Couverture de LSDLC_004

Article de revue

Les techno-sciences entre économie, précaution et démocratie

Pages 34 à 44

Notes

  • [1]
    Dominique Pestre est directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales (ehess). Dernier ouvrage paru : À contre-science. Politiques et savoirs des sociétés contemporaines, Paris, Seuil, 2013 (voir la recension dans ce numéro).
  • [2]
    La bibliographie est évidemment immense et les quelques renvois bibliographique que je fais n’ont qu’une vertu indicative.
  • [3]
    Cela n’implique en rien que cette sécularisation ne soit pas directement articulée sur la théologie chrétienne, et que ce fait soit crucial. Voir Raz-Krakotzkin, 2007.
  • [4]
    Pour ces derniers paragraphes, cf. Pestre, 2013.

La « science moderne » : une perspective historique

Fondations de la modernité

1La « science moderne », celle dont nous sommes les héritiers, apparaît entre les xvie et xviiie siècles. Il est en revanche plus délicat de dire précisément ce qui s’invente alors. Pour certains, il s’agit d’un basculement philosophique, d’un déplacement du regard – du retour du platonisme par exemple, ou d’une mise en mathématique du monde, d’une manière de limiter ses ambitions en ne décrivant que des relations numériques entre entités mesurables (Koyré, 1980). Pour d’autres, il s’agit de la mise au centre de l’expérience de laboratoire, de l’expérience artificielle et instrumentée, de la généralisation, comme source première de savoir, de l’experimentum au détriment de l’experientia commune (Shapin & Schaffer, 1985 ; Licoppe, 1996). Pour d’autres encore, c’est dans la jonction au monde des mathématiques pratiques et des techniques, dans le lien à l’univers mécanique et des machines, que l’essentiel s’est joué (Bennett, 1987 ; 1998). Pour d’autres enfin, mais la liste n’est pas exhaustive et les propositions contradictoires, il s’agit de l’apparition d’espaces sociaux nouveaux, des cours princières d’Italie aux académies et écoles militaires de France et de Hollande, d’institutions qui contraignent autrement les producteurs de savoir et font advenir des connaissances différentes de nature (Wintroub, 2000) [2].

2En termes épistémiques, ceci pourrait toutefois être résumé ainsi : ce que la science « moderne » invente est une manière de questionner le monde, une démarche qui est opératoire et instrumentale, une approche qui offre des prises d’un nouveau type sur le monde sublunaire, qui permet une maîtrise pratique et technique – un moyen permettant à l’homme, pour reprendre l’expression consacrée, de devenir comme le maître et possesseur de la nature. Cette image fondatrice de notre modernité se construit sur une double disjonction. D’une part entre sujet et objet, hommes et femmes – entre humain qui domine et nature à soumettre ; de l’autre entre vérité et contingence, savoir et opinion – entre science qui sait et politique qui décide. Or ce sont ces deux disjonctions qui sont largement contestées aujourd’hui.

3Dans le second xviiie siècle, un autre type de révolution advient, nous le savons aussi. Il s’agit cette fois de révolutions philosophiques et politiques, de révolutions légales et économiques – de la Révolution Française par exemple, de la « première » révolution industrielle comme de la révolution libérale. Cet ensemble de mutations majeures et concomitantes de l’avènement de la science moderne a ses origines dans la sécularisation des pouvoirs européens initiée au xvie siècle – ce que Marcel Gauchet, reprenant Max Weber, a nommé le désenchantement du monde, le fait que Dieu ait été progressivement retiré des justifications légitimes de la vie publique (Gauchet, 1985 ; 2009) [3]. L’économie marchande se déploie au long du xviiie siècle, des produits nouveaux sont proposés, la consommation explose dans les villes (Broman, 2002 ; Jones, 1996). Et les règles de la propriété sont refondées, notamment celles de la propriété intellectuelle aux États-Unis et dans la France des années 1790 (Biagioli 2006) – ce qui contribue à l’émergence de ces individus libres, autonomes, et qui se veulent en maîtrise d’eux-mêmes, ces individus qui inventent une nouvelle « société civile bourgeoise » (l’expression est bien sûr de Jürgen Habermas) et qui constituent des espaces publics de débat et entendent se gouverner par eux-mêmes.

