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Article de revue

Sexualité et handicap : les assistant(e)s sexuel(le)s pour une humanité de la rencontre

Pages 130 à 143

Notes

  • [1]
    Jean-Jacques Schaller est maître de conférences, hdr en sciences de l’éducation à l’Université Paris 13/Nord, où il dirige le master 2 Politiques sociales, Territoires et Stratégies de direction. Il est membre du Centre Interuniversitaire experice (Paris 13/Nord-Paris 8). Avec Carole Amistani, il a dirigé l’ouvrage collectif Accompagner la personne gravement handicapée. L’invention des compétences collectives. Toulouse : Erès (2008).
  • [2]
    Nous envisageons de reprendre la tension assistant sexuel / travailleur du sexe dans un autre texte analysant les politiques sécuritaires, et notamment la loi de 2003 dite de « sécurité intérieure », avec son volet sur le « racolage passif ».

1Lors de la diffusion, en février 2009, du film L’amour sans limites de Samantha Campredon et François Chayé, j’ai eu subitement l’impression de me retrouver quelque trente ans plus tôt face aux émotions éprouvées lors d’une présentation de L’amour handicapé de Marlies Graf Dätwyler, tourné en 1979. Que de similitudes entre ces deux créations ! Mais aussi le sentiment que les questions sur les besoins sensuels ou sexuels des personnes en situation de handicap avaient « avancé », tout comme le fait d’en parler à partir d’institutions d’accueil françaises. Et surtout L’amour sans limites me rendait manifeste combien le travail de l’assistant sexuel, clairement explicité, était au cœur de la question de l’accompagnement, dans une tension entre respect et sollicitude (Schaller, 2008).

2Ces questions rejoignaient celles posées par Christine Delory-Momberger (2008) et suggéraient de possibles rapprochements entre assistant sexuel et travailleur du sexe, en mettant l’accent sur les compétences et les valeurs requises pour l’exercice de ces métiers. Une rencontre avec Claudette Plumey, travailleuse du sexe genevoise, membre de l’association Aspasie et présidente de procore, a permis de conforter cette impression ; opportunité qui eu lieu lors de la projection du film Claudette de Sylvie Cachin (2008), documentaire présentant Claudette, la soixantaine passionnée, en prostituée fière de son métier. Hermaphrodite, marié(e), elle a une vie de famille heureuse et assume avec panache son ambivalence. Elle s’engage aujourd’hui pour les droits des prostitué(e)s, en grande militante, porteuse du flambeau de Grisélidis Réal (2006).

3Nous retrouverons Claudette, dans Les travailleu(r)ses du sexe de Jean-Michel Carré (2009). Après une série de six documentaires réalisés dans les années 1990, le réalisateur revient sur cette question dans ce dernier film, dont le titre se prolonge significativement en « et fières de l’être ». Lors du lancement en salle de ce documentaire, Carré souligne que son travail vise à dénoncer le contexte de grande permissivité sexuelle ouvert par l’idéologie d’un consommateur libre dans un marché libre. Mais les personnes prostituées, quant à elles, subissent toujours le même rejet, la même stigmatisation. La réalisation fait entendre les témoignages de prostitués des deux sexes qui revendiquent leur liberté et un statut spécifiant leurs devoirs et leurs droits. Interviewées en France, en Belgique ou en Suisse, les personnes qui s’expriment ici défendent farouchement leur métier. Certaines situations évoquées sont éloquentes, comme celles de personnes handicapées, qui ne connaissent de relation sexuelle que par le biais de la prostitution. Carré pense que la sexualité des personnes handicapées est l’un des éléments essentiels du débat. « On considère pour l’instant en France l’assistance sexuelle aux handicapés comme une entrée déguisée de la prostitution. Pourtant ces femmes et ces hommes vivent non la frustration mais une véritable privation quand sont impossibles la masturbation, parfois la parole, les déplacements. Des prostitué(e)s ont réfléchi à une autre approche de la libido, à d’autres relations. » (L’Humanité, 3 février 2010). Carré vient d’ailleurs de réaliser un documentaire Sexe, amour et handicap, présenté sur la Télévision suisse romande (tsr, 3 juin 2010), où il filme ce monde ultra tabou de la sexualité des handicapés, en Suisse romande et en France notamment. Le film rappelle que depuis août 2009, en Suisse comme en Hollande, des femmes et des hommes sont formés comme assistants sexuels pour handicapés. Prostitué(e) s ou thérapeutes ? Cette question traverse toute l’histoire de l’assistance sexuelle et trouve à s’exprimer en particulier à travers l’affirmation de ses détracteurs : « C’est de la prostitution déguisée ! » Ce débat ne sera pas au centre de cet article dont le propos est de dresser un tableau de situations traversées par des personnes en situation de handicap quant à leur privation de sensualité [2].

