1Le phénomène est viral, comme on dit, il envahit la toile et les réseaux sociaux. Il est le fait de personnalités politiques en vue, de gouvernements ou d’États, mais aussi de lobbies économiques ou institutionnels, bref de ceux qui sur le Net ou dans les médias émettent une information pour en obtenir à dessein un effet de désinformation qui serve leurs intérêts. Je veux parler du phénomène endémique des fake news, autrement dit des fausses nouvelles dont le spectre est si vaste qu’il décourage de donner ne serait-ce qu’un seul exemple. Mais il est cet objet répugnant qui est offert au public pour flatter son refus de savoir en favorisant le mensonge délibéré et la propagation du mensonge à l’échelle d’une administration, d’un pays, voire à l’échelle internationale.
2Pourquoi objet répugnant ? Parce qu’il sort du trou béant du discours courant comme le déchet d’une défécation verbale qui vient de façon délibérée masquer la vérité.
3La difficulté, c’est que depuis Freud et Lacan, le mensonge délibéré a partie liée avec la vérité. L’enfant qui ment dit quelque chose de ce qu’il dissimule et à ce titre le mensonge est à la vérité son symptôme. Est-ce un hasard si Lacan reprenant le lien structural chez Marx de l’idéologie avec l’économie réelle y énonce cette idée que Marx avait le premier inventé la notion de symptôme pour indiquer que la proclamation des libertés était le symptôme d’une structure où régnait en réalité la production de la plus-value comme symptôme d’un rapport de production fondé sur l’exploitation de l’homme par l’homme ? C’est là la clé du libéralisme économique qui aujourd’hui a triomphé dans les consciences et dans les inconscients. Il y a donc pour Marx la vérité et ce qui vient la masquer comme superstructure et symptôme pour en faire oublier la dimension de souffrance et de discours imposé.
4Mais là les choses deviennent plus complexes, lorsque le mensonge se présente comme une vérité qui ne saurait être contestée au nom de l’esprit critique et qu’il sert de faire--valoir à celui qui le profère. Doublage de la vérité par le mensonge, particulièrement en matière politique. Tel a été le mensonge proféré par George W. Bush à propos de la présence des armes de destruction massive en Irak pour déclencher une guerre dont les conséquences furent ravageuses pour la région et pour le monde entier, puisqu’elle a transformé cette région de la planète en foyer du terrorisme islamiste mondial. Telle est aussi, plus près de nous, l’affirmation identitaire d’une origine noire du pharaon Toutânkhamon qui, de la part de ses partisans, vise à faire interdire l’exposition sise à la Villette au nom de revendications « antiracistes » : celles-ci visent à déposséder l’archéologie de ses outils scientifiques en l’assimilant à un complot blanc contre l’histoire des Noirs. Il est inutile de multiplier les exemples qui pullulent de la diffusion des fake news sur la Toile. Je vous renvoie à un très bel article de Wikipédia sur ce sujet où l’essentiel est dit, sauf à propos du mécanisme psychique qui permet aux fakes news de se frayer un chemin vers la conviction de ceux qui la partagent, et aussi à propos des raisons de la pullulation endémique d’un rapport pervers au discours. Or un détour vers la façon dont Lacan rend compte du discours capitaliste dans sa conférence de Milan nous évite bien des méandres inutiles sur les ravages des fakes news dans le discours courant.
5Vous le voyez ici écrit d’une façon qui permet de rendre compte avec exactitude de ce qui se passe quand un sujet entretient avec le langage une relation pulsionnelle où littéralement rien n’est impossible. C’est le propre du discours capitaliste dans la dernière version de Lacan.
6Rappelons que dans le discours capitaliste, en place de vérité il y a le signifiant maître S1 directement inspiré pour ce qu’il en est de son fonctionnement par le sujet, représenté dans le discours à sa place d’agent en haut à gauche et barré. Le sujet commence par assujettir le signifiant du commandement, et c’est la flèche qui va du sujet au signifiant du commandement qui traduit cet assujettissement de tout ce qui commande à la volonté du sujet, en tant que sujet pulsionnel. Bref, le commandement est au service de la pulsion et il est la vérité du sujet qui lui ordonne d’obéir pour qu’un savoir directement issu du circuit pulsionnel émerge à son service.
7Cela est représenté dans ce discours par la flèche oblique qui va du commandement S1 au Savoir en position Autre mais entièrement au service de la pulsionnalité. Pour le dire autrement, chacun peut voir midi à sa porte et se faire le porte-voix de n’importe quelle ineptie, pourvu que cette ineptie accède au statut de savoir, qu’il soit fantaisiste ou scientifique, l’essentiel étant que ce savoir soit produit par la pulsion. À ce titre, il a de fortes chances d’être tout simplement mensonger, car la pulsion, si elle est toujours vraie, en tant que phénomène psychique, véhicule sans vergogne le mensonge sur l’objet qui la cause.
