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Article de revue

La recherche biographique aujourd’hui : de la science de l’incertitude au savoir ancré

Pages 213 à 226

Notes

  • [1]
    Elsa Lechner est anthropologue, chercheure au Centre d’études sociales de l’Université de Coimbra (Portugal). Courriel : elsalechner@ces.uc.pt
  • [2]
    Boaventura de Sousa Santos est professeur de sociologie à la Faculté d’économie de l’Université de Coimbra, Distinguished Legal Scholar à la Faculté de droit de l’Université de Wisconsin-Madison, Global Legal Scholar à la Faculté de droit de l’Université de Warwick. Il est directeur du Centre d’Études Sociales et du Centre de Documentation du 25 avril de l’Université de Coimbra. Il est l’auteur d’une œuvre abondante et internationalement reconnue dans les domaines de l’épistémologie, de la sociologie du droit, de la philosophie politique, ainsi que sur les thèmes des études postcoloniales, de la globalisation, de la démocratie, de l’interculturalité, des mouvements sociaux et des droits humains. Les grandes orientations de sa réflexion épistémologique et sociologique sont accessibles en français dans un article récent paru dans la revue Etudes rurales sous l’intitulé « Epistémologies du Sud » (Santos, 2011).
  • [3]
    Boaventura de Sousa Santos distingue cinq logiques, produites et légitimées par la rationalité dominante euro-centriste, susceptibles de produire de l’absence ou de la non-existence : la logique de l’ignorance qui découle de la « monoculture de la connaissance » telle que la pratique la science moderne ; la logique du temps linéaire selon laquelle l’histoire n’a qu’un seul sens et qu’une seule direction et qui occulte toutes les autres formes de rapport à la temporalité, les tenant pour rétrogrades ou passéistes ; la logique de la naturalisation des différences qui produit des classifications et des hiérarchies (races, genres, classes, etc.) tenues pour naturelles et donc insurmontables ; la logique de « l’échelle dominante » (aujourd’hui celle de l’universalisme et de la mondialisation) qui écarte toutes les autres (le particulier, le local) comme non pertinentes ; la logique productiviste reposant sur la monoculture des critères de productivité capitaliste et qui est étendue à la nature et au travail humain. (Santos, 2011, pp. 34-36)
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© Lina Lario

1L’objet de cette contribution est de présenter une analyse de ce que nous pouvons considérer comme la spécificité de la recherche biographique aujourd’hui. Pour cela, nous proposons de suivre une cartographie disciplinaire et une analyse épistémologique élargies à un horizon transfrontière, étendu au-delà d’un seul territoire de connaissance. La production « postdisciplinaire » de la recherche biographique, en effet, nous permet de marquer la polyvalence et la pertinence de ce champ en construction dans un monde interconnecté, certes, mais structurellement inégal, pluriel, en conflit. La diversité des mondes humains, avec les tensions et les disparités qui les traversent, nous donne les fils de ce savoir ancré auquel vise la recherche biographique.

2La première étape de cet itinéraire nous mènera vers les territoires hérités et les terrains émergents de la recherche biographique, à partir de la relecture de deux auteurs clés : Franco Ferrarotti et Christine Delory-Momberger.

3Il s’agira ensuite de dessiner les contours d’une épistémologie inspirée par le paradigme de l’écologie des savoirs de Boaventura de Sousa Santos, dans la volonté de faire droit aux silences des personnes, des groupes, des populations que privent de légitimité et de parole les pouvoirs dominants.

4Pour conclure, on identifiera une question majeure pour l’avenir de la recherche biographique, à savoir l’ancrage expérientiel de toute idée ou représentation humaine, donc aussi de la production scientifique elle-même. La perspective envisagée est celle d’un savoir scientifique de la recherche biographique qui se nourrit, en même temps, de l’incertitude nomothétique de ses objets de recherche et de la richesse idéographique des expériences humaines qu’elle étudie.

Des récits au resitué : textes et contextes de signification

5Dans une définition récente de l’objet d’étude de la recherche biographique, Christine Delory-Momberger (2009a) reprend l’idée maîtresse de Franco Ferrarotti (1983) quant aux processus de constitution mutuelle des individus et des espaces sociaux dans lesquels ils vivent.

