1Il est pour la recherche des sujets difficiles à traiter en observant la posture de neutralité objective communément préconisée : l’immigration est de ceux-là. Prenant le contre-pied de cette attitude, nous utiliserons ici une méthode de recherche fondée sur l’analyse réflexive de l’expérience autobiographique de deux des auteurs de ce texte.
2Brésiliens de naissance et de nationalité, chercheurs depuis plus de vingt ans, ayant refusé de se marier dans un pays où le mariage est la norme, militants des mouvements sociaux, ils ont obtenu en 2006 le statut de réfugiés politiques par la reconnaissance du danger de mort pesant sur eux dans leur pays. C’est en assumant pleinement la subjectivité du matériel utilisé, celui de leur propre expérience, qu’ils souhaitent apporter leur contribution au questionnement plus large sur l’« habiter » des étrangers.
3Alors qu’en France et en Europe s’amplifie l’écho d’une certaine Histoire via les porte-parole de l’extrême droite, contaminant durablement la sphère politico-administrative dès la fin des années 1970 dans le contexte du chômage de masse et de la précarisation du salariat, une séquence remarquable intervient pour la suite de notre propos : l’irruption sur la scène médiatique de la figure de l’« étranger travailleur sans papiers ». Cette figure apparaît à la faveur du mouvement social de 2008, porté par l’alliance inédite des principaux syndicats (cgt, cfdt, Solidaires, fsu, unsa) et de six associations des droits humains (Ligue des droits de l’homme, Cimade, Réseau Éducation sans frontières, Femmes Égalité, Autremonde, Droits devant !). Ce qu’il y a de remarquable ici, c’est le déplacement que l’on a vu s’opérer dans l’opinion publique à l’endroit de cette fraction des immigrés « sans papiers », précisément grâce à leur propre « déplacement » : de « clandestins » invisibles, devenus « sans-papiers » en sortant de l’ombre pour occuper l’église Saint-Bernard en 1996, ils se promeuvent eux-mêmes « travailleurs en lutte » en occupant leurs lieux de travail, signifiant ainsi leur incorporation dans la société d’accueil. Et cela s’effectue par leur intégration au mouvement social, à son univers symbolique et donc à l’historicité même de ces acteurs sociaux affiliés à la France des Révolutions et portant en creux le lien entre nation et progrès social.
4C’est ici la lancinante question du « comment être citoyen intégré en tant qu’étranger » – déclinée aujourd’hui en France pour la troisième génération – qui se pose différemment. Pour les auteurs concernés, en tant qu’immigrés ayant obtenu le précieux statut de réfugiés, ce mouvement social résonne fortement. En effet, telle qu’elle se pose à eux, la question de l’intégration et de la citoyenneté trouve à inclure de façon déterminante la question du travail, tout comme pour ceux des nationaux peinant à trouver place dans la société du précariat (Castel, 2009). On est dès lors invité à reformuler la « question de l’étranger » en se demandant comment celui-ci peut s’inscrire et prendre place dans la dynamique des mouvements sociaux pour revendiquer un « avoir droit à » dans la cité ?
5Pour restituer la dimension de concrétude d’une telle problématique, il s’agira ici de « donner voix à la richesse de la vie », en rendant visible la multiplicité des éléments intriqués dans les vies d’immigrants, et ce faisant, de discuter des possibilités d’action collective dans le pays d’accueil. Un des points nodaux et un des enjeux essentiels de cette réflexion nous paraissent être la maîtrise de la temporalité de la vie quotidienne dans le nouvel espace du pays d’accueil. Cela implique de considérer le parcours vécu des immigrants, où le temps et l’espace se croisent et prennent sens l’un par l’autre, désignant un « avant » dans le pays d’origine et un « après » dans le pays d’accueil.
6Parmi les séquences de vie quotidienne analysées, on a choisi celles qui donnent un caractère concret à la relation entre le temps et l’action collective : l’instabilité d’un habitat dont la quête s’impose au rythme la vie ; la recherche d’emploi pour assurer la survie, imposant une cadence infernale au quotidien et empêchant une intégration « assurée » comparable à celle vécue dans le pays d’origine ; les relations conflictuelles avec certaines institutions, imposant des va-et-vient incompréhensibles générant le sentiment d’une aliénation du temps de la vie. Dès lors, c’est la possibilité même d’une intégration sociale-territoriale du sujet autonome au sein de la société du précariat qui se pose à tous et interpelle les fondements de l’État social.