8Et cet objet est bien représenté dans le discours par cet objet a vers lequel le savoir fait retour comme le montre la flèche verticale qui part du savoir pour aller vers l’objet : le savoir produit un objet, une sorte de déchet issu de ce qui le commande, à savoir le sujet qui inspire le commandement dans le discours, et – ô miracle ! – cet objet satisfait la pulsion et est restitué au sujet d’une façon complète ; c’est la flèche diagonale orientée vers le sujet, qui part de l’objet et révèle l’objet entièrement déterminé par un objet du fantasme qui en dernier lieu commande le processus, alors que rien n’est plus impossible dans ce discours qui dessine le parcours de l’infini.
9Rien n’est plus impossible pour un savoir qui se transforme en objet au service de la pulsionnalité du sujet : ce que démontre la flèche qui part de l’objet pour aller vers le sujet. Que ce fantasme d’objet soit vrai ou faux, peu importe.
10Le savoir qui produit l’objet, comme dans le discours du maître en étant assujetti au savoir du Sujet, le produit indifféremment comme objet de consommation, ou tout simplement comme savoir consommable et servi à point pour n’importe quel sujet. Mais la vérité du réel se trouve ici contournée par la fantasmagorie produite par le savoir au service de l’objet et du sujet. Tant et si bien que parmi les objets produits il y a des savoirs erronés sur le réel, l’enjeu n’est plus qu’il soit vrai et corresponde au réel, mais qu’il soit produit au service d’un sujet qui a enfin accès à un objet à sa botte, si l’on admet cette expression.
11Par comparaison, ce ne peut être le cas avec le discours du maître : dans ce discours, le maître ignore tout de son fantasme et c’est l’esclave qui y pourvoit. L’impossible passe entre le sujet et l’objet, et jamais il n’est permis au maître de le rejoindre, il se contente de prélever sa dîme auprès du serviteur qui a produit l’objet. Ce n’est pas un sujet qui fomente le fantasme d’un objet qui est restitué in integro.
12Dans le discours l’objet prélevé du savoir est restitué au sujet in integro sans aucune impossibilité et il n’est donc pas étonnant que si l’objet est assujetti au fantasme d’un sujet qui met à son service le savoir, la notion de vérité ou de fausseté de ce savoir soit littéralement obsolète, voire incongrue : le sujet est en droit de croire en n’importe quoi et c’est même son symptôme principal. l’idéologie au sens marxiste prend un tour exponentiel pour capter l’intérêt du sujet qui n’a plus ni le loisir ni l’envie de faire la distinction entre le vrai et le faux, toutes les représentations se valent comme objet du fantasme. C’est ainsi qu’il est possible de mentir délibérément sur le réel en espérant être cru par des sujets qui discréditent par avance le bien-fondé des vérifications factuelles pourvu que leur fantasme soit satisfait. Le journaliste d’investigation n’a plus son mot à dire sur la vérité d’un fait établi. Il est court-circuité par le flux d’informations qu’est littéralement la déjection numérique issue de Twitter et des réseaux sociaux ; et si parfois il tente de rappeler à ses interlocuteurs de plus en plus sceptiques sur l’autorité de sa parole, on lui oppose le nombre de ceux qui adhèrent sans recul critique à la « vérité » du tweet, comme à une représentation indiscutable et fiable, sans en mesurer la dimension de mensonge. Il en est de même dans les institutions où il est désormais possible de faire circuler n’importe quelle fausse nouvelle pour infléchir une politique ou nuire à un adversaire.
13Ainsi aujourd’hui, au mépris des statistiques et des travaux des historiens, circule dans les milieux d’extrême droite la thèse du « grand remplacement » selon laquelle, dans les années à venir, ce sont des envahisseurs de l’Afrique subsaharienne ou issus du monde arabe qui vont remplacer les populations blanches et chrétiennes. L’auteur de cette fake news, Renault Camus, s’est acquis la réputation d’un penseur incontournable avec cette fake news que l’étude statistique des évolutions démographiques vient tout simplement contredire.
14Ce qui signifie qu’avec les politiques, les journalistes et les experts, toute parole issue d’un corpus de travail construit et justifié par la vérification des faits échoue face à l’automatisme de l’information issue des technologies du Net. C’est l’air, dit-on, de la post-vérité qui ne fait plus la distinction entre le vrai et le faux, mais entre ce qui fait plaisir à entendre et satisfait à une certaine jouissance de l’objet et ce qui ne fait pas plaisir à ouïr dans la mesure où la jouissance de l’objet ne serait pas satisfaite. Ainsi les considérations racistes prennent de l’ascendant sur l’étude scientifique. Très récemment n’a-t-on pas vu une minorité s’en prendre à l’exposition Toutânkhamon à Paris, au motif racialiste que l’archéologie officielle ne considérait pas que cette splendeur était uniquement due aux peuples d’Afrique noire ? Si les archéologues sérieux soulignent que la civilisation égyptienne de cette époque est plutôt issue d’un mélange, sans être assignable à une race, cette minorité politiquement correcte fait irruption dans le champ idéologique pour promouvoir une fake news conforme à des intérêts racialistes suprématistes, en miroir de l’idéologie d’extrême droite qui inspire la thèse du grand remplacement au mépris de l’expertise de ceux dont c’est l’objet d’étude habituel.