6Pour Delory-Momberger, le travail de la recherche biographique se doit de « montrer comment les individus donnent une forme à leurs expériences, comment ils font signifier les situations et les événements de leur existence, comment ils agissent et se construisent dans leurs environnements historiques, sociaux, culturels, politiques. » (Delory-Momberger, 2009a, p. 5). A cet effet, « la recherche biographique doit s’appliquer à étudier les opérations et les processus selon lesquels les individus intègrent, structurent, interprètent les espaces et les temporalités de leur environnement historique et social, elle doit comprendre et analyser l’interface de l’individuel et du social en interrogeant les constructions biographiques individuelles dans leurs contextes et leurs environnements. » (Delory-Momberger, 2009a, p. 6). Ces processus et constructions biographiques, montre l’auteure, sont accessibles à travers des récits biographiques, des paroles et témoignages individuels, qui accomplissent une double fonction : la fonction substantive de production subjective des êtres sociaux singuliers, et la fonction performative de toute opération de biographisation (Delory-Momberger, 2005), c’est-à-dire la mise en travail de processus d’interprétation et d’appropriation des contextes et des situations de l’existence. Dans ce sens, pour Delory-Momberger, l’objet que se fixe la recherche biographique est « l’étude des modes de constitution de l’individu en tant qu’être social singulier ».

7Cette définition part de deux présupposés centraux : le présupposé socio-historique selon lequel toute action humaine et tout récit de cette action sont des œuvres de l’histoire et des contextes dans lesquels ils sont vécus et racontés ; et celui, philosophique, qui conçoit les individus comme étant capables de prendre en charge leur propre singularité, d’affirmer un pouvoir d’eux-mêmes, autrement dit, de devenir des sujets.

8À la dimension socio-historique qui situe toute expérience humaine, vécue ou représentée, dans ses inscriptions et interactions contextuelles répond l’idée d’institution mutuelle entre individus et sociétés. Mais celle-ci est intimement liée à une conception philosophique qui reconnaît aux individus une disposition situationnelle à être sujets de leurs actes et de leurs choix d’existence. Or, de quelque manière qu’on les nomme, il y a là l’affirmation d’une « liberté » et d’une « autonomie » dont tous les individus et toutes les sociétés sont loin de faire l’expérience. Il y a en effet des conditions et des modalités de subjectivation différentes selon les sociétés et les cultures, comme il y a des degrés différents d’appartenance à une même société en fonction des statuts sociaux et politiques, comme par exemple, celui de la nationalité. Ce n’est assurément pas la même chose d’être un autochtone ou un immigré, d’être « avec » ou « sans-papiers », d’être un « national » ou un « étranger ». Et, en fonction de la position de sujet que les gens occupent dans la Cité, le droit de parole, les instruments de signification et d’expression sont bien différents et différemment utilisés par les uns et par les autres. À l’échelle mondiale, force est de constater une large prédominance de « non sujets ».

9Aussi la conception philosophique sous-jacente au concept de sujet ici utilisé doit-elle s’enrichir d’une réflexion transfrontière sur ce que « sujet » veut dire dans la complexité du monde d’aujourd’hui et dans la diversité des sociétés. Cela signifie de prendre en compte les dimensions du local, du culturel, du linguistique, du politique et du biopolitique, pour que la disposition subjective – la capacité à être sujet – ne se réduise pas à une expérience ethnocentrique et exclusivement intra-subjective, mais qu’elle trouve sens dans un espace du « commun ».

10Il ne faut pas nécessairement sortir d’un « chez-nous », aller au-delà des frontières de nos pays, de nos langues, de nos cultures pour faire le constat de cette disparité. Elle s’impose dès que, sur le seuil de nos maisons ou de nos immeubles, nous croisons des voisins qui n’ont pas de place dans notre « monde commun », dont l’identité culturelle se trouve déclassée par nos sociétés, dont la citoyenneté est questionnée même s’ils peuvent avoir les mêmes papiers d’identité que nous ou parler la même langue de communication. La multiculturalité présente de facto dans nos sociétés occidentales contemporaines – indépendamment des modèles officiels adoptés par les États – nous renvoie une image en miroir qui exprime la complexité de la réalité sociale et intersubjective. En même temps, cette image sollicite un regard approfondi sur nos propres habitudes de pensée et d’action, quand bien même elles se veulent ouvertes à la diversité. Et cela vaut aussi bien, et d’autant plus, pour nous, qui nous voulons les agents d’une réflexion sur la recherche biographique aujourd’hui, et qui sommes des sujets situés, toujours surdéterminés par les contextes (société, histoire, politique) et les textes (langue, langages, valeurs, langages disciplinaires) qui donnent lieu à nos pensées et à nos actions.