4Ces deux révolutions scientifique et politique (pour faire vite) partagent des valeurs et des énoncés dogmatiques. C’est le cas avec la posture d’égalité déclarée entre savants (pour ce qui a trait à « la science ») et citoyens (pour ce qui a trait à « la politique ») ; c’est aussi le cas avec l’invocation du débat rationnel, du devoir de justification dans l’argumentaire, du refus principiel des énoncés et actes d’autorité. Elles partagent aussi une certaine conscience historique, une idée de progrès, une vision du monde social comme en transformation nécessaire, une approche prométhéenne et démiurgique du monde – et ce sont bien sûr les partisans du changement social qui font sortir la nouvelle science (la « République des Lettres », comme on dit au xviie siècle) de son lien quasi-exclusif au souverain, qui la font advenir comme acteur de plein exercice dans l’espace public et économique (Broman, 1998).

5Le rapport que cette science nouvelle entretient avec l’ordre délibératif et le dialogue est toutefois intrinsèquement contradictoire. Pour deux raisons. Parce que cette science prétend disposer d’un savoir supérieur et être souvent seule en position de dire le vrai, elle se place facilement à part ou en surplomb du débat démocratique. Et parce que cette science se traduit souvent en technologies et produits qui pénètrent les sociétés via des marchés et se déploient sans débat préalable, elle est à l’origine d’états de fait toujours plus nombreux et indiscutés. Ces productions perturbent le monde matériel comme le monde social, elles le redéfinissent et déplacent les équilibres entre humains et entre humains et nature, menacent les formes de vie courantes des individus et conduisent donc à de multiples formes de contestation.

6Dès les années 1800, les liens entre sciences, techniques et marchés d’une part, société et maîtrise politique de l’autre, sont donc complexes, organisés autour de convergences mais aussi autour de tensions qu’on peut dire systémiques – tensions qui restent, plus que jamais, au centre des problèmes qui sont les nôtres aujourd’hui.

Modernités industrielles, guerres et États-Nations

7Un siècle plus tard, les liens entre science, technologie, économie et démocratie se nouent autrement et plus étroitement. Du dernier tiers du xixe siècle à la guerre froide, la science passe en effet au cœur de la construction des États et des économies, comme au cœur de la guerre quasi-permanente que se livrent les nations européennes. Les sciences les plus « fondamentales » (la physique par exemple) deviennent décisives pour le développement industriel et économique (pour la télégraphie sous-marine, la radio ou la chimie organique), pour les politiques de défense comme pour la gestion des populations – ce qui est nouveau. Les États financent massivement la recherche et l’enseignement supérieur, ils créent des instituts comme la Kaiser-Wilhelm-Gesellschaft ou le cnrs, ils installent des laboratoires nationaux et de métrologie – et les milieux industriels font de même. Cette intégration des sciences au cœur de l’État comme du développement économique s’appuie certes sur les nouvelles possibilités qu’offrent les sciences ; elle répond toutefois aussi aux besoins de gestion des nouveaux systèmes techniques qui se mettent alors à innerver nos sociétés en profondeur (Pestre, 2003).

