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Article de revue

L’« extension universitaire » : une conception latino-américaine de la démocratisation de la connaissance

Pages 81 à 95

Notes

  • [1]
    André Rubião est docteur en science politique (Université Paris 8), membre du Centre d’études sociales d’Amérique latine (ces-al) et professeur à la Faculté de droit Milton Campos (fdmc) au Brésil. Nous remercions Anne-Marie Milon Oliveira d’avoir assuré la traduction de cet article.
  • [2]
    Ségolène Royal (ex-candidate du parti socialiste) aussi bien que Bruno Julliard (alors président du syndicat des étudiants) ont fait des déclarations paradoxales de « soutien » à la réforme connue sous le nom de « loi lru ». Royal s’est empressée de lever le malentendu par une déclaration sur son site www.desirdavenir.org et Julliard est revenu sur sa position, appelant les étudiants à la grève qui eut lieu en décembre 2007.
  • [3]
    Créées par le Morril Act en1862, puis réglementées par l’Extension Law.
  • [4]
    Ces risques peuvent être résumés de la façon suivante : i) En ce qui concerne l’enseignement : perte du caractère critique et émancipatoire de la formation humaniste au profit de la professionnalisation ; disparition des disciplines non rentables au regard des intérêts économiques. ii) En ce qui concerne le financement : risque d’un cercle vicieux d’inégalités entre les universités (seules celles qui ont réussi à établir de bons partenariats disposant d’une visibilité) ; privatisation généralisée interdisant l’accès de l’enseignement supérieur aux jeunes les plus modestes ; concurrence effrénée entraînant une perte d’énergie dans des campagnes de marketing ou dans des mesures, souvent inefficaces, visant à obtenir une meilleure qualification dans des rankings subjectifs. iii) En ce qui concerne la recherche : diminution de l’intérêt public, avec la survalorisation de projets à intérêts directement économiques ; exacerbation du secret dans la recherche impliquant des retards de publication et un pouvoir de veto des partenaires privés ; diminution des collaborations inter-institutionnelles ; disparition de l’idéal d’une science unie, travaillant au service de l’humanité (Montlibert, 2004 ; Freitag, 1995 ; Laval, 2003 ; Bok, 2003).
Université de Nanterre, mai 1968.
Professeurs, vous êtes aussi vieux que votre culture, votre modernisme n’est que la modernisation de la police, la culture est en miettes.
Les Enragés (graffiti sur les murs de l’Université de Nanterre)
Université de Nanterre, décembre 2007.
C’est bien la première fois que je vois la police se faire applaudir pour réprimer une manifestation d’étudiants.
Yves Calvi, émission C dans l’air sur France 5
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© Lina Lario

1D’une époque l’autre, la différence est flagrante. Si la « révolution étudiante » rêvait encore au Grand Soir, quarante ans plus tard un scénario de résignation semblait prendre possession du campus de Nanterre. Face à une nouvelle proposition de modernisation des universités, ce n’était pas seulement les rares grévistes qui se voyaient traités d’« utopistes » ou de « manifestants d’extrême gauche » mais aussi l’oppostion, malgré ses réserves, qui ne savait pas au juste comment réagir face à l’initiative du gouvernement Sarkozy [2]. La « fin de l’histoire » était-elle advenue pour l’université et son destin désormais était-il de céder aux tentations du modèle libéral ? Cet article a pour objet de présenter une conception latinoaméricaine de l’université, l’« extension », capable de s’opposer à une telle évolution.

L’« extension » et les modèles d’université

“A university is not outside, but inside the general social fabric of a given era.”
Abraham Flexner, Universities, p. 3.

2Le concept d’« extension » est très peu connu en Europe. Les fonctions classiques de l’université européenne – l’éducation et la recherche – ont été consolidées au cours du xixe siècle selon deux modèles : le modèle allemand « humboldtien » qui valorisait le « recherche fondamentale » et le modèle anglais « newmanien » qui valorisait la « culture générale ». C’est à la même époque, à partir de la Révolution industrielle anglaise, qu’a surgi le concept d’extension. Comme les deux modèles, celui de Wilhelm von Humboldt et celui de John Newman, s’adressaient aux élites, on était en recherche d’une « extended university », c’est-à-dire d’une institution qui étende par exemple ses activités à des cours techniques de formation professionnelle ou de formation continue à destination d’une nouvelle classe de travailleurs émergents.

