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Article de revue

Le travail sexuel, entre non-lieu et non-droit

Pages 172 à 188

Notes

  • [1]
    Sarah-Marie Maffesoli est docteur en droit public, Institut d’études de droit public (iedp), université Paris-Sud XI. Dernier ouvrage paru : G. Delmas, S.-M. Maffesoli & S. Robbe (dir.) (2010). Le Traitement juridique du sexe. Paris : L’Harmattan. Courriel : smaffesoli@gmail.com
  • [2]
    Nous avons recours à l’expression « travail sexuel » du fait de la dimension souvent péjorative du terme « prostitution » et pour souligner la dimension professionnelle de cette activité. Nous utiliserons néanmoins également le terme « prostitution » dans cet article. Nous ne faisons aucune distinction entre les deux.
  • [3]
  • [4]
    Certains auteurs classent également la Suède parmi les pays prohibitionnistes du fait de la pénalisation des clients des travailleurs du sexe. Cette analyse nous semble contestable, d’abord du point de vue politique, dans la mesure où la Suède ne se revendique pas comme un pays prohibitionniste mais abolitionniste ; ensuite, et surtout, du point de vue juridique, puisque même si l’on peut voir dans le régime juridique suédois de la prostitution une tendance au prohibitionnisme, l’activité de prostitution n’est pas en tant que telle interdite. Voir notamment Portes, 2007.
  • [5]
    A. Parent-Duchatelet, cité par Guienne, 2006.
  • [6]
    Il n’est pas question à l’époque de la mise en œuvre du réglementarisme pour la prostitution masculine.
  • [7]
    Si l’ordre public n’a pas de définition précise et stricte en droit, on opère une distinction entre ses composantes traditionnelles qui sont matérielles – tranquillité, sécurité et salubrité – et sa composante morale – la moralité publique. À celles-ci est venue s’ajouter la dignité de la personne humaine en 1995.
  • [8]
    Nous entendons par non-droit le refus de reconnaissance d’une activité ou d’un comportement, et non pas l’absence de droit applicable à ceux-ci.
  • [9]
    Loi n° 46-685 du 13 avril 1946 tendant à la fermeture des maisons de tolérance et au renforcement de la lutte contre le proxénétisme.
  • [10]
    Loi n° 46-795 du 24 avril 1946 portant institution d’un fichier sanitaire et social de la prostitution.
  • [11]
    Loi n° 60-754 du 30 juillet 1960 autorisant la ratification de la Convention.
  • [12]
    Art. L 121-9 du Code de l’action sociale et des familles : « Dans chaque département, l’État a pour mission : 1°) De rechercher et d’accueillir les personnes en danger de prostitution et de fournir l’assistance dont elles peuvent avoir besoin, notamment en leur procurant un placement dans un des établissements mentionnés à l’article L 345-1 ; 2°) D’exercer toute action médico-sociale en faveur des personnes qui se livrent à la prostitution ».
  • [13]
    CE, 29 septembre 1982, Droit fiscal, 1983, n° 9, comm., n° 341 ; CE, 11 mars 1985, Droit fiscal, 1986, n° 26, comm., n° 1321 ; CE, 11 décembre 1988, Droit fiscal, 1989, n° 19, comm., n°955.
  • [14]
    Cass. Soc., 18 mai 1995 (Dalloz 1996.somm.38, obs. X. Prétot).
  • [15]
    Bull. civ. V, n° 335 ; Dalloz 1990.somm.143, obs. X. Prétot.
  • [16]
    Bull. civ. V, n° 354 ; RJS 6/1989, n° 557.
  • [17]
    Décret n° 2004-460 du 27 mai 2004.
  • [18]
    Loi n° 2003-775 du 21 août 2003 portant réforme des retraites.
  • [19]
    Loi n° 60-773 du 30 juillet 1960 autorisant le Gouvernement à prendre, par application de l’article 38 de la Constitution, les mesures nécessaires pour lutter contre certains fléaux sociaux.
  • [20]
    Ordonnance n° 60-1245 du 25 novembre 1960 relative à la lutte contre le proxénétisme.
  • [21]
    Articles 5 et 11 de l’ordonnance précitée.
  • [22]
    Ordonnance n° 58-1298 du 23 décembre 1958 modifiant notamment certains articles du code pénal.
  • [23]
    Cour d’appel de Colmar, 9 janvier 1958, Dalloz 1958.163.
  • [24]
    TGI Périgueux, 31 mars 2008.
  • [25]
    Voir notamment Derycke, 2000 ; Rozier, 2002 ; Zimmerman, 2002 ; Bousquet, 2010.
  • [26]
    Art. 222-32 CP.
  • [27]
    Circulaire NOR/INT/D/02/00165/C du 23 août 2002 relative aux arrêtés municipaux relatifs à la prostitution sur la voie publique.
  • [28]
    CE, 4 mai 1984, Préfet de police ¢ Guez.
  • [29]
    CE, 19 mai 1933, Benjamin.
  • [30]
    CE, 18 décembre 1959, Société « Les Films Lutétia ».
  • [31]
    Loi n° 2003-239 du 18 mars 2003 pour la sécurité intérieure.
  • [32]
    CA Reims, 14 janvier 2010, Ministère public ¢ Epoux H., 09/01138.
  • [33]
    Pour exemple, le fait de conduire une prostituée sur son lieu de travail (Crim., 3 février 1987, n° 86-91657), d’offrir son salon de coiffure comme refuge contre les rafles de police aux prostituées (Crim., 20 octobre 1971, B, n° 278), de faire le ménage dans un hôtel de passe (Crim., 27 octobre 1984, Dalloz 1985.241), de créer un site internet permettant à une travailleuse du sexe de proposer ses services (TGI Nanterre, 18 mai 2000).
  • [34]
    Crim., 25 novembre 1971, Bull. civ., n° 323, p. 815.
  • [35]
    Crim., 22 juillet 1959, Bull. crim. N° 370, Dalloz 1959.491, Sirey 1959.223.
  • [36]
    Crim., 12 octobre 1994, Droit pénal 1995.38, obs. Véron.
  • [37]
    Crim., 12 octobre 1994, Droit pénal 1995.38, obs. Véron.
  • [38]
    Décision n° 94-343/344 DC du 27 juillet 1994, Loi relative au respect du corps humain et loi relative au don et à l’utilisation des éléments et produits du corps humain, à l’assistance médicale à la procréation et au diagnostic prénatal.
  • [39]
    CE., Ass., 27 octobre 1995, Morsang-sur-Orge.
  • [40]
    On invoquera ainsi séparément ou simultanément le manque de formation qui conduit à ne pas pouvoir exercer d’autre activité que la prostitution, l’origine sociale défavorisée, les traumatismes vécus dans l’enfance, etc.
  • [41]
    Voir notamment le rapport Bousquet, 2011, pour un exemple récent.