8Dans ce processus de technicisation et de scientifisation des sociétés qui fleurit depuis la fin du xixe siècle (Forman, 2007), Sciences et États tendent à vivre dans une symbiose inconnue précédemment. Plus précisément, la Science devient un alter ego de l’État, un moyen de fixer et mettre en œuvre le bien collectif, de montrer et renforcer la grandeur de la Nation – de proclamer aussi une neutralité commune face aux intérêts toujours partisans des individus et des groupes sociaux. La science, car elle dit le Vrai et est au-dessus des opinions, devient une institution de référence, un point d’ancrage pour l’action publique – elle devient l’institution sur laquelle l’État s’appuie pour fonder et justifier ses choix. Il le fait certes quand cela l’arrange – comme pour les industriels – mais la science, qui en profite pleinement dans ses financements et dans le poids symbolique qu’elle acquiert, devient, ce faisant, une institution puissante et directive qui peut facilement ignorer les choix démocratiques.

9Dans la littérature du second xixe siècle, c’est souvent l’ingénieur qui incarne cette science qui sait et guide la cité vers le progrès. J’illustrerai mon propos par un retour sur un texte célèbre de notre enfance – L’Ile Mystérieuse, de Jules Verne, paru en 1874. Ce roman raconte, le lecteur s’en souvient, l’arrivée d’un petit groupe de fuyards sur une île qu’ils croient déserte (mais où règne le capitaine Nemo), et les moyens qu’ils mettent en œuvre pour développer leur colonie en termes agricoles et industriels. Ce roman est toutefois plus que cette saga d’un groupe qui recrée la civilisation industrielle à partir de rien. Il est aussi, et peut-être surtout, une évocation de la cité politique idéale – une cité que guide l’ingénieur féru de science qu’est Cyrus Smith, le seul en mesure de dire ce qu’il faut faire et comment le faire. Or cette cité progresse sans revers, la technique n’y est jamais prise en faute, aucun effet négatif n’est jamais produit par elle. Le combat pour la maîtrise de la nature avance sans effet pervers – et il n’est donc aucun besoin d’un dialogue, d’un échange, d’une discussion sur ce qu’il convient de faire. À vrai dire, le progrès avance de lui-même, il n’y a pas de nécessité de débattre – à la limite, il n’y a pas d’égaux dans cette société et il n’est aucun besoin de démocratie.

10Ce qui m’intéresse ici est le fait que cette description non seulement touche juste (elle reflète une réalité massive des sociétés techniques) mais qu’elle est aussi dangereuse en ceci qu’elle propose une solution politique qui ne permet pas de comprendre les problèmes réels rencontrés par les sociétés techniques – ceux du second xixe siècle comme ceux d’aujourd’hui où aucun acteur, pas plus la science que l’État, ne peut prétendre dire la solution unique et évidente. Nous vivons bien dans des sociétés où les sciences et les techniques sont décisives, où l’invention déploie ses prodiges à travers des produits toujours plus sophistiqués – mais ces savoirs et technologies ne sont pas les seuls à pouvoir décider de notre futur. Le social considère avoir son mot à dire sur les trajectoires technologiques qui sont suivies – et ceci est une évolution inéluctable de la face démocratique de nos sociétés.

Le monde d’aujourd’hui : nouvelles sciences, nouveau libéralisme et retour de la société civile

11Les principales tensions historiques que je viens d’évoquer n’ont pas disparu – au contraire elles ont pris aujourd’hui une acuité supérieure. Parce que les techno-sciences ont extraordinairement développé leurs capacités d’intervention ; parce que les effets négatifs qu’elles engendrent semblent s’être aggravés ; parce que l’économie libérale a repris de la force et a modifié l’équilibre établi depuis un siècle entre sciences, techniques et démocratie, État, économie et société ; et parce que ceux qui constituent « la société civile » affirment plus clairement que jamais leurs droits et leur autonomie. Ce que je me propose de faire maintenant est de préciser ces évolutions récentes – et de pointer ce à quoi nous sommes et serons confrontés dans les temps à venir.