Scène I - Le temps de la rupture : ce que l’exil veut dire
7Pour les deux personnes concernées, la raison du départ est liée à la question de la défense des droits de l’homme et de la construction démocratique de leur pays : de la dictature militaire à l’avènement de la Constitution de 1988, de celle-ci à l’accès au pouvoir du Parti des Travailleurs avec la présidence de Lula. Sur cette toile de fond politique, et pour reconstituer le scénario biographique, il faut pointer le mois de janvier 2002 qui voit l’enlèvement et l’assassinat du maire de Santo André (banlieue industrielle de São Paulo comptant environ 700 000 habitants), attaché au Parti des Travailleurs, et frère de l’un des auteurs de ce texte. Pour ces derniers, cette date deviendra le point de départ de leur vie d’immigrants.
8Cet assassinat est pour eux le symptôme d’un système politique fondé sur le recours des principaux partis politiques à l’argent du crime pour financer leurs campagnes électorales. Ayant dénoncé le lien entre l’assassinat du maire de Santo André et la corruption, ils font l’objet de menaces de mort permanentes les visant eux-mêmes ainsi que leurs enfants. Dès lors, partir devient une nécessité. Arrivés en France, ce sont les militants des droits de l’homme qui les accueillent et les aident à vivre le processus d’installation.
9Le départ est marqué par une complexité d’actions intriquées à une certaine manière de penser dans l’espace et dans le temps différente du pays d’origine au pays d’accueil. Il y a des paradoxes qui s’imposent. L’un d’eux est la présence simultanée de choix et de contraintes. Obligés de quitter leur pays pour protéger leur vie et continuer leur combat à distance, ils ont vécu un déplacement géographique qui les a amenés à faire un choix dans un espace de contraintes extrêmement lourdes. Cependant l’espace des possibles s’est aussi élargi d’une précieuse ressource : celle des solidarités des personnes et des institutions de part et d’autre de l’Atlantique. Enfin, la France a été choisie en raison de l’image qu’ils en avaient – un pays attaché aux droits de l’homme, accueillant aux personnes persécutées – mais aussi en fonction de leurs réseaux, les deux éléments étant intimement liés. Les questions du capital social et des représentations apparaissent donc ici comme primordiales.
10Le déplacement dans l’espace géographique est aussi un déplacement social, politique et biographique. En traversant l’océan, ils ont vécu un voyage dans le temps où se télescopent les temporalités historiques des pays concernés : au Brésil, la transition de la dictature à la démocratie et la remontée des actes d’oppression du monde souterrain du crime jusqu’aux plus hautes instances de l’État ; en France, une République dont l’histoire tenue pour exemplaire et dont la devise « liberté, égalité, fraternité » forgent en eux le mythe d’un pays d’accueil et d’ouverture, d’autant plus que nombre de Brésiliens y ont trouvé refuge pendant le temps de la dictature militaire dans leur pays, où il n’était pas rare que des militants soient emprisonnés pour « crime politique », comme le fut l’un des auteurs.
11Ainsi, pour comprendre les raisons du départ, il faut saisir les rouages complexes qui lient les immigrants et leur pays d’origine, appréhender le sens de leurs actions et les représentations qu’ils produisent sur le temps historique du pays d’origine et celui du pays de destination. Temps et espace, notion de droits et de citoyenneté, d’ancrage et de participation démocratique, de mobilité et de capacité d’agir, sont reliés entre eux dans l’histoire du sujet qui fait des choix dans un cadre contraint et se déplace dans l’espace, tant géographique que sociopolitique. Cet ensemble de facteurs, à la fois collectifs et personnels, retentit sur la vie des immigrés en tant qu’elle est traversée par un temps existentiel, temps de la subjectivité, temps intime fait de souffrances souvent et de joies quelquefois, marqué par la présence ou l’absence de solidarité, par le sentiment d’être encore vivants et debout face aux menaces qui pèsent sur eux.