sculpture. Evelyne Brotfeld. Donally

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sculpture. Evelyne Brotfeld. Donally

© Lina Lario

1Porteur de nombreux mythes et fantasmes, le travail sexuel [2] revient régulièrement sur le devant de la scène. En attestent la sortie récente d’un rapport parlementaire sur la prostitution en France (Bousquet, 2011) ou encore le dépôt sur le bureau de l’Assemblée nationale d’une proposition de résolution visant à réaffirmer l’idéologie abolitionniste de la France [3] le 9 juin 2011.

2La France ne fut pourtant pas de tout temps abolitionniste. Les maisons de tolérance ne furent fermées qu’en 1946, sans qu’il soit d’ailleurs mis totalement fin au régime réglementariste français. Encore à l’heure actuelle, il est délicat de définir précisément le régime juridique applicable au travail sexuel en France, et ce malgré les incantations parlementaires.

3On distingue classiquement entre trois régimes juridiques de la prostitution, qui sont le prohibitionnisme, le réglementarisme et l’abolitionnisme. Parce que les significations idéologiques de ces désignations ont évolué au fil du temps, il apparaît nécessaire de préciser ce que ces régimes recouvrent.

4Le prohibitionnisme correspond à l’interdiction pénale de la prostitution. Tout acteur de la sphère prostitutionnelle commet une infraction et s’expose donc à des sanctions : par conséquent, tant les personnes exerçant le travail sexuel que les acheteurs de services sexuels et que ceux qui exploitent la prostitution sont considérés comme des délinquants. Rares sont les pays occidentaux ayant opté pour un régime véritablement prohibitionniste, à l’exception des Etats-Unis [4].

5Dans le cas du réglementarisme, guidé notamment par une perspective hygiéniste, la prostitution est une activité autorisée et par voie de conséquence soumise à une réglementation. Considérée comme un « mal nécessaire », elle doit être canalisée afin d’éviter la contamination, tant des maladies vénériennes que de l’immoralisme. Le concepteur des égouts parisiens, Alexandre Parent-Duchatelet, est également celui du réglementarisme dans sa perspective hygiéniste. La logique adoptée est la suivante : « Les prostituées sont aussi inévitables dans une agglomération d’hommes que les égouts, les voiries et les dépôts d’immondices […] ; elles contribuent au maintien de l’ordre et à la tranquillité de la société » ; mais « elles sont aussi une menace morale, sociale, sanitaire et politique », il faut donc « réglementer leur mise à l’écart pour qu’elles ne risquent pas de transmettre leurs vices aux femmes honnêtes » [5].

6Dans cette perspective, le réglementarisme correspond plus à un contrôle qu’à une organisation de l’activité de la prostitution. Les prostituées [6] doivent être inscrites sur un fichier sanitaire et social, elles sont contraintes à des visites médicales régulières et l’exercice de la prostitution est limité à des lieux déterminés dans un but de protection de l’ordre public dans toutes ses composantes [7].

7L’abolitionnisme vise, originellement, à l’abolition de la réglementation relative à la prostitution. À l’origine de ce mouvement se trouve une féministe anglaise, Josephine Butler, qui luttait tant contre les mauvais traitements faits aux prostituées et leur stigmatisation que contre l’immoralité étatique consistant à encourager leur activité par le biais de l’encadrement juridique. Ainsi, si l’objet de la lutte est bien l’abolition de la réglementation, la prostitution reste immorale. La différence idéologique avec le réglementarisme réside donc essentiellement dans la désignation de la victime : dans le cas du réglementarisme, les victimes sont la société, et plus particulièrement les « honnêtes femmes » ; dans le cas de l’abolitionnisme, ce sont les femmes, et plus particulièrement les prostituées.

8Le 2 décembre 1949, à la suite d’une longue lutte, fut signée la Convention des Nations unies pour la répression de la traite des êtres humains et de l’exploitation de la prostitution d’autrui, dont le préambule stipule que « la prostitution et le mal qui l’accompagne, à savoir la traite des êtres humains en vue de la prostitution, sont incompatibles avec la dignité et la valeur de la personne humaine et mettent en danger le bien-être de l’individu, de la famille et de la communauté ». À la lecture de cette convention, on perçoit bien l’idée de rééducation, de réinsertion, visant à remettre les victimes dans le droit chemin (Chaumont, 2006).

9Ces trois dénominations utilisées pour décrire les régimes juridiques de la prostitution sont encore en usage à l’heure actuelle, ce qui n’est pas sans poser de problème d’un point de vue conceptuel, puisque l’on peut constater un glissement des idéologies qui les sous-tendent. Il est désormais difficile de savoir ce qui est désigné lorsque l’on parle d’abolitionnisme ou de réglementarisme.

10Concernant l’abolitionnisme, nous sommes passés de la volonté d’abolir la réglementation à celle d’abolir la prostitution. Pour les abolitionnistes, « la prostitution doit désormais être considérée comme une violence faite aux femmes » (Marcovitch, 2002, p. 8). Le glissement opéré de l’abolition de la réglementation à l’abolition de la prostitution est tout à fait logique, puisqu’il était contenu dès l’origine dans l’idéologie sous-tendant l’abolitionnisme. En effet, la prostitution a de tout temps été considérée par les courants abolitionnistes comme une violence à l’encontre des femmes. La lutte s’est simplement organisée en deux temps : d’abord l’abolition de la réglementation, ensuite celle de la prostitution.

