langage échangés. Car l’accueil d’autrui par où commence la conscience morale met en jeu ma liberté. Accepterai-je d’accueillir l’autre que moi ? Suis-je prêt à faire don ? Poser le transcendant comme étranger et pauvre (l’auteur évoque ainsi l’Étranger, la veuve et l’orphelin), c’est – écrit-il encore – « interdire à la relation métaphysique avec Dieu de s’accomplir dans l’ignorance des hommes et des choses » (Ibid., p. 76). L’accueil qui fait écho à l’éveil et à l’actualisation de la conscience morale chez Levinas suppose une rencontre concrète dans une connaissance précise du monde et du contexte de vie des hommes, car « l’existence est, dans le monde, une misère » (Ibid., p. 73).
15L’éthique de Levinas ne saurait se satisfaire d’une rhétorique idéale, elle engage à dépasser le cadre de la pensée et invite à l’action. Or, le don ne saurait se comprendre ici de façon unilatérale. Étant donné que l’expression d’Autrui déborde toujours l’idée que le moi pourrait s’en faire lors de sa rencontre, il apparaît donc que lorsque j’accueille, Autrui dépasse ma propre capacité, m’ouvrant ainsi à l’idée d’infini : « Il vient de l’extérieur et m’apporte plus que je ne contiens » (Ibid., p. 43).
Arguments anthropologiques de Paul Ricœur
16P. Ricœur (1997) précise que l’identité correspondant au « Qui suis-je ? », en lien avec les dimensions d’appartenance collective, se révèle d’une « incroyable fragilité ». Dans son allocution « Étranger, moi-même » (1997), l’auteur retrace les étapes d’un parcours réflexif sur la condition humaine. Si la xénophobie, issue du fantasme de l’étranger, est « spontanée chez l’homme, il faut le reconnaître », ce serait en raison de l’oubli de sa propre « étrangeté à soi ». La médiation d’un exercice de la pensée est alors nécessaire pour parvenir à se sentir « autre parmi les autres ». La dialectique entre soi-même et l’autre apparaît fondamentale pour appréhender combien l’autre « comme » soi-même relève non seulement de l’altérité mais également de l’hétérogénéité. Chacun fait l’expérience de sa propre étrangeté au plus profond de soi, que ce soit par le langage, par la prise de conscience des « pulsions soudaines que nous sommes étonnés d’abriter » ou bien encore par celle d’une « absence de droit originaire à être ici plutôt qu’ailleurs ».
17La diversité des langues, trait fondamental de la réalité des hommes, invite non seulement à relativiser notre propre langue par rapport aux autres, mais surtout à découvrir « l’hospitalité langagière », sous forme de traduction, où se combine « plaisir d’habiter la langue de l’autre » et « plaisir de recevoir chez soi, dans sa propre demeure d’accueil, la parole de l’étranger » (2004, p. 20). Cette capacité de traduction, que G. Steiner (1998) étend à la compréhension elle-même, permet « l’élargissement de l’horizon de [sa] propre langue » et « Bildung, c’est-à-dire configuration et éducation » (Ricœur, 2004, p. 39), outre la découverte des ressources de sa propre langue. « Sans l’épreuve de notre étrangeté, ne serions-nous pas menacés de nous enfermer dans l’aigreur d’un monologue ? » (Ibid., p. 52).
18Les pulsions et les fantasmes qui leur correspondent nous font découvrir « le territoire de l’inquiétante étrangeté » en soi. Nous croyons connaître, nous connaître et soudain, comme par effraction, nous éprouvons un sentiment d’unheimlich – un chez soi que nous ne reconnaissons pas, un familier devenu étrange et inquiétant à soi-même.