Scène II - Le temps en morceaux : accueil, solidarités, déconstruction
12En France, les auteurs ont été accueillis par des personnes – amies ou inconnues – et des institutions attachées aux droits de l’homme. Ce réseau de connaissances et d’amitiés est devenu leur havre de paix, un port d’attache subjectif dans un pays qui habitait leur imagination, un support essentiel pour aller de l’avant dans leur lutte pour obtenir le statut de réfugiés. Cette étape franchie, s’ouvre alors pour eux un temps de reconstruction : le temps de l’angoisse dissipée et de la joie éprouvée à se rendre compte que l’État français leur accorde la protection, et avec elle la possibilité de travailler et d’aller n’importe où dans le monde, excepté au Brésil. Dès lors, ils sont habités par un double sentiment contradictoire : d’une part, le souci de préserver leur sécurité physique et de s’installer de manière plus stable en France ; d’autre part, un désir latent – qui étreint l’âme certains jours – de retourner dans leur pays.
13Cependant, malgré la solidarité active qui se manifeste à leur endroit et la reconnaissance statutaire que leur accorde l’État français, le temps initial de l’intégration est marqué par une insécurité sociale permanente : recherche de moyens de survie financiers, logement, communication difficile avec les Français dont il faut apprendre la langue, démarches complexes pour insérer les enfants à l’université, etc. Ce moment est le temps de l’instabilité, du tâtonnement. Le temps semble se morceler, se diffracter, sans séquence reconnaissable ou prévisible. L’existence semble emportée par l’irruption d’une rupture radicale, après laquelle il faut tout reconstruire, tout renouer. Quelle que soit la position qu’il ait construite dans son propre pays, l’immigrant est ramené à la situation de ces jeunes qui viennent de quitter le foyer familial pour faire seuls leur chemin dans un monde en partie inconnu. Mais qui pressentent par la force des choses que cela passe par une double intégration : celle de la sphère du travail et celle de l’habitat, l’un et l’autre formant les deux faces d’une même pièce dans le subtil rouage de qui construit son autonomie de sujet.
Scène III - Le temps de l’instabilité et de la précarité : l’impossible « chez-soi »
14Alors que l’acquisition de la carte de séjour est censée, dans la rhétorique officielle et selon l’opinion communément admise, ouvrir l’horizon d’une « insertion durable au marché de l’emploi et du logement », la vie quotidienne se charge de montrer que ce mouvement est loin d’être linéaire, mécanique, voire tout simplement possible. Précisons ici que nous préférons parler d’intégration sociale-territoriale par le travail et l’habitat, car ce qui se joue là déborde la simple logique économique et fonctionnelle : il s’agit tant de trouver place dans la société salariale et urbaine française que de remanier son propre univers symbolique et de pouvoir ainsi habiter en la faisant sienne une nouvelle temporalité.
15Trouver à se loger a représenté l’expérience d’un temps de « petites ruptures » semblant ne jamais finir, d’une circulation dans l’espace accompagnée d’un sentiment d’instabilité et d’insécurité s’imposant au rythme moyen d’un déménagement par an. Vivre l’insécurité de ne pas avoir de résidence fixe interfère sur le temps subjectif et fait de chaque déménagement une occasion de souffrances physiques et affectives. Trouver sa place dans un quartier devient de plus en plus difficile, malgré les efforts consentis. En revanche, ce temps est marqué par la présence réconfortante de la solidarité des amis qui permet d’aller de l’avant, de poursuivre vers la séquence suivante. En effet, chaque logement trouvé le fut grâce à ces réseaux, car sans emploi fixe et dans la mise en concurrence de tous pour trouver un toit, impossible de convaincre un propriétaire.
16Les difficultés générées par cette situation sont multiples et de grande importance pour l’intégration. La plus symbolique étant l’impossibilité de demander la nationalité française, car même si la loi le permet formellement, son application concrète est conditionnée par un logement et un emploi stable.
17D’autres facteurs doivent par ailleurs être pris en compte concernant le lien habitat/ immigrants, comme le rôle joué par l’habitat dans la culture de référence et dans les processus de construction identitaire. Pour les auteurs, le logement est considéré comme étant bien plus qu’un toit sûr et stable, il est un lieu de rencontre avec des amis, avec la famille. Il est aussi un espace depuis lequel on mène le débat politique et l’on pense les actions collectives. La « maison » a ainsi un rôle central dans la constitution de leur identité en tant qu’acteurs de la société. Plus que le temps de l’abri, le temps de l’habitat est le moment de la construction et de la consolidation des liens non seulement intimes mais aussi collectifs et de ce qui s’y joue en termes d’avancée de l’espace public. En France, la valeur symbolique du logement est autre, réduit qu’il est ou peu s’en faut à la seule sphère de l’intime. Il y a là pour les auteurs un élément de perturbation de leur « habiter », de leur manière d’être dans le monde.