11Le problème qui résulte de ce glissement n’est cependant pas anodin. En effet, il est désormais délicat de distinguer l’abolitionnisme du prohibitionnisme, dans la mesure où l’un comme l’autre vise à la disparition de la prostitution. La différence se situe dans la prise en considération de la prostituée, puisque dans un cas, elle est délinquante, donc responsable de ses actes, et dans l’autre victime, donc considérée comme irresponsable.

12Cette évolution peut, en partie, expliquer l’ambivalence du régime juridique français du travail sexuel aujourd’hui. Au-delà des paradoxes de ce régime, il est intéressant de constater que la suppression des lieux d’exercice de la prostitution a entraîné l’exclusion du travail sexuel de la dimension protectrice du droit, et que sa non-reconnaissance poursuit la volonté de le bannir de tous les espaces possibles.

Le travail sexuel, du non-lieu au non-droit [8]

13Le travail sexuel fut encadré en France jusqu’en 1946. À partir de cette date fut supprimé progressivement l’encadrement juridique spécifique de la prostitution, sans pour autant ni la soumettre complètement au droit commun ni l’interdire.

La fin progressive du réglementarisme

14Le réglementarisme est le régime juridique officiel ayant prévalu en France jusqu’en 1946. L’inscription des prostituées sur un fichier sanitaire et social était obligatoire et l’exercice de la prostitution était limité à des lieux circonscrits (les maisons de tolérance).

15Contrairement aux lieux communs sur la question, il n’est pas possible de considérer que le réglementarisme fut totalement supprimé en 1946. La fermeture des maisons closes ne fut qu’une étape vers la suppression de ce régime.

16Ainsi, la loi Marthe Richard de 1946 [9] met certes fin officiellement au système réglementariste mais, quelques jours à peine après l’adoption de celle-ci, en est adoptée une autre instituant un nouveau fichier sanitaire et social [10], cette fois aux fins de lutter contre le proxénétisme. Ce n’est qu’en 1960, lorsqu’elle ratifiera la Convention du 2 décembre 1949 pour la répression de la traite des êtres humains et de l’exploitation de la prostitution d’autrui [11], que la France mettra véritablement fin au système réglementariste. Les fichiers relatifs à la prostitution devront être supprimés, la réglementation directe de la prostitution sera interdite et un article relatif aux actions de prévention contre la prostitution sera inséré dans le Code de l’action sociale et des familles [12].

17La fin du réglementarisme, tel que compris par la Convention de 1949, implique la fin de toute réglementation spécifique de la prostitution et la fin de la répression des prostituées qui sont considérées comme des victimes par la dite convention. Cette considération permet d’expliquer le débat existant à l’heure actuelle sur le point de savoir si le réglementarisme suppose l’absence totale de réglementation juridique de la prostitution ou si cela suppose simplement l’absence de réglementation spécifique.

18En effet, du côté des militants en faveur des droits et libertés des travailleurs du sexe, on constate parfois une évolution de l’expression qui conduit à considérer que le réglementarisme correspondrait à la reconnaissance de droits aux travailleurs du sexe. Si le fondement du réglementarisme d’antan était le caractère nécessaire d’une activité immorale, le fondement actuel de la volonté de certains militants de voir reconnaître l’activité de travail sexuel est la liberté individuelle. Ainsi, la réglementation du travail sexuel telle qu’elle est revendiquée à l’heure actuelle ne vise plus au contrôle des travailleurs du sexe, mais plutôt à l’organisation de leur activité, ou plus exactement à la reconnaissance de celle-ci par le droit. Il peut donc s’agir d’une réglementation particulière à la prostitution comme d’une soumission de celle-ci au droit commun. L’idée fondamentale de la reconnaissance du travail sexuel se situe pourtant en opposition avec le fondement du réglementarisme d’antan puisqu’il ne s’agirait plus de contrôler une activité immorale par le biais d’une réglementation discriminante, mais bien d’une reconnaissance égalitaire ouvrant aux travailleurs du sexe l’accès aux droits communs reconnus à toutes les personnes exerçant une activité professionnelle.

19Si la France se revendique encore à l’heure actuelle abolitionniste, il semble toutefois délicat de bien saisir ce qu’un tel régime peut signifier dans une perspective juridique, tant l’ambiguïté de l’encadrement juridique du travail sexuel est patent.

Un régime juridique à visages inversés

20Il convient de constater qu’il existe au sein du régime juridique de la prostitution une dichotomie entre, d’un côté, la soumission au droit commun du travail sexuel par certaines branches du droit, à l’instar du droit social et du droit fiscal, et, de l’autre, le maintien d’un régime juridique exceptionnel sous couvert d’abolitionnisme.

Une soumission ambivalente au droit commun

21Il n’y a en l’état que deux branches du droit qui soumettent le travail sexuel au droit commun, et ce avec quelques réserves.

22En matière de droit fiscal, les revenus issus de la prostitution sont imposables [13]. Cela n’est en aucun cas surprenant pour un juriste puisque, en vertu du réalisme du droit fiscal, tout revenu est imposable, et ce indépendamment de la reconnaissance de l’activité.

23En ce qui concerne le droit de la sécurité sociale, par un arrêt du 18 mai 1995 la Chambre sociale de la Cour de cassation a estimé que les revenus tirés de la prostitution devaient être assujettis aux cotisations familiales, au motif que les cotisations sociales sont dues par toute personne exerçant une activité non salariée, même à titre accessoire [14]. Si la solution pouvait apparaître plus étonnante dans la mesure où le travail sexuel n’est pas une profession reconnue, elle n’a pas semblé surprendre les commentateurs au regard de la jurisprudence. En effet, dans ses observations sous cet arrêt, Xavier Prétot soulignait que la Cour de cassation admettait « l’assujettissement au régime d’assurance maladie et maternité des travailleurs non salariés des professions non agricoles d’un chiropracteur ou d’un étiopathe, alors même que leur profession n’est ni réglementée, ni même formellement reconnue (Cass. Soc., 10 mai 1989, campl ¢ Roussel[15], Pourceaux ¢ campl[16]) ». Devant être affiliés à l’urssaf, les travailleurs du sexe peuvent bénéficier du régime d’assurance maladie des travailleurs non salariés non agricoles.