11Une fois assumée la surdétermination de départ des positions sociales et des subjectivités individuelles, la recherche biographique s’attelle à ce qui est son matériau constitutif : les récits, les paroles, les témoignages individuels. Mais elle n’entend pas ceux-ci seulement comme des textes qui trouveraient en eux-mêmes leurs propres ressorts et leurs propres fins ; elle les resitue dans leurs contextes de production et de réception, autrement dit dans les conditions sociohistoriques et culturelles dans lesquelles ils construisent leur propre intelligibilité et deviennent signifiants pour d’autres. Dans ce sens, la recherche biographique aujourd’hui incorpore l’héritage du courant des histoires de vie en formation où elle est née, mais vise à sortir du seul champ disciplinaire de la formation pour se constituer en un champ de recherche élargi. Cet élargissement se fonde sur une tension théorique entre le poids des déterminations et des contextes de la vie individuelle et collective et l’espace de subjectivité et de singularité dans lequel les individus peuvent trouver à développer, à des degrés variables, des positions de sujet.

12Dans l’espace francophone, la recherche biographique peut revendiquer une double filiation : en effet, elle s’est constituée en tant que telle à partir de ses liens d’origine avec le « courant des histoires de vie en formation » et en dialogue avec les usages méthodologiques des histoires de vie en sciences sociales. Le premier courant est représenté en particulier par l’Association Internationale des Histoires de vie en formation (asihvif) fondé par Gaston Pineau (1983 ; 1989), en collaboration avec un groupe de chercheurs-praticiens québécois, suisses, belges, français. Le projet originel de ce courant consiste dans la mise en œuvre d’une approche globale de la formation liée à l’histoire individuelle. Les processus de formation entrepris selon cette approche relèvent d’une recherche-action-formation existentielle et engagent des pratiques fondées sur le travail de mise en récit de soi. Il s’agit d’explorer la capacité individuelle d’entrer dans un processus de changement, de s’ouvrir à soi-même un espace de formation et de projet, articulés à la production d’un récit de soi et à l’appropriation d’une histoire personnelle. C’est dans ce cadre théorique que sont mises en place des démarches de formation fondées sur la parole et le récit personnels, démarches qui s’adressent en priorité à des adultes en situation d’orientation ou de réorientation professionnelle, en recherche de réflexivité sur leur parcours et de redéfinition d’un projet personnel et/ou professionnel.

13L’élargissement proposé par Delory-Momberger ne cherche pas à rompre avec cet héritage (Christine Delory-Momberger est depuis 2007 la présidente de l’asihvif), mais à l’associer à la prise en compte du processus plus général d’institution mutuelle des individus et des sociétés. Pour la recherche biographique en effet, les individus ne cessent de « mettre en forme » leur expérience et leur existence au sein de l’espace social. Dans ce sens, et presque par définition, « la dimension de la formation est toujours présente parmi les objets de la recherche biographique : dans l’espace social et dans le temps de l’existence, il s’agit toujours de comprendre comment se forme et se construit l’être social singulier. » (Delory-Momberger, 2009, p. 8).

14La recherche biographique est ainsi amenée à soumettre simultanément à l’analyse les textes et les contextes entendus comme productions historiques traversées par des questions culturelles et de pouvoir. Dès lors relèvent au premier chef de la recherche biographique des questions comme celles du droit et de l’accès à la parole, des usages et des fonctions du récit personnel dans l’espace public, des conditions sociétales et politiques du rapport de la parole individuelle aux discours dominants, etc. (Delory-Momberger, 2009b ; Delory-Momberger & Niewiadomski, 2009). Comme le rappellent les anthropologues, si l’on considère l’ensemble des sociétés humaines connues, « les absences, les silences, les masques, les distributions inégales et les interdits se révèlent majoritaires dans le monde » par rapport à la capacité de parler de soi (Fabre, Jamin & Massenzio, 2010, p. 10). Les ethnographies de terrain montrent que, pour pouvoir parler de soi, il ne faut pas seulement « une compétence » mais aussi une « autorité », autrement dit une capacité à être entendu et reconnu. C’est-à-dire quelque chose d’impossible pour la plupart des gens sur la terre.