3Le concept qui naît alors a pour but de faire sortir l’université de sa tour d’ivoire. Aux États-Unis, il sera également utilisé dans le contexte des Land-grant Universities[3] qui regroupaient plusieurs écoles techniques, des instituts d’ingénierie et d’autres institutions qui travaillaient en étroite association avec l’industrie et l’agriculture, en établissant des liens de partenariat entre la recherche et l’entreprise. Celle-ci, en retour, finançait les institutions universitaires (Schwartzman, 1996).

4Mais le concept d’extension allait prendre une autre dimension en Amérique Latine. Au début du xxe siècle – bien avant Berkeley ou Mai 68 –, un mouvement étudiant avait envahi les rues de Córdoba, en Argentine, pour réclamer une réforme universitaire propre à servir de base à une réforme sociale (Rubião, 2011). Pour la première fois, plusieurs questions apparaissaient au premier plan des revendications portées par les étudiants : les inégalités sociales, la démocratisation et la responsabilité sociale de l’université, le dialogue entre l’université et la société civile, la formation citoyenne des étudiants, la lutte contre la colonisation et l’impérialisme. Désormais, le concept d’extension était lié à une perspective critique, reflet d’une défiance envers le capitalisme et de l’émergence de divers mouvements socialistes de par le monde. Le « cri de Córdoba », selon l’expression qui le fit connaître, allait atteindre tous les pays d’Amérique Latine, donnant lieu à une série de réformes universitaires et de changements sociaux. Ceci jusqu’à ce qu’éclatent plusieurs coups d’État militaires. Selon l’expression du poète Leopoldo Lugones, « l’heure de l’épée » avait sonné pour tout le continent (Portantiero, 1978).

5L’extension allait alors progressivement perdre sa dimension critique et se voir instrumentalisée par les gouvernements militaires. Dans cette perspective, elle pouvait être associée à plusieurs traditions. Sur le modèle de la conception anglaise, elle faisait figure de moyen d’ouverture de l’université qui se mit à offrir des cours et toutes sortes d’activités à l’ensemble de la société. Sur le modèle des Land-grant Universities, elle ouvrait la voie à des partenariats entre l’université et les entreprises. Par une lecture réductrice de l’expérience de Córdoba, les dictatures y associaient une notion de responsabilité sociale selon laquelle l’université se voyait chargée de la « formation civique » des étudiants et de la prestation de services aux communautés. Tel serait donc le destin de l’« extension » ? Faire partie d’un univers multiple propre au style universitaire américain et abandonner la perspective critique issue de Córdoba ?

La « multiversity » américaine

« L’université américaine n’est ni Oxford ni Berlin : c’est une institution de type inédit. »
Clark Kerr, Os usos da universidade, p. 19.

6La phrase est de Kerr, elle, se trouve dans son livre The uses of university, un classique des années 1980. Comme on peut le percevoir, il n’annonçait pas seulement une nouvelle institution – nommée par lui multiversity – mais ouvrait un débat au sujet des modèles antérieurs, surtout ceux de Humbolft et de Newman. En effet, aux yeux de Kerr, l’université américaine englobait tous les courants, sans se limiter – disait-il – à « adorer un seul Dieu » (Kerr, 1982, p. 7).