24La question de la retraite était quant à elle plus épineuse puisque le régime d’assurance-vieillesse des travailleurs indépendants est construit de telle manière qu’ils sont affiliés à une caisse en fonction de la branche professionnelle à laquelle ils appartiennent. Cet obstacle a toutefois été levé par un décret de 2004 [17], suite à la réforme des retraites de la loi Fillon [18] en 2003, puisque les statuts de la caisse dite « balai » – la Caisse interprofessionnelle d’assurance vieillesse (cipav) – ont été modifiés de telle manière que cette caisse doit désormais accueillir les professions qui ne relèvent d’aucune autre caisse.

25Il semble donc à première vue qu’en matière fiscale et de sécurité sociale, le travail sexuel est soumis tout simplement au droit commun. Ce point de vue est toutefois à nuancer quelque peu dans la mesure où il existe un traitement spécifique en cas de redressement des impayés. En effet, il apparaît que l’État, par le biais d’une lettre du ministre de l’Emploi et de la solidarité du 4 mars 1999, reprise dans une lettre collective du 26 mars 1999 du directeur de la réglementation et des orientations du recouvrement de l’Agence centrale des organismes de sécurité sociale (acoss), reconnaît que les redressements peuvent constituer un obstacle pour les personnes souhaitant quitter le travail sexuel et, par conséquent, recommande aux urssaf de faire preuve de bienveillance à l’égard des prostituées dont le projet et la volonté de réinsertion sont établis.

26Cette position remet bien évidemment en question la soumission totale du travail sexuel au droit commun en la matière puisque c’est la seule activité qui bénéficie d’un tel régime de faveur, ce d’autant plus que cette faveur est conditionnée à l’arrêt du travail sexuel.

27Néanmoins, malgré cette nuance, il est possible de considérer qu’il y a une forme de néo-réglementarisme en matières fiscale et sociale, puisque le travail sexuel est, pour l’essentiel, soumis au droit commun.

28Cette situation apparaît d’autant plus surprenante lorsque l’on constate que les autres branches du droit maintiennent un régime juridique exceptionnel en ce qui concerne le travail sexuel.

Le maintien d’un régime juridique exceptionnel sous couvert d’abolitionnisme

29Parallèlement à la ratification de la Convention de 1949, le Parlement, en juillet 1960, a adopté une loi autorisant le Gouvernement à prendre, par voie d’ordonnances, des mesures visant à lutter contre les fléaux sociaux, dont la prostitution [19].

30En ce qui concerne cette dernière, la loi prévoit que les mesures gouvernementales sont destinées à mettre en œuvre la Convention de 1949, donc à faire entrer la France réellement dans une idéologie abolitionniste. Tout doit être fait pour prévenir l’entrée dans la prostitution et en favoriser la sortie.

31C’est à ce titre que fut introduit l’article L 121-9 du Code de l’action sociale et des familles suscité. Furent également prévues des mesures renforçant la lutte contre le proxénétisme [20], avec une acception particulièrement extensive de ce dernier puisque ne sont pas seulement poursuivies les personnes qui contraignent d’autres personnes à se prostituer, ou qui exploitent la prostitution d’autrui, mais également celles qui favorisent l’exercice de la prostitution en mettant un lieu à disposition [21].

32Dans le même sens, fut inscrite dans le code pénal l’incrimination de racolage dès 1958 [22], incrimination renforcée par l’ordonnance du 25 novembre 1960 puisqu’elle passe d’une contravention de 1ère classe à une contravention de 3ème classe (Vernier, 2010, p. 80).

33Il semble, en outre, impossible pour les travailleurs du sexe d’obtenir une protection en matière civile ou commerciale. En effet, si dans son ouvrage Droit du sexe, Francis Caballero (2010) définit le contrat de travail sexuel comme un contrat au regard du code civil (§ 225), la seule jurisprudence disponible [23] en la matière ne va pas dans ce sens puisqu’elle considère la convention immorale. Parce que la décision n’est pas récente, il n’est pas possible de garantir un même résultat à l’heure actuelle. Il apparaît toutefois que, sur d’autres sujets, le travail sexuel continue d’être considéré immoral. Ainsi, une association intitulée « Association pour le droit d’exercer la prostitution » fut dissoute par un jugement du Tribunal de grande instance de Périgueux au motif qu’elle était contraire aux bonnes mœurs [24]. Dans le même sens, la plupart des rapports publics sur la prostitution qui ont été rendus ces dernières années ont bien souligné le fait que le travail sexuel ne devait pas être reconnu comme une profession, la France étant un pays abolitionniste [25].

34Il y a donc une volonté très claire, qui s’inscrit dans l’abolitionnisme à la française, de ne pas reconnaître le travail sexuel, et ce indépendamment de sa reconnaissance par les droits fiscal et de la sécurité sociale. Cela n’apparaît d’ailleurs pas véritablement surprenant au regard du texte de la Convention de 1949, puisque celle-ci prévoit l’abolition des réglementations visant à instituer un régime spécifique d’encadrement des prostituées, mais pas d’abolir les réglementations visant à lutter contre le travail sexuel.

35La suppression de la réglementation spécifique au travail sexuel a débuté par la fermeture des maisons de tolérance, donc par la suppression des lieux d’exercice de l’activité. Petit à petit, cette volonté de chasser l’exercice du travail sexuel de tous les lieux possibles, notamment par l’institution de l’infraction de racolage public, s’est accrue. La fin des lieux d’exercice a donc quasiment naturellement conduit la prostitution à une situation de non-droit, non pas au sens de l’absence d’encadrement juridique, mais bien au sens de refus de reconnaissance juridique du travail sexuel.

36Si c’est au départ la suppression des lieux de prostitution qui a conduit au non-droit, on peut constater aujourd’hui une forme de rétroaction par laquelle le refus de reconnaissance du travail sexuel, et donc la volonté de lutter contre lui, conduit de plus en plus à la suppression de toute forme de lieux pour les travailleurs sexuels.

