Couverture de LRL_171

Article de revue

Comment se pose, à l’ère d’Internet généralisé, la question des identifications ?

Pages 36 à 45

Notes

  • [1]
    Avatar vient du sanskrit « avatara » qui signifie descente, incarnation divine et par extension métamorphose, transformation d’un objet. Le dalaï-lama est un avatar (le Bouddah de la compassion) ; on parle des avatars de Vishnu.
  • [2]
    Je parle de patients en début de traitement, la question de l’identification sexuée étant l’un des axes du travail analytique.
  • [3]
    C’est dans le texte de Freud « Pour introduire le narcissisme » (1914) que Lacan isole la distinction Moi idéal/Idéal du moi et c’est sur celle-ci qu’il prendra appui pour établir le schéma optique et la dialectique des identifications secondaires. Cette distinction est longuement développée dans le Séminaire I (1953-1954), Les écrits techniques de Freud, Paris, Le Seuil, 1975. 
  • [4]
    Moment identificatoire qui est aussi un moment narcissique dans le sujet (Écrits, Paris, Le Seuil, 1966, p. 19 :  « L’agressivité en psychanalyse »).
  • [5]
    Dans « Pour introduire le narcissisme », Freud insiste sur le développement du « moi » qui relève de la dynamique de la libido, de ses mouvements d’investissement et il ne peut le penser qu’en distinguant libido du « moi » et libido sexuelle. Rappelons que le moi freudien n’est pas seulement produit par différenciation du ça inconscient mais qu’il est constitué par le corps propre, et par des images visuelles et sonores inscrites dans la psyché, qu’il est le résultat transitoire d’un dévelopement.
  • [6]
    J. Lacan, Écrits, op. cit., p. 119.
  • [7]
    Juxtaposition qui pourra, au cours du travail analytique, constituer une suite, suite dans le sens où chaque élément se trouve dans une relation déterminée par rapport à celui qui précède et à celui qui suit. (Remarque de J.M. Forget).
  • [8]
    G. Debord, La société du spectacle (Paris, Buchet-Chastel, 1967) et Commentaires sur la société du spectacle (Paris, Lebovici, 1988), dont je tiens à souligner l’analyse visionnaire.
  • [9]
    C. Melman, Les quatre composantes de l’identité, conférence du 27 octobre 1990 à l’hôpital Bicêtre, documentation ali.
  • [10]
    J. Lacan, Le Séminaire, Livre VII (1959-1960), L’éthique de la psychanalyse, Paris, Le Seuil, 1986.
  • [11]
    Mark Zuckerberg, fondateur de Facebook, est comme Bill Gates ou Steve Job héros du mythe de la réussite individuelle mondialisée, alors qu’ils avaient quitté l’école tôt ou refusé des cursus prestigieux. Ils incarnent le mythe du « hacker », capable, grâce à son invention individuelle originale, de remettre en question les règles de la société, pour le bien de tous.
  • [12]
    Ali Magoudi s’interrogeait avec humour sur l’origine du commandement « No Glu » ou encore sur l’extension fulgurante du régime vegan.
  • [13]
    F. Benslama, Un furieux désir de sacrifice, Paris, Le Seuil, 2016. Remarquable analyse de la radicalisation islamique et de son action chez les adolescents.
  • [14]
    Ibid.
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1 L’adolescent d’aujourd’hui est un individu branché, les écouteurs sur les oreilles, un téléphone à la main, connecté aux réseaux sociaux de manière quasiment continue, en relation avec des semblables toujours présents virtuellement mais désincarnés.

2 Comment se pose alors la question des identifications dans ce mode virtuel de relations ? Et quid de l’Autre ?

3 Deux conséquences me paraissent repérables dans notre clinique aujourd’hui :  le pousse au narcissisme, du côté du moi imaginaire ; le pousse à la paranoïa, du côté de l’intrusion par le petit autre, le semblable.