7La multiversity est en effet l’archétype des grandes universités américaines de la deuxième moitié du xxe siècle. Lorsqu’il écrit son livre en 1963, Kerr est président de l’université Berkeley qui comptait déjà plus de 50 mille étudiants répartis dans des dizaines de départements couvrant un véritable univers de savoirs et de pratiques, depuis la « formation libérale » et les sciences classiques jusqu’à la presse locale, des groupes de théâtre et des équipes de football américain, en passant par les hôpitaux universitaires, des programmes communautaires, des partenariats avec l’industrie. Selon Kerr, c’est ce dynamisme qui fait la force de la multiversity. Pour la graduation, la ligne recherchée est la ligne « britannique » de l’« éducation libérale », dont les origines remontent à Platon ; à partir de la post-graduation, on privilégie le modèle allemand orienté vers la recherche, également présent chez Pitagoras ; enfin, les autres activités suivent un « modèle américain » dont la diversité se retrouve chez les sophistes (Kerr, 1982, p. 29-30).

8En ce qui concerne l’« extension », la multiversity a donc été importante pour faire sortir l’université des campus et lui permettre d’établir un lien d’ouverture avec la société, même si elle n’a pas pris en compte la dimension critique née à Córdoba. En vérité, avec l’avènement du néolibéralisme au cours des années 1980, la multiversity américaine s’est de plus en plus éloignée de la tradition latino-américaine et a pris un nouveau nom, celui de « Mode 2 ». Comme ce fut le cas pour le gouvernement Sarkozy, ce modèle a influencé plusieurs projets de « modernisation des universités ».

Le phénomène Michael Gibbons : l’université de « Mode 2 »

« Les experts de l’ocde, de l’unesco et de la Banque Mondiale ont trouvé des appuis et des cautions au sein du monde universitaire lui-même. Il en est ainsi de certains auteurs qui, à l’instar de M. Gibbons […], apportent une sorte de légitimation savante à la façon dont les experts des organismes internationaux voient et pensent le monde de la recherche. »
Christian de Montlibert, Savoir à vendre, p. 27.

9Il existe bel et bien un phénomène Michael Gibbons : ses idées se retrouvent partout et essaiment à travers le monde, où elles inspirent diverses politiques de modernisation universitaire. Gibbons distingue nettement deux formes de production de la connaissance : une ancienne, le Mode 1, et une nouvelle, le Mode 2. Dans le mode classique, apparu lors de la Révolution scientifique, les universités étaient les centres hégémoniques de la production de la connaissance. Il existait un cadre cognitif fixe, avec des disciplines indépendantes, tournées essentiellement vers la « recherche fondamentale ». La science apparaissait comme une activité autonome régie par ses propres idées, valeurs et normes. Comme le disait le slogan, « la science découvrait, l’industrie appliquait, l’homme suivait ». Quels sont les changements apportés par le Mode 2 à cette conception de l’université et du savoir ?

10Selon Gibbons, à partir de la seconde moitié du xxe siècle, une série de transformations ont vu le jour, amenant à percevoir l’émergence d’une nouvelle forme de production de la connaissance, dont les principales caractéristiques sont les suivantes :

11i) La connaissance est produite dans le contexte de son application. Cela revient à dire que la distinction entre la recherche pure et la recherche appliquée n’a plus lieu d’être ; outre le fait que la production scientifique est de plus en plus engagée vis-à-vis des industriels, du gouvernement et de la société, on observe que le développement des compétences technologiques conduit à une constante utilisation de la science par les techniques et une réutilisation des progrès techniques par la science.

12ii) La transdisciplinarité. Contrairement à l’ancien cadre disciplinaire rigide, le Mode 2 regroupe des spécialistes de différents domaines. Loin de vouloir établir des vérités ultimes, ces équipes travaillent à la recherche d’un consensus orienté vers la résolution de problèmes temporaires.

13iii) La diversité organisationnelle. L’université a perdu son hégémonie dans la production de la connaissance ; elle doit la partager avec des instituts de recherche, des agences gouvernementales, des laboratoires industriels, des think tanks, etc.

14iv) La réflexivité, la « social accountability » et la qualité de contrôle. Face à cette nouvelle réalité, le nombre d’acteurs engagés dans la production de la connaissance ne cesse de croître. L’ancien système de « jugement par les pairs » cède la place à un réseau complexe où les décisions sont « négociées », aux fins de mettre en équation des intérêts différents.