Le travail sexuel, du non-droit au non-lieu

37Le travail sexuel n’est pas interdit en France, mais tous les moyens de l’exercer le sont. Qu’il s’agisse d’exclure le travail sexuel de l’espace public par le biais des délits-obstacles ou de nier aux travailleurs sexuels la maîtrise de leur propre corps au nom de la dignité de la personne humaine, on ne peut que constater que la non-reconnaissance du travail sexuel en France vise à exclure les travailleurs sexuels tant des lieux publics que du lieu symbolique que peut constituer leur corps.

L’exclusion de l’espace public

38Il convient en premier lieu de rappeler que le code pénal dispose de mesures permettant de lutter contre l’exhibition sexuelle [26]. Il serait tout à fait possible de considérer que l’existence de cette infraction suffit à lutter contre des attitudes jugées indécentes par la société dans l’espace public. Malgré cela, de nombreuses mesures existent et sont mises en œuvre pour lutter contre le travail sexuel lorsque celui-ci se donne à voir en public, que ce soit l’instrument de l’ordre public en guise de mesure générale, ou le recours au droit pénal avec des mesures plus spécifiques.

L’ordre public comme outil d’exclusion

39La volonté des municipalités de lutter contre la prostitution visible est ancienne et constante. En faisant usage de leurs pouvoirs de police, celles-ci pouvaient réglementer l’exercice de la prostitution dans les rues, en la limitant à certains lieux et/ou certaines heures, tout comme soumettre les établissements de prostitution à des obligations particulières (Vernier, 2010, p. 79).

40Par la suite, et comme nous le verrons, fut instituée l’infraction de racolage public, ce qui atténua la nécessité pour les maires de prendre des mesures contre la prostitution. Néanmoins, au début des années 2000, les arrêtés municipaux visant à limiter, voire à interdire, l’exercice de la prostitution de rue ressurgirent. Cela a conduit le ministère de l’intérieur à publier une circulaire pour préciser la légalité de tels arrêtés [27]. En effet, le juge administratif a toujours rejeté tant les interdictions générales et absolues [28] que les mesures apparaissant disproportionnées au regard de la nécessité de sauvegarder l’ordre public [29]. Le ministre rappelle ainsi de manière très précise que la prostitution ne saurait porter atteinte à l’ordre public que si elle entraîne des troubles matériels à la sécurité, la tranquillité ou la salubrité publiques. Il précise dans le même temps dans quelle mesure l’atteinte à la moralité publique peut être utilisée pour motiver un arrêté municipal limitant l’exercice de la prostitution de rue. Le juge administratif exige en effet l’existence de circonstances locales particulières pour admettre la légalité d’un arrêté fondé sur la moralité publique [30]. Il énumère ce que peuvent être les circonstances locales. Sont ainsi désignées « la proximité d’établissements d’enseignement, d’un lieu de culte, d’un monument aux morts, d’un parc fréquenté habituellement par les familles, de nombreuses résidences, la nouveauté du phénomène de la prostitution dans les rues concernées ». On ne peut que constater que les circonstances locales permettant de fonder la légalité d’un arrêté municipal motivé par le risque d’une atteinte à la moralité publique couvrent à peu de choses près la totalité du territoire des 36 000 communes de France.

41Au-delà de la protection de l’ordre public par les autorités municipales existe la protection pénale de l’ordre public.

La protection pénale de l’ordre public

42Comme nous l’avons déjà souligné, avant 1939 les municipalités disposaient de la possibilité de soumettre les établissements de prostitution comme les travailleurs du sexe à certaines obligations. Mais la forme pénale de la lutte contre le racolage n’est apparue qu’en 1939 avec l’insertion de l’infraction dans le code pénal par le décret-loi du 29 novembre 1939 relatif à la prophylaxie des maladies vénériennes.

43Lorsque la loi Marthe Richard ferma les maisons de tolérance en 1946, cela n’a pas entraîné la suppression de l’infraction de racolage, contrairement à ce que l’on aurait pu imaginer au regard de l’idéologie du courant abolitionniste. En effet, l’article 3 de la loi maintient l’infraction de racolage. Entre 1946 et 1994, jamais l’infraction de racolage public n’a été supprimée malgré des adaptations liées notamment à la politique jurisprudentielle (Vernier, 2010, p. 80). À partir de 1960, une distinction est opérée entre le racolage passif, qui est une contravention de 3e classe, et le racolage actif, qui est une contravention de 5e classe. En 1994, lors de l’adoption du nouveau code pénal, l’infraction de racolage passif fut supprimée du fait de la difficulté de qualification que rencontraient les forces de l’ordre. Cette période pendant laquelle seul le racolage actif était pénalisé ne dura pourtant que moins de dix ans. En effet, en 2003, la loi pour la sécurité intérieure [31] a introduit l’article 225-10-1 dans le code pénal, lequel prévoit que « le fait, par tout moyen, y compris par une attitude même passive, de procéder publiquement au racolage d’autrui en vue de l’inciter à des relations sexuelles en échange d’une rémunération ou d’une promesse de rémunération est puni de deux mois d’emprisonnement et de 3750 euros d’amende ».

44La justification de la réinstitution de cette infraction était la volonté de protéger la moralité et la tranquillité publiques, ainsi que la lutte contre la traite.

45On perçoit ainsi très bien la volonté de « nettoyer » les rues des travailleurs du sexe, indépendamment du point de savoir s’ils troublent réellement l’ordre public, puisque leur présence sur la voie publique peut assez aisément être considérée comme constitutive de l’infraction de racolage public.

46Mais la volonté d’exclure les travailleurs du sexe n’est pas confinée à la voie publique, ainsi qu’en atteste la volonté de poursuivre le racolage sur internet. Fut ainsi condamnée en 2010 une femme qui recherchait des clients par le biais de son site internet [32]. On voit que la volonté de poursuite dépasse de loin l’espace public, mais vise en réalité à exclure les travailleurs du sexe de toute forme d’espace.