19Enfin, la troisième expérience réside dans l’éprouvé du fortuit, « personne n’ayant originairement le droit de se trouver à un endroit de la terre plutôt qu’à un autre », à ce moment-là plutôt qu’à un autre. En écho au sentiment de vacuité d’être, comme à celui du hasard de la naissance, Ricœur (1997) pose que « nous n’avons pas de droit propre à être ici plutôt que là et à être possesseur de cette terre plutôt que d’une autre ». Cette triple expérience de l’étranger à soi, en soi, conduit à poser le devoir d’accueil et d’hospitalité en droit, en lien avec le projet de paix perpétuelle de Kant (1985 [1795]). « En cela réside la force de l’idée du droit à l’hospitalité, qui n’est donc pas un effet de générosité somptuaire, condescendante, mais un droit effectif. » (Ricœur, 1997)
Accueillir en vue de quoi ?
20La question de l’accueil s’inscrit également dans un projet d’avenir sociétal. Ce faisant, elle suppose une réflexion politique dans laquelle le droit, la souveraineté, la gouvernance et la citoyenneté interfèrent. N. Tenzer considère que les démocraties actuelles ne résolvent pas le problème de la conciliation entre sphère privée et espace public : « En France, le républicanisme […] peut être analysé comme un communautarisme national. » (Tenzer, 2007, p. 153) Il n’est donc pas sûr qu’il puisse répondre aux questions politiques actuelles, posées entre autres en ces termes : « Quels éléments peuvent conduire à plus d’intérêt pour la démocratie et plus d’esprit démocratique de telle sorte qu’on puisse construire une société démocratique durable ? » (Ibid., p. 163)
Actualité du droit cosmopolitique kantien
21E. Kant affirme, dès 1795, que le droit qu’a l’étranger « n’est pas question de philanthropie » mais relève du « droit cosmopolitique ».
Hospitalité signifie donc ici le droit qu’a l’étranger, à son arrivée dans le territoire d’autrui, de ne pas être traité en ennemi […] On ne doit pas se montrer hostile envers lui aussi longtemps qu’il se tient paisiblement à sa place. L’étranger ne peut invoquer un droit d’accueil – car on exigerait alors un contrat particulier de bienfaisance qui ferait de lui pour quelque temps un habitant de la maison – mais un droit de visite, le droit qu’a tout homme de se proposer comme membre de la société en vertu du droit de commune possession de la terre sur laquelle, en tant que sphérique, ils ne peuvent se disperser à l’infini ; il faut donc qu’ils se supportent les uns à côté des autres […].
23Le droit cosmopolite fait référence aux violences dont sont capables les États comme les hommes, il se comprend comme droit public de l’humanité en général. Kant signalait déjà les exactions dont sont capables les nations dans le cadre colonial. Comme l’écrit M. Péraldi, la question de l’étranger s’appréhende ainsi autrement que sous forme technocratique de quotas, de sécurité intérieure et d’intégrité nationale, mais « comme partie prenante des fondements culturels et philosophiques d’un « être ensemble universel » et d’un principe d’humanité » (Péraldi, 2003, p. 20).
24Qu’en est-il aujourd’hui du droit cosmopolitique kantien ? En fermant ses frontières, l’Europe oublie le droit de visite kantien, ouvert à tout étranger. L’étranger aujourd’hui prend visage soit de demandeur d’asile politique, de travailleur pauvre – nouvelle figure de l’esclave –, de migrant voulant échapper à la misère et la violence. « […] [P] aradoxalement intégré à la cité mais dépourvu de droit », il se trouve condamné à l’invisibilité, « à l’hyper conformisme ou à l’écart excessif » (Ibid., p. 23-25). Les immigrés, quels qu’ils soient, comme les personnes en situation de précarité, portent les stigmates d’une dévalorisation et d’une infériorisation entretenues par les natifs et les nantis.
25L’économie ne supporte même plus qu’on donne un statut social à ceux qu’elle exploite […]. Nous sommes culturellement mondialisés mais politiquement sédentarisés […]. Le rapport à l’autre étranger relève d’un travail policier plutôt que d’une responsabilité sociale c’est-à-dire d’une logique d’interaction et de confrontation dans l’espace public. (Ibid., p. 28-29).
