Notes
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[1]
Vincent de Gaulejac est sociologue, professeur à l’université Paris VII-Denis Diderot où il dirige le Laboratoire du changement social. Il est membre fondateur et directeur de l’Institut international de sociologie clinique. Dernier ouvrage paru : Travail, les raisons de la colère. Paris : Seuil (2011), recensé dans ce numéro.
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[2]
Pagès, M., Bonetti, M., Gaulejac, V. (de) & Descendre, D. (1998). L’emprise de l’organisation. Paris : Desclée de Brouwer.
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[3]
Aubert, N. & Gaulejac, V. (de) (1991). Le coût de l’excellence. Paris : Seuil.
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[4]
Foucault, M. (1975). Surveiller et punir. Naissance de la prison. Paris : Gallimard.
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[5]
Becker, G. S. (1976). Altruism, egoism, and genetic fitness : economics and sociobiology. The economic approach to human behavior. Chicago : The University of Chicago Press.
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[6]
Friedman, M. (1962). Capitalism and Freedom. Chicago : The University of Chicago Press.
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[7]
Castel, R. (2003). L’insécurité sociale. Qu’est-ce qu’être protégé ? Paris : Seuil.
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[8]
Maffesoli, M. (1988). Le Temps des tribus, le déclin de l’individualisme dans les sociétés de masse. Paris : La Table Ronde.
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[9]
Lefebvre, H. (2000 [1974]). La Production de l’espace. Paris : Anthropos
1Entretien avec Christophe Niewiadomski
2Christophe Niewiadomski : Cher Vincent, à l’occasion de la sortie de ton dernier livre, Travail, les raisons de la colère, nous souhaitons t’interviewer dans le cadre du cahier thématique de ce numéro : Habiter en étranger. Lieux mouvement frontières. Si l’on considère que l’habiter renvoie à une relation intime des individus avec les différents espaces dans lesquels ils vivent et que le travail joue un rôle important dans l’existence de ces derniers, qu’en est-il de l’évolution contemporaine des effets du travail sur l’individu. Penses-tu que l’on puisse aujourd’hui « habiter en étranger » au travail ?
3Vincent de Gaulejac : La question est vraiment intéressante, car on peut se demander pourquoi un numéro sur l’habiter vient interroger le travail. Cependant, il me semble que c’est inévitable, dans la mesure où une coupure s’est installée entre « travail » et « hors travail » avec le développement du capitalisme industriel – ce qui n’existait pas avec l’artisanat, le monde paysan, etc. Très simplement, le « hors travail » réfère au lieu de l’habitat domestique et le travail au lieu de l’activité productive, les deux sphères étant séparées. Ce qui d’ailleurs, au niveau de l’habitat du dix-neuvième siècle, n’était pas sans poser de difficultés, puisqu’il a bien fallu que le patronat, à partir du moment où les individus ne travaillaient pas où ils habitaient, mette en place des dispositifs pour construire de l’habitat ouvrier, de l’habitat pour l’encadrement, etc. Dès lors, un certain nombre de villes ont été édifiées en vue d’assurer cette fonction de rapprochement des individus avec les lieux de travail. Dans certaines régions, l’habitat s’est massivement organisé en fonction des enjeux de production industriels. Or, les mutations actuelles du travail, à la fois liées à l’introduction de nouveaux modes de management et à l’émergence des nouvelles technologies de l’information et de la communication, ont progressivement remis en question cette coupure entre « travail » et « hors travail », ce qui produit des effets paradoxaux parfaitement bien résumés par l’une des personnes que j’ai interviewée dans mon dernier ouvrage : « Aujourd’hui, on est libre de travailler vingt-quatre heures sur vingt-quatre ». Cette situation est également symbolisée par la notion de « bureau- hôtel » par exemple. En bref, ceci traduit la possibilité qu’ont aujourd’hui certains travailleurs de « transporter leur bureau avec eux ». Il suffit d’avoir un ordinateur portable et une connexion Internet pour pouvoir travailler où l’on veut et quand on veut. Nous nous éloignons aujourd’hui d’une conception dans laquelle les employés arrivaient sur les lieux de production, pointaient, effectuaient leur travail, pointaient de nouveau, puis repartaient de l’entreprise vers d’autres lieux une fois l’activité accomplie. Le travail pouvait être pénible, mais il avait un début et une fin, rythmés par une temporalité et une séparation des espaces relativement nette. Aujourd’hui, la territorialisation du travail s’est modifiée et entraîne des effets multiples aux conséquences non univoques. Ainsi, pouvoir travailler à la campagne plutôt qu’au bureau, organiser soi-même ses horaires, pouvoir travailler chez soi sans avoir à se déplacer… tout ceci présente à l’évidence quelques avantages, mais dans le même temps, les frontières entre « travail » et « non travail » sont de plus en plus ténues. L’introduction de nouveaux modes de management par objectifs, par projets, et surtout par résultats, n’est pas sans entraîner des transformations significatives dans les rapports de l’individu au travail. Dès lors, les individus se trouvent pris dans une exigence du « toujours plus » où le travail envahit la vie personnelle, mais aussi l’univers mental et psychique.