18Au-delà de l’instabilité qui le caractérise, le temps du séjour immigré est aussi une manière d’être et d’agir, une culture particulière. Il révèle le réseau qui s’est constitué, plus ou moins solidaire et stable, et permet de mieux comprendre comment les immigrants s’insèrent et construisent des capacités d’actions collectives.
19Tout comme l’habitat, le travail est également une question cruciale. La lutte pour avoir un travail se caractérise par trois éléments : la survie, la lutte pour rester dans le même champ professionnel et la conquête de la stabilité.
20La survie n’a pas été toujours assurée, avec des emplois ne garantissant pas chaque mois un revenu suffisant. Les situations n’ont pas manqué où il a fallu attendre une année après la fin du contrat des rémunérations émanant d’institutions publiques. Tout se passe comme si l’on pouvait maintenir en suspens les moyens de vivre des gens, et donc attenter à leur survie, pendant un certain temps. Paradoxe saisissant : d’une part, les deux auteurs bénéficient de certaines allocations au titre de la solidarité assistancielle, mais d’autre part, la stabilité de l’emploi au sein d’institutions publiques en tant que chercheurs leur est refusée, les maintenant dans une instabilité permanente. Ainsi, réfugiés en France, les revenus qu’ils perçoivent sont ceux que leur rapportent des travaux universitaires à destination de leur pays d’origine avec lequel ils n’ont jamais coupé les liens. Ce sont finalement leurs épargnes accumulées depuis des années de travail qui jouent le rôle d’amortisseur entre des rentrées d’argent discontinues. Paradoxe encore que celle d’une période qui fut toujours accompagnée par la solidarité relationnelle, devenue l’élément déterminant pour faire face à leurs difficultés : invariablement c’est grâce à leur réseau d’amis, se déployant de part et d’autre de l’Atlantique, qu’ils ont obtenu du travail.
21Toutefois, dans la gestion au jour le jour qu’impose la précarité, les démarches administratives pour les aides sociales (rsa, cmu, caf, etc.) ont souvent été leur « vrai » travail et les incessants déplacements dans les transports en commun de la Seine-Saint-Denis, suivis des heures d’attente « au guichet » des institutions, ont occupé une grande part de leur temps. Temps morcelé, sans continuité séquentielle : au cours des trois dernières années, l’un d’eux a eu quinze contrats pour autant d’emplois différents, dont cinq emplois en un mois ; les temps de travail variant de 2 à 60 heures par semaine, tantôt rendant nécessaire la recherche d’autres emplois, tantôt excluant toute autre forme d’activité. C’est là la marque d’une intégration dont les formes varient entre l’incertitude et la disqualification (Paugam, 2003). Ce type d’intégration a un impact majeur sur la temporalité de la vie quotidienne : le temps de l’instabilité s’impose et se caractérise par un « manque de temps » pour toutes les activités ayant trait à l’émancipation humaine.
22Ainsi, alors que, pour la plupart des gens, le travail est vécu comme un temps qui n’est pas le leur, temps mort et vide, souvent perçu comme volé à la vie (Kurz, 1999), pour les migrants, le temps mort et vide est aussi celui du non-travail, temps mêlé d’inactivité et de recherche pour trouver les moyens de survivre. Ici, la question des loisirs et des activités de culture ne se pose même pas, c’est le temps de la survie qui constitue la réalité objective. Dans ces conditions, comment agir collectivement lorsque le travail, dans sa dimension d’accomplissement de soi et d’action sur le monde, disparaît comme unité de temps stable ? Comment agir collectivement lorsque la maison qui était souvent le foyer d’actions collectives n’existe plus ?
Scène IV - Le temps du contrôle : quand la bureaucratie fait injonction à l’horloge du quotidien
23Depuis leur arrivée en France, l’administration publique fait partie de leur vie quotidienne. Connaître chacune de ces institutions et leurs formes de relation avec les immigrés peut aider à comprendre les difficultés que ceux-ci connaissent pour devenir des acteurs collectifs dans le pays d’accueil.
