Notes
-
[1]
J. Anderson, Baby, Théâtre de l’Atelier, janvier 2018.
-
[2]
S. Freud, « Les théories sexuelles infantiles », dans La vie sexuelle, Paris, Puf, 1977, p. 14-27.
-
[3]
F. Héritier, Masculin-Féminin I. La pensée de la différence, Paris, Odile Jacob, 1996, rééd. 2002, et Masculin-Féminin II. Dissoudre la hiérarchie, Paris, Odile Jacob, 2002.
-
[4]
M. Bydlowski, La dette de vie. Itinéraire psychanalytique de la maternité, Paris, Puf, 2013.
-
[5]
N. Malinconi, Séparation, Paris, Les liens qui libèrent, 2012.
-
[6]
Ibid.
-
[7]
Émission France Culture, La grande table, le 22 juin 2015, « GPA entre régulation et abolition ».
-
[8]
M. Duras, « Le livre dit », dans Œuvres complètes, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », tome 4.
-
[9]
S. Freud, Pourquoi la guerre ?, Paris, Rivages, 2005.
-
[10]
Émission France Culture, Les pieds sur terre, le 7 décembre 2017, « La mère porteuse ».
-
[11]
J. Lacan, Le Séminaire, Livre XX (1972-1973), Encore, Paris, éditions de l’ali.
-
[12]
J. Lacan, Le Séminaire, Livre XXII (1974-1975), R.S.I., Paris, éditions de l’ali.
-
[13]
Émission France Culture, Répliques, le 25 mars 2018. « pma, gpa, les nouveaux enjeux de la bioéthique ».
« Enceinte ?
Couple marié, épanoui, cultivé et très à l’aise financièrement,veut offrir à un enfant blanc en parfaite santé une vie heureuse [1]. »
1 Une adolescente récite parfaitement à sa mère sa leçon de sciences naturelles sur la reproduction humaine. Ce qui la conduit à évoquer sa propre naissance. Après son brillant exposé en interrogeant sa mère sur les douleurs de l’accouchement, elle lui dit : « La sortie de l’enfant doit être bien difficile, car quand je suis constipée, c’est déjà très douloureux. »
2 Très tôt l’enfant se pose des questions concernant la procréation. Il développe ce que Freud appelle les « théories sexuelles infantiles [2] ». Ici c’est le mot « théorie » qui est le plus important. Cette curiosité est constitutive de la psyché. Le savoir dans ce domaine, comme tout savoir que ce soit chez l’enfant ou chez le chercheur, trouve une limite. Et c’est là où se loge le savoir inconscient de la découverte de Freud dont un exemple est : « ces théories » qui demeurent sous-jacentes à toutes les autres théories acquises. Il m’a semblé important de rappeler cela au temps où l’on pense que l’information sur les données scientifiques suffirait à armer les femmes pour qu’elles procèdent à des choix et prennent des décisions dites alors « éclairées » dans le domaine de la procréation, qui connaît des changements inédits.
3 La petite fille, curieuse des secrets de la maternité, observe son corps et celui des autres. L’incapacité de ce corps à cet âge à lui fournir d’emblée les marques de la féminité et notamment de la maternité aiguise cette curiosité.
4 C’est encore la curiosité vis-à-vis cette fois du corps de l’autre qui permet la découverte de la différence sexuelle comme la perception et l’appropriation de l’identité sexuée qui est ainsi couplée à celle de la différence homme /femme.
5 C’est encore le pouvoir du corps féminin à non seulement se reproduire c’est-à-dire engendrer le même mais procréer des garçons et des filles qui a valu l’asservissement de ce corps féminin dans plusieurs civilisations comme aimait à le rappeler F. Héritier [3].
6 Nous assistons aujourd’hui à des transformations notables des modalités de procréation qui retentissent sur les modes de faire famille. Il me semble donc important de rappeler que l’interrogation de tout enfant sur son origine, de tout un chacun sur sa place dans une famille, son identité sexuée comme du rôle de son propre corps dans la procréation sont légitimes. J’ai voulu donc dans ce contexte, par ce travail, traiter du vécu de la grossesse et de l’accouchement en référence au corps féminin gravide.
7 Le corps de la petite fille se constitue et se dénomme corps, à la croisée des sensations et des mots. C’est la parole de sa « mère » qui sert de cadre à sa constitution. Or, certains mots, certains phonèmes, certaines lettres vont être englouties dans le lieu de la découverte freudienne. Ils vont s’ancrer dans ce corps et pouvoir faire retour au mieux sous forme de mots et au pire sous forme de maux. Cela survient notamment au cours des moments-clés de transformations de ce corps dans la vie d’une femme notamment lors de la grossesse et de l’accouchement.