12Premier aspect à souligner : ce ne sont plus les mêmes savoirs, les mêmes « disciplines » ni les mêmes valeurs qui dominent le jeu scientifique aujourd’hui. De la fin du xixe siècle aux années 1970, ce sont les sciences physiques qui ont façonné les normes de la « bonne science », qui ont orienté les choix techniques et politiques, qui ont imposé leurs marques matérielles et symboliques sur la société. Depuis les années 1980, en revanche, ce sont d’abord les sciences de la vie, les bio-techno-sciences qui ont pris cette place – des sciences en mesure de recombiner et d’optimiser le matériau biologique, et donc de refaire l’humain et la nature. La pratique des sciences s’est aussi trouvée recomposée par le déploiement des outils informatiques, par le déploiement des grandes simulations par exemple – centrales pour l’étude du changement climatique. De nouveaux « champs de science » ont émergé autour du système Terre et de ses équilibres, autour de la gestion des risques, de l’inventaire et de la protection de la biodiversité – toutes choses très nouvelles par rapport à ce qui a fait la gloire historique des Sciences. Or les conséquences sociales et politiques de ces changements sont énormes, elles sont d’une nature très neuve – pensez au clonage humain dont la question ne pourra pas ne pas émerger comme question très vive dans un futur proche, et qui polarisera les sociétés.

13Second aspect, le fait qu’une nouvelle économie politique et morale des savoirs est apparue dans les dernières décennies. Les régulations productives et financières ont été transformées et le pouvoir est globalement passé, dans la vie économique, des États aux entreprises, des managers aux actionnaires (pour rester excessivement laconique). Politiquement, nous sommes passés d’un univers régulé dans le cadre de nations en équilibre westphalien par des instances élues (ou paritaires) définissant des priorités – à des systèmes globaux, sinon planétaires, régulés dans des espaces de « gouvernance » multiples par des acteurs nombreux et aux légitimités démocratiques variables : de grandes compagnies, la Banque Mondiale, des agences de tous types, une pléiade d’ong. Finalement, l’ensemble apparaît en mutation constante, sans point de repère stable, ouvert à tous les renversements possibles – à l’opposé du sentiment de prévisibilité et d’équilibre qui prévalait du temps de la guerre froide (cet équilibre de la terreur n’était-il pas vécu comme éternel, et finalement garant de nos vies ?). Le résultat en est un sentiment d’incertitude, voire de risque et d’inquiétude diffuse, sentiment à travers lequel nous tendons à percevoir notre relation au monde, y compris dans l’ordre social (chômage) et matériel (pollutions).

14Ce passage à un régime qu’on peut qualifier de global et de « libéral à dominante financière » s’est accompagné d’une transformation des manières de produire les savoirs. D’abord les intérêts présents dans le champ de la recherche se sont multipliés. Le capitalrisque, les fonds de pension, le Nasdaq, les start-ups, les avocats d’affaire sont devenus décisifs – aux côtés des militaires et des États bien sûr – dans l’orientation de la recherche, dans les formes qu’elle prend, dans ce qui est étudié et ce qui est oublié. Pour sa part, la recherche industrielle s’est émancipée du cadre territorial qui demeure, par définition, celui des universités, et la localisation de ces recherches est maintenant définie à l’échelle du monde, au gré des potentialités et des opportunités.

15Dans les entreprises, le travail d’innovation a changé de nature lui aussi. La conception de produits et de lignées génériques – et secondairement la Recherche et Développement conçue à l’intérieur de l’entreprise – sont devenues les pierres angulaires du travail d’innovation dans de nombreux domaines, et la recherche est devenue un paramètre qu’on peut souvent, comme on dit, externaliser (Le Masson et al., 2006). Finalement, la définition et les règles de la propriété intellectuelle ont été profondément modifiées – ce qui a conduit à des formes de parcellisation nouvelles des savoirs d’une part, à des formes de monopole et de judiciarisation de l’autre. Une nouvelle économie politique et morale des savoirs s’est donc installée au cœur de ce qu’on nomme souvent, et alternativement, les « économies » ou les « sociétés de la connaissance ».