26Ces constats invitent à réfléchir au droit public de l’humanité. Comment faire en sorte que le droit cosmopolitique de l’étranger puisse jouer le rôle de vecteur de transcendance propre à permettre de dépasser l’infatuation, l’arrogance et la violence de comportements de nombre d’hommes et de nations ? Comment dépasser les intérêts et les idéologies particulières ? Le travail et l’engagement de nombreuses associations humanistes comme de plusieurs structures contribuent à faire exister les valeurs humanistes du droit international. Mais pour autant, son efficience semble restreinte au regard de l’importance des marques d’injustice, de violence et d’irrespect faites aux étrangers notamment. À l’endroit des émigrés, la cruauté prend des formes paradoxales quand, à la compassion suscitée par les images terribles de naufrages humains ou de personnes sans abris en périodes de grand froid, succède bien vite une indifférence générale, sans accueil ni aide. L’émotion éprouvée n’est pas condamnable en soi, car cette capacité d’être touché, de s’indigner constitue le levier de notre humanité. Bien plutôt, ce que révèle cette situation, c’est la désaffectation civique au sens des droits humains dans laquelle est plongé l’individu, comme s’il ne pouvait entamer aucune action politique, publique, juridique, sociale. Ce phénomène interroge le processus et les programmes d’éducation-formation. Comment un État et son système éducatif peuvent-ils former, par-delà une obéissance aux règles de la Nation, un esprit cosmopolitique propre à exercer non seulement une vigilance critique à l’égard du fonctionnement politique de sa nation d’appartenance, également ouvert à l’étranger, à ses conditions d’accueil, mais aussi attentif au respect de l’humain en tant que tel ?
Contribution philosophique contemporaine à la question politico-juridique de l’accueil
27La question des finalités de l’accueil dans le contexte contemporain de l’Europe et de la France conduit à penser ses liens avec la démocratie. Les mouvements de révolte comme les émeutes dans les banlieues et les attentats terroristes du début du xxie siècle en Europe occidentale apparaissent comme des analyseurs du malaise de notre civilisation prise en flagrant délit de contradiction entre, d’un côté, la revendication de l’universalité des droits de l’homme au niveau supranational et, de l’autre, une situation d’exclusion économique, sociale et juridico-politique pour un nombre grandissant de personnes à travers le monde face à la planétarisation des logiques de profit financier.
28Les révoltes invitent à considérer le « désir d’une autre politique », dans laquelle la participation des individus ne se réduirait pas à une délégation de pouvoir aux représentants élus. Elles en appellent à une démocratie « toujours à faire », dont la « portée se fait par les usages qui la font se réaliser » (Brugère, 2012). Par ailleurs, les émeutes dans les banlieues françaises des années 2000, notamment, s’appréhendent comme expression violente d’une haine face aux assignations à résidence de nombreux jeunes qui se vivent tels des étrangers, alors même qu’ils possèdent la nationalité française, dans une « prison sans retour », « no futur », en écho aux graffitis inscrits sur nombre des immeubles où ils habitent.
29La réalité des horreurs des attentats terroristes condamnables en raison des meurtres perpétrés auprès de personnes civiles qui ne sont pas des combattants – dont femmes, enfants et personnes âgées – interroge : pourquoi et comment en est-on arrivé là ?