15Comme toute impossibilité logique est absente du discours capitaliste et que le réel admet n’importe quelle interprétation au mépris de l’expertise scientifique, les nouvelles technologies liées aux réseaux numériques participent à un brouillage de l’information revendiqué comme une victoire de la liberté. C’est plutôt les automatismes algorithmiques qui sont privilégiés comme des diffuseurs d’information sur tel ou tel objet de prédilection. Comme disent les jeunes, on like, ou on ne like pas. L’essentiel est que cela fasse plaisir à un grand nombre d’internautes dans une logique qui n’a comme point de repère au-delà du principe de plaisir que la seule jouissance de l’objet en quoi consiste maintenant toute information.
16Le débat entre Socrate et les sophistes ressurgit dans toute sa vérité. La parole politique a-t-elle pour fonction de persuader l’auditoire en lui disant ce qui lui fait plaisir, ou doit-elle s’efforcer d’être vraie, quoi qu’il en coûte à celui qui l’énonce ? La sophistique est aujourd’hui du côté des automatismes numériques sur le Net, et la croyance y trouve l’appui d’une jouissance décuplée par les réseaux sociaux. C’est ce que Bernard Stiegler appelle l’entropie.
17Mais l’essentiel de ce discours n’est pas seulement l’usage d’un savoir qui ne serait arrimé qu’à l’objet pulsionnel, qu’à l’objet du fantasme au détriment de la vérité ; c’est que nulle part dans ce discours ne se manifeste d’impossibilité. Dans le discours du Maître, l’impossibilité vient du fait que le Maître ne peut jamais rejoindre son fantasme et n’est jamais rejoint par lui. Il ne désire pas particulièrement l’objet que lui tend son serviteur en guise de dîme versée pour le prix de sa jouissance.
18Au contraire, dans le discours capitaliste, l’objet fait retour sous la forme d’un savoir fantasmé vers le sujet. Fantasmé ne veut pas dire vrai ou réel. L’objet s’offre à toutes les conjectures imaginaires du sujet sur le réel, sans exclusive logique, ni vérification qui le validerait. Bref, c’est une autorisation permanente à dire n’importe quoi, alors que ce n’importe quoi prend appui sur la demande pulsionnelle du sujet, et n’a à voir avec l’inconscient que le versant pulsionnel de la demande sans point d’appui réel. Les galéjades de Trump n’ont pas besoin d’être vraies pour être crues par ses supporters, il suffit qu’elles soient virales sur les réseaux sociaux et sur le Net pour que leurs affirmations soient assimilées à des vérités bien plus valables que la vérité des experts. Elles sont percutantes parce qu’elles sont assimilables à un objet de satisfaction dont le réel est constitué non par des faits, mais par une demande qu’elles sont censées satisfaire. L’ère de la post-vérité, c’est l’ère de satisfaction pulsionnelle sans aucun appui pris sur le réel, sur l’impossibilité logique qui régit toutes les autres formes de discours. C’est l’ère du triomphe de l’affirmation gratuite au service d’intérêts politiques, économiques et sociaux partisans. C’est le triomphe de la rhétorique marketing sur la vérification objective. Nous en sommes là.
19La dernière conséquence de ce phénomène viral est son implication dans les scandales sexuels qui désormais inondent littéralement la Toile, les institutions et les entreprises pour venir souligner la violence des pratiques sexuelles des individus de sexe masculin : le harcèlement sexuel est désormais l’accusation suprême capable de détruire la vie professionnelle et sentimentale d’un homme, avant même que son cas n’ait pu être traité par la justice. Il y a là une façon radicale de traiter le non-rapport sexuel entre les hommes et les femmes dont Lacan a beaucoup parlé, en châtrant par la disqualification symbolique que l’accusation entraîne celui qui ose manifester de façon un peu bruyante son désir à l’égard d’une femme, comme le montrait si bien l’extraordinaire actrice française, Catherine Deneuve, dans une tribune courageuse et lucide. Est-ce ainsi que les hommes et les femmes vont pouvoir vivre ensemble au rythme des fausses nouvelles qui ponctuent le déroulement désormais orageux de leur sexualité respective ? En tout cas, il y a fort à penser que c’est la manière qu’a trouvée notre époque de résoudre la question du non-rapport sexuel entre les hommes et les femmes, en mettant l’un des sexes en accusation pour outrage et désir priapique, condamnant du même coup à faire du sexe une activité clandestine et dangereuse. Il est curieux qu’avec le sexe la pratique de la psychanalyse en soit au même point dans les institutions : persécutée et réduite au silence. Après tout la haine de l’inconscient et du sexe et le refus de savoir vont de pair avec la passion pour les fausses nouvelles dans le discours ambiant, triomphe d’une passion de l’ignorance hors sexe. C’est l’effet ultime du discours capitaliste.