15Il revient donc à la recherche biographique de questionner ces inégalités de droit et d’accès à la parole, de prendre en compte les contextes qui génèrent ces absences, ces silences, ces interdits. Ne pas le faire serait oublier le fait que la liberté, l’autonomie, voire l’émancipation des sujets sont le fruit d’un combat à la fois ancien et toujours actuel pour le droit de parole, pour la visibilité, la reconnaissance de groupes antérieurement exclus de l’appartenance à l’espace commun. Un combat qui, à l’échelle des sociétés humaines, n’a été gagné que par quelques-uns, et non sans lien avec leur pouvoir dans le monde. Passer de l’impossible au possible demande un effort individuel et collectif qui commence par la mobilisation de nos capacités d’autoréflexion et de décentrement, par la prise de conscience de la dimension politique de nos existences, et, pour nous chercheurs, par la mise à jour des implications et des enjeux de notre propre travail de recherche et de production de savoir.

L’incertitude ou l’ancrage subjectif du savoir humain

16C’est précisément cette réflexion à la fois épistémologique et éthique que mène Franco Ferrarotti depuis les années 1980 par rapport au contexte scientifique des sciences sociales, et spécialement de la sociologie, en ce qui concerne « la méthode biographique ».

17Dans son livre On the science of uncertainty (2005), Ferrarotti montre que la question de la légitimité de la méthode biographique dans le champ de la sociologie dépend moins du statut scientifique des objets de cette discipline et de sa méthodologie de recherche que de ce que la science signifie dans notre univers de références. Pour comprendre la résistance au biographique en sociologie, dit-il, il faut avoir une conscience historique du statut de la science dans nos sociétés techniquement développées, comme il faut avoir une vision critique de la relation entre « faits » et « valeurs ». La science dispose d’un haut statut social qui se confond souvent avec une valeur d’universalité. Une telle confusion conduit à exiger de l’analyse des phénomènes sociaux la même rigueur, la même capacité de mesure, la même exigence à établir des lois que celles qui sont requises dans le domaine des sciences dites « naturelles ». Cependant, dit Ferrarotti, « la science va au-delà des questions internes d’une discipline donnée et embrasse sa propre signification en tant que construction humaine » (p. xi, ma traduction).

18Concevoir toute science comme un artefact humain et connaître l’histoire des disciplines permet de prendre conscience du caractère situé de toute production de savoir. Une telle position amène à déconstruire le processus de naturalisation du langage utilisé par les sciences, en donnant à connaître le pourquoi et le comment des mots employés avant qu’ils ne soient devenus des concepts et des allants de soi. Elle contribue également à mettre à jour la dimension axiologique et idéologique inhérente à tout discours scientifique, quelle que soit sa volonté d’objectivité. L’histoire nous apprend que les mots et les sciences ont une histoire, que les uns et les autres – et les uns avec les autres – ne sont jamais neutres. Dès lors, la question pour les disciplines conscientes de leur propre historicité n’est pas de neutraliser l’histoire pour pouvoir devenir in-questionnables, mais plutôt de l’incorporer dans le champ de leur propre réflexion sur elles-mêmes.

19Dans ce contexte, Ferrarotti invite à penser l’histoire de ce champ spécifique qu’est la recherche biographique aussi bien que son hétérogénéité. Au fil du temps et des différents contextes dans lesquels elle se développe, toute discipline scientifique évolue et se transforme autant que ses objets d’analyse. Le sociologue italien considère que nier la nature dynamique des disciplines, c’est être indifférent aux besoins sociaux et donc incapable d’y apporter des réponses. Il suggère aussi que se cantonner à la seule rigueur techniciste, c’est oublier les problèmes de fond et faire preuve d’une attitude distante et indifférente, en « réifiant » ce qui constitue les réalités vivantes des êtres et des problèmes qu’ils rencontrent. Il y a une fétichisation de la science qui la rend stérile, dit-il, et qui l’éloigne de l’effort auquel elle devrait se vouer pour élargir les possibilités de compréhension et d’intervention constructive dans le monde.