La grossesse
8 La grossesse peut être, du fait de la transparence psychique dont a pu parler Monique Bydlowski, un moment propice à ces irruptions venant de l’« Autre scène [4] ». En effet lors de la gestation et de l’accouchement, une femme réinterroge de façon aigue son identité sexuée, sa place de fille de ses parents comme sa place de femme de son homme.
9 La grossesse comme l’accouchement vont mobiliser le corps féminin d’une façon tout à fait inédite. Le corps qui intéresse la médecine connaît de grands bouleversements durant la grossesse. Il en est de même pour le corps qui intéresse la psychanalyse. Cette dernière distingue avec Lacan un corps réel, un corps imaginaire et un corps symbolique qui ne sont pas juxtaposés mais noués. Le corps réel dont parle la psychanalyse a à faire avec l’impossible, l’impossible à dire. Et c’est bien à ce corps-là que confronte l’enfantement.
10 Si la grossesse confronte au réel, elle s’accompagne aussi d’un foisonnement de l’imaginaire.
11 L’éclosion dans le corps des marques de la féminité ou leurs transformations sont toujours bouleversantes pour le sujet féminin, notamment à l’adolescence et à la ménopause mais la grossesse en représenterait, à mon sens, un paroxysme. Une femme enceinte présentifierait la féminité en ce sens où seules les femmes peuvent jusque-là enfanter. Certaines femmes peuvent avoir besoin pour asseoir leur identité sexuée de ce signe de la féminité, comme d’une preuve de leur identité féminine. La grossesse peut survenir alors comme un agir notamment à l’adolescence ou en péri-ménopause. La grossesse serait la preuve que « je suis déjà une femme » (à l’adolescence) ou que « je suis encore une femme » (à la péri-ménopause).
12 La grossesse est parfois aussi la seule occasion pour les jeunes femmes dynamiques et modernes d’aujourd’hui, « égales » des hommes, de réintroduire leur différence sexuée à leur insu voire à leur corps défendant. Mais le désir de grossesse ne signifie pas toujours le désir d’enfant et encore moins le désir d’un enfant. Ce dernier doit alors bien insister pour pouvoir être reconnu comme tel et que le fruit de la grossesse puisse être abrité par leur corps et mené à terme et l’enfant particulier accueilli et soigné.
13 Une analysante qui s’apprête à créer une entreprise dans le domaine de la « puériculture » me dit : « J’ai peur de faire fausse couche [au lieu de fausse route] et de commettre une grosse erreur. » Sa mère qui va lui prêter de l’argent pour cette « entreprise » exige une reconnaissance de dette que la patiente vit comme un manque de confiance en son projet. Malgré son lapsus et sa référence à la dette vis-à-vis de la mère, elle refuse à ce stade de son travail analytique d’y voir les marques d’une quête d’identité féminine et de son versant maternel qui se rappelle ainsi à elle. Elle monte son entreprise et quelques mois après tombe enceinte et se sent alors « obligée » vu son statut de célibataire et sa charge de travail de recourir à une ivg. Des années plus tard, elle quitte l’« entreprise » et trouve dans le salariat une manière de se réaliser sur le plan professionnel autrement, notamment loin des méandres de la dette maternelle. Sur le plan personnel, elle finit par épouser un homme avec lequel une grossesse débouche sur la naissance d’un enfant.