L’exclusion de l’espace privé

47Depuis la fermeture des maisons de tolérance, il apparaît extrêmement compliqué pour les travailleurs du sexe de disposer de lieux d’exercice pour leur activité. Il est en effet interdit par le code pénal de mettre à disposition un lieu privé pour l’exercice du travail sexuel ainsi que nous le verrons. En outre, depuis quelques années se développe un discours considérant le travail sexuel comme une atteinte à la dignité de la personne humaine, et qui vise à protéger les personnes contre elles-mêmes. Dans cette perspective, il est possible de considérer qu’outre l’espace privé réel, c’est l’espace privé symbolique des travailleurs du sexe, constitué par leur corps, qui leur est dénié.

L’espace privé réel

48Il apparaît nécessaire ici d’opérer une distinction entre le proxénétisme de contrainte et le proxénétisme de soutien. Le premier consiste à forcer une personne à se prostituer. C’est ce que l’on entend généralement par le vocable de « traite ». Le second est constitué par le simple fait d’assister, d’aider ou de soutenir de quelque manière que ce soit une personne qui se livre librement à la prostitution. Nous ne retiendrons ici que le proxénétisme de soutien, et dans une dimension restreinte puisque que celui-ci est entendu suffisamment largement pour désigner à la fois l’aide et la protection apportées à la prostitution [33] et la fourniture de locaux. C’est sur ce deuxième pan que nous insisterons.

49Ainsi que le souligne Johanne Vernier, « l’acte sexuel rémunéré est, dans une certaine mesure, exclu de l’espace privé et refoulé dans l’espace public par la loi pénale » (Ibidem, p. 77). En effet, après que les maisons de tolérance furent fermées se posait la question des lieux dans lesquels le travail sexuel pourrait s’exercer. Le proxénétisme de soutien étant entendu très largement, les lieux privés ne sont jamais apparus comme la solution, puisque cela n’est possible que s’il n’y a aucun tiers et que personne n’est au courant. On constate, de fait, que louer [34] ou vendre un appartement, mettre à disposition des chambres d’hôtel [35], prêter une camionnette à une personne en ayant connaissance de son activité [36] est constitutif de proxénétisme de soutien. Il est d’ailleurs à noter que la contrepartie financière du service n’entre pas en ligne de compte [37].

50Par la suite, la volonté d’exclure plus avant la prostitution de toute forme d’espace privé s’est accrue avec l’adoption de la loi pour la sécurité intérieure, laquelle insère un article 225-10 4° dans le code pénal, qui prévoit la possibilité de poursuivre des personnes ayant vendu, prêté ou mis à disposition des travailleurs du sexe un véhicule dans lequel ils pourront exercer leur activité.

51On perçoit donc clairement, au travers de ces quelques exemples, la volonté de lutter contre la prostitution indirectement en supprimant toute forme d’espace privé pour l’exercice du travail du sexe. N’entre plus en cause ici la protection de l’ordre public puisqu’il s’agit de lieux privatifs. Le seul but est de supprimer le travail du sexe, et pour ce faire, la suppression des lieux d’exercice semble le moyen idoine.

52Dans le même sens, on peut constater que la lutte contre le travail du sexe dépasse l’idée d’espace privé réel en déniant aux travailleurs du sexe la liberté de disposer de leur corps.

L’espace privé symbolique

53À l’inverse de nombre de démocraties occidentales, la France n’a consacré le principe de dignité de la personne humaine que tardivement. Ce n’est que par sa décision de 1994 relative aux lois bioéthiques [38] que le Conseil constitutionnel a considéré que « la sauvegarde de la dignité de la personne humaine contre toute forme d’asservissement et de dégradation est un principe à valeur constitutionnelle ». Une distinction doit à ce stade être opérée (Hennette-Vauchez, 2004). En effet, la dignité de la personne humaine telle qu’entendue dans la décision du juge de la rue Montpensier renvoie à l’idée d’autonomie et de consentement. Il s’agit de protéger la dignité de la personne contre autrui. Pourtant, en 1995, le Conseil d’État, dans une décision relative au lancer de nain [39], a intégré la dignité de la personne humaine aux composantes de l’ordre public, ce qui lui a permis d’interdire le lancer de nain contre la volonté du premier intéressé – le nain. La dignité de la personne humaine peut donc être également entendue comme une protection de la personne contre elle-même. Dans cette perspective, elle renvoie à la notion d’humanité dans l’homme, qui doit être protégée éventuellement contre les personnes, et non plus à la notion d’autonomie (Bioy, 2006 ; Edelman, 1999). Cette dernière conception est illustrée par les évolutions des infractions prévues au chapitre « Des atteintes à la dignité de la personne » du code pénal. Celui-ci contenait à l’origine les discriminations, le proxénétisme, les conditions de travail et d’hébergement contraires à la dignité de la personne et les atteintes au respect dû aux morts. Depuis ont été introduits le bizutage, le recours à la prostitution des mineurs ou des personnes particulièrement vulnérables, la traite des êtres humains, l’exploitation de la mendicité et le racolage. Cela nous permettra d’illustrer la construction de la notion de vulnérabilité en droit, qui conduit aujourd’hui à protéger les personnes contre elles-mêmes. Une des particularités du nouveau code pénal est de porter plus d’attention à la personne que l’ancien qui se focalisait davantage sur la défense de l’État et de la propriété individuelle. Cela explique l’attention particulière portée à la vulnérabilité des personnes, particulièrement dans le chapitre sus-cité.

54« Si le principe libéral repose sur la capacité du sujet à émettre des règles juridiques, à s’engager, cette liberté est heureusement limitée par la prise en compte de la situation concrète des parties et les tentatives de pallier une situation de faiblesse », ce qui a conduit à « l’émergence d’une catégorie médiane entre l’incapable et le capable : le vulnérable » (Roman, 2007). Ce qui pose la question de la détermination de la vulnérabilité et, par conséquent, de la possibilité de protéger une personne contre sa propre vulnérabilité.