4Images et témoignages doivent nous permettent d’imaginer une approche au titre d’un cheminement commun entre l’assistant sexuel et le travailleur du sexe. Etre à la recherche du commun afin de ne pas enfermer les débats sur la sexualité des personnes en situation de handicap dans un « traitement à part » lié à « leur différence », et encore trop souvent marqué par les représentations qu’analysait L’Ange et la Bête (Giami, Humbert & Laval, 1983), clivées entre normalité et anormalité, conformité et monstruosité. Si chacun de nous est un être singulier, ne sommes-nous pas tous confrontés à notre inexorable solitude face à la rencontre de l’autre ? C’est cette perspective qui nous retiendra dans les pages qui suivent.

Premières interrogations

5Partons de la réalisation historique de L’amour handicapé. Le film s’appuie principalement sur le quotidien de quatre personnes en situation de handicap pour montrer comment elles éprouvent, de façon extrême, les difficultés ordinaires de la vie avec les autres. La réalisatrice, Marlies Graf Dätwyler, donne à voir et à entendre une suite de portraits-interviews de personnes porteuses de lourdes déficiences, qui tentent d’établir des relations authentiques, avec d’autres personnes handicapées mais aussi avec une société trop souvent indifférente. Les témoignages de ces personnes suggèrent qu’il importe d’abord d’accepter les handicapés tels qu’ils sont pour que ceux-ci puissent ensuite s’accepter eux-mêmes moins difficilement. Notre regard détermine en partie leur propre recherche d’équilibre intérieur, dans une tension entre identification et relation qui « contribuent à donner à chacun de nous le sentiment d’avoir en commun avec d’autres individus une même culture et une même cosmologie » (Descola, 2005, p. 153).

6Qu’y a-t-il d’aimable ou d’attirant en moi ? Si l’on veut rencontrer quelqu’un, il est essentiel de disposer d’estime de soi, d’avoir une image positive de son corps. Mais rencontrer quelqu’un, c’est avoir face à soi un être entier avec toute son histoire. Et notre propre histoire doit se risquer à rencontrer celle qui est en face. Si j’écoute cette histoire, si j’entre en sympathie avec elle, je peux faire alors que l’autre se passionne pour moi, pour que nous construisions ensemble une aventure de vie…

7Les propos tenus dans L’amour handicapé, comme ceux de Thérèse, une jeune femme-tronc au si séduisant visage, sont troublants de vérité et leur force nous renvoie à nos propres désirs. La façon dont ces personnes envisagent la conduite de leur vie, en cherchant à établir à travers la sensualité / sexualité une relation entre deux êtres, montre avec une sobre éloquence qu’il est d’autres « handicaps » que les seules déficiences physiologiques. Ce qui m’avait bouleversé dans ce film il y a trente ans, ce n’était pas tant le problème de l’assistance sexuelle – d’ailleurs, à mes yeux, peu traité en tant que tel – que celui de l’accompagnement des personnes dans leur quête de la rencontre de l’autre et de la nécessité de construire un soutien identificatoire en termes d’accompagnement sexuel.