15Quant aux universités, Gibbons affirme qu’elles doivent s’adapter à cette nouvelle réalité. En ce qui concerne l’enseignement, l’ancien cadre disciplinaire doit céder le pas à un cursus souple, capable de répondre aux exigences des nouvelles professions. Pour la recherche, elle doit contextualiser ses activités, élargissant ses partenariats à de nouveaux centres de production de la connaissance. Pour s’intégrer au Mode 2, les universités se doivent aussi de changer leur mode de gestion, en se dotant d’un nouvel « esprit administratif » susceptible de répondre aux demandes de la dynamique institutionnelle, en particulier dans la recherche de sources plurielles de financement, dans l’adaptation permanente des formations aux réalités techniques et économiques, dans l’ajustement aux contraintes d’une nouvelle « société de la connaissance » dans un contexte de compétitivité économique internationale (Gibbons et al., 1994 ; Gibbons, 1998 ; Nowotny et al., 2003).

Une théorie au service du néolibéralisme ?

« La commercialisation change la nature des institutions académiques d’une façon telle que nous nous en repentirons. »
Derek Bok, Universities in the marketplace, p. x.

16C’est en toute légitimité que Derek Bok peut s’exprimer ainsi. Ex président de Harvard, auteur de plusieurs livres sur l’enseignement supérieur, ce n’est ni un outsider ni un manifestant d’« extrême gauche » ni un agitateur pamphlétaire. Bien au contraire, Bok a une vision assez pragmatique (ou américaine) des universités, une vision que ne diffère guère du Mode 2. Mais Bok ne cesse depuis peu de lancer des alertes sur les excès et les risques de ce modèle qu’il désigne sous le nom de Universities in the Marketplace (Bok, 2003). À n’en pas douter, ce tournant critique est symptomatique de la fragilité d’un modèle. Mais ceci ne semble toutefois pas être l’opinion de Gibbons. Lorsque celui-ci parle de l’enseignement supérieur et des adaptations qu’il doit subir pour s’adapter aux caractéristiques du Mode 2, il ne cesse d’insister sur la nécessité d’un “economically-oriented paradigm”, comme en témoignent les citations suivantes :

« Les universités se doivent de servir la société, en premier lieu par leur soutien à l’économie et par leur action en faveur de la qualité de vie des citoyens. […] Ce nouveau paradigme implique une nouvelle culture d’accountability, comme il ressort sur le plan international de l’expansion du “gérantialisme” dans les systèmes d’éducation supérieure et de l’ethos qui l’accompagne, centré sur la valeur de l’argent. »
(Gibbons, 1998, p. 8)
« L’importance de l’éducation supérieure sera surtout jugée en fonction de [….] sa contribution à la performance économique nationale. […] Les impératifs économiques balayeront tout. Et si les universités ne s’adaptent pas, elles se verront abandonnées. »
(Gibbons, 1998, p. 9)
Gibbons parle même d’une nécessaire « évolution vers la droite libérale » de l’organisation des universités (Gibbons, 2005). La voie de l’extension universitaire consisterait donc en une adaptation au contexte du libéralisme économique ? Avec quelles conséquences et quels risques ?

La « critique française » : pour une autonomie du champ universitaire ?

« Les universités, avant d’être des organisations, sont (car je me refuse encore à dire étaient) des institutions. »
Michel Freitag, Le naufrage de l’université, p. 31.

17C’est Michel Freitag qui, dans un article célèbre du milieu des années 1990, a anticipé les risques de ce « dérapage vers la droite » de l’université. Il avait pour argument le fait que l’excès de rationalité économique était en train de transformer l’université. Celle-ci avait toujours été une institution de formation, disait-il, or elle devenait peu à peu une organisation de production et de contrôle. En d’autre mots, alors que, dans le premier cas, ce qui la définissait c’était sa finalité – en rapport avec le plan global et universel de la société –, dans le deuxième, elle assume une caractéristique instrumentale liée à la réalisation d’objectifs spécifiques (Freitag, 1995, p. 31-32).