55Traditionnellement, la vulnérabilité est définie en référence à un état : minorité, âge, maladie, infirmité, déficience physique ou psychique ou état de grossesse. Mais en ce qui concerne les discours juridiques actuels relatifs à certains comportements, et notamment le travail sexuel, il est possible de se demander si elle n’est pas définie en raison de l’adoption d’un comportement plus qu’en raison d’un état. Constituent ainsi des catégories de personnes vulnérables, entre autres, les femmes, les prostituées, les transsexuels. Ces personnes apparaissent tour à tour, voire simultanément, victimes et coupables : victimes de leur vulnérabilité, coupables d’une atteinte à leur personne ou à la catégorie de personnes vulnérables à laquelle elles appartiennent. Le paradoxe est que ce n’est donc plus tant l’état d’une personne qui permet de déterminer sa vulnérabilité que l’adoption d’un certain comportement qui conduit à affirmer un caractère vulnérable. C’est cette vulnérabilité qui permet d’ignorer le consentement de personnes supposées initialement capables. La combinaison entre la dignité de la personne humaine et la vulnérabilité permet de refuser la protection de l’autonomie de la personne dès lors qu’elle adopte certains comportements jugés immoraux ou irrationnels et portant atteinte à la dignité. C’est parce que ces personnes sont considérées comme vulnérables si elles adoptent ces comportements qu’il est possible de leur interdire de les adopter.

56Cette utilisation de la vulnérabilité des personnes pour leur dénier la capacité à exercer librement une activité est patente en ce qui concerne le travail sexuel. Si les travailleurs du sexe se revendiquent libres, ils sont dépeints comme des victimes sur le plan économique, social ou psychologique [40]. Leur parole est décrite comme nécessairement contrainte par l’extérieur. Et toute revendication de liberté est interprétée comme l’intériorisation de la réalité de leur situation.

57Le processus est donc le suivant : la prostitution est une atteinte à la dignité de la personne humaine, selon les discours officiels sur la question [41], donc tous ceux qui l’exercent portent atteinte à la dignité de la personne humaine, et puisqu’ils portent atteinte à la dignité de la personne humaine, ils doivent être désignés comme incapables et peuvent ainsi être protégés contre eux-mêmes.

58La conséquence pour notre propos est que les travailleurs du sexe, exclus des lieux publics, puis des lieux privés réels, subissent ainsi l’ultime exclusion, puisqu’ils sont, d’une certaine manière, exclus de leur propre corps, dans la mesure où il est considéré qu’ils ne sont pas à même de le protéger et qu’il convient de le protéger éventuellement contre eux-mêmes.

59Le processus d’exclusion est donc parachevé en ne laissant aux travailleurs du sexe aucune possibilité, aucun lieu d’existence tant qu’ils exercent leur activité. Sans être à proprement parler bannis de la société, il y subisse une marginalisation qui les empêche d’y exister en tant que tels.

Bibliographie

Références bibliographiques

  • Ouvrages

    • Caballero, F. (2010). Droit du sexe. Paris : LGDJ.
    • Edelman, B. (1999). La personne en danger. Paris : PUF.
    • Hennette-Vauchez, S. et al. (2004). Voyage au bout de la dignité. Recherches généalogiques sur le principe juridique de dignité de la personne humaine. Rapport pour la mission Droit et justice.
    • Portes, D.-M. (2007). Prostitution et politiques européennes. Pour une approche anthropologique du droit. Paris : L’Harmattan.
  • Articles

    • Bioy, X. (2006). La dignité, question de principes. In S. Gaboriau & H. Pauliat. Justice, éthique et dignité (pp. 47-86). 5èmes entretiens d’Aguesseau. PULIM.
    • Chaumont, J.-M. (2006). Indésirables victimes. L’ambivalence de la représentation des victimes de la « traite » illustrée par le projet d’une « Convention internationale relative au rapatriement des prostituées » du Bureau international pour la suppression de la traite des femmes et des enfants. Action publique et prostitution, 35-49. Rouen : Presses universitaires de Rouen.
    • Guienne, V. (2006). La prostitution, une catégorie sociale construite. In Action publique et prostitution, 19-33. Rouen : Presses universitaires de Rouen.
    • Roman, D. (2007). À corps défendant. La protection de l’individu contre lui-même. In Dalloz 2007.1284.
    • Vernier, J. (2010). La répression de la prostitution à la conquête de nouveaux espaces. Archives de politique criminelle, 32, 76-92.
  • Rapports publics

    • Bousquet, (D.) pour la Commission des lois constitutionnelles, de la législation et de l’administration générale de la République. (2011). Rapport sur la prostitution en France.
    • Derycke (D.) pour la Délégation du Sénat aux droits des femmes et à l’égalité des chances entre les hommes et les femmes. (2000). Rapport d’activité pour l’année 2000.
    • Marcovitch (M.) (2002). Le système de la prostitution, une violence à l’encontre des femmes. Rapport pour la Commission nationale contre les violences faites aux femmes.
    • Rozier (J.) pour la Délégation du Sénat aux droits des femmes et à l’égalité des chances entre les hommes et les femmes. (2002). Rapport d’information sur le projet de loi n° 30 pour la sécurité intérieure.
    • Zimmerman (M-J.) pour la Délégation de l’Assemblée nationale aux droits des femmes et à l’égalité des chances entre les hommes et les femmes. (2002). Rapport d’information sur le projet de loi adopté par le Sénat après déclaration d’urgence pour la sécurité intérieure.