24L’expérience des auteurs les a amenés à avoir contact avec les institutions publiques suivantes : la police, l’Office français de protection des réfugiés et apatrides (ofpra), Pôle emploi, la Caisse d’allocations familiales (caf), la Caisse d’assurance maladie primaire (cpam), le Pôle social d’insertion de la mairie Les Lilas, l’urssaf et l’insee. À ces dernières ils sont redevables de ce que de nombreux droits leur aient été garantis sans lesquels la vie aurait été bien plus difficile. Toutefois, ces institutions ont aussi produit d’innombrables difficultés concrètes et des violences symboliques non négligeables.
25En effet, ils ont vécu des heures, des jours, des mois en relation avec l’administration publique, prenant la file d’attente en attendant le fonctionnaire à qui remettre le dossier, expliquant inlassablement leur situation, revenant pour apporter un document manquant. Le comportement des fonctionnaires a varié du poli à l’agressif. Ils ont croisé des professionnels compétents, parfois engagés pour une France solidaire. Cependant, ils ont aussi été confrontés à des professionnels absorbés par la machine et incapables de voir en face d’eux des personnes avec leur histoire. L’image du peuple des droits de l’homme, héros de l’hospitalité, a commencé lentement à se désintégrer, les mots liberté, égalité, fraternité et solidarité s’estompant sous une brume technocratique.
26Les institutions de l’État-providence ont tendance à désolidariser les liens entre les citoyens en segmentant les « publics-cibles » et à les déresponsabiliser par l’infantilisation, le contrôle social. Leurs modes d’organisation reposent sur la division et la fragmentation en champs de connaissance et d’intervention spécialisés. Elles tombent dans un formalisme excessif, prompt à les refermer sur elles-mêmes et à provoquer des rigidités. Elles en viennent donc à exclure le sujet qui doit entrer dans des cases prédéterminées, le renvoyant à une position d’ « objet ». Dans ces conditions, le citoyen n’arrive pas à accéder à ses droits, ou avec grande difficulté. C’est un combat feutré de tous les instants, une guérilla de file d’attente en file d’attente, où tous doivent développer des compétences stratégiques et tactiques, une maitrise de l’information administrative et juridique, des savoir-faire relationnels. La spécialisation est l’un des obstacles qui empêche les institutions de saisir la réalité globale du sujet, avec toute sa complexité (Morin, 2000). La phrase typique étant : « ha, je ne sais pas, hein, vous savez, votre situation est très particulière »… et cette envie souvent d’exploser qui prend à la gorge.
27Dans cette relation contradictoire, la vie de l’immigré précaire est envahie par le temps de l’administration publique. Entre le temps des « sociétés disciplinaires » (Foucault, 1977), par lequel l’institution – usine, école, hôpital ou prison – impose à chacun son rythme et ses agendas, et le temps des « sociétés de contrôle » (Deuleze, 1992), qui module et fait varier à l’infini les temporalités au gré de formes de domination qui sont partout et nulle part, le temps que l’administration publique fait subir aux immigrés est un temps de l’instabilité et de l’incertitude qui impose cependant son contrôle, y compris dans les moments de « non-travail ».
« Il y a un temps qui va s’imposer aux travailleurs étrangers qui est un temps qui leur est imposé pas seulement par la firme mais par l’administration […]. Plutôt que les durées perçues de tel ou tel événement qui sont des dimensions qu’on mesure dans les enquêtes emplois du temps, l’important pour eux, dans leurs “histoires de vie”, dans leurs existences, peut se nicher dans d’autres séquences et notamment dans les séquences à travers lesquels ils vont être en rapport avec les administrations publiques. Parce que ce sont ces administrations qui vont, justement, fixer l’horizon temporel : pour une durée de séjour tel qu’il est autorisé, une possibilité de travailler à durée déterminée, etc. Il y a la durée déterminée du permis de travailler, il y a la question de l’attente et du délai avec la remise des titres de séjour. C’est une expérience du temps qui est tout à fait particulière ».