18Cette critique de Freitag fut reprise en France par ceux qui résistent aux projets de « modernisation de l’université » basés sur le Mode 2. De Christian de Montlibert à Christian Laval, en passant par les mouvements « Sauvons l’Université » et « Sauvons la Recherche », nombreux sont ceux qui ont dénoncé les risques de ce que Michel Freitag avait déjà désigné comme un « possible naufrage de l’université ». [4]

19Ces auteurs offraient comme alternative un véritable modèle institutionnel indépendant, dans le sens où ni l’enseignement ni la recherche, principales fonctions de l’université, ne devaient pouvoir être prises en otages par un excès de rationalité économique comme celui qu’impliquait le Mode 2. Dans le sillage de Bourdieu, nous pourrions dire que l’ « alternative française » passe par l’« autonomie du champ universitaire ». Il ne s’agit pas d’un retour au Mode 1 (l’université dans sa tour d’ivoire) mais d’une relation transversale entre le « champ universitaire » et les autres « champs » (social, économique, culturel, etc.). L’université reste ainsi le locus privilégié d’une « synthèse rationnelle », aussi bien pour l’enseignement que pour la recherche, c’est-à-dire que le « champ universitaire », dans sa relation transversale, définit de manière autonome ses priorités et fonctionne comme une institution de référence pour la société (Montlibert, 2004 ; Freitag, 1995 ; Shinn & Ragouet, 2005).

20Or si l’on compare l’« extension universitaire » latino-américaine à l’« autonomisme universitaire » français et au Mode 2, on s’aperçoit qu’elle se trouve bien plus proche de ce que propose Gibbons. Alors que le Mode 2 préconise une plus grande inscription de l’université dans son contexte, le modèle de Freitag demande plus d’autonomie pour l’institution. Alors que Gibbons défend un pragmatisme dont le contrôle serait fait de façon hétérogène, Freitag défend la consistance propre du champ universitaire soumis au « jugement par les pairs ». Alors que dans le premier cas on souhaite que le financement provienne d’une diversité de sources, que soient établis des partenariats avec le secteur privé, dans l’autre cas on souhaite que l’université reste avant tout publique et financée par l’État. Les questions qui se posent alors sont les suivantes : serait-il possible de partager les critiques adressées à Gibbons tout en étant en désaccord avec les propositions « autonomistes » ? Pourrait-on penser l’université à partir du cadre analytique proposé par Gibbons sans tomber dans le piège libéral ? Autrement dit encore, est-il possible de faire une « lecture de gauche » du Mode 2 ?

L’« extension universitaire » latino-américaine comme alternative

« Un jour, l’extension sera seulement une méthode, appliquée tant à l’enseignement qu’à la recherche. Mais pour le moment, elle doit encore être vue comme une fonction. »
Cristovam Buarque, A aventura da universidade, p. 137.

21Les réponses aux questions précédentes passent indubitablement par le concept d’extension tel qu’il est issu de Córdoba. Nous souhaitons analyser ce concept dans le contexte du Brésil, pays où sa répercussion est certainement la plus importante, au point qu’il est inscrit dans la Constitution comme une exigence adressée à l’université. Comme presque tous les pays d’Amérique Latine, le Brésil a connu l’influence de Córdoba, mais au moment où cette influence aurait pu prendre effet, le pays est entré dans une longue période de dictature militaire (1964-1984). Durant toute cette période, le concept a subi un traitement réducteur, renvoyant parfois à la conception utilitariste anglaise, parfois à un système d’assistance sociale (dans la mesure où l’université offrait des services aux communautés défavorisées). Ces deux interprétations de l’« extension » peuvent se retrouver aujourd’hui encore dans les activités des institutions universitaires brésiliennes. Elles renvoient l’une et l’autre à la « responsabilité sociale » de l’université, un thème de plus en plus présent en Europe. L’extension se situe néanmoins bien au-delà de cette préoccupation. Dans les années 1980, avec la fin de la dictature militaire au Brésil, ce concept a pu être débattu de manière ouverte grâce à la constitution d’un « Forum » organisé par les responsables des programmes d’extension des universités publiques brésiliennes. Ce Forum, qui existe encore aujourd’hui, a alors cherché à redéfinir l’extension pour la période post dictatoriale et à promouvoir des initiatives novatrices. L’extension a été alors définie comme étant « un processus éducatif, culturel et scientifique propre à articuler de manière indissociable l’enseignement et la recherche, tout en rendant possible l’établissement d’une relation de transformation entre l’université et la société » (Fórum de Pró-reitores de Extensão das Universidades Públicas Brasileiras, 2000-2001, p. 5).