14 Pour une femme, la grossesse est, le plus souvent du moins, en lien direct avec la sexualité dont l’impact fait écho à son fruit qui anime son corps et le métamorphose. Dans certains cas cela peut être trop éprouvant. Nicole Malinconi dans son roman autobiographique Séparation [5] reprenant notamment ses vicissitudes avec la grossesse du corps car elle a adopté ses enfants, en témoigne : « Il m’aura fallu en arriver à mes pérégrinations chez le psychanalyste pour que me revienne, et que je veuille la reconnaître, cette sorte d’inquiétude qui jadis m’avait habitée pendant cinq ou six jours, mêlée à l’espoir, la fois où j’ai cru être enceinte. L’espoir, oui, l’idée immédiate, déjà vivante d’un enfant, mais l’autre idée aussi, sournoise, moins qu’une idée, d’ailleurs, une impression que je n’avais pas osé aller jusqu’à penser, mais pourtant là, troublant l’espoir. Quelque chose était peut-être à l’œuvre dans mon ventre, du sexe de l’autre en moi, allait suivre son cours et grossir au-dedans de moi sans que je puisse rien y faire, sans même besoin de ma volonté… Cela allait prendre possession de moi jusqu’à transformer inexorablement mon corps. Dans le parler paysan de ma mère, on disait d’une femme enceinte : elle est prise. Au fond, je ne voulais pas être prise. Je voulais un enfant, mais je refusais que tout cela me déborde le corps [6]. »
15 Il est intéressant de noter le lien ici exprimé même négativement mais exprimé comme même entre ce vécu gestationnel du corps féminin, de ce qui s’empare du corps, de ce sentiment de possession et la sexualité (« le sexe de l’autre en moi »). Et de le mettre en perspective avec ce que peut affirmer un homme, père d’intention qui vit en couple homosexuel et qui désire fonder une famille en ayant un enfant, porté par une femme : « Le désir de famille n’a rien à voir avec la sexualité ; j’ai vécu en couple hétéro, bisexuel puis maintenant homosexuel et c’est maintenant que je veux faire famille [7]. »
16 Il est intéressant de noter que la dimension corporelle de ce lien sexualité/procréation ne peut être perçue de la même façon par un homme et par une femme. Un homme ne va pas porter le fruit de la copulation dans ses entrailles. À l’inverse une femme va abriter le fruit de l’acte sexuel dans son ventre. En cas de fiv, un homme peut comme une femme donner un gamète, mais il faut encore aujourd’hui l’utérus d’une femme pour mener le processus de reproduction à terme. C’est ainsi qu’au-delà même de l’infertilité pour un couple hétérosexuel ou de l’impossibilité de procréer seul pour un couple homosexuel, on peut imaginer que la gpa puisse être réclamée dorénavant par des couples hétérosexuels fertiles mais qui veulent disjoindre sexualité et grossesse et préfèrent recourir pour cette dernière à des femmes porteuses. De quel droit va-t-on la leur refuser ?
17 Le lien, psychique mais aussi physique, féminin complexe de la sexualité et de la maternité ne peut qu’échapper à un homme qu’il soit homosexuel ou hétérosexuel, voire à une femme. Il représente en effet une des facettes de cette altérité féminine qui reste une énigme pour un homme. Elle l’est d’ailleurs aussi pour la parturiente elle-même. Cette dernière ne peut rien en dire mais peut être simplement « en écrire » comme le fait Nicole Malinconi. Dans la mesure où « écrire c’est à la fois taire et parler [8] ».
18 Dans ce même sillage, la plénitude que confère l’image du corps durant la grossesse peut confiner à une sorte de « dysmorphophobie physiologique » si une femme en reste à l’imaginaire scopique. Si celui-ci n’est pas supplanté par l’imaginaire fantasmatique qui permet à une femme enceinte de s’adonner à une rêverie bien féminine et bien connue d’elle car antérieure à toute grossesse : la rêverie du Maternel. Cette dimension imaginaire fantasmatique, notamment le rôle de l’objet enfant dans la constitution du fantasme au féminin, est capitale pour sauver de la seule dimension scopique. D’ailleurs le compagnon, les enfants, comme les femmes de l’entourage de la femme gravide sont tout à fait sensibles à cette dimension de rêverie maternelle, ce qui peut aiguiser dès avant la naissance l’aiguillon de leur jalousie. Cela peut être intéressant à observer lors des relations étroites qui peuvent se tisser tout au long de la gestation entre mère « porteuse » et mère « d’intention » dans les gestations pour autrui. La subtilité mais aussi la violence de ces relations est admirablement restituée dans la pièce de théâtre Baby de Jane Anderson. Cela souligne l’importance de la place qu’occupe non seulement l’enfant abrité par le corps gravide mais aussi la place qu’occupe l’enfant à venir tout au long de la gestation dans l’imaginaire de la parturiente humaine et auquel les autres sont sensibles. Et cette place dans l’imaginaire très singulière n’est pas sans référence généalogique car elle renvoie à la place de la mère gestante en tant qu’enfant de ses propres parents et membre de sa propre famille. Elle est aussi colorée du lien particulier à un homme particulier et à cette période particulière de la vie de cette femme.
19 Chez la femme enceinte, le caractère spectaculaire des modifications corporelles de la grossesse peut également être tempéré par le recours au registre du symbolique du fait qu’une femme est un être de parole et donc toujours sensible aux effets de cette dernière.