30En 2010, Y. Cusset cherche à penser comment une communauté contribuant à fournir une identité à ses membres pourrait ne pas être injuste pour les étrangers. Il repère une asymétrie dans l’accueil entre « l’assurance de qui est déjà là et la vulnérabilité de qui arrive » (Cusset, 2010, p. 23). Or, l’accueil, au-delà de l’entrée, engage un mouvement symbolique d’appartenance politique, contrairement à l’idée de simple admission ou de distribution. Comme le précise l’auteur, la distribution est toujours jouée « entre nous ». Dans son ouvrage de 2016, l’auteur reprend l’analyse de H. Arendt (1982) sur le paradoxe posé par les droits de l’homme, qui n’offrent aucune garantie à ceux-là mêmes qui en ont le plus besoin car, étant apatrides, ils ne jouissent d’aucune protection. En effet, pour avoir des droits, encore faut-il être membre d’un État. Ce paradoxe invite à se montrer prudent vis-à-vis des propos idéalistes, sans pour autant nier l’apport conceptuel et l’ouverture de la pensée qu’apportent les droits de l’homme. « Pour jouir des droits de l’homme, il faut déjà être protégé par le droit, et le droit commence avec l’état civil, il est d’abord le trait d’union entre nationalité et citoyenneté. » (Cusset, 2016, p. 56) Les États souverains tendent de plus en plus à s’affirmer via le code de nationalité, les contrôles, les quotas et les mesures de reconduite aux frontières. S’inspirant de M. Walzer (1997), Y. Cusset (2016) préconise quatre implications normatives en faveur d’une politique de l’accueil : que l’État défende une conception ouverte de l’appartenance politique vis-à-vis des étrangers ; que les frontières ne soient pas hermétiquement fermées, notamment à l’égard des personnes qui n’ont d’autre endroit où aller ; que le territoire ne soit pas entendu exclusivement dans sa dimension nationale, doté de frontières et son accès soumis à de critères d’admission, mais qu’il soit également une « ressource commune pour tous ceux qui y travaillent, […] la base sociale de la vie commune » (Ibid., p. 82) ; que les natifs d’un État n’aient pas à bénéficier de position privilégiée par rapport aux étrangers dans l’accès aux biens de type logement, travail, éducation…
31En outre, Cusset reprend les critiques adressées aux deux arguments le plus souvent employés pour limiter, voire bloquer l’ouverture aux frontières, à savoir le nombre et la cohésion nationale. Or, face à ces arguments, les questions posées sont insolubles : « Comment apprécier cet étrange rapport entre nombre et risque de débordement de la communauté d’accueil ? Avec quel instrument de mesure ? À partir de combien… ? » (Ibid., p. 83) En réalité, les cadres de nos raisonnements sont inadéquats pour penser l’accueil, si nous accordons à la notion d’appartenance un statut de bien fondamental. Car qui dit appartenance dit souveraineté de cette appartenance, partage, ligne de frontière et identité nationale ; autrement dit tout ce qui empêche de réaliser un accueil digne de ce nom. Avec R. Esposito (2000), l’auteur nous rappelle qu’à l’origine étymologique du terme « commun » se trouve « cum » – ensemble, avec – accolé à « munus » qui est difficile à traduire précisément, parce qu’il ne renvoie pas à une chose, mais plutôt à « un manque d’être, un creux, qui traverse le social et l’empêche de se constituer en un corps plein » (Cusset, 2016, p. 107). Le munus serait cet espace vide permettant une relation mutuelle entre les hommes. Notons que cette idée d’un vide préalable comme condition d’un « plein » ultérieur, se retrouve en pédagogie institutionnelle. A. Vasquez et F. Oury (1967) parlaient ainsi de « vacuole » à propos du dispositif du « conseil d’élèves » en pédagogie institutionnelle pour rendre possible les échanges entre membres de la communauté de la classe. Cette notion, encore appelée « vacuole institutionnelle » par P. Boumard (1989), n’est pas éloignée du « lieu vide du pouvoir » défini par C. Lefort (1986) comme spécifique de la société démocratique, précisément sur fond de séparation des pouvoirs. Or, ce vide est précisément ce qui permet d’accueillir la parole des acteurs.