22Cette définition toujours actuelle montre la richesse de l’extension. Après de nombreuses discussions, il a été admis que les programmes « utilitaristes » et d’« assistance sociale » feraient partie de l’extension, mais il restait clair que son principal objectif était l’exigence d’un dialogue entre l’université et la société. Selon les termes du Forum, « l’extension est une voie à double sens, elle se destine tout autant à la communauté universitaire, qui trouvera dans la société l’occasion de déployer une praxis en accord avec les connaissances produites en son sein. Les professeurs et les étudiants en retireront un apprentissage qui, soumis à la réflexion théorique, sera la source de nouvelles connaissances. L’échange entre savoirs systématisés, universitaires, et savoirs populaires donnera lieu à une connaissance plus profonde, issue de la confrontation avec les différentes réalités brésiliennes et régionales. Les savoirs universitaires se démocratiseront et seront à leur tour enrichis par l’apport concret des communautés » (Ibidem, p. 5).

23Cette définition est complexe. Nous percevons qu’au fond elle met en valeur l’exigence d’une relation entre l’université et la société. Non pas une relation dans le sens où l’université serait la seule à découvrir les savoirs capables de guider la société (Humboldt ou Freitag) ; ni dans le sens où elle augmenterait la « culture générale » de l’élite d’un pays (Newman) ; ni dans le sens où elle se destinerait uniquement à agir en fonction du contexte de la société (Kerr ou Gibbons). Comme l’affirmait Deodoro Roca, un des principaux dirigeants du Mouvement de Córdoba, « la réforme universitaire est la même chose que la réforme sociale ». Mais aussi, comme l’avançait Fagundes, « le sens de l’extension, en tant que fonction de l’université, réside dans son non-sens. Quand elle aura contribué […] aux transformations structurelles de la société et à la socialisation de l’université, l’extension sera devenue inutile, elle aura accompli sa fonction comme non-fonction de l’université. […] la plénitude de l’extension coïncide avec sa disparition. » (cité par Sousa, 2000, p. 131)

Le programme « Pôles de citoyenneté »

« Alors que les citoyens sont toujours contraints de renoncer à interpréter la réalité sociale à laquelle ils doivent se soumettre, il revient à l’université de réunir citoyens et universitaires dans d’authentiques communautés interprétatives propres à dépasser leurs interactions habituelles. »
Boaventura de Sousa Santos, Pela mão de Alice, p. 224.

24Pour une meilleure compréhension du concept d’extension, nous aimerions présenter un cas concret. Le programme Pôles de citoyenneté est une initiative de l’Université Fédérale de Minas Gerais qui, depuis dix ans, développe des projets dans les communautés pauvres et les bidonvilles de Belo Horizonte. Le programme est financé par le cnpq (organisme fédéral de soutien à la recherche), tout en s’appuyant sur différents autres partenariats. Pôles de citoyenneté agit dans les régions défavorisées dans le but d’améliorer les conditions de vie des habitants, mais aussi de chercher de nouvelles formes de sociabilité, de rapport à la justice, d’organisation, etc.

25Parmi ses principaux axes d’action, on peut citer :

  1. l’axe Médiation : formé d’étudiants, de professeurs, de juristes et de professionnels de psychologie, il a un siège fixe dans chaque communauté où il est inséré et y travaille à la résolution extrajudiciaire de conflits.
  2. l’axe Capital social : formé d’équipes interdisciplinaires (ouvertes à toutes les disciplines universitaires) travaillant avec les communautés, son objectif est de mobiliser les habitants afin qu’ils s’auto-organisent – tout en élargissant leurs rapports de solidarité et la compréhension mutuelle – pour améliorer leur qualité de vie en matière de logement, de santé, d’éducation, de culture, etc.
  3. l’axe Coopératives populaires : formé également d’équipes interdisciplinaires, il vise à former des coopératives dans les communautés, dans le but de d’améliorer leurs ressources et de favoriser l’émancipation de leurs membres.