4C.N. : Selon toi, cette déterritorialisation du travail se conjugue-t-elle aujourd’hui avec une déterritorialisation de l’habitat ? En d’autres termes, est-ce que la flexibilité qui s’impose aujourd’hui à l’individu contemporain en matière de travail a des effets connexes en matière de rapport à l’espace pour les individus ?
5V. de Gaulejac : Il existe encore du travail territorialisé. Ainsi, il y a toujours des paysans, des pointeuses, de la surveillance disciplinaire du travail, mais l’hypothèse que je développe dans Les raisons de la colère, et que nous avions déjà travaillée dans L’emprise de l’organisation [2], puis dans Le coût de l’excellence [3], interroge le fait que l’emprise du travail sur les individus a changé. Elle ne s’exerce plus seulement sur les corps pour les rendre dociles et productifs comme l’expliquait Foucault [4], mais également sur la psyché et sur la mobilisation de l’activité mentale, pour placer les individus au service d’objectifs de production fixés par l’entreprise. Du coup, à propos de la déterritorialisation dont nous parlions, il apparaît que ce n’est plus le corps qui est l’objet principal du travail, mais bien le mental et la psyché. Ceci a pour conséquence de rendre les frontières entre travail et non travail beaucoup plus floues. Ainsi, l’exigence de mobilité et de flexibilité couvre aujourd’hui un ensemble complexe qui renvoie aux registres du mental, du métier, de la psyché, de la vie personnelle, de la vie familiale. Elle entraîne la mise en place par les individus d’un rapport au travail et à leur vie où les exigences de réussite sont très fortes. En termes de rapport à l’espace, beaucoup considèrent aujourd’hui, par exemple, que le fait de rester au même endroit est un frein pour un déroulement optimal d’une carrière professionnelle. Or cette représentation n’est pas sans entraîner un certain nombre de difficultés par rapport à la vie familiale, au couple, à l’organisation de la scolarité des enfants, etc. On voit ainsi très bien les effets de ces injonctions hypermodernes dans les familles qui s’organisent sur le modèle de la révolution managériale. Celles-ci introduisent dans l’espace privé des normes de mobilité et d’adaptabilité et organisent leur habitat de manière à répondre à ces règles. Par exemple, on observe aujourd’hui des « couples intermittents », transitoires, flexibles et mobiles où les partenaires ne vivent pas dans les mêmes lieux. Ils se croisent au gré des demandes de leurs employeurs respectifs et de leur désir de faire carrière. À titre personnel, je n’ai guère la nostalgie de la famille rigide, installée depuis toujours au même endroit, mais l’on voit bien que cette labilité ou cette volatilité est un des éléments qui modifie le fonctionnement des interactions entre les individus. On peut en mesurer les effets dans le domaine du rapport à l’amour par exemple. Il est probable qu’un « amour déterritorialisé » ne fonctionne pas de la même façon qu’un « amour territorialisé » dans un espace, dans une famille, dans un territoire. Dans le premier cas, les individus ne sont sans doute pas « attachés » de la même façon que dans le second cas. Pour les trentenaires d’aujourd’hui, relativement bien adaptés à ces injonctions, la question de faire ou non des enfants dépend en grande partie de ces situations concrètes, puisque, bien évidemment, concevoir des « enfants déterritorialisés » n’est guère simple. L’on voit ainsi des couples mobiles et flexibles, chez lesquels il existe une tension, par ailleurs très inégalement vécue par les hommes et les femmes, quant à ces enjeux de parentalité. Pour les femmes, tout se passe comme si elles se trouvaient contraintes de choisir entre leur réussite professionnelle et leur désir de maternité. Les hommes sont également pris dans ces contradictions, mais ils les vivent différemment. Ils peuvent attendre que leur carrière soit déjà un peu « derrière eux » pour installer une famille. Les femmes ne sont bien évidemment pas dans cette situation et cette inégalité biologique crée de nouvelles tensions, ou de nouvelles possibilités, mais qui sont très complexes et qui posent bien des questions aux sociologues d’aujourd’hui. Lorsque l’on s’intéresse à la sociologie de la famille et que l’on souhaite caractériser les types de fonctionnement familiaux, il est clair que l’on se trouve face à des modalités très hétérogènes, multidimensionnelles, au point qu’il est devenu impossible d’en proposer une classification simple.