20Au contraire, l’attention empathique portée aux problèmes sociaux ou sociologiques offre une conscience aiguë de la polysémie du quotidien. Celle-ci défie constamment le travail de production théorique et les méthodologies de recherche. Aujourd’hui, dit Ferrarotti, l’identité et l’autonomie d’une science se mesurent à leur opérationnalité. Dans l’idéologie qui entoure la production du savoir scientifique, ce qui enracine la spécificité et l’autonomie d’une science, c’est le point de vue propre, « disciplinaire », qu’elle développe dans le champ de savoir qu’elle se fixe. Mais la recherche scientifique, de nos jours, se doit d’être multidisciplinaire, et même « postdisciplinaire » : il n’y a pas d’objet d’étude qui ne soit, de fait, objet de plusieurs points de vue, et donc de plusieurs disciplines.

21Quelle est alors la posture en même temps que la visée de la recherche biographique ? La position de Ferrarotti (1983a ; 1983b) ne se confond pas avec celle de la recherche biographique telle que nous pouvons l’appréhender aujourd’hui. Néanmoins, il défend l’autonomie de la méthode biographique dans les sciences sociales, en mettant en avant la dimension d’universel singulier de l’expérience humaine à laquelle elle permet d’avoir accès :

22

« L’individu n’est pas un épiphénomène du social. Par rapport aux structures et à l’histoire d’une société, il se pose comme pôle actif, s’impose comme praxis synthétique. Bien loin de refléter le social, l’individu se l’approprie, le médiatise, le filtre et le retraduit en le projetant dans une autre dimension, celle de sa subjectivité. Il ne peut en faire abstraction, mais il ne le subit pas passivement, au contraire, il le réinvente à chaque instant. »
(Ferrarotti, 1983a, p. 51)

23Rechercher la synthèse dialectique à laquelle renvoie toute activité humaine, c’est explorer la dimension de sens de l’expérience humaine. Pour Ferrarotti, cela veut dire explorer les expériences et les visions du monde à partir d’une interaction avec des gens « de chair et de sang » qui partagent des constellations de croyances, de valeurs, de représentations, de savoirs. Il est important de noter que Franco Ferrarotti a commencé son travail sur le biographique à partir de ses études sur les conséquences sociales et humaines du processus d’industrialisation (en Italie). Les biographies lui servaient de point de vue heuristique pour éclairer et comprendre de l’intérieur la transition entre le monde de la paysannerie traditionnelle et les sociétés technologisées de l’ère industrielle. À travers les biographies, cette transition n’était plus une simple catégorie abstraite, un terme purement analytique, mais une expérience vécue, personnifiée, incarnée. La méfiance méthodologique que les esprits plus « scientifiques » pouvaient porter à ce travail ne représente pas pour Ferrarotti – et pour tous ceux qui partagent sa position – une raison d’affaiblissement de sa proposition. Au contraire, elle permet d’affiner la pertinence épistémologique de la recherche biographique, dans le sens où la spécificité du savoir qu’elle produit est, avant tout, celle de la reconnaissance de l’ancrage subjectif du savoir humain.

24Selon Ferrarotti (1983b), c’est de cette « subjectivité explosive » que les connaissances de l’humain sur l’humain sont faites. Et pour que la recherche biographique gagne en reconnaissance institutionnelle et légitimité, il faut qu’elle amène sans hésitation au centre de ses analyses cette même subjectivité. Pour ce faire, il faut 1) situer les sujets dans les tissus historiques, politiques, sociologiques de leurs existences et mouvements d’existence ; 2) prendre en considération la complexité du contexte de communication interpersonnelle entre interlocuteurs ; 3) analyser l’appropriation biographique des relations et structures sociales par les sujets. La discussion sur le fait qu’il n’y aurait de science que du quantifiable, que ce qui échappe à la mesure ne relèverait pas d’un savoir scientifique, ne fait plus de sens, affirme Ferraroti, tout comme la discussion sur ce qui fait la « vérité sociologique ». Les systèmes sociaux sont complètement présents dans les sujets : dans chacune de leurs actions et de leurs réalisations, dans chacun de leurs rêves et des produits de leur imagination. Et, de son côté, l’histoire de ces systèmes est entièrement contenue dans les histoires de vie des sujets qui leur sont contemporains.