8L’amour sans limites ravive cette question de l’accompagnement sexuel. Le film s’ouvre sur des propos tenus par Marcel Nuss, écrivain (2007, 2008a, b, c) :

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« Le sexe dans nos sociétés, il est plus facile d’en blaguer et de le tourner en dérision plutôt que de le regarder en face, d’en parler. Il suffit de regarder, je pense que très peu de Français aujourd’hui à mon avis ont une sexualité équilibrée. »
(Capredon & Chayé, 2009)

10Marcel Nuss est une des grandes figures emblématiques de la lutte pour les droits des personnes en situation de handicap et notamment le droit à une sexualité épanouie. Atteint d’une maladie évolutive, il est totalement immobilisé et souffre d’insuffisance respiratoire. Père de deux enfants, il a été marié, puis divorcé. Il vit avec Marie, sa compagne actuelle, dans la banlieue de Strasbourg. Marie, dans des propos qui font suite à ceux de Marcel, nous place au cœur de la relation à autrui :

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« On me disait : “Mais il est laid !”. Alors j’ai quand même envie de dire que ce qui nous attire chez quelqu’un c’est quand même sa beauté. Je me disais : mais en fait je l’ai trouvé beau. On n’a pas de désir pour quelqu’un qui n’est pas beau, qui serait laid. J’ai été fascinée par sa vitalité, son envie de bouger et d’avancer. Et puis son regard qui est tellement fort comme ça… son enthousiasme, sa joie de vivre… voilà, sa beauté d’être. »
(Capredon & Chayé, 2009)

12La sexualité est ici pulsion et désir, mais elle est aussi le rapport à un autre que soi, la visée d’un autre appréhendé par « sa beauté d’être » ! Nous devinons dans cette interrogation pressante, l’ardent désir d’être reconnu par l’autre, d’être élu, de devenir pour l’autre une valeur, ‒ ce qui ne saurait mieux affirmer la valeur de l’autre. Mais, pour bon nombre, ce chemin de leur désir est entravé de frustrations personnelles et institutionnelles : Comment séduire ? Comment avoir des rapports sexuels ? Comment dépasser les limites de son corps ?

Premiers témoignages

13Illustrons ces interrogations par une série de témoignages émouvants de personnes qui disent avec force leur besoin vital de vivre une relation sensuelle, leur demande de partager un engagement intime.

14Julie et Farid, handicapés en très grande dépendance, s’aiment depuis longtemps. Pendant six ans, ce jeune couple en fauteuil a été séparé, aucun établissement ne voulant les accueillir ensemble. Depuis deux ans, ils vivent dans le même établissement. Ils occupent deux chambres en vis-à-vis et doivent se conduire chastement.

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Farid : « On est à peu près comme un couple normal, on va dire… là on voudrait aller un peu plus loin… On commence à vouloir avoir une sexualité, en fait, entre nous. »
Julie : « Même si ce n’est pas indispensable, on aimerait quand même savoir qu’est-ce que ça fait. » Le Directeur de l’établissement : « On a des gens qui ont besoin d’être assistés dans leurs relations corporelles. Et là à l’heure d’aujourd’hui, en France, c’est un vrai désert. Et j’espère qu’on va pouvoir avec d’autres structures, d’autres associations, militer pour que l’on puisse former des accompagnateurs sexuels […], en tout cas des gens qui sont formés et au handicap et à la relation intime, pour qu’on puisse les faire intervenir dans nos locaux auprès de ce type de population. »
Farid : « Avant de mourir, il faudra peut-être que… un jour j’aie une relation sexuelle, au moins, au moins une fois ! »
(Capredon & Chayé, 2009)

16De fait, ces deux personnes ne peuvent avoir de rapports sexuels sans l’aide d’un accompagnant. Et, pour l’instant, personne ne veut s’y entremettre. « Ce n’est pas notre rôle », répondent en cœur les professionnels de cet établissement. Il n’existe aujourd’hui en France guère d’action en faveur d’un plein accomplissement de la sexualité chez les personnes dépendantes. Comme le souligne Marcel Nuss :

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« Dans l’esprit du lambda, on voit juste deux handicapés qui veulent trivialement baiser. Point. Mais est-ce que le lambda se rend compte de l’énergie, de la volonté, de l’abnégation de ces personnes, de la force de leur amour pour accepter qu’un tiers vienne s’interposer entre eux pour qu’ils puissent se rejoindre ? Posons-nous les bonnes questions ! Il y en a qui tomberont de haut ! Et qui, s’ils se posent les bonnes questions, vont changer leur approche et leur regard. Je pense que se poser les bonnes questions, c’est devenir plus humain. »
(Capredon & Chayé, 2009)

18Des professionnels se risquent cependant à cette médiation, comme dans l’histoire de Louis rapportée par le directeur du Foyer où il habite. Louis, la cinquantaine, a passé toute sa vie dans des institutions médico-sociales au long d’une histoire faite de ruptures institutionnelles.