6C. N. : Dans ce que tu évoques, il semble que la question des déterminations sociales ait connu une évolution. Tout se passe comme si nous étions passés d’une logique où la question des classes sociales dans la seconde moitié du vingtième siècle était centrale à une logique où flexibilité et « théorie du capital humain » pèsent considérablement sur la manière dont les individus se pensent eux-mêmes, pensent leur rapport à l’environnement et en particulier leur rapport à l’habitat.
7V. de Gaulejac : Tu mets ici l’accent sur quelque chose qu’il me paraît important de souligner, parce que ce phénomène est passé presque inaperçu pendant des années. Il s’agit de l’effondrement des analyses qui se réclamaient du marxisme et du poids lié à l’émergence de nouvelles théories, telles celle du capital humain de Gary Becker [5] et d’autres, qui vont naître aux mêmes sources que celles de Milton Friedman [6] sur l’ultralibéralisme. De quoi s’agit-il ? Dans ces théories, chaque individu est invité à développer ses propres potentialités, intellectuelles, physiques, mentales, psychiques, affectives, professionnelles, relationnelles, etc., de sorte que le moi de l’individu est devenu un capital qu’il faut faire fructifier. Cette idée est issue du libéralisme : il importe de donner à chaque individu la possibilité de réussir, la représentation que cette réussite dépend essentiellement de ses mérites et que ces derniers dépendent essentiellement de sa motivation. On célèbre donc ici l’autonomie, la réalisation de soi-même, on utilise les techniques de développement personnel que l’on met au service de cette valorisation du moi de l’individu et de ses potentialités. Si l’individu réussit, c’est donc parce qu’il s’est « donné du mal », mais s’il échoue, c’est parce qu’il n’a pas fourni l’effort nécessaire et c’est donc lui qui se trouve être la cause première de son échec. L’individu est considéré comme le moteur de la réussite. Ces représentations nient l’impact des surdéterminations sociales, économiques, culturelles, et justifient toutes les inégalités sociales. Dans cette perspective, celles-ci seraient liées, non pas à l’absence des supports nécessaires pour exister en tant qu’individu dont parle Robert Castel [7], mais bien à l’incidence du mérite personnel. Ce débat politique et idéologique, majeur aujourd’hui, semble totalement passé sous silence dans l’espace public. Alors que les théories marxistes, les travaux de Bourdieu et de bien d’autres avaient installé l’idée selon laquelle les déterminations sociales étaient centrales pour comprendre la formation des inégalités, on a aujourd’hui l’impression que les théories de l’ultralibéralisme et du capital humain ont en fait « gagné la bataille ». L’exemple des « ressources humaines » est significatif. La gestion des ressources humaines visant à transformer l’humain en ressource pour le développement de l’entreprise est une inversion totale des finalités de la vie, du travail et de la société, puisque c’est l’entreprise qui devient la finalité et l’humain qui devient un moyen au service de cette finalité. D’une certaine manière, cet enjeu est aujourd’hui « dépolitisé. » Il devrait être central dans le débat politique actuel alors qu’il s’en trouve presque absent. L’idéologie managériale a introduit l’idée selon laquelle la société se réduirait à un ensemble d’individus fonctionnant comme des « électrons libres », des « particules élémentaires » dirait Houellebecq, et qui seraient renvoyés à l’exigence de produire leur propre destinée. Cette idéologie crée en fait une société où la lutte des places se substitue à la lutte des classes. Cela ne veut pas dire que ces dernières ont disparu, mais signifie qu’on ne les considère plus comme un déterminant essentiel pour produire les identités.