29Expérience du temps particulière qu’il convient de préciser. Ce temps d’attente et d’incertitude dont il est ici question renvoie directement aux travaux de Carolina Kobelinsky sur les demandeurs d’asiles, mais il diffère nettement de ce qu’elle nomme le « temps perdu », marqué massivement par l’ennui que génère cette attente (Kobelinsky, 2010) : il s’agit ici plutôt d’un « temps volé » où la frénésie des déplacements pour effectuer les démarches administratives se vit aussi en faisant du sur-place face aux portes qui restent symboliquement closes.
30Par les régimes de temporalité qu’elle impose, par les normes et les règles qu’elle édicte, l’administration publique interfère également dans les possibilités d’actions collectives et dans ce qu’elles permettent justement de mettre en avant pour construire un « monde commun ».
Scène V - Le temps de l’agir : distance géographique, réassurance sociale et liens numériques
31Malgré les difficultés reconnues des immigrés primo-arrivants à s’engager dans des actions collectives, d’autres éléments montrent comment l’on peut poursuivre un engagement militant et ne pas renoncer à une dimension constitutive de l’identité individuelle et collective.
32Ainsi les auteurs ont-ils participé à deux collectifs dans lesquels se retrouvaient des membres de leur réseau. Le premier concernait la question des droits sociaux des migrants, tandis que le second avait trait aux nouvelles façons de mesurer la richesse. Ces participations collectives les ont « réassurés », en leur permettant de trouver leur place d’acteurs, mais ont suscité souvent un sentiment de frustration en raison d’un engagement forcement partiel et discontinu, à l’image d’un quotidien par trop morcelé et fuyant.
33Cependant un autre élément est à prendre en compte, car malgré la distance géographique, les technologies de la communication leur ont permis de maintenir des liens étroits avec le Brésil. Internet et les moyens de téléphonie modernes permettent aujourd’hui aux immigrants de traiter leur temps subjectif différemment et de continuer à faire avancer les luttes dans leur pays d’origine. En ce qui concerne les auteurs, ils ont continué à faire prévaloir la cause de la justice au Brésil, en participant notamment à la lutte contre la corruption, où des victoires significatives ont été obtenues. Comprendre cette mobilité qu’offre le monde virtuel c’est percevoir l’importance d’une nouvelle capacité d’agir qui touche spécialement les immigrants.
En conclusion
34Les scènes de vie ici évoquées interrogent sur la manière dont le « droit de cité » est vécu concrètement par des immigrants, et comment il peut être produit par ces nouveaux arrivants. Une des dimensions qui nous semble importante est celle de la dimension temporelle et du lien qu’elle entretient avec l’action collective, car comme l’écrit François Brun :
« Les migrants, n’en déplaise à ceux qui n’en parlent qu’en termes de « flux » ou de « stocks », sont des êtres humains. En ce sens, ils ont un rapport au temps, qui anthropologiquement, ne présente aucune différence fondamentale avec celui de tous les hommes pour lesquels le temps est une dimension à travers laquelle on essaie de donner un sens à sa vie en faisant quelque chose entre sa naissance et sa mort. »
36Nous avons parcouru une multiplicité de temps qui imposent leur rythme et leurs ruptures de rythme dans la vie quotidienne des immigrés. La reconstitution de la marqueterie composée par tous ces fragments de la vie quotidienne peut rendre visible ces temps souvent « invisibles » et les problématiques dont ils sont porteurs. Nous nous sommes donc attachés à la description de ces différents temps de la vie des migrants, à leurs conséquences en termes de capacité d’agir individuelle et collective et à la possibilité qu’ils ouvrent ou non de produire un droit citoyen actif qui ne soit pas réduit à celui, relativement formel, du seul État-Nation.
37L’une des caractéristiques mise en évidence est le rôle de la circulation dans la vie des immigrants, une mobilité intense, souvent tout à la fois choisie et subie dans un univers de contraintes déterritorialisant. C’est comme si le moment de la rupture marquant le départ du pays d’origine se reproduisait en autant de répliques à leur histoire personnelle. La compréhension de ce processus temporel singulier met en évidence le rôle de l’État dans la production de la vie quotidienne de l’immigré, ainsi que les contradictions générées par deux de ses régimes d’actions : le régime gestionnaire-sécuritaire et le régime socialsolidaire. À l’intersection de ces deux pôles nous retrouvons un mouvement séculaire qui travaille l’État social depuis son invention au xxe siècle : d’un côté, la solidarité assurantielle portée par le mouvement ouvrier et visant l’autonomie du sujet par le travail ; de l’autre, la solidarité assistancielle, héritée de l’Église, qui se fonde sur la compassion pour les plus vulnérables, mais qui a pour revers de typifier le sujet comme « dépendant », le soumettant à un contrôle social particulier et générant une individualisation des difficultés sociales prompte à leur intériorisation, plutôt qu’à la recherche de solution par l’action collective (Castel, 1995). Or, il apparaît ici pour l’immigré que cette forme de solidarité tend à prendre le pas sur la solidarité assurantielle et résonne fortement avec la logique gestionnaire-sécuritaire qui contamine l’État social.