L’historiette chilienne

4 En novembre 2016, lors d’un séminaire sur l’adolescence à Santiago du Chili, une enseignante venue du Sud, du pays des indiens Mapuche, rapporte une situation inédite survenue dans l’école de campagne où elle travaille. Cette enseignante, très engagée dans la psychanalyse (elle mène un groupe de lecture des textes de Freud et de Lacan), nous explique qu’il y a chaque année, dans son village, une grande fête, pendant laquelle les jeunes dansent la cuenca. Cette fête, très importante pour toute la société du village, est préparée pendant des mois. Les jeunes répètent, s’entraînent à cette danse très difficile et complexe. Très profondément inscrite dans la tradition, dans l’identité chilienne, la cuenca permet de déterminer les rapports garçons-filles, les règles du jeu entre les sexes, tout en suscitant des compétitions (on peut s’y distinguer comme meilleurs danseurs). Cette année, les adolescents ont refusé de danser le jour de la fête alors qu’ils y trouvent un grand plaisir. Les garçons s’étaient réunis dans une salle avec leurs smartphones, les filles dans une autre avec leurs smartphones :  les adolescents étaient séparés en deux clans selon leur sexe, chacun d’entre eux était branché sur des réseaux, tous solitaires mais unis dans leur refus de la fête et de la danse ; ensemble et tous seuls dans une solitude reliée intégrée dans des réseaux variés (jeux, musiques, vidéos…). Le directeur de l’école ne savait plus quoi faire car jamais une telle chose n’avait eu lieu :  les adolescents n’étaient plus des villageois d’une campagne au sud du Chili mais des jeunes branchés de n’importe où dans le monde. En regard de cette mondialisation des individus, cette campagne lointaine est au cœur du mouvement politique communautariste des indiens Mapuche, qui revendique l’indépendance. La mondialisation des individus adolescents (un par un) est contemporaine de la revendication d’une identité linguistique culturelle et territoriale. Ce n’est pas une simple anecdote mais le signe d’un changement de référence, d’un changement d’échelle, le signe que nous ne savons pas ce qui se joue. Peut-être quelque chose de très simple, une modalité de refus de la tradition ? Une sortie de l’enclave du village comme en était sortie la professeure qui étudie Freud et Lacan ? Ou autre chose de radicalement inédit ? La fabrication de « moi », d’identités, désarticulés, et du corps propre sexué et du symbolique qui en est l’organisateur ?

5 La clinique des adolescents qui ont grandi avec Internet et les réseaux est particulièrement riche d’enseignement :  les adolescents, parce qu’ils sont déjà intégrés dans la mondialisation Internet et dans les effets de cette mutation radicalement inédite, sont devenus nos Maîtres en ce domaine. Que disent-ils ? En quoi notre clinique est-elle bouleversée ? Comment vient-elle réinterroger la théorie ? 

6 Les jeux en réseau sur Internet, qui nécessitent la création d’avatars [1], sont particulièrement intéressants, car ils posent de manière directe la question des identifications.

Quels rapports entre la création d’avatars et la formation du « moi » et la dynamique des identifications ?

7 Premier constat :  le joueur se crée des avatars, à partir de traits, de caractéristiques qu’il associe et d’une nomination.

8 Ces avatars, qui le représentent dans le jeu, peuvent être des humains, des animaux, des robots ou des cyborgs, tantôt masculins, tantôt féminins, voire « trans ». Si un genre leur est attribué, la question de l’identification sexuée est rarement formulée en tant que question par nos patients. Elle semble, au contraire, comme résolue d’avance par la pluralité des genres attribués aux avatars ou par un choix de genre défini et constant [2]. Ces avatars sont dotés de qualités, de caractères spécifiques qui les constituent et qui les distinguent ; ils sont aussi nommés par l’adolescent qui les lance dans le jeu en réseau.

9 Un de nos patients a nommé son premier avatar « Anarkhé » parce que c’est grec, que ça sonne bien et que le mot signifie anarchie. Son avatar était blanc, humain (pas animal ou cyborg), de la classe des protecteurs. Il l’avait doté d’équipements visibles :  chapeau rouge, cape, ceinture, bottes, qui constituaient autant d’éléments d’identité masculine. Mais cette identité n’était pas pour autant fixée car l’avatar s’enrichissait d’éléments nouveaux pendant toute la durée du jeu qui, lui-même, se complexifiait au fil du temps. Son jeu s’appelait mmorpg (Massiv Multiplayers on Line Role Playing Game). Les jeux ont aussi un nom propre et ce n’est pas la même chose de choisir d’appartenir à Star Wars ou à Loups garous ou encore à mmorpg.