8Pour en revenir à la question de l’espace, on voit ainsi très bien comment, jusqu’à une période récente, les classes sociales se trouvaient inscrites dans l’espace urbain. Il y avait ainsi les quartiers bourgeois, les quartiers ouvriers, les quartiers des classes moyennes, etc. Désormais, on a de plus en plus affaire à des mégalopoles dans lesquelles il existe des « ghettos de riches » que l’on peut facilement identifier, c’est-à-dire des lieux où les dominants se retrouvent et érigent des murs et des systèmes de surveillance pour se protéger. Il y a des quartiers pauvres qui rassemblent tous les précaires, c’est-à-dire un ensemble d’individus qui partagent le vécu de la pauvreté, mais certainement pas une identité de classe, puisqu’il peut s’agir de familles monoparentales, de personnes en situation de descension sociale, de populations immigrées qui arrivent et qui ne sont pas encore insérées, etc. Il s’agit donc de personnes qui présentent des caractéristiques sociales, économiques, culturelles très diverses et qui ne forment pas un groupe social au sens classique du terme. Entre ces deux extrêmes, on trouve les classes moyennes, qui représentent quatre-vingts pour cent de la population en Europe occidentale, et qui, là encore, n’ont rien d’un groupe homogène. Plus qu’une classe sociale, il s’agit plutôt d’un ensemble d’individus qui constituent des « tribus » au sens où l’entend Maffesoli [8]. Ces individus ont encore des appartenances qui leur permettent de se reconnaitre, mais il est devenu très difficile de faire une lecture sociale de leur occupation du territoire urbain. On parle ainsi de lieux préférentiellement fréquentés par les « bobos », de quartiers que l’on peut éventuellement identifier par repérage communautaire, etc., mais on ne sait plus très bien comment s’organise ce découpage en termes de catégories sociales.
9Tout ceci montre combien la vision de la société en termes de classes sociales ne permet plus de rendre compte de la dynamique des rapports sociaux. Henri Lefebvre [9] avait une très belle hypothèse lorsqu’il suggérait que la ville, c’est l’inscription spatiale des rapports sociaux. Si cette hypothèse est juste, alors la lecture de cette inscription spatiale dans la ville hypermoderne est devenue très complexe. Bien évidemment, dans la vieille Europe, il reste des traces de cette inscription. Mais lorsque l’on se rend au Brésil, au Mexique, dans les nouvelles villes aux Etats-Unis, l’idée même d’une cité avec un centre ville, des quartiers bourgeois, des quartiers populaires, est en train d’éclater au profit d’espaces urbains dans lesquels la coupure entre la campagne et la ville, le centre et la périphérie, entre les symboles de l’urbanité tels que l’hôtel de ville, l’église, la place du marché, disparaissent alors que s’installent des hypermarchés à la périphérie des villes. Ceux-ci jouent un rôle moteur sur le plan économique mais aussi au niveau de la restructuration du paysage urbain, puisque les églises, les antennes administratives s’installent désormais à leur proximité. En fait, l’espace urbain se transforme à mesure que la modernité éclate dans une hyper modernité dont on a du mal à définir les contours.