25Dans ces processus interactifs, les sujets sont simultanément créés et créatifs. Chaque expérience individuelle, dans ce sens, représente une appropriation singulière de l’univers historique et social dans laquelle elle se déploie. Nous pouvons donc connaître le social à partir de la spécificité irréductible de l’individuel. Les opérations auxquelles renvoie un tel mode de connaissance n’entrent pas dans les canons scientifiques dominants de la rationalité occidentale mais sans elles un savoir sur le social resterait incomplet. Le savoir heuristique qu’appelle à constituer une telle science du social repose sur une double herméneutique : une herméneutique des textes (récits, paroles, traces biographiques) que produisent les individus singuliers, et une herméneutique des contextes (historiques, sociaux, politiques) dans lesquels ces textes sont produits. Ferrarotti considère que nous sommes là au pôle clinique du savoir dans les sciences sociales, car cette modalité de connaissance passe par une relation d’immédiateté avec celui ou celle qui se raconte (ou qui se tait). Mais le savoir scientifique exige une herméneutique de cette interaction. C’est cette ambiguïté sociologique – le fait que ce soit une science de l’incertain, du non mesurable, de l’imprévisible – qui conduit à sous-estimer le biographique dans sa portée théorique et dans sa richesse heuristique.

26La proposition scientifique de Ferrarotti vise donc à sortir de l’axiome aristotélicien de la « science du général » pour concevoir une science fondée sur le singulier social, le co-présent, ou encore la pratique totalisante dont parle Sartre. Il s’agit d’un savoir ancré dans le réel des interactions entre observateur et observé et qui fait droit de part et d’autre aux positions relatives des sujets impliqués (sociales, subjectives, de pouvoir, etc.). Cela implique la capacité autoréflexive de s’observer dans ses positions sociales, celle de se décentrer d’un cadre unique de relations, celle enfin de concevoir d’autres possibles. Cet ancrage relationnel fait du savoir produit un savoir potentiellement partagé, même si chacune des parties de l’interaction peut se l’approprier de façon différente ou à partir de positions sociales asymétriques. Dans le langage postmarxiste qui est celui de Ferrarotti, le fondement épistémologique de ce travail réside dans la raison dialectique capable de comprendre la praxis synthétique qui s’effectue entre individus et sociétés. Mais l’intérêt de cette approche est d’en appeler à un maniement inventif et concret des concepts et à leur utilisation dans une perspective historique et comparatiste. Cela implique une discussion approfondie sur les bases épistémologiques des sciences sociales, tout autant que sur les fondements même du social dans notre horizon de connaissance actuel : un horizon interconnecté certes, mais toujours marqué par la diversité, l’asymétrie et l’inégalité. Produire du savoir en incorporant ces constats est politiquement à l’opposé de produire du savoir « universel ».

Recherche biographique et écologie des savoirs : diversité et expérience vécue

27Dans sa réflexion sur la transition du paradigme scientifique et sociétal de notre époque, Boaventura de Sousa Santos [2] défend une rationalité ample et cosmopolite capable de rendre compte de la diversité épistémologique du monde (Santos, 1987 ; 1995 ; 2006). Dans ce cadre, il dessine le paradigme de « l’écologie des savoirs », qui part de trois constats contemporains fondamentaux : la diversité épistémologique du monde est encore à construire ; toute connaissance est interconnaissance ; tout savoir est fait de coprésence (Santos, 2007).

28Ces thèses nous sont précieuses pour mieux comprendre la pertinence de la recherche biographique à un moment de l’histoire où les explorations biographiques et identitaires, conjuguées aux affirmations éthiques et philosophiques du « sujet » (et a fortiori du « sujet dans la Cité ») invitent plus que jamais à prendre conscience de leur dimension immédiatement sociale et politique. Prendre conscience, ici, veut dire incorporer dans les « objets de recherche biographique » les impossibilités à dire, les silences, les existences recluses ou reléguées dans les ombres de la Cité. Autrement dit, à associer aux notions de biographie et de biographisation, de sujet et de subjectivation, les grammaires du vide de tous ceux et celles qui sont exclus d’un ordre politique et social dominant, comme c’est le cas par exemple des millions de migrants clandestins qui se confrontent quotidiennement à l’expérience de l’abîme entre leurs besoins vitaux et un univers fermé régi par des normes d’exception et d’absence de droits.