10 Choisis et poursuivis pendant des années, ces jeux définissent un cadre, des règles, et sont organisés par des termes, des mots d’ordre qui peuvent valoir comme S1, comme signifiants d’autorité sous lesquels l’adolescent peut se ranger, pour un temps du moins.

11 Dans la cure avec les adolescents, les traits, les qualités qui caractérisent les avatars peuvent prendre la valeur de signifiants particuliers pour l’adolescent qui les a choisis. C’est d’ailleurs l’enjeu même de la cure.

12 Par exemple, dans le jeu Star Wars, un patient avait choisi comme avatar « un soldat obéissant qui accomplit des missions », alors que justement il ne savait pas sous quel signifiant maître se ranger, ni ce qu’on attendait de lui sur cette terre. Ainsi pendant trois ans, sans relâche, le jeu avait fait de lui le soldat virtuel d’une guerre des étoiles dont il écrivait chaque soir un nouveau chapitre. Le jeu en ligne répondait à des questions impossibles à formuler (pour lui-même à l’époque du jeu), en le cantonnant dans la représentation d’une virilité guerrière, en retrait de toute problématique sexuelle.

13 Pourtant, c’est à partir de ces signifiants qui animent le jeu que l’analyste peut travailler avec son patient :  travailler à en déterminer la valeur, à en rétablir l’équivoque, à les inscrire dans une trame. Il s’agit alors, pour l’adolescent, de passer du virtuel à la fiction, de passer du jeu virtuel à un récit du jeu adressé à l’analyste. En d’autres termes, pour transformer le virtuel en fiction, il faut le transfert, c’est-à‑dire à la fois l’intérêt, le questionnement de l’analyste à l’égard du savoir du patient et l’engagement de l’adresse du patient à l’égard de l’analyste.

14 Chaque avatar créé a un nom, et les avatars qui représentent le joueur sont autant de versions, de tentatives de représentation de lui-même. C’est notre postulat. Chacun relève d’une autonomination que supporte un fantasme d’auto-engendrement :  « Se faire tout seul, se créer tout seul », comme si le sujet était enfin débarrassé de l’histoire familiale et de la dette fondatrice aux Autres réels (que furent les parents). Ce fantasme d’autofondation peut être lu comme un recours, comme une défense à l’égard d’une mère très intrusive par exemple, ou d’une pathologie familiale destructrice.

15 On pourrait dire, en paraphrasant la définition du sujet donnée par Lacan, que chaque avatar représente le joueur, mais pour qui ? Pour un autre avatar lancé par un joueur du réseau ? Ou pour un autre avatar créé par le joueur lui-même ? La durée du jeu, souvent sur des années, permet aux avatars de trouver de la consistance et de l’originalité et même de « la classe », comme me l’expliquait un patient, alors que leur identité reste mouvante parce qu’elle est sans cesse remaniée dans le jeu par l’ajout de nouveaux traits.

Les avatars et la question du « moi »

16 En première approximation, on pourrait postuler que l’identité mouvante des avatars serait à lire comme l’écho du développement du « moi » du joueur, autrement dit comme l’écho de l’appropriation de traits identificatoires. Bien que le plus souvent les avatars relèvent du conformisme dominant, les possibilités d’invention sont multiples et l’infinie créativité des joueurs est sollicitée dans l’espace du jeu. Alors que l’espace du jeu est donné au départ, il revient ensuite à la création des joueurs de l’élargir :  ainsi que Winnicott l’avait affirmé, l’adolescent démontre que l’espace ouvert par le jeu est aussi un espace subjectif.

17 Ces avatars sont-ils pour autant des représentants, des images du « moi » de l’adolescent ? Sont ils organisés par l’Idéal du moi ou par les objets ?