Mots-clés éditeurs : morale, déviance, régime juridique, corps, prostitution, espace

Mise en ligne 07/05/2015

https://doi.org/10.3917/lsdlc.002.0172

Notes

  • [1]
    Sarah-Marie Maffesoli est docteur en droit public, Institut d’études de droit public (iedp), université Paris-Sud XI. Dernier ouvrage paru : G. Delmas, S.-M. Maffesoli & S. Robbe (dir.) (2010). Le Traitement juridique du sexe. Paris : L’Harmattan. Courriel : smaffesoli@gmail.com
  • [2]
    Nous avons recours à l’expression « travail sexuel » du fait de la dimension souvent péjorative du terme « prostitution » et pour souligner la dimension professionnelle de cette activité. Nous utiliserons néanmoins également le terme « prostitution » dans cet article. Nous ne faisons aucune distinction entre les deux.
  • [3]
  • [4]
    Certains auteurs classent également la Suède parmi les pays prohibitionnistes du fait de la pénalisation des clients des travailleurs du sexe. Cette analyse nous semble contestable, d’abord du point de vue politique, dans la mesure où la Suède ne se revendique pas comme un pays prohibitionniste mais abolitionniste ; ensuite, et surtout, du point de vue juridique, puisque même si l’on peut voir dans le régime juridique suédois de la prostitution une tendance au prohibitionnisme, l’activité de prostitution n’est pas en tant que telle interdite. Voir notamment Portes, 2007.
  • [5]
    A. Parent-Duchatelet, cité par Guienne, 2006.
  • [6]
    Il n’est pas question à l’époque de la mise en œuvre du réglementarisme pour la prostitution masculine.
  • [7]
    Si l’ordre public n’a pas de définition précise et stricte en droit, on opère une distinction entre ses composantes traditionnelles qui sont matérielles – tranquillité, sécurité et salubrité – et sa composante morale – la moralité publique. À celles-ci est venue s’ajouter la dignité de la personne humaine en 1995.
  • [8]
    Nous entendons par non-droit le refus de reconnaissance d’une activité ou d’un comportement, et non pas l’absence de droit applicable à ceux-ci.
  • [9]
    Loi n° 46-685 du 13 avril 1946 tendant à la fermeture des maisons de tolérance et au renforcement de la lutte contre le proxénétisme.
  • [10]
    Loi n° 46-795 du 24 avril 1946 portant institution d’un fichier sanitaire et social de la prostitution.
  • [11]
    Loi n° 60-754 du 30 juillet 1960 autorisant la ratification de la Convention.
  • [12]
    Art. L 121-9 du Code de l’action sociale et des familles : « Dans chaque département, l’État a pour mission : 1°) De rechercher et d’accueillir les personnes en danger de prostitution et de fournir l’assistance dont elles peuvent avoir besoin, notamment en leur procurant un placement dans un des établissements mentionnés à l’article L 345-1 ; 2°) D’exercer toute action médico-sociale en faveur des personnes qui se livrent à la prostitution ».
  • [13]
    CE, 29 septembre 1982, Droit fiscal, 1983, n° 9, comm., n° 341 ; CE, 11 mars 1985, Droit fiscal, 1986, n° 26, comm., n° 1321 ; CE, 11 décembre 1988, Droit fiscal, 1989, n° 19, comm., n°955.
  • [14]
    Cass. Soc., 18 mai 1995 (Dalloz 1996.somm.38, obs. X. Prétot).
  • [15]
    Bull. civ. V, n° 335 ; Dalloz 1990.somm.143, obs. X. Prétot.
  • [16]
    Bull. civ. V, n° 354 ; RJS 6/1989, n° 557.
  • [17]
    Décret n° 2004-460 du 27 mai 2004.
  • [18]
    Loi n° 2003-775 du 21 août 2003 portant réforme des retraites.
  • [19]
    Loi n° 60-773 du 30 juillet 1960 autorisant le Gouvernement à prendre, par application de l’article 38 de la Constitution, les mesures nécessaires pour lutter contre certains fléaux sociaux.
  • [20]
    Ordonnance n° 60-1245 du 25 novembre 1960 relative à la lutte contre le proxénétisme.
  • [21]
    Articles 5 et 11 de l’ordonnance précitée.
  • [22]
    Ordonnance n° 58-1298 du 23 décembre 1958 modifiant notamment certains articles du code pénal.
  • [23]
    Cour d’appel de Colmar, 9 janvier 1958, Dalloz 1958.163.
  • [24]
    TGI Périgueux, 31 mars 2008.
  • [25]
    Voir notamment Derycke, 2000 ; Rozier, 2002 ; Zimmerman, 2002 ; Bousquet, 2010.
  • [26]
    Art. 222-32 CP.
  • [27]
    Circulaire NOR/INT/D/02/00165/C du 23 août 2002 relative aux arrêtés municipaux relatifs à la prostitution sur la voie publique.
  • [28]
    CE, 4 mai 1984, Préfet de police ¢ Guez.
  • [29]
    CE, 19 mai 1933, Benjamin.
  • [30]
    CE, 18 décembre 1959, Société « Les Films Lutétia ».
  • [31]
    Loi n° 2003-239 du 18 mars 2003 pour la sécurité intérieure.
  • [32]
    CA Reims, 14 janvier 2010, Ministère public ¢ Epoux H., 09/01138.
  • [33]
    Pour exemple, le fait de conduire une prostituée sur son lieu de travail (Crim., 3 février 1987, n° 86-91657), d’offrir son salon de coiffure comme refuge contre les rafles de police aux prostituées (Crim., 20 octobre 1971, B, n° 278), de faire le ménage dans un hôtel de passe (Crim., 27 octobre 1984, Dalloz 1985.241), de créer un site internet permettant à une travailleuse du sexe de proposer ses services (TGI Nanterre, 18 mai 2000).
  • [34]
    Crim., 25 novembre 1971, Bull. civ., n° 323, p. 815.
  • [35]
    Crim., 22 juillet 1959, Bull. crim. N° 370, Dalloz 1959.491, Sirey 1959.223.
  • [36]
    Crim., 12 octobre 1994, Droit pénal 1995.38, obs. Véron.
  • [37]
    Crim., 12 octobre 1994, Droit pénal 1995.38, obs. Véron.
  • [38]
    Décision n° 94-343/344 DC du 27 juillet 1994, Loi relative au respect du corps humain et loi relative au don et à l’utilisation des éléments et produits du corps humain, à l’assistance médicale à la procréation et au diagnostic prénatal.
  • [39]
    CE., Ass., 27 octobre 1995, Morsang-sur-Orge.
  • [40]
    On invoquera ainsi séparément ou simultanément le manque de formation qui conduit à ne pas pouvoir exercer d’autre activité que la prostitution, l’origine sociale défavorisée, les traumatismes vécus dans l’enfance, etc.
  • [41]
    Voir notamment le rapport Bousquet, 2011, pour un exemple récent.
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