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« … Un jour, il a su me dire : “moi je veux aller voir les femmes”. Une femme pour lui, c’était “une femme qu’on donne des sous”. […] On a débattu en équipe. J’ai souhaité prendre cette responsabilité, compte tenu des aspects un peu légaux, voire éthiques ou moraux pour certaines personnes [du service] de l’accompagnement. On a vécu une journée à chercher cette fameuse “femme bordel” … Alors on est passé […] par des tas de péripéties… Mais surtout à nouveau par du rejet. […] C’est-à-dire que Louis se faisait renvoyer systématiquement du fait de son apparence, du fait de sa différence… jusqu’à un moment où on a trouvé, en fin de journée, une de ces “femmes bordel” qui s’est adressée à lui complètement autrement. D’abord, elle s’est adressée à lui et non pas à moi. Et elle s’est adressée à lui comme à un homme en lui demandant comment il s’appelle. C’est la seule femme qui lui a demandé comment il s’appelle… Et là je pense que tout de suite, ça m’est paru évident que cela allait se passer autrement. Louis a su dire comment il s’appelait. Ensuite, il a fallu discuter un petit peu de la transaction, combien cela allait coûter. Il n’avait pas beaucoup d’argent. Moi, j’avais pour mission de lui dire combien il avait d’argent. Et il a dit : “eh bien, de toute façon, ça sera mon prix”.
Et puis, j’ai vécu un moment professionnel, mais plus que professionnel, surtout un moment humain très particulier à ce moment-là. C’est-à-dire qu’à un moment donné, il a fallu dire : eh bien oui, ça y est, on y est, la “femme bordel”, il l’a trouvée. Et j’ai dû le laisser partir en tenant la main de cette femme, ce qui était assez étonnant. […] Je me suis retrouvé dans un petit bistrot, juste à côté, à attendre. Je peux vous dire que j’ai vécu une émotion très, très forte. À la fois, toutes les peurs me sont passées par la tête : et si cette femme se moquait de lui, et si je le revoyais plus, etc., etc., un peu comme un père qui vient de déposer, pour la première fois, son enfant à la maternelle. Je les ai vus revenir une quarantaine de minutes après, main dans la main toujours. Lui avec le sourire et un petit peu les joues rouges. Et elle qui me dit : “Ça c’est très bien passé”… comme une maîtresse peut vous dire : “Ça c’est très bien passé”. Je crois que ce jour-là, Louis m’a appris énormément de choses. Il m’a appris qu’il fallait aller au bout des choses. Quand on veut effectivement aider les personnes, accompagner les personnes, je crois qu’il faut aller au bout. Et aussi, il m’a appris que les choses sont toujours possibles […].
Depuis, eh bien l’histoire continue… J’amène régulièrement Louis – à peu près une à deux fois par trimestre – sur Paris. Et il rencontre cette dame qui n’est plus une “femme bordel” mais qui est devenue “sa femme”. “T’as vu, maintenant, je suis un grand”. […] Effectivement Louis a grandi énormément. Il a grandi pour lui, mais il a aussi grandi à nos yeux, c’est-à-dire que, maintenant, c’est une évidence, Louis est un adulte. »
(Hauter & Teste, 2008a)

20Ce que révèle notamment ce récit, c’est une inversion des points de vue, c’est la nécessité de se confronter à une épreuve à penser autour de ce qui nous est commun plutôt que de vouloir expliquer ce qui nous sépare. C’est une belle manière de poser ainsi le travail d’accompagnement dans sa dimension du « prendre soin » de la personne. Le différent, il faut le laisser à la personne. Chacun d’entre nous doit pouvoir se sentir un être à part entière, un être singulier. Et il n’y a personne d’autre que nous-même qui puisse construire cette singularité. Cependant, pour construire ce singulier, nous avons besoin des autres pour retrouver ce qui nous est commun. Qu’est-ce qui est commun avec toi ? Qu’est-ce qui fait que je peux ou veux vivre avec toi et avec les autres ?