29Cet abîme incarné est le reflet personnalisé (même si massifié) des lignes cartographiques « abyssales » qui ont séparé dès l’époque des Grandes découvertes et pendant l’époque coloniale le Vieux et Nouveau monde, et qui subsistent structurellement dans la pensée occidentale moderne. Ces lignes demeurent, en fait, constitutives des relations politiques et culturelles du système mondial contemporain, qui exclut, ou ne reconnait pas, l’autre moitié du monde. L’injustice sociale globale est, ainsi, strictement associée à une injustice cognitive globale. De telle façon que la lutte pour une justice sociale globale requiert la construction d’une pensée « post-abyssale », dont les principes constituent les prémisses programmatiques de « l’écologie des savoirs ».

30La caractéristique fondamentale de la pensée abyssale, en tant qu’elle produit et reproduit de l’inégalité, est l’impossibilité de coprésence des individus et des sociétés appartenant aux mondes situés de l’un et l’autre côté d’une ligne de division séparant géographiquement et métaphoriquement le Nord et le Sud. Cette ligne, construite au long de l’histoire commande deux grands domaines de pouvoir : la science et le droit. Santos montre que le droit moderne a une précédence historique sur la science dans la création de la pensée abyssale. C’est la ligne globale qui séparait le Vieux monde du Nouveau monde qui a rendu possible l’émergence – de notre côté de la ligne – du droit moderne, notamment du droit international. La même cartographie est constitutive du savoir moderne qui légitime les uns (« le monde humanisé de l’ordre et du progrès ») pour délégitimer les autres (« les peuples sous-développés »).

31L’écologie des savoirs se présente donc comme une démarche qui vise à « penser de façon alternative les alternatives existantes » pour les rendre visibles et crédibles (Santos, 2011, p. 21). Pour ce faire, Santos invite à constituer et à développer ce qu’il présente lui-même comme une sociologie doublement transgressive des « absences » et des « émergences », capable d’entendre et de faire entendre ce que la rationalité occidentale moderne passe sous silence, occulte ou ignore. Avec la « sociologie des absences », il ouvre les voies d’une recherche qui montre que « ce qui n’existe pas est en fait activement produit comme non existant », et qui vise « à rendre présents les objets absents », à redonner existence à « des réalités ou des entités tellement disqualifiées qu’elles en sont devenues invisibles » (Ibidem, p. 34) [3]. La « sociologie des émergences » entend réagir contre le vide ou l’abstraction du futur tel que le présente le temps linéaire de la rationalité scientiste pour lui substituer les potentialités plurielles et concrètes qui sont contenues à l’état d’ébauche, de mouvement vers, de « pas encore » dans le présent : « … la sociologie des émergences étend le présent en ajoutant à la réalité existante les possibilités futures et les espoirs que ces possibilités suscitent. » (Ibidem, p. 37)

32Ces redéfinitions de la sociologie dans la perspective de l’écologie des savoirs impliquent donc de nouveaux processus de production de connaissance, en dehors des monocultures hégémoniques. Ces processus sont à la fois centrifuges et centripètes, c’est-à-dire d’une part ouverts à la diversité des mondes extérieurs à notre expérience directe, et orientés d’autre part vers l’intérieur de nos potentialités « plastiques ». Le mouvement d’ouverture, en fait, engage cette plasticité interne dans la mesure où la possibilité de connaître le nouveau et le différent dépend d’une flexibilité et d’une perméabilité de l’acte de connaissance. Il s’agit d’un exercice qui est bien évidemment politique car il traduit un décentrage de la pensée abyssale vers la pensée post-abyssale, c’est-à-dire vers une expérience du monde qui apprend de ses « Suds » géographiques et métaphoriques et vers une nouvelle expérience du Nord qui reconnaît ses fractures et ses limites, y compris dans sa conception du savoir scientifique.

33Dans sa quête de la dimension concrète et singulière de l’expérience humaine et de son infinie diversité, la recherche biographique paraît particulièrement apte à opérer ce décentrage de l’acte de connaissance et à adopter les perspectives de ce que Santos appelle « l’épistémologie du Sud », soit un mode de recherche ouvert à la diversité épistémologique et aux relations entre les différents types de savoir, scientifiques et non scientifiques :

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« Les deux prémisses d’une épistémologie du Sud sont les suivantes. Premièrement, la compréhension du monde dépasse largement la connaissance occidentale du monde. […] Deuxièmement, la diversité du monde est infinie : elle inclut des manières très différentes d’être, de penser, de ressentir, de concevoir le temps, d’appréhender les relations des êtres humains entre eux et celles entre les humains et les non-humains, de regarder le passé et le futur, d’organiser la vie collective, la production des biens et des services, et les loisirs. »
(Santos, 2011, p. 39)

35C’est à ce paradigme d’un savoir qui a cessé de vouloir être universel, d’un savoir conscient de ses implications dans la vie des hommes, d’« un savoir prudent pour une vie décente » (Santos, 2003) que la recherche biographique devrait pouvoir se référer. Et cela requiert d’admettre que tout savoir scientifique est social ; que tout savoir est local ; que tout savoir est auto-savoir ; que tout savoir scientifique vise à se constituer en sens commun.