10C.N. : Ces théories du capital humain ont manifestement un effet non négligeable sur la spatialité, mais j’aimerais que l’on revienne un peu à la question du travail et à l’application de ces théories sur l’évaluation. J’évoque ici ce que tu développes à propos du trouble qui affecte les gens qui travaillent et qui ne sont plus évalués par rapport au « jugement de beauté » mais plutôt par rapport au « jugement d’utilité », ce qui les place parfois dans des situations de grande souffrance. Il me semble que tu montres très bien dans ce livre comment les individus peuvent désormais « habiter leur travail » de manière complètement étrangère, puisque celui-ci ne fait plus sens pour eux.
11V. de Gaulejac : Je pense qu’il faudrait donner des exemples. L’un de ceux qui m’a le plus frappé est sans doute celui de la « qualité ». Le jugement de beauté, c’est finalement l’idée qu’en termes de qualité, c’est le travailleur qui sait lorsqu’il a fait du bon travail, et que ses pairs, c’est-à-dire ceux qui sont près de lui, savent collectivement ce qu’est un bon travail et qui le réalise ou non correctement. L’individu n’a pas besoin d’être évalué pour faire du bon travail, puisque fondamentalement, il est animé par le désir de faire du bon travail. C’est en effet dans la satisfaction du travail bien fait et de la reconnaissance que cela procure auprès des autres que le sujet trouve ses satisfactions les plus profondes en matière d’estime de soi, de dignité et de sens. Lorsqu’on le soumet à un système d’évaluation avec des indicateurs, des critères, des sous-critères, et qu’on lui demande en plus de participer à la définition de ces critères, ceci le place face à de multiples difficultés.
12En fait, on évalue le travail des individus à l’aide de paramètres qui ne rendent pas compte de leur activité et de la valeur qu’ils attribuent au travail. Je prends l’exemple d’un chercheur. Celui-ci va être évalué en fonction du nombre d’articles publiés dans des revues de rang A. Or on sait très bien qu’il n’existe qu’un faible rapport entre les stratégies qu’il convient de mettre en place pour être publié dans une revue classée A et la qualité du travail que l’on réalise en tant que chercheur. Je suis en train de vivre cette situation avec un collègue avec lequel nous préparons actuellement un article destiné à paraître dans l’une des plus prestigieuses revues internationales d’économie. Je vois très bien comment nous allons devoir incorporer les normes qui sont nécessaires pour pouvoir être retenus et classés dans cette revue. Nous sommes obligés de faire recours à des formes spécifiques d’écriture, tenus de citer certains auteurs, contraints de construire notre propos d’une certaine façon, c’est-à-dire de respecter toute une série de paramètres formels qui n’ont rien à voir avec la qualité et le fond de ce sur quoi nous travaillons. Je pourrais également prendre l’exemple de la médecine, confrontée aujourd’hui à la loi de réforme hospitalière et à l’introduction des nouveaux outils de gestion. Le fait de « mesurer » le travail effectué au sein de l’hôpital ouvre à une situation cornélienne pour le corps soignant : certains malades seraient économiquement « rentables » alors que d’autres ne le seraient pas en fonction du type de symptômes et de pathologies qui les affectent. Du coup, les médecins doivent aujourd’hui classer les demandes de soin qui leur sont faites en fonction de critères où la dimension économique devient de plus en plus pressante. Un médecin peut dire qu’il n’a que faire de ces injonctions et prendre tous les patients qui lui sont adressés, justifiant son attitude par son attachement au serment d’Hippocrate, mais, dans ce cas, il s’expose à quelques rappels à l’ordre : « Attention, le service est en danger et s’il n’est pas rentable, vous mettez en danger un collectif et l’administration devra prendre des mesures… » Dès lors, même s’il n’est pas d’accord, le médecin va devoir intérioriser un certain nombre de contraintes et se soumettre aux paramètres à partir desquels son activité va être évaluée. Cette tension existe aujourd’hui partout. On la rencontre également chez les travailleurs sociaux qui doivent, à la fin de chaque journée, remplir une « feuille de temps » composée de soixante-dix items et indiquer le nombre de minutes passées pour s’occuper d’un usager dans le cadre de tel ou tel dispositif administratif de prise en charge. Ce faisant, les travailleurs sociaux ont le sentiment que leur travail est totalement dévalué, puisque l’évaluation à laquelle ils sont soumis ne renvoie en rien à la réalité du travail d’accompagnement qu’ils réalisent. Tout se passe comme si on demandait aux travailleurs « à quelle sauce ils souhaitent être mangés. » Evidemment, les travailleurs répondent qu’ils ne veulent pas être mangés et on leur rétorque alors qu’ils sont en dehors de la question.