20 Les difficultés, voire les souffrances, encourues lors de toute grossesse ne peuvent être surmontées que si une femme peut prendre appui sur un discours familial et social rigoureux qui la conforte dans ce moment-clé de sa vie de femme. C’est pour cela que le cadre des nouvelles formes d’engendrement doit être à mon sens rigoureusement établi non pas sous forme d’« un contrat bien ficelé » ou même d’un don librement consenti mais sous forme par exemple de nominations claires des places des différents protagonistes afin de juguler les errements de ces imaginaires et les poids de ces dettes. Qu’en est-il d’abord de la nomination de cette grossesse en cours pour une femme qui destine cet enfant à d’autres ? Comment peut-elle, elle-même, se nommer et nommer son acte ? Les débats sociétaux passionnés glorifient son acte ou le bannissent. On parle de beauté du don ou d’infamie du commerce des ventres. Les imaginaires s’emballent et les politiques de tous bords s’affrontent (pour ou contre ?). Et pendant ce temps les pratiques se multiplient sans que des balises symboliques attendues par tous les membres de ces nouvelles « familles » soient au rendez-vous. Il ne s’agit pas, du moins d’un point de vue psychanalytique, de position morale mais de position éthique. Une position qui prend en compte ce que dit Freud de ces deux instances que seraient le « bien » et le « mal » : « Ne nous faites pas trop rapidement passer aux notions de bien et de mal. Ces pulsions sont tout aussi indispensables l’une que l’autre ; c’est de leur action conjuguée ou antagoniste que découlent les phénomènes de la vie [9] ».
21 On voit bien que finalement au-delà de ces débats, des femmes mais aussi des hommes vont se retrouver embarqués dans des situations complexes et qu’ils ne pourront traiter que dans une profonde solitude. À cet égard la pièce de théâtre Baby montre comment l’offre de l’annonce citée en préambule de ce texte se confronte au réel de la grossesse et de l’enfant en gestation. Cela fait surgir chez ces deux couples en scène un drame qui « vous empoigne le cœur ».
22 Plus intimement dans son couple, notons l’importance des paroles d’amour qui réinscrivent dans le corps d’une femme métamorphosé par la gestation, les lettres et les signifiants qui l’ont constitué comme corps du fait d’un dire maternel et qui résonnent ici avec certains signifiants chez son partenaire. Son corps peut alors demeurer à ses yeux à elle comme à ceux de l’autre masculin comme un corps féminin désirable. C’est dire l’importance pour une femme enceinte du lien à un homme qui continuerait de la considérer d’abord comme sa femme avant d’être la future mère d’une progéniture, la sienne propre et en cas de mère porteuse celle d’autres. Mais est-ce vraiment si facile de faire un tel rapprochement ? On connaît la difficulté pour une femme de tenir cet équilibre précaire entre féminité et maternité. Qu’en est- il lorsque « la fonction maternelle » devient « une fonction » tout court pour une femme ? Il est indéniable que certaines femmes porteuses vont réitérer ces expériences, en faire « une fonction ». Qu’en sera-t-il de l’articulation féminité/maternité pour elles ? Pour diverses raisons et pas nécessairement pour des raisons seulement matérielles, elles peuvent se trouver fixées, happées par la seule « fonction » maternelle ? On peut citer l’histoire d’une femme qui raconte son parcours de mère porteuse. Elle s’engage à porter l’enfant d’un couple hétérosexuel, mais se confronte à des avortements. Elle est alors bouleversée notamment quand elle voit « la mère » dit-elle en parlant de la mère d’intention, pleurer à chaque fois. On voit que l’investissement et la possibilité d’une tristesse, de la prise en compte d’une perte et de l’amorce d’un deuil chez la mère d’intention face à l’impossible bouleverse cette femme. Confrontée à l’impossible de cette « entreprise », elle est certes bouleversée par la tristesse de l’autre mère mais continue néanmoins à chercher dans la grossesse et non la maternité la preuve de sa féminité, « Je me suis sentie « incapable » de porter l’enfant de ce couple, je voulais vérifier que j’étais capable et j’ai cherché un autre couple », dit-elle. Elle décide alors de réitérer l’expérience, mais cette fois avec un couple d’homosexuels et mène la grossesse à terme. Mais elle ne s’arrête pas là. Il s’en suit une série de grossesses-agir : « Où est ce que je me serais arrêtée ? » s’interroge-t-elle dans l’après-coup, en sachant que cette femme a été sanctionnée par la loi [10].