18 Relèvent-ils de la catégorie moi idéal, à partir de laquelle se constituent les identifications secondaires ? Rien n’est moins sûr. Ce sont des images projetées, successives, indépendantes les unes des autres ; elles ne sont pas enroulées les unes autour des autres, pour constituer les couches superposées de ce bulbe d’oignon dont Lacan avait fait une illustration du « moi », en tant qu’instance imaginaire. Instance imaginaire, construite, développée, rappelons-le, sous la dépendance de l’Idéal du moi symbolique [3].

19 Lacan comparait le « moi » à un bulbe d’oignon, composé de couches successives, chaque couche représentant les traits d’un moi idéal, un moment identificatoire [4]. En conséquence, l’analyse d’adulte avait pour fonction de défaire ces couches identificatoires successives (issues des « moi idéaux »), de décoller les éléments de cette suite provisoire des identifications (provisoire car cette suite se poursuit tout au long de la vie, certaines identifications étant réduites à un seul et unique trait et d’autres plus massives à des traits multiples, prélevés sur un même petit autre, idéal du moi). L’analyse avait alors pour visée la réduction de l’imaginaire afin d’en faire surgir la méconnaissance et l’illusion, et de révéler la racine symbolique de l’identification que Freud appelle l’Idéal du moi. (Cette distinction Idéal du moi/ moi idéal a été lue par Lacan dans « Pour introduire le narcissisme » et soulignée par lui dès son premier séminaire public). Pour l’adolescent, le « moi », avec ses feuilletages d’identifications secondaires, doit se développer (le terme est de Freud [5]) et non pas se défaire, et la visée se trouve en quelque sorte à l’envers de la cure classique. L’adolescent se trouve dans ce que Lacan appelait une « métamorphose libidinale » (« phase génétique de l’individu […] où nous retrouvons ce moment narcissique dans le sujet, en un avant où il doit assumer une frustration libidinale et un après où il se transforme dans une sublimation normative [6]. »

20 J’avancerai que si les avatars peuvent être, de manière approximative, considérés comme des équivalents de « moi idéal », ils n’en ont pas, pour autant, la structure.

21 En effet, ces avatars ne sont pas créés par rapport à des petits autres :  car les autres, les semblables, ne sont pas sollicités dans la structure de leur parole mais seulement dans le code du jeu ou du réseau. C’est pourquoi, faute de référence à la parole de petits autres, les avatars n’ont pas la structure de « moi idéal » :  ce ne sont que des projections identificatoires sommaires qui ne sont pas articulées à des petits autres qui parlent (à des parlêtres). Ils sont composés en relation avec des figures du jeu :  par exemple quand un patient choisit « un soldat noir obéissant » comme avatar, il se conforme aux personnages du jeu Star Wars, dans un premier temps du moins. Ce n’est que secondairement, dans le récit du jeu qu’il élabore au cours des séances, que le travail sur les signifiants est possible, et « le soldat noir » du jeu fera surgir le « noir du soldat » qui nous amènera bien loin du formalisme du jeu. Mais il y faut, pour cela, un analyste.

22 J’ai insisté sur les versants imaginaire et symbolique des avatars car il se passe aujourd’hui quelque chose d’inédit dans le rapport à soi et aux autres et ce sont les adolescents, qui en font l’épreuve dans leurs jeux, qui nous enseignent et qui nous obligent à reconsi­dérer la formation du « moi ».