26La méthodologie du programme est la recherche-action. Toutes les décisions sont donc prises en commun, les membres de la communauté n’étant pas de simples « objets » de la recherche, mais des sujets qui interagissent avec les étudiants, les professeurs, les professionnels et d’autres acteurs impliqués. Les projets sont élaborés en fonction de repères théoriques spécifiques, que développe en particulier l’ouvrage du sociologue portugais Boaventura de Sousa Santos (Santos, 2001). Nous pouvons d’ailleurs observer certaines des orientations mentionnées par cet auteur (participation, élargissement de la démocratie, recherche de nouvelles formes d’organisation…) dans les trois exemples cités (médiation, coopératives et capital social).

27Un autre aspect important, qui remonte à Córdoba, concerne le contexte critique, présent dans toutes les activités de Pôles. Cette perspective est nettement perceptible dans le choix des champs d’action (communauté urbaine et bidonvilles ayant une histoire d’exclusion sociale), mais aussi, d’une façon plus structurelle, dans les axes du programme cités ci-dessus : la médiation face à la « crise du droit », le capital social face à la « crise de la solidarité » (et, d’une certaine façon, à la « crise de l’État »), les coopératives (l’économie solidaire) face à la « crise du capitalisme ».

28Ce ne sont là que quelques exemples de l’action de Pôles. Les projets peuvent s’étendre progressivement, s’articuler entre eux, s’ouvrir à d’autres projets et à d’autres partenariats, selon le contexte local. Le nombre d’acteurs engagés est si élevé et les savoirs universitaires mobilisés si variés que les actions peuvent se déployer selon de multiples possibilités. Le groupe Médiation a, par exemple, servi de modèle au gouvernement de l’État, qui a créé des structures similaires dans d’autres villes (Pôles a été chargé de leur formation, pour laquelle il a appliqué sa propre méthodologie). Les équipes de Capital Social ont créé plusieurs associations, ont travaillé dans des radios communautaires, ont établi des partenariats avec des entreprises, avec la mairie, avec des mouvements sociaux, etc. Quant aux coopératives, elles ont fait partie dès leur création d’un réseau du gouvernement fédéral qui vise à favoriser l’économie solidaire.

Conclusion

« Avant de choisir le type d’éducation supérieure qu’il souhaite, un pays doit décider du type de société qu’il veut construire. »
Marco Antônio Dias, A Educação Superior no século xxi, p. 45.

29Si nous comparons le programme Pôles au tableau analytique de Gibbons, nous pouvons observer plusieurs similitudes : la contextualisation de la connaissance, la transdisciplinarité, la social accountability… Pôles et l’idée d’une « culture extensionniste » s’insèrent, de fait, dans cette dynamique du Mode 2, mais il faut souligner les différences entre eux. La première d’entre elles, comme nous l’avons vu, se trouve dans la distance critique prise avec les « excès du néolibéralisme ». Ce souci, chez Gibbons, est minimisé : le Mode 2 est beaucoup plus lié à l’impulsion quelque peu démesurée donnée à l’ « économie du savoir » (dans un contexte de compétitivité internationale) qu’à la lutte contre ses effets pervers. Or, en défendant une université publique d’État forte – moins dépendante du marché (ce qui n’est pas le cas chez Gibbons) –, la conception « extensionniste » marque, sans aucun doute, une différence.