23 Signalons un autre volet non traité dans ce texte : qu’en est-il du vécu de grossesse pour un homme ? Quelles modifications surviennent au cours comme au décours de cette gestation dans le couple la femme porteuse ? Dans la pièce de théâtre Baby, le corps de la femme enceinte demeure objet du désir sexuel explicite de son compagnon. Tout en sachant qu’il s’agit dans cette histoire du géniteur de l’enfant en gestation. Cette relation charnelle avec son homme semble représenter un réel soutien pour cette femme dans les moments difficiles et face aux vicissitudes de cette gestation bien particulière. Notons que ce même corps est objet de sollicitude de la part de la mère d’intention qui le considère comme un lieu, un heim pour « son » futur enfant. Cette sollicitude montre comment cette femme au corps non gravide investit ce corps gravide qui abrite celui qu’elle considère déjà comme « son » enfant. Toute la pièce montre l’investissement de ces deux couples dans cette grossesse et la complexité des relations et des affects qui se nouent au fil des mois.
L’accouchement
24 L’accouchement est cette expérience indescriptible par la parole, cette tension extrême, cette jouissance sans nom. Pour pouvoir néanmoins la vivre, comme dit Lacan, « une femme peut consentir à ce qu’une partie d’elle-même lui échappe, cela exige, pour émerger qu’elle […] accepte ce qui échappe à la parole, qu’elle accepte ce qui ne peut être dit. La féminité comporte un volet inaccessible à quiconque et d’abord à toute femme, qui est une altérité radicale, et une altérité pour elle-même [11] ». L’accouchement vient mettre à rude épreuve cette acceptation de son identité féminine mais aussi de sa propre altérité. « Personne ne m’a prévenue, et je me suis retrouvée comme dans une autoroute sans sortie » me dit une analysante. Il y a dans cette épreuve quelque chose d’inexorable. « Tu ne réintégreras pas ton produit » nous rappelle Lacan dans le séminaire RSI [12]. L’objet-enfant durant la grossesse a été érotisé par la gestante comme un objet autre mais également comme un objet faisant partie de son corps, lui appartenant. Ce « produit » dès son « expulsion » du corps maternel, toutes les civilisations veillent à le récupérer au sein du social via des rites, des coutumes et des lois. Ce « tu ne réintégreras pas ton produit » pourrait avoir une résonance particulière aujourd’hui notamment pour une femme en gestation pour autrui. Tout en sachant que l’investissement de cet objet-enfant dans une rupture et une continuité entre grossesse, accouchement et période néonatale est déjà toujours bien délicat.
25 L’accouchement est ce qui confronte à une perte radicale et vécue en direct. L’accouchement, c’est ce détachement, cette coupure, cette véritable césure comme dit Freud. Un objet chute sous les yeux de la mère : un enfant. La mère éprouve ainsi dans son corps le réel de la perte de l’objet. Ce qui remet sur le métier à tisser tout le travail psychique d’acceptation de la perte de l’objet qui a permis la structuration psychique de cette femme. Cette épreuve permet à une femme de prendre acte de façon tout à fait inédite de l’impossible, l’impossibilité de « faire machine arrière » comme dit ma patiente et par la suite l’impossible à dire cette expérience. Dans cette épreuve, il est important pour une femme de pouvoir s’appuyer sur le lien à un homme, sur ce qui lui a été transmis de sa mère en tant que mère et en tant que femme et de la relation du couple parental. Mais il y a dans ce vécu de la perte un versant qui ne peut se traiter que dans le silence et la solitude et de façon pour chacune et à chaque fois singulière. L’enfant est aujourd’hui certes, fruit ou non du sexuel et de la jouissance phallique. Il est ou non clairement désigné comme maillon d’une chaîne de filiation bien déterminée, mais en tout cas il continue à être abrité pendant une des périodes les plus critiques pour lui, celle de sa gestation par le corps d’une femme spécifique et c’est de ce corps qu’il continue de se détacher. Il est ainsi très surprenant d’entendre une mère porteuse dire : « Je ne suis qu’un four qui tient au chaud les petits pains [13]. »
26 Le travail de deuil du post-partum concerne un objet qui est « un produit » du corps féminin, la perte concerne ce corps. L’investissement de l’enfant tout au long de la grossesse est qualifié de « folie maternelle » de l’objet enfant. Elle est le maillon qui relie la grossesse au post-partum et fait supporter la séparation des corps. Et ce deuil bien que souvent vécu de façon solitaire peut aller du baby-blues à la mélancolie. Sa gravité va dépendre de la structure psychique d’être parlant de chaque parturiente. Des effondrements psychiques graves peuvent survenir en cas de psychose ou de structures narcissiques. Parfois, même dans des cas de névrose, lorsque la mère est confrontée au réel de l’objet-enfant, elle peut avoir un moment d’angoisse voire de dépersonnalisation. Il en est ainsi pour cette femme qui me dit après son accouchement d’un enfant prématuré : « Vous savez, j’ai eu un moment difficile, j’avais l’impression qu’il n’était qu’un morceau de chair et je ne me voyais pas l’allaiter » ; d’avoir pu « se voir » l’a probablement sauvée de la bascule. Ce pouvoir qu’a eu cette femme de « se voir » a appelé le filtre de l’imaginaire à la rescousse devant l’irruption de l’enfant comme « objet réel » ; d’avoir pu donner à ce « se voir » sa valeur métaphorique dans la langue française a permis également au symbolique de faire barrage à l’irruption du réel. Et a permis au troisième temps de la pulsion scopique d’« apparaître » chez cette femme. Et enfin d’avoir pu s’adresser à une autre pour conter cela a pu permettre le nouage enfant réel, enfant symbolique et enfant imaginaire.