13L’introduction des nouveaux outils de gestion appuyés sur les technologies de l’information et de la communication produisent des effets d’instrumentalisation, qui ne sont pas ceux du taylorisme, mais qui sont beaucoup plus subtils, parce que les gens participent à les produire et à les faire fonctionner. Cela signifie que les individus intériorisent une partie de l’organisation qui les met en difficulté. Dès lors, il n’y a plus seulement une organisation en extériorité qui impose des contraintes, mais une intrication psychique et organisationnelle qui produit des phénomènes d’adhésion, d’introjection, de projection, d’identification, de sorte que le désir et l’angoisse se trouvent entremêlés avec les questions de réussite ou d’échec professionnel. Cette intrication explique pourquoi les conflits du travail se sont déplacés du niveau de la grève, qui signe l’opposition entre les employés et les patrons, au niveau de l’apparition de symptômes psychosomatiques et psychologiques tels que les troubles musculo-squelettiques, le stress, la dépression, le burnout, le sentiment d’oppression. Ces phénomènes peuvent aller jusqu’au suicide puisque, lorsque les contradictions et les tensions ressenties sont trop fortes et que les gens se trouvent trop isolés pour y faire face, ils ne trouvent aucune possibilité de dégagement. De plus, tous les collectifs qui permettaient une régulation de ces conflits ont tendance à se déliter.
14Le débat actuel sur les « risques psychosociaux » est tout à fait ambigu. En premier lieu, parce que la notion même de risques psychosociaux contribue à neutraliser la question posée. En second lieu, parce que l’existence de pratiques managériales place les individus dans une tension permanente entre le souci de faire au mieux leur travail et le sentiment d’en être empêchés par l’organisation. Plutôt que d’être aidés par les managers, par les référentiels, par les outils de gestion, les travailleurs sentent bien que ce sont ces éléments qui contribuent à les mettre en difficulté. Cette tension est aujourd’hui majeure, mais comme elle ne peut s’exprimer là où est sa source, c’est-à-dire dans le champ de l’organisation, elle s’exprime au niveau psychosomatique et psychique. Ainsi, dès qu’un drame survient, tel un suicide par exemple, toutes les directions se réfugient derrière l’argument selon lequel la personne disparue « avait des problèmes personnels ». C’est imparable. Bien sûr, on ne se suicide pas si l’on n’a pas de problèmes personnels ! Mais, dans le même temps, c’est nier que ces problèmes personnels s’enracinent au cœur même de la structure de l’organisation. Or, les directions ne veulent pas réinterroger cette structure et ses modes d’organisation du travail, et considèrent que la « révolution managériale » est la seule voie possible vers l’excellence, moteur du développement économique. Cette orientation est aujourd’hui profondément destructrice, non seulement pour les individus, mais pour la société elle-même. Le problème est donc éminemment politique : il s’agit de repenser radicalement les rapports entre l’économique et le social.
15C. N. : Ces phénomènes que tu décris produisent manifestement des logiques paradoxales pour les individus. Mais, dans ce contexte, est-ce que les institutions elles-mêmes ne tendent pas à devenir paradoxales ? Comment sortir de cette logique ?