16Finalement, le corps social comme les individus se sont transformés en profondeur eux aussi. Ces changements se notent aussi bien dans la « composition » des sociétés (la montée des cols blancs au Sud par exemple) que dans l’évolution des subjectivités, les mœurs, les modes de vie ou le rapport à l’autorité – notamment l’autorité des sciences. On peut dire que nos sociétés sont devenues radicalement hétérogènes et ouvertes (à défaut d’être plates), qu’on a affaire à une individualisation plus forte des itinéraires et des références, à une variété des formes d’accomplissement de soi – et donc à un moindre pouvoir des institutions classiques comme l’école, l’État ou la famille. Ces évolutions se sont toutefois accompagnées d’un accroissement formidable des inégalités, d’une nouvelle rudesse des relations sociales, d’une plus grande injustice dans l’accès aux biens – d’une plus grande polarisation avec, à une extrémité, une fermeture des possibles pour les plus démunis, et à l’autre une nouvelle valorisation de la réussite sociale et financière. Un des corollaires de cette polarisation pourrait bien être une perte possible d’attraction des métiers peu rémunérateurs de la recherche [4].

Comment penser le monde actuel et comment y agir : des sciences en société et des sociétés en science

Des sciences, de la multiplicité des savoirs, et de l’expertise aujourd’hui

17Les conséquences de ces évolutions sont, quant aux attitudes vis-à-vis des sciences, un changement des certitudes sociales qu’il serait irresponsable d’ignorer. La croyance en un progrès scientifique bénéfique et toujours contrôlable s’est érodée, les décisions d’experts travaillant en vase clos sont contestées – ces évolutions ayant été accélérées du fait de la vitesse de renouvellement technique (des ogm aux offres biotechnologiques pour les humains), du fait des crises sanitaires ou environnementales, du fait de l’opacité de la nouvelle gouvernance et de la dissolution des responsabilités qu’elle implique (Pestre, 2008).

18Des formes neuves de production et de mise en discussion des savoirs se sont généralisées. Les ong environnementales ou les associations de malades se sont multipliées et elles interviennent pour questionner la justesse des choix scientifiques ou politiques. Des laboratoires associatifs sont apparus ; défiants devant certaines certifications officielles (l’épisode Tchernobyl et sa gestion médiatique en France a constitué ici un tournant majeur), ils entreprennent eux-mêmes des campagnes de mesures et de contrôle. Des plaintes sont systématiquement portées devant les tribunaux aujourd’hui et des « conférences de citoyens » sont organisées pour conjurer les craintes. Pour sa part, le web induit d’autres formes d’apprentissage, d’autres relations aux savoirs et à leur évaluation, d’autres manières de produire, juger et « consommer » l’information. Radicalement polycentrique, il marginalise les canaux hiérarchiques de transmission des savoirs et mine lui aussi la science comme forme naturelle d’autorité.

19Dans les milieux savants, une tendance est à ne pas vraiment considérer ces nouvelles réalités, à les tenir comme superficielles, momentanées ou anormales – et à soigner par la « culture scientifique et technique ». L’appréciation est assez proche dans les milieux économiques et politiques européens, terrorisés, après l’épisode ogm, par ce qu’ils voient comme une « technophobie » sans fondement des peuples, comme un refus du progrès à traiter par une meilleure communication. Cette réduction est bien sûr un contre-sens, une façon de ne pas prendre en compte des enjeux et des réalités plus complexes qui impliquent des populations parmi les plus créatives et éduquées – et qui ne peut que s’amplifier. L’idée qu’il s’agirait d’un phénomène passager est démentie par toutes les études et ce ne sont pas les savoirs qui sont d’abord visés mais les régulations, la manière de gérer les crises, les attitudes systématiquement technophiles et qui veulent que tout ce qui est techniquement possible ait à advenir – en bref la pertinence des trajectoires technologiques prises par nos sociétés. Il est erroné de parler d’une défiance vis-à-vis des sciences ou de l’émergence d’un nouvel irrationalisme. En fait ce sont bien les succès des techno-sciences industrielles – et les passions qu’elles suscitent – qui sont en jeu, et moins « la science » en tant que telle.