32Ainsi, le commun ne se comprend pas à partir de l’identité propre au groupe, comme l’indique généralement la doxa, mais davantage comme l’espace laissé ouvert pour que chacun puisse prendre part ensemble à la co-construction. Loin d’être fixé a priori contribuant à forger une identité nationale pour les membres d’un État, le « commun » au sens d’Esposito, qui trouve un écho dans le courant des pédagogies institutionnelles, se définit selon l’auteur comme « impolitique » (Esposito, 2002) pour se différencier du sens habituel donné. Il apparaît dès lors que si le « commun » est compris comme ce qui fait écho à une identité nationale préalable à ses membres, alors le fonctionnement qui advient sur les questions d’accueil d’étrangers s’inscrit dans une logique de risque d’atteinte portée contre la cohésion du corps politique constitué. Ce corps vit la présence d’étrangers comme une attaque de l’intégrité de son identité et déclenche ainsi une défense immunitaire entraînant des exclusions, des quotas, la fermeture des frontières. Au contraire, le « commun » au sens d’Esposito signifie « faire ensemble en commun ». L’« impolitique » n’est pas absence de politique, mais équivaut à une autre politique. « C’est une forme de tierce cosmopolitique », dit Y. Cusset (2016, p. 98), qui fait place à la vie démocratique faite d’échanges et de civilité sur des questions non réglées d’avance et pour lesquelles chacun a son mot à dire.
Accueillir l’altérité pour co-construire du commun vivable pour tous
33Dans le contexte actuel de flux migratoires, de précarisation, d’attentats terroristes et d’incertitude établie, qui nourrissent un sentiment de peur généralisé, la tentation est grande pour beaucoup de se priver de liberté en se repliant sur soi dans l’entre-soi. Cette clôture ressemble à un mécanisme de défense, dont les dommages ne se répercutent pas uniquement sur le pauvre, l’étranger, l’immigré, l’Autre différent. Les réflexions conduites permettent de prendre conscience que l’accueil de l’Autre, précisément parce qu’il est autre, peut donner une idée de l’infini. Il est le seul à pouvoir faire advenir un geste d’hospitalité. La diversité comporte ainsi une dimension fondamentale d’altérité.
34Comment vivre sans entité transcendante, si ce n’est dans la crainte mortifère ? L’accueil pose des questions éthiques et métaphysiques essentielles non seulement au vivre ensemble, au commun, mais également au moi.
35Le cosmopolitisme de Kant revendique un droit d’hospitalité pour l’étranger et pour « tout homme de se proposer comme membre de la société ». Ces propositions invitent les hommes à envisager un au-delà de la politique nationale. Comme le formule Y. C. Zarka :
Le cosmopolitisme est cette théorie politique de l’humanité : de ce qu’elle est, en deçà de l’État, par le droit naturel, en tant qu’elle s’enracine dans une propriété indivis de la terre ; de ce qu’elle est au-delà de l’État, à travers l’idée d’une société des nations scellée par une alliance de paix.
37Mais nombreux sont ceux qui ne sont pas prêts à entendre. L’enjeu d’un accueil au sens politique du terme implique de revoir le concept de commun, qui ne se fonde pas sur une identité nationale que l’on partagerait, mais sur un projet démocratique à continuer de co-construire. Loin de craindre l’incertitude et le vide démocratiques, ils sont à appréhender au contraire comme liberté possible. Ainsi, l’étranger peut-il occuper non seulement les fonctions de médiateur et passeur de cultures (Schütz, 1944), mais encore permet-il d’apprendre et de découvrir sur soi et sur le monde (Nathan, 2014). L’accueil appréhendé comme ouverture à l’autre en tant qu’autre, non comme futur soi-même, fait écho aux réflexions de C. Gardou (2014) pour qui, « une société inclusive, c’est une société sans privilège, exclusivité ni exclusion » qui a notamment pour axiome que « nul n’a l’exclusivité du patrimoine humain et social ».
38Un consensus semble se profiler autour de cette idée que la diversité, en son altérité même, relève d’un besoin vital pour les hommes et que le commun, loin d’être un préalable à retrouver, est un présent et un futur à co-construire. Au niveau urbain, T. Paquot revendique « un territoire composite, accessible gratuitement à une population variée où chacun peut évoluer selon son rythme » (Paquot, 2015, p. 24), tant « une ville, c’est l’heureux et étonnant entremêlement des trois qualités suivantes : urbanité, diversité et altérité » (Paquot, 2016, p. 14).
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Mots-clés éditeurs : étranger, accueil, politique, éthique, inclusion
Date de mise en ligne : 31/03/2017
https://doi.org/10.3917/lsdlc.007.0041