23 Il conviendrait à ce point de développer, à la suite de Lacan, ­l’hypothèse des deux imaginaires :  l’imaginaire lié au miroir –i(a) – et l’imaginaire lié au fantasme (S barré poinçon de a) et leur intrication. Cette distinction, purement formelle (il n’y a qu’un imaginaire), nous renvoie à la distinction que Freud fait à propos de la libido dans « Pour introduire le narcissisme ». Contre Jung, Freud pose la nécessité d’affirmer la division de la libido entre libido du « moi » et libido sexuelle dirigée sur les objets extérieurs. Et c’est cette dialectique libidinale d’investissement et de mouvement qui est le moteur en quelque sorte du développement du « moi » et des identifications secondaires. Cette dialectique des deux libidos suppose le passage par un petit autre, objet d’investissement de la pulsion sexuelle. Renouvelant ainsi l’opération fondatrice du miroir, le sujet s’empare de traits identificatoires (un ou plusieurs) prélevés sur des moi idéaux que peuvent être pour lui des petits autres. Mais ce passage par le petit autre est référé articulé au grand Autre de son Idéal du moi, autrement dit au symbolique déjà là dans le langage. Pour saisir le mouvement des identifications et le développement du « moi », la distinction freudienne Moi idéal/Idéal du moi, telle que Lacan l’a lue dans Freud, est un outil précieux. Mais pas seulement, il faut aussi y appliquer la division de la libido et ses mouvements d’échanges entre le « moi » qui se développe et les objets extérieurs. Je tiens à rappeler et à souligner la manière dont Freud insiste sur le « Deux » et sur la division de la libido, et plus tard sur la division du « moi » qui deviendra division subjective chez Lacan.

La question du un

24 On peut se demander si les avatars ne permettraient pas, au sujet qui les crée, de supporter avec un peu moins de douleur l’incertitude et l’infinie faiblesse de ses propres identifications. En produisant des avatars, des uns successifs, une juxtaposition de petits uns[7], il tenterait, dans le jeu, de répondre à la question de la bonne identification, celle qui ferait de lui un un monolithique, ce un qui justement ne cesse pas de lui échapper. Ainsi, la création d’avatars lui permettrait de déployer les traits multiples des identifications. Et c’est justement cette pluralité des traits qui dirait la vérité de l’impossible unification, de l’impossible identification au un (ce serait la folie) et qui expérimenterait (dans le jeu) différentes expressions de la division subjective. Ce multiple est-il à lire comme la fragilité des identifications, propre à notre temps, en relation avec une faiblesse supposée du symbolique ? Ou plus simplement comme la mise à nu de la formation de l’identité dans sa complexité plurielle ? La fameuse formule de Lacan Y a de l’Un résonne de manière particulière, car c’est un un qui relève de l’inaccessible, de l’idéal symbolique mais qui, d’être passé dans le monde des représentations dans la société du spectacle [8], s’impose avec une virulence impérative.

25 L’ado dans ses jeux ou dans les réseaux retrouverait-il cette construction du « moi » par identifications secondaires, par traits ? Retrouverait-il, en l’expérimentant de manière virtuelle, ces couches successives d’identification à des moi idéaux, qu’ont pu incarner pour lui différents petits autres ? Y aurait-il expérimentalement, dans cette « phase de métamorphose libidinale » qu’est l’adolescence, la mise en jeu de ce « moi » originaire, ce retour à ce moment narcissique, celui fondé sur l’image première du petit autre que Lacan écrit i(a) ? Petit autre qui donne sa forme à l’image anticipée de lui-même :  il se voit lui-même comme un autre ou comme le petit autre réel qui occupe cette place d’image idéale (comme ce fut le cas pour Freud avec son neveu de 18 mois son aîné, ou comme souvent on le rencontre en clinique quand il y a un frère ou une sœur à peine plus âgé). Cette première image, organisée dans le miroir, i(a), n’est pas le « moi » mais en constitue la matrice originaire, le narcissisme originaire. Cette image que le sujet doit reconnaître comme la sienne ne tient pas toute seule :  ce narcissisme premier est sous la dépendance de l’Autre, de la voix de l’Autre, du symbolique. Dans le schéma optique, cet Autre est représenté par le miroir plan :  c’est sa voix qui joue du miroir plan, en modifie l’inclinaison, rendant l’image que le sujet a de lui-même plus ou moins floue, plus ou moins stable et précise. L’illusion d’optique consiste à faire de l’image réelle, le vase renversé qui vient entourer les fleurs du schéma de Lacan (image produite par le miroir concave), à faire de cette image réelle (bien qu’illusoire) une image virtuelle qui ne peut être vue que dans le miroir plan selon la place que le sujet occupe dans l’espace. Je crois que nous avons avec les réseaux sociaux un montage optique de ce genre. Le sujet envoie des images de lui-même, telles qu’il voudrait se voir, ou croit se voir, et reçoit en retour des commentaires, des photos de ceux qui le voient :  ça colle ou pas, ça s’efface ou ça se fixe, ça permet d’enchaîner d’autres images ou pas… Il y a, dans ce jeu virtuel, une mobilité qui est intéressante car elle n’est pas sans effets sur certains sujets. Cette mobilité virtuelle peut générer et entretenir une sorte « d’envers » qui se manifeste par un enfermement du sujet, une mise à l’écart du corps propre, du corps libidinal.