20Ces passions sont d’ailleurs souvent doubles. D’une part, on voit apparaître des demandeis on constate aussi une confiance accrue dans le progrès,s de précaution vis-à-vis des effets et conséquences de long terme des nouveautés techno-scientifiques ; ces demandes de précaution apparaissent lorsque des biens collectifs sont en jeu – lorsqu’il s’agit de santé publique (affaires du Vioxx ou du Médiator), d’environnement (gestion des déchets nucléaires), de convictions religieuses ou éthiques (clonage, cellules souches). Ma une acceptation enthousiaste des offres techno-scientifiques lorsque c’est l’individu qui en garde la maîtrise, lorsque la prise de risque et l’usage relèvent de l’individu lui-même, en matière de santé et d’« augmentation de soi » par exemple (Rosanvallon, 2006).

21Mon sentiment est que ces attitudes complexes sont symptomatiques de ce qui fonde nos sociétés. Elles me semblent aussi extrêmement légitimes et fondées – par exemple les demandes collectives de réflexion et de précaution. On doit d’ailleurs faire l’hypothèse, évidente d’un point de vue historique, que c’est du refus des effets négatifs du progrès qu’est toujours née la précaution ; que c’est la contestation active des risques qui a conduit la justice, les administrations et les producteurs à définir des normes plus strictes et prudentes. Qu’en conséquence, il importe d’écouter le social lorsqu’il exprime ses doutes, parce qu’il est souvent, même s’il n’est pas infaillible, le lanceur d’alerte le plus efficace.

De quelques principes pour guider la réflexion et l’action

22Comment donc procéder ? Comment poser notre réflexion pour l’action future ? En reconnaissant d’abord que le monde est intrinsèquement compliqué, qu’il n’existe pas de recette simple – et que le monde des Trente Glorieuses et du soi-disant « mariage heureux » entre science et État guidant le monde est révolu. En reconnaissant ensuite que les tensions historiques longues que j’ai évoquées entre logiques d’innovation marchandes et volontés de prise en charge des problèmes par le dialogue, entre développement technoindustriel et effets environnementaux ou sociaux négatifs, entre logiques individuelles d’accomplissement de soi et nécessité de législations communes ne disparaîtront pas. Paraphrasant Paul Ricœur (1991), on peut dire qu’une démocratie n’est pas un régime politique sans contradiction ni conflit. En démocratie, le conflit n’est pas un accident, il n’est pas un malheur, il est l’expression du caractère non décidable, de façon scientifique ou dogmatique, du bien public. La discussion politique est sans conclusion nécessaire, dit Ricœur – même si elle n’est pas sans décision.

23Ces états de fait n’ont donc pas à nous empêcher d’agir, même s’ils doivent nous rendre prudents. Je ferai quatre propositions. Je proposerai d’abord qu’on reconnaisse comme une réalité, et comme une nécessité vitale en termes normatifs, la variété des valeurs et des projets humains, la variété des formes de savoir et leur complémentarité, la variété des moyens à travers lesquels nous faisons sens du monde – par l’experimentum, si l’on veut, mais aussi par l’experientia, l’expérience ordinaire du monde et des conjonctions complexes d’effets qui y adviennent. Je propose que nous militions pour cette diversité radicale, pour l’entretien actif de cette bio-diversité des valeurs et des manières de savoir, parce que cette diversité est au cœur de la vie démocratique et qu’elle est garante d’une meilleure détection des problèmes réels et des adaptations futures. Les sciences resteront certainement un noyau dur de la galaxie des savoirs, mais elles devront apprendre la modestie et se méfier de l’hubris qui caractérise souvent leur lien aux producteurs de techniques.