21Ce commun, Dany va le rechercher en ayant recours à la prostitution pour découvrir des plaisirs, renouer avec son corps et le corps de l’autre :

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« J’ai vingt-huit ans et j’ai eu une seule relation sexuelle avec une escort girl. Ça été un moment de tendresse. […] J’ai eu le cœur qui battait à fond, à fond les manettes parce que… c’était la première fois. Et la première fois, c’est important ! Et avec elle ç’a été bien, ç’a été… on est restés l’un contre l’autre. On s’est sentis bien… C’était bien de sentir la personne respirer contre soi… Même sentir la chaleur ! C’est exceptionnel ça… de sentir la chaleur humaine ! »
(Capredon & Chayé, 2009)

23Avec quel enthousiasme Dany nous rappelle cette expérience commune vitale : sentir la chaleur humaine, la chaleur de l’autre ! Et ressentir les flux d’émotions qui y sont liés. « Le contact avec un corps ému touche le vôtre, une main qui vous touche sans plaisir ne provoque pas la même sensation que celle d’une main qui éprouve le plaisir de vous toucher. » (Aulagnier, 1986, p. 127) Le corps de l’un répond au corps de l’autre. Nous sommes là dans l’éprouvé de la relation, de ce qui se donne à voir au regard de l’autre, à sentir au corps de l’autre.

24Marcel Nuss souligne l’importance de cette rencontre des corps :

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« Toucher, c’est donner à l’autre la possibilité de réintégrer son corps. C’est un accès à soi-même. Et c’est valable pour tout type de handicap. Qu’on soit handicapé mental, qu’on soit autiste, qu’on soit handicapé physique… le toucher c’est l’essence même de l’humanité à mon avis. C’est par le toucher que l’on prend physiquement sens. Sans toucher on n’a pas de sens ! »
(Hauter & Teste, 2008a)

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« Il s’agit d’aider les personnes à se réapproprier leur corps, à le réintégrer, c’est-à-dire à échapper au plus vite aux souffrances […] que la plupart des personnes qui sont totalement dépendantes connaissent, c’est-à-dire échapper à la désincarnation. Il faut que l’on réincarne tous ces gens pour leur donner une vitalité et un sens qu’ils n’ont plus, qu’ils n’ont jamais eus… »
(Capredon & Chayé, 2009)

27Mais pour cela, comment avoir son lieu à soi en dehors du lieu des autres ? Comment donner à ces personnes, qui sont dépendantes d’autrui à chaque instant de leur vie, un « intérieur » qui accueille leur intimité et leur sexualité ? La réponse de Marcel Nuss est brutale : « Il n’y en a pas. On ne peut pas avoir d’intimité quand on dépend de quelqu’un jour et nuit. Le seul endroit vraiment intime d’une personne qui dépend d’autrui, c’est ses pensées. Après, pour ce qui est du physique, en fait la façon dont on vivra le manque d’intimité physique dépendra du comportement des personnes qui vous accompagnent au quotidien, de leurs manières de vous laver, de vous habiller, de vous respecter, de vous nourrir, d’être avec vous. » (Hauter & Teste, 2008a)

28C’est bien encore une fois la nécessité de devoir entendre la demande singulière de la personne en situation de handicap dans un monde en commun. D’autant plus dans une démarche d’accompagnement sexuel.

L’assistance sexuelle

29C’est autour de ce point que se constitue la question de l’assistance sexuelle – terme consacré – même si, comme Marcel Nuss, je lui préfère l’appellation accompagnement sexuel.

30Catherine Agthe Diserens (2006, 2008), sexo-pédagogue et présidente de l’association Sexualité et handicaps pluriels, qui promeut le droit des personnes handicapées à une vie sexuelle et affective, est à l’origine de la première formation d’assistant(e) sexuel(le) en Suisse romande en 2008. Pour elle,