16V. de Gaulejac : Les institutions deviennent effectivement paradoxales. Pour autant, poser la question en termes de solution est également paradoxal, parce que cela renvoie immédiatement à une réponse que l’on entend systématiquement dans les entreprises : « Il n’y a pas de problèmes, il n’y a que des solutions ! » En d’autres termes, à quoi sert de s’occuper d’un problème si on n’a pas la solution ? Cette représentation positiviste impose donc aux acteurs de se montrer pragmatiques, d’être dans l’action et dans la résolution des problèmes, pour avancer et être performants. Mais le paradoxe est le suivant : si l’on n’apporte pas la solution, on ne peut pas analyser le problème, et si l’on n’analyse pas le problème, on ne peut apporter la solution. Lorsque nous avons écrit Le coût de l’excellence, un drh nous renvoyait : « Vous diagnostiquez un cancer mais vous ne donnez pas la thérapie ». Pour ce responsable, si l’on ne possède pas la thérapie, il ne faut donc pas parler du conflit. Comme si la maladie n’existait pas ! Or, le cancer est quelque chose de compliqué sur le plan thérapeutique. Si l’on désire avoir quelque espoir de guérison, il convient de prendre au sérieux le diagnostic, et de prendre le temps de l’analyse et du soin. La métaphore a bien entendu ses limites et je ne suis pas certain que l’on puisse dire que les entreprises sont atteintes d’un cancer. On peut constater, depuis 1975, une crise permanente. Une « crise », comme son nom l’indique, est destinée à être transitoire. Or la modernisation des entreprises et des institutions publiques, la crise financière du capitalisme se conjuguent aujourd’hui avec l’augmentation massive des témoignages de souffrance au travail. À partir du moment où l’on transforme l’être humain en capital, quelque chose résiste à cette forme d’instrumentalisation et de clivage permanent entre le souci d’adaptation aux exigences de l’organisation et le sentiment légitime de devoir s’opposer à l’absurdité de ces injonctions. Il s’agit bien d’un problème structurel, dans la mesure où le système organisationnel transforme des contradictions, habituelles dans tout système de production, en paradoxes. Dès lors, l’organisation, qui devrait être un système de médiation susceptible de répondre aux contradictions, produit elle-même des paradoxes. L’image du cancer n’est certainement pas bonne, mais utilisons-là jusqu’au bout : la tumeur est là et se trouve au cœur de l’organisation. On en voit clairement les effets au niveau des individus, mais les causes sont ailleurs. Si l’on n’observe que les individus, on ne changera certainement rien à la présence de la tumeur et on ne se préoccupera que de symptômes, traduction de la part émergée de l’iceberg.
Notes
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[1]
Vincent de Gaulejac est sociologue, professeur à l’université Paris VII-Denis Diderot où il dirige le Laboratoire du changement social. Il est membre fondateur et directeur de l’Institut international de sociologie clinique. Dernier ouvrage paru : Travail, les raisons de la colère. Paris : Seuil (2011), recensé dans ce numéro.
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[2]
Pagès, M., Bonetti, M., Gaulejac, V. (de) & Descendre, D. (1998). L’emprise de l’organisation. Paris : Desclée de Brouwer.
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[3]
Aubert, N. & Gaulejac, V. (de) (1991). Le coût de l’excellence. Paris : Seuil.
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[4]
Foucault, M. (1975). Surveiller et punir. Naissance de la prison. Paris : Gallimard.
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[5]
Becker, G. S. (1976). Altruism, egoism, and genetic fitness : economics and sociobiology. The economic approach to human behavior. Chicago : The University of Chicago Press.
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[6]
Friedman, M. (1962). Capitalism and Freedom. Chicago : The University of Chicago Press.
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[7]
Castel, R. (2003). L’insécurité sociale. Qu’est-ce qu’être protégé ? Paris : Seuil.
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[8]
Maffesoli, M. (1988). Le Temps des tribus, le déclin de l’individualisme dans les sociétés de masse. Paris : La Table Ronde.
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[9]
Lefebvre, H. (2000 [1974]). La Production de l’espace. Paris : Anthropos