38Dans ce cadre, il nous faut souligner combien le vécu des immigrants renvoie avec une intensité souvent tragique l’image de l’instabilité et de l’insécurité sociale qui contaminent aujourd’hui l’ensemble de la société salariale, au point que l’on pourrait désormais la nommer société précariale. Dès lors, le discours porté sur les spécificités du vécu des immigrants gagnerait à établir des ponts avec les différentes places occupées par une part de plus en plus grande de la population, catégorisée et segmentée par les pouvoirs publics en une série de publics dits « vulnérables », parce que précaires face au travail et à l’habitat. Il ne s’agit ici de rien moins que de la possibilité d’une intégration socialeterritoriale pour le sujet précarisé et de l’avenir même de la société salariale, dont les jeunes constituent la fraction la plus emblématique de par son nombre et sa vulnérabilité. En ce sens, les « prolétaires modernes » (Balibar, 2002) ne se limitent plus aux seuls immigrés – bien que ceux-ci en constituent l’une des figures majeures – mais rassemblent l’ensemble des travailleurs précaires, avec ou sans emploi, avec ou sans papiers, et qui, à des degrés d’intensité divers, partagent une condition commune : celle qui leur rend difficile – voire impossible – de pouvoir avoir place dans la Cité. Autrement dit, de pouvoir « habiter » le monde.
39Or, dans un monde de plus en plus caractérisé par un « habiter poly-topique » (Stock, 2005) et où le sujet-mobile se généralise autant que le sujet-précaire, avec l’immigrant comme « figure-limite » et le jeune comme « figure-moyenne », comment est-il possible de construire une citoyenneté active par l’action collective, dont on perçoit qu’elle demande autant qu’elle produit une intégration sociale-territoriale ? Comment synchroniser la vie si la logique prédominante est celle de la non-synchronie, celle de la récurrence des ruptures installées dans la quotidienneté ? Comment alors penser et poursuivre la lutte légitime pour un « droit à avoir droit » (Arendt, 1988) sur la terre qui vous accueille ? Et donc disputer à l’État la légitimité du monopole de l’intérêt général (Rancière, 2005), mais aussi avoir prise sur la sphère économique qui s’autonomise contre la sphère sociale (Polanyi, 1983) ? Comment pouvoir se réapproprier la production de son espace de vie comme de son temps de vie ?
40Par l’extension des droits politiques à tous les résidents, la notion de « droit de cité » (Balibar, 2002) représente une avancée salutaire dans l’idée d’une citoyenneté qui ne soit plus exclusivement liée à l’appartenance nationale. Cependant, ce droit de cité ne risque-t-il pas de générer ce qu’il combat ? Soit, en quelque sorte, un droit « vide » – tel que peuvent le vivre les jeunes précaires pourtant de nationalité française –, car n’abordant pas frontalement les racines de la précarité du travail et de l’habitat, qui sont au cœur de la question sociale et urbaine… Précarité qui devient négation du principe d’hospitalité et d’altérité, recréant autant de frontières intérieures dans l’espace national qu’il y a de sujets partageant la « condition d’étranger », tout à la fois dedans mais restant dehors (Le Blanc, 2010) ; précarité, donc, qui structure autant nos sociétés capitalistes et urbaines avancées (Harvey, 2011) que la vie quotidienne de leurs prolétaires modernes – parfois d’ailleurs, toujours d’ici – et qui ne peuvent « habiter » pleinement ce monde, mais cherchent à s’y tenir debout.
Bibliographie
Références bibliographiques
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Mots-clés éditeurs : solidarité, multiplicité de temps, immigrants, instabilité, précarité
Mise en ligne 06/05/2015
https://doi.org/10.3917/lsdlc.003.0207