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« L’originalité du concept d’assistance sexuelle […] tient à la nécessité d’adapter les réponses apportées aux besoins sensuels et sexuels des personnes en situation de handicap en prenant en compte leurs multiples spécificités. Davantage qu’un catalogue de prestations définies, il permet de concevoir un accompagnement en phase avec les émotions et les attentes sensorielles et érotiques des bénéficiaires. Le cadre éthique qui le sous-tend prend appui sur l’exigence d’un respect réciproque (bénéficiaires/prestataires), la prise de conscience du rôle subtil des tiers dans la mise en place de ces prestations, et le respect absolu de l’intimité du moment partagé.
Les objectifs de l’assistance sexuelle, fondés sur des valeurs humanistes, s’inscrivent dans une perspective d’autonomisation des personnes. Ces soins érotiques se réfèrent aux normes de qualité de vie et d’intégration de la personne en situation de handicap.
Acquérir et entraîner ces compétences rend indispensable une formation spécifique afin de comprendre en profondeur ces situations humaines et de mettre du sens sur les gestes d’accompagnement érotique. ».
(2008, p. 46)

32De manière concrète, chaque séance dure en moyenne quatre-vingt-dix minutes et peut avoir lieu au domicile de la personne ou au sein de l’établissement qui l’accueille. Du fait de sa longueur, elle ne doit pas être confondue avec une passe. Les personnes qui ont fait le choix d’être des assistants sexuels doivent faire preuve d’une réelle sensibilité. Ce sont parfois des prostitué(e)s spécialement formé(e)s à cet accompagnement ou bien des volontaires, professionnels issus du secteur médical ou paramédical (kinésithérapeutes, psychologues, infirmiers…). Chaque séance est bien évidement particulière mais elle repose pour l’essentiel sur la mise en place d’une atmosphère d’écoute et d’un climat affectif et sensible qui permet à la personne de se détendre, de retrouver le bien-être, de se réapproprier son corps, et peut se terminer éventuellement par une masturbation ou un acte total. Marcel Nuss souligne que :

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« …l’accompagnement sexuel n’est pas un privilège, c’est une compensation [au sens de la loi de 2005] qui consiste à proposer à une personne qui le demande un soulagement. Et je dis bien un soulagement et pas un soin. Un soulagement qu’il va falloir qu’elle assume au niveau du choix mais aussi des finances. »
(Hauter & Teste, 2008b)

34Ce qui implique un coût de l’ordre de cent à cent vingt euros. Les assistant(e)s assurent entre trois et quatre séances par mois, ce qui signifie qu’il ne peut s’agir là que d’un métier complémentaire.

35Que nous disent les assistant(e)s sexuel(le)s ?

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Erich : « Moi, je pourrais définir ce que je fais comme accompagner quelqu’un et l’aider à aller là où il ne peut aller tout seul. ça c’est mon interprétation de l’assistance sexuelle. »
« Le sens du toucher, c’est le plus important. C’est le point principal. Souvent les gens ont un grand déficit de ce contact, de ce contact sensuel. À mon avis, il n’est pas essentiel d’avoir un coït à la fin. Même si l’acte est quelque chose de magnifique, ce n’est pas le plus important dans notre travail… Ce qui compte, c’est plutôt la caresse, la tendresse, se tenir l’un contre l’autre »
(Capredon & Chayé, 2009)

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Eva : « J’ai rencontré beaucoup de gens qui ont eu une expérience de masturbation mais qui n’ont jamais été avec une femme. Or, ils recherchent cette expérience. Souvent ils ne savent pas ce que cela fait de toucher le corps d’une femme… et comment elle réagit… Ils veulent savoir à quoi ressemble un vagin, qu’est-ce que cela fait de le toucher… et savoir quel goût cela a. […]. Je ne donne pas seulement mon corps. Je donne beaucoup plus. Je donne mon cœur, je donne mon âme, et j’aperçois le cœur et l’âme de la personne en face. Ce n’est pas seulement une technique. Je prends la personne dans toute son intégrité. Cela peut aussi arriver dans la prostitution mais j’ose dire que c’est très rare. »
(Ibidem)

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Lorenzo : « Je suis simplement convaincu que quiconque désire découvrir ou expérimenter sa sexualité a le droit d’être aidé si, pour une raison ou une autre, cela ne lui est pas ou plus possible. L’assistance sexuelle est une possibilité concrète pour prendre (ou reprendre) contact avec sasexualité. Elle offre des caresses, des attentions, du bien-être, du respect, de la joie, ce qui implique une complicité affective, mais non amoureuse. »
(Fumagali, 2008, p. 23)

39Mais une telle démarche peut aussi produire des réactions de rejet réactivant les tabous sexuels et tout ce qui relève de la peur du monstre derrière la personne handicapée. Marcel Nuss en témoigne :