27 Qu’advient-il lorsque ce deuil forcément solitaire qui suit l’accouchement couplé à cette folle préoccupation maternelle pour le bébé, se heurte à une préoccupation autre ? Une femme gestante pour autrui est préoccupée d’honorer le don ou de conclure la transaction. Peut-elle offrir aussi cette folie maternelle à une autre ou la partager avec elle ? Que deviennent les rivalités et les jalousies entre la gestante et son « autrui » qui sont inhérentes aux relations humaines et qui ont forcément émaillées cette grossesse, à ce moment crucial, ce post-partum particulier ? C’est là que s’achève astucieusement la pièce de théâtre sus citée.
Conclusion
28 Il est sûr qu’un enfant peut parfaitement être engendré par une femme et élevé et nourri par une autre, cela a existé en tout temps. Les types de filiation et de parenté ont toujours été et demeurent encore différents d’une civilisation à une autre. Nous savons bien que même lorsque les places sont dans tous ces cas ancestraux bien désignées par l’Autre social, cela n’épargne nullement les ravages notamment féminins qu’abritent toutes les familles. Nous savons aussi que les maternités à plusieurs ne sont pas nouvelles, les nourrices ayant existé depuis toujours en Occident comme en Orient. La filiation par l’allaitement a même un réel statut en terre d’islam. Mais nous connaissons aussi et dans tous ces cas les difficultés que chacun affronte inexorablement avec sa mère ou « ses mères » biologiques, adoptives ou autres, et que révèlent si bien les psychanalyses dans diverses contrées.
29 Nous ne pouvons donc que nous attendre forcément à des méandres bien humains « engendrés » par ces nouvelles modalités de procréation au sein de ces nouvelles familles.
Notes
-
[1]
J. Anderson, Baby, Théâtre de l’Atelier, janvier 2018.
-
[2]
S. Freud, « Les théories sexuelles infantiles », dans La vie sexuelle, Paris, Puf, 1977, p. 14-27.
-
[3]
F. Héritier, Masculin-Féminin I. La pensée de la différence, Paris, Odile Jacob, 1996, rééd. 2002, et Masculin-Féminin II. Dissoudre la hiérarchie, Paris, Odile Jacob, 2002.
-
[4]
M. Bydlowski, La dette de vie. Itinéraire psychanalytique de la maternité, Paris, Puf, 2013.
-
[5]
N. Malinconi, Séparation, Paris, Les liens qui libèrent, 2012.
-
[6]
Ibid.
-
[7]
Émission France Culture, La grande table, le 22 juin 2015, « GPA entre régulation et abolition ».
-
[8]
M. Duras, « Le livre dit », dans Œuvres complètes, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », tome 4.
-
[9]
S. Freud, Pourquoi la guerre ?, Paris, Rivages, 2005.
-
[10]
Émission France Culture, Les pieds sur terre, le 7 décembre 2017, « La mère porteuse ».
-
[11]
J. Lacan, Le Séminaire, Livre XX (1972-1973), Encore, Paris, éditions de l’ali.
-
[12]
J. Lacan, Le Séminaire, Livre XXII (1974-1975), R.S.I., Paris, éditions de l’ali.
-
[13]
Émission France Culture, Répliques, le 25 mars 2018. « pma, gpa, les nouveaux enjeux de la bioéthique ».