24Ce premier geste présuppose, seconde proposition, d’apprendre à écouter et à dialoguer ; c’est-à-dire réaliser qu’il est toujours beaucoup de choses que nous ne savons pas (et que la science ne sait pas), apprendre à ne pas être trop autistes et sûrs de nous (un défaut bien commun chez les intellectuels que nous sommes), et à étudier avec attention les points aveugles de nos discours que les autres pointent souvent avec justesse (Ravetz, 1993). Il faut toutefois être sans œcuménisme, et c’est là que les choses sont compliquées, et savoir que les relations de pouvoir et les intérêts bien compris des uns et des autres ne pourront que perturber ce dialogue – que les formes démocratiques de mise en commun pourront être facilement instrumentalisées et qu’elles le sont effectivement souvent. La participation de tous à la conversation et à la décision est chose fondamentale lorsqu’elle fonctionne comme un processus d’apprentissage collectif, mais elle n’est jamais simple à mettre en œuvre et demande à être constamment protégée puisqu’elle est faible face aux relations ordinaires de pouvoir et que sa réussite est toujours fragile.

25Au-delà des discours parfois trop faciles de la « bonne gouvernance », de la gouvernance heureuse du tous ensemble contribuant au bien commun, il convient donc de réapprendre la nécessité et la difficulté des choix, l’importance de la décision prise en connaissance de cause des effets négatifs multiples qu’elle ne peut pas ne pas avoir. Choisir et décider ne peut pas ne pas être douloureux et on est rarement, contrairement à ce que raconte les manageurs, dans des situations gagnant / gagnant : choisir signifie reconnaître et répartir les conséquences négatives de ce qui va advenir. Une adaptation réussie au réchauffement climatique ne pourra pas ne pas avoir un coût et des conséquences sur nos modes de vie par exemple – à moins de ne pas prendre vraiment la question au sérieux et en feignant de croire, en bonne logique de progrès, que la science, parce qu’elle est quasimagique, trouvera toujours la solution nous déchargeant de tout réel devoir d’adaptation.

26Il convient donc de réapprendre à dialoguer et à faire des choix – mais surtout, finalement, à penser large, à tenter de faire face aux problèmes les plus difficiles, à être inventif dans les solutions proposées ; pas seulement préciser les solutions procédurales à mettre en œuvre – comment bien organiser une conférence de citoyens par exemple, et même si, j’y insiste, il convient de faire des bilans précis de ces outils et de les rendre disponibles – mais faire surgir des questions et des solutions substantielles et lourdes de conséquences. Je ne proposerai que deux exemples, à titre de simple illustration : qu’en est-il du rapport que nous entretenons avec la maladie et la mort alors que la croissance de nos dépenses de santé est insoutenable à terme puisqu’elle croît beaucoup plus vite que nos revenus ? Qu’en est-il, second exemple, de notre vision des biens communs (comme l’air, la biodiversité ou, pourquoi pas, « le savoir ») – qu’en est-il notamment de la manière dont nous pouvons juridiquement les qualifier puisque, à l’évidence, on ne peut plus penser certains de nos problèmes sans eux et qu’il faut les protéger ? En bref, réapprendre à faire face à la douleur des choix que nous ne pouvons pas ne pas faire.