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« Parce que tout ce qui tourne autour de la sexualité fait peur, entre autres à cause du problème de la reproduction. Un monstre peut en reproduire un autre pour parler très crûment. Et puis on est dans une culture où tout ce qui touche à la sexualité, en plus, est très tabou et entouré de non dits, d’a priori, d’interdits. Donc greffer ce contexte culturel sur la situation particulière et l’imagerie induite par les personnes dites handicapées a un effet répulsif. La monstruosité sexuée forcément ne peut que se reproduire et pas reproduire de l’humanité. C’est le cercle infernal. (…) il est urgent de briser le cercle infernal pour construire une voie plus ouverte, plus humaine. »
(Hauter & Teste, 2008b)

41L’homme serait-il issu de l’animalité ? C’est une des hypothèses de Pierre Ancet (2006), mobilisant la notion de « corps propre » de Merleau-Ponty (2006). Le corps est envisagé non point comme une réalité purement biologique et matérielle mais comme le centre existentiel et une manière d’être-au-monde. Et pour le corps difforme des « monstres », c’est une figure de l’inappropriable : un corps humain qui fait obstacle à la reconnaissance. Le déficient, dans ce cas, devient bestial, il signe un aveu d’origine. Appréhendé comme un malade des origines, un malade du temps, un malade de l’inachèvement, le corps de l’infirme offre la scène d’une absence. Véritable illustration, il est du domaine du reflet. On voit simplement et naturellement en lui une trace de l’in-humain. Et ainsi, devenu illustration négative de l’humain, l’infirme ne peut apparaître que déficitaire, déficitaire de forme, de mémoire, d’achèvement. Il est un visage de rien.

42Simone Korff-Sausse (1996) illustre les voies d’un autre cheminement et d’une inversion des figures dans laquelle c’est la personne handicapée qui suscite une attirance. Mais comment envisager, comment accepter que nous puissions, nous personne valide, avoir une attirance affective, une attirance sexuelle pour une personne handicapée ? Ceci réactive une hiérarchisation des êtres humains : certains sont moins valables que d’autres du fait de leur handicap. Et que pourrait être le produit d’une relation sexuelle et d’une éventuelle procréation avec cette personne handicapée ?

43Claire Agthe Diserens, dans L’Amour sans limites, nous rappelle que nous atteignons là au cœur irréductible des tabous sexuels. On touche à l’intime de l’intime. On touche au tabou du plaisir, de la jouissance. Et pour cela, il y aura toujours des personnes pour dénoncer l’assistance sexuelle.

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« Il y aura toujours des parents qui diront non. Il y aura toujours des professionnels qui s’opposeront, des tuteurs qui ne donneront pas l’argent qu’il faut pour payer ces rencontres. Donc, je pense que l’assistance sexuelle, mais comme la prostitution, resteront toujours dans nos sociétés des sujets tabous. Peut-être que c’est juste d’ailleurs. Je ne pense pas que dans la sexualité tout doit être « détabouisé ». Je sais que ce n’est pas un terme français, mais on comprend bien ce que cela veut dire. Probablement que cela touche à des choses tellement, tellement intimes que c’est difficile de les mettre à la lumière et sur la place publique »
(Capredon & Chayé, 2009)

L’assistance sexuelle : prestation supplémentaire ou indice d’une humanité de la rencontre ?

45Entendre les personnes en situation de handicap dans leurs demandes sensuelles et sexuelles nous impose de replacer cette question dans le mouvement de libération sexuelle des années 1970. Cette aspiration profonde a favorisé une plus grande visibilité des pulsions et des désirs du corps, et s’est aussi traduite par une production massive de biens et de services. C’est ce que souligne Jean-Michel Carré dans Les travailleu(r)ses du sexe, qui s’ouvre sur un étalage du marché du sexe : salons de l’érotisme, sex-shops, sex-toys sur catalogues familiaux, éditions de films et de publications pornographiques… Rien ne doit brider les ardeurs du consommateur libre dans un marché libre.