36Dans le contexte historique d’une culture de la science – comme celle qui domine dans l’Occident –, le savoir cherche à transformer le monde pour le dominer. Dans le moment présent où le monde apprend les conséquences (environnementales, économiques, sociales, humanitaires) destructrices de ce savoir-pouvoir, les savoirs scientifiques (la biologie, la chimie, la physique) acquièrent une éthique écologique soucieuse de lancer des ponts entre la science et le sens commun. L’accent biographique semble être une des dimensions de cette écologie qui, dans le cadre de nos sociétés occidentales, va de pair avec l’expérience de fragmentation du monde. À la lumière des voies ouvertes tant par la théorie de la praxis synthétique de Franco Ferrarotti que de l’écologie des savoirs de Boaventura de Sousa Santos, le biographique constitue ainsi aujourd’hui un champ privilégié de compréhension de l’expérience humaine saisie dans la complexité vécue de sa singularité et de sa dimension sociale et politique.

Bibliographie

Références bibliographiques

  • Arendt, H. (1983 [1957]). Condition de l’homme moderne. Paris : Calmann-Lévy.
  • Delory-Momberger, Ch. (2009a). La recherche biographique aujourd’hui : enjeux et perspectives. Deuxième Colloque International Francophone sur les Méthodes Qualitatives. Enjeux et stratégies. 25 et 26 juin 2009. Lille.
  • Delory-Momberger, Ch. (2009b). La condition biographique. Essais sur le récit de soi dans la modernité avancée. Paris : Téraèdre.
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Mots-clés éditeurs : épistémologies du sud, savoir ancré, écologie des savoirs, recherche biographique

Mise en ligne 07/05/2015

https://doi.org/10.3917/lsdlc.002.0213

Notes

  • [1]
    Elsa Lechner est anthropologue, chercheure au Centre d’études sociales de l’Université de Coimbra (Portugal). Courriel : elsalechner@ces.uc.pt
  • [2]
    Boaventura de Sousa Santos est professeur de sociologie à la Faculté d’économie de l’Université de Coimbra, Distinguished Legal Scholar à la Faculté de droit de l’Université de Wisconsin-Madison, Global Legal Scholar à la Faculté de droit de l’Université de Warwick. Il est directeur du Centre d’Études Sociales et du Centre de Documentation du 25 avril de l’Université de Coimbra. Il est l’auteur d’une œuvre abondante et internationalement reconnue dans les domaines de l’épistémologie, de la sociologie du droit, de la philosophie politique, ainsi que sur les thèmes des études postcoloniales, de la globalisation, de la démocratie, de l’interculturalité, des mouvements sociaux et des droits humains. Les grandes orientations de sa réflexion épistémologique et sociologique sont accessibles en français dans un article récent paru dans la revue Etudes rurales sous l’intitulé « Epistémologies du Sud » (Santos, 2011).
  • [3]
    Boaventura de Sousa Santos distingue cinq logiques, produites et légitimées par la rationalité dominante euro-centriste, susceptibles de produire de l’absence ou de la non-existence : la logique de l’ignorance qui découle de la « monoculture de la connaissance » telle que la pratique la science moderne ; la logique du temps linéaire selon laquelle l’histoire n’a qu’un seul sens et qu’une seule direction et qui occulte toutes les autres formes de rapport à la temporalité, les tenant pour rétrogrades ou passéistes ; la logique de la naturalisation des différences qui produit des classifications et des hiérarchies (races, genres, classes, etc.) tenues pour naturelles et donc insurmontables ; la logique de « l’échelle dominante » (aujourd’hui celle de l’universalisme et de la mondialisation) qui écarte toutes les autres (le particulier, le local) comme non pertinentes ; la logique productiviste reposant sur la monoculture des critères de productivité capitaliste et qui est étendue à la nature et au travail humain. (Santos, 2011, pp. 34-36)
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