30Le deuxième point est plus complexe, il se rapporte à l’idée de démocratie, au partage des savoirs, et à la participation des citoyens aux décisions qui les concernent. Il intéresse donc l’origine et les finalités de la connaissance dans le fonctionnement démocratique de la Cité. Cette préoccupation est présente jusqu’à un certain point chez Gibbons : l’auteur parle de « connaissance robuste » et du besoin d’une nouvelle « Agora » (Nowotny et al., 2003). Cependant, en minimisant le contexte critique, il ne prend pas en compte les problèmes – essentiellement liés au pouvoir – qui concernent actuellement les processus de décision. Le courant auquel appartient Boaventura de Sousa Santos – qui s’efforce de maximiser la démocratie (inclusive et participative) – cherche justement à trouver des réponses à ces questions. Les expériences dans ce sens sont multiples (conférences de consensus, budgets participatifs, jurys citoyens, forums hybrides…) et il est certain qu’elles éclairent – outre qu’elles la complètent – l’idée d’une « culture extensionniste ».

31Nous pouvons alors observer que la contextualisation de la connaissance – et de l’université – ne signifie pas nécessairement, comme le défend le courant « autonomiste » de Freitag, une adhésion au néolibéralisme. Dans la vision « extensionniste », cette contextualisation apparaît, non pas comme une instrumentalisation de la connaissance, de la recherche, de l’enseignement, mais comme une quête de légitimité – le critère de « choix de société » –, face à un monde complexe dont le centre épistémologique a éclaté.

32En conclusion, on fera remarquer que la lutte sociétale poursuivie par le courant « extensionniste » s’insère dans un vaste processus symbolico-politique. Burton Bledstein, dans un livre célèbre, montrait comment l’université américaine a été la principale institution de formation de l’esprit de compétitivité basé sur le mérite et la compétence, ce qu’il a appelé la « culture of professionalism » qui imprègne les États-Unis (Bledstein, 1976). Serait-il possible d’imaginer, toujours à partir de l’université, l’émergence d’une nouvelle culture : une « culture extensionniste » ?

Bibliographie

Références bibliographiques

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Mots-clés éditeurs : université participative, Mouvement de Córdoba, Mode 2, modèles universitaires, extension universitaire

Mise en ligne 11/01/2016

https://doi.org/10.3917/lsdlc.004.0081

Notes

  • [1]
    André Rubião est docteur en science politique (Université Paris 8), membre du Centre d’études sociales d’Amérique latine (ces-al) et professeur à la Faculté de droit Milton Campos (fdmc) au Brésil. Nous remercions Anne-Marie Milon Oliveira d’avoir assuré la traduction de cet article.
  • [2]
    Ségolène Royal (ex-candidate du parti socialiste) aussi bien que Bruno Julliard (alors président du syndicat des étudiants) ont fait des déclarations paradoxales de « soutien » à la réforme connue sous le nom de « loi lru ». Royal s’est empressée de lever le malentendu par une déclaration sur son site www.desirdavenir.org et Julliard est revenu sur sa position, appelant les étudiants à la grève qui eut lieu en décembre 2007.
  • [3]
    Créées par le Morril Act en1862, puis réglementées par l’Extension Law.
  • [4]
    Ces risques peuvent être résumés de la façon suivante : i) En ce qui concerne l’enseignement : perte du caractère critique et émancipatoire de la formation humaniste au profit de la professionnalisation ; disparition des disciplines non rentables au regard des intérêts économiques. ii) En ce qui concerne le financement : risque d’un cercle vicieux d’inégalités entre les universités (seules celles qui ont réussi à établir de bons partenariats disposant d’une visibilité) ; privatisation généralisée interdisant l’accès de l’enseignement supérieur aux jeunes les plus modestes ; concurrence effrénée entraînant une perte d’énergie dans des campagnes de marketing ou dans des mesures, souvent inefficaces, visant à obtenir une meilleure qualification dans des rankings subjectifs. iii) En ce qui concerne la recherche : diminution de l’intérêt public, avec la survalorisation de projets à intérêts directement économiques ; exacerbation du secret dans la recherche impliquant des retards de publication et un pouvoir de veto des partenaires privés ; diminution des collaborations inter-institutionnelles ; disparition de l’idéal d’une science unie, travaillant au service de l’humanité (Montlibert, 2004 ; Freitag, 1995 ; Laval, 2003 ; Bok, 2003).
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