26 Deux conséquences me paraissent repérables dans notre clinique aujourd’hui :

27 – le pousse au narcissisme, du côté du « moi » imaginaire i(a) ;

28 – le pousse à la paranoïa, du côté de l’intrusion par le petit autre, le semblable.

29 Le narcissisme mis en jeu sur les réseaux sociaux tels Facebook ou Snapchat (favori des adolescents), ne serait-il que le témoignage d’une plus grande fragilité quant à l’identification symbolique ? Traduirait-il la nécessité de prendre un appui majoré sur l’identification imaginaire ?

30 L’individu connecté n’est plus jamais vraiment seul, mais seul avec des autres virtuels sans corps et sans parole vive. Autrement dit, le sujet n’est plus jamais seul avec ses fantasmes, ses rêveries, avec sa division subjective. Le temps de l’accès au fantasme et aux rêveries qu’il produit est barré par la communication permanente et par les fantasmes communs prêts à porter. Jamais la dictature par une doxa anonyme n’a peut-être été aussi grande :  la question du poids par exemple, des normes de l’esthétique. Ces contraintes semblent venir d’un Grand Autre à la fois anonyme et médiatisé (« Allez voir, c’est écrit partout comment il faut être », dit une patiente).

31 Bien sûr, on peut contrebalancer cette affirmation en remarquant que les fantasmes qui organisent le désir sont en petit nombre, très communs et largement partagés ! Et que d’ailleurs ils constituent, de façon implicite, le plus grand élément de communication (c’est le succès des romans, des films dans lesquels on retrouve son fantasme et l’assurance d’être bien chez soi !), comme le remarquait Charles Melman dans un texte de 1990 [9]. Il rappelait que « le désir fonctionne dans une culture donnée de façon à peu près semblable, et avec des fantasmes à peu près identiques, alors que le symptôme est la marque individuelle ». Et bien qu’il soit identifié dans les grandes catégories de la nosographie, le symptôme inscrit la jouissance comme marque de l’identité singulière. C’est pourquoi Lacan a pu parler d’identification au symptôme. Assiste-t-on, du fait de la mondialisation des objets, à une égalisation des jouissances ?

32 Notons encore que les rapports au temps et au lieu se trouvent aussi radicalement modifiés. L’espace n’est plus divisé en privé et public :  il n’y a plus l’école, la rue ou la maison mais un espace sans limite interne ; la communication permanente avec les autres entraîne un brouillage des lieux et un brouillage de la temporalité ; tout se joue en temps réel du fait de l’immédiateté des informations et des échanges. Le temps pour comprendre est confondu avec l’instant de voir. Il n’y a plus d’après-coup permettant d’interpréter ce qui a eu lieu, permettant au sujet de se donner à lui-même une version de ce qui lui arrive.

33 On l’a dit, l’ado n’est jamais seul, il n’a plus le temps de la solitude subjective.

34 Pour se parler sur le Net, dans une autre échelle que l’échelle locale, il faut aussi partager une certaine identité :  il y a donc des préliminaires implicites, des traits communs qui permettent que se constitue une communauté qui n’est plus seulement géolocalisée. Ces traits communs se déploient particulièrement dans trois registres :  images, musique, écrits. Le corps en semble exclu ou plutôt réduit à l’image du corps.