Références bibliographiques

  • Bennett, J. (1987). The Divided Circle. A History of Instruments for Astronomy, Navigation and Surveying. Oxford : Phaidon-Christie.
  • Bennett, J. (1998). Practical Geometry and Operative Knowledge. Configurations, 6/2, 195-222.
  • Biagioli, M. (2006). Patent Republic : Representing Inventions, Constructing Rights and Authors. Social Research, 73/4, 1129-1172.
  • Broman, T. H. (1998). The Habermasian Public Sphere and “Science in the Enlightenment”. History of Science, 36, 123-149.
  • Broman, T. H. (2002). Introduction : Some Preliminary Considerations on Science and Civil Society. Osiris 2nd series, 17, 1-21.
  • Forman, P. (2007). The Primacy of Science in Modernity, of Technology in Postmodernity, and of Ideology in the History of Technology. History and Technology, 23 (1/2), 1-152.
  • Gauchet, M. (1985). Le désenchantement du monde. Paris : Gallimard Folio.
  • Gauchet, M. (2009), Intervention dans le séminaire Politique des sciences, séance du 10 novembre, http://pds.hypotheses.org/228
  • Jones, C. (1996). The Great Chain of Buying : Medical Advertisement, the Bourgeois Public Sphere, and the Origins of the French Revolution. The American Historical Review, 101(1), 13-40.
  • Koyré, A. (1980 [1966]). Études galiléennes. Paris : Hermann.
  • Le Masson, P., Weil, B., Hatchuel, A. (2006). Les processus d’innovation. Conceptions innovantes et croissance des entreprises. Paris : Hermès / Lavoisier.
  • Licoppe, Ch. (1996). La formation de la pratique scientifique. Paris : La Découverte.
  • Pestre, D. (2003). Science, argent et politique, un essai d’interprétation. Paris : inra, « Sciences en Question ».
  • Pestre, D. (2008). Challenges for the Democratic Management of Technoscience : Governance, Participation and the Political Today. Science as Culture, 17/2, 101–119.
  • Pestre, D. (2013). À contre-science. Politiques et savoirs des sociétés contemporaines. Paris : Seuil.
  • Ravetz, J. R (1993). The Sin of Science : Ignorance of Ignorance. Knowledge (Creation-Diffusion-Utilization), 15/12, 157-165.
  • Raz-Krakotzkin, A. (2007 [2005]). The Censor, the Editor and the Text. The Catholic Church and the Shaping of the Jewish Canon in the Sixteenth Century. Philadelphia : University of Pennsylvania Press.
  • Ricœur, P. (1991). Postface à Le temps de la responsabilité. Entretiens sur l’éthique (sous la dir. de R. Lenoir). Paris, Fayard. Repris dans Ricœur, P. (1991). Lectures 1. Autour du politique. Paris : Seuil.
  • Rosanvallon, P. (2006). La contre-démocratie. La politique à l’âge de la défiance. Paris : Seuil.
  • Shapin, S. & Schaffer, S. (1985). Leviathan and the Air-Pump. Hobbes, Boyle and the Experimental Life. Princeton : University Press.
  • Wintroub, M. (2000). Court Society. In A. Hessenbruch (ed.) Reader’s Guide to the History of Science (154-157). London : Fitzroy Dearborn Publishers.

Mots-clés éditeurs : sciences, économie, régulations, démocratie, technologies

Date de mise en ligne : 11/01/2016

https://doi.org/10.3917/lsdlc.004.0034

Notes

  • [1]
    Dominique Pestre est directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales (ehess). Dernier ouvrage paru : À contre-science. Politiques et savoirs des sociétés contemporaines, Paris, Seuil, 2013 (voir la recension dans ce numéro).
  • [2]
    La bibliographie est évidemment immense et les quelques renvois bibliographique que je fais n’ont qu’une vertu indicative.
  • [3]
    Cela n’implique en rien que cette sécularisation ne soit pas directement articulée sur la théologie chrétienne, et que ce fait soit crucial. Voir Raz-Krakotzkin, 2007.
  • [4]
    Pour ces derniers paragraphes, cf. Pestre, 2013.

Domaines

Sciences Humaines et Sociales

Sciences, techniques et médecine

Droit et Administration

bb.footer.alt.logo.cairn

Cairn.info, plateforme de référence pour les publications scientifiques francophones, vise à favoriser la découverte d’une recherche de qualité tout en cultivant l’indépendance et la diversité des acteurs de l’écosystème du savoir.

Retrouvez Cairn.info sur

Avec le soutien de

18.97.14.89

Accès institutions

Rechercher

Toutes les institutions