46Comme le soulignait déjà Dominique Wolton (1974), la libération proposée est bien pauvre, avec cette sexualité réduite aux seuls jeux des corps et dans le strict maintien des schémas affectifs et relationnels les plus conservateurs. Quant aux mécanismes d’inégalités sociales et sexuelles, ils restent intacts. Le sexe se vend et se joue, mais la division et l’organisation du travail, comme les conditions de santé et de culture, maintiennent intactes les exclusions et les hiérarchies.

47Il nous faut donc affronter tout autant une orthopédisation de la demande qui reviendrait à médicaliser la sexualité, à vouloir traiter le désir sur ordonnance. Il ne peut y avoir d’approche scientifique de la sexualité en dehors du domaine physiologique ‒ et encore, si l’on se rapporte au traitement, par certains médecins, de l’intersexualité. Le reste appartient à l’histoire de chacun. Et si cette biographie est partageable, elle l’est sous d’autres formes que celle du discours médical et scientifique. En la matière, chacun se débrouille comme il peut dans le dédale de son histoire, de sa sensibilité, de ses émotions. C’est là qu’à tout moment peut ressurgir la béance de l’inconscient, c’est-à-dire l’infini désir de savoir, de savoir enfin. Cette quête éperdue du sens, la recherche d’une parole ultime pour repousser l’insupportable silence, de soi, de l’autre, le désir d’ordonner un univers hétérogène, de trouver un ordre quand tout fout le camp, même si l’issue est de tout nommer pour tout normer. Ce serait la limite de l’assistance sexuelle, si elle s’engageait à vouloir rendre clairs et explicables les rapports humains. Il ne s’agit pas de produire une nouvelle prestation normative mais bien d’affronter une épreuve de notre humanité.

48Ne cherchons pas à pénétrer des mystères insondables au nom d’on ne sait quelle transparence. Mais combien la présence de toutes ces femmes et hommes sur grand écran nous interpelle sur le monde dans lequel nous vivons, sur notre sexualité, sur notre indice d’humanité !

49Banalité de dire que la sexualité est pulsion et désir, qu’elle est aussi rapport à un autre que soi, la visée d’un autre. Reste que le sexe, autant qu’appétit de jouissance de l’autre, est tout autant jouissance d’être soi-même objet d’appétit : l’autre de quelqu’un. Désir et désir d’être désiré. Le sexuel est quête et visée d’un autre, et c’est à travers cette relation bipolaire du moi à l’autre qu’il faut l’appréhender. La sexualité est inséparable d’un certain type de relation à autrui ou, plus simplement encore, d’une rencontre à autrui. Elle engage une expérience et une reconnaissance de l’autre, le risque assumé mais jamais prévisible d’une possible aventure. La rencontre relève d’un « incalculable », c’est l’acceptation que quelqu’un entre dans votre vie, et quelqu’un au complet, que « ça vous arrive ! » On rencontre avec ce que l’on est, en cherchant l’extraordinaire dans l’ordinaire de la vie quotidienne, au plus loin de la « passion de l’ignorance » (Lacan, 1996) et du mode de repli défensif selon lequel elle opère. Tel est le défi de l’assistance sexuelle : affirmer et faire en sorte que la relation de sexe participe de l’approche indéfinie, de l’approche sans fin des personnes, parce qu’elle instaure entre elles un geste créateur, l’indice d’une humanité de la rencontre.

Références bibliographiques

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Mots-clés éditeurs : assistant(e) sexuel(le), accompagnement, personnes en situation de handicap, travailleu(r)se du sexe, rencontre, recherche du commun

Date de mise en ligne : 07/05/2015

https://doi.org/10.3917/lsdlc.001.0130

Notes

  • [1]
    Jean-Jacques Schaller est maître de conférences, hdr en sciences de l’éducation à l’Université Paris 13/Nord, où il dirige le master 2 Politiques sociales, Territoires et Stratégies de direction. Il est membre du Centre Interuniversitaire experice (Paris 13/Nord-Paris 8). Avec Carole Amistani, il a dirigé l’ouvrage collectif Accompagner la personne gravement handicapée. L’invention des compétences collectives. Toulouse : Erès (2008).
  • [2]
    Nous envisageons de reprendre la tension assistant sexuel / travailleur du sexe dans un autre texte analysant les politiques sécuritaires, et notamment la loi de 2003 dite de « sécurité intérieure », avec son volet sur le « racolage passif ».

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