La société du spectacle

35 Une forme s’impose dont Facebook est le prototype et le modèle :  communication large, qui recrée le circuit pulsionnel :  voir, être vu, se faire voir, ou lire, être lu, donner à lire du texte ou à écouter de la musique. Une de mes patientes dit y aller au moins 150 fois par jour, entre deux tâches, entre deux mouvements.

36 L’individu intégré dans les réseaux, dans la société du spectacle n’est plus jamais seul. Sur Facebook, le sujet rend son vécu virtuel. Ce qu’il vit ne prend sens et valeur qu’à être diffusé et vu sur la scène du monde la plus large possible. D’être montrée, l’existence trouverait ainsi sa réalité. Le sujet de Facebook a-t-il quelque chose à voir avec une existence singulière réelle ? Il se fait autre :  c’est souvent un consommateur qui se montre avec des objets qui peuvent produire l’envie, une façon de mettre en scène sa vie privée vraie ou pas, ses objets de jouissance, et de se rendre désirable, consommable à son tour. Le « moi » est représenté dans toute sa splendeur par ses choix d’objets (partenaires, vacances, restaurants…).

37 La dimension paranoïaque inhérente à l’identification moïque est en quelque sorte relancée par le montage des réseaux. C’est notre hypothèse.

38 La paranoïa, rappelons-le, c’est la certitude que l’autre est là, à l’intérieur de l’espace propre au sujet, qu’il est là, menaçant, inquiétant et qu’il dérobe au sujet sa propre identité. Que cette dimension pathologique soit au cœur de la formation de l’identité ne suffit pas pour rendre compte des paranoïas :  il y faut non seulement des circonstances particulières mais aussi des montages comme ceux que propose la communication non stop des réseaux sociaux.

39 La rencontre avec le petit autre implique toujours une tension, ravivant le temps premier de la constitution dans le miroir :  « ou moi ou l’autre », plus joliment dit sous la forme :  « lequel des deux vient incarner pour l’autre le moi idéal ? » Cette question reste toujours vive et actuelle pour les adolescents, qui se plaignent des moqueries et des dénonciations des autres, mais elle constitue aussi le ressort classique de l’amitié. Pour l’adolescent, et même de plus en plus souvent pour des enfants, la question se transforme vite en question sur la dépendance et la soumission. « Suis-je soumis ? », « suis-je dépendant de l’autre ? ». Autrement dit, de quel côté se situe le moi idéal ? Est-ce moi pour lui ? Est-ce lui pour moi ? Émilie raconte comment elle connut sa période de gloire au lycée en incarnant le moi idéal commun de filleminceblondelointaine et comment, quinze ans plus tard, elle reste fixée à cette image, faute d’avoir su décrypter que l’idéal commun des trentenaires supposait d’autres traits. Qu’en est-il sur les réseaux sociaux quand le moi idéal n’est pas incarné ? Ne reste-t-il que des traits stylisés sans vie, le narcissisme imaginaire réduit à quelques traits esthétiques validés par le plus grand nombre ? Est-ce le lieu de la jalouissance ? Néologisme créé par Lacan [10] pour désigner la souffrance de cette jalousie d’un bien que l’autre aurait, d’un bien qu’on ne sait même pas nommer et dont pourtant on serait privé ?

40 L’individu des réseaux, celui qui décide, qui choisit son profil, ses avatars, sans jamais vraiment savoir ce qu’il montre de lui-même, avec des effets d’inconscient (surprises des lapsus techniques), est-il pour autant un sujet au sens de la logique lacanienne, un individu affecté par le signifiant ? Ou n’est-il qu’un sujet captif du kaléïdoscope qui fait défiler des images de lui-même ? Ce sujet des réseaux, que je suppose, s’adresse à un collectif mouvant, à un collectif qui représente à un temps x une image du social déjà dépassée d’être produite. Ce collectif mouvant, réuni par un certain nombre de signifiants, comme le signifiant « partage » si fondamental pour Facebook, a-t-il la structure d’une foule ? d’une masse ? Pas de leader visible même si le mythe du fondateur Zuckerberg est encore très présent [11].

41 Quel est le statut de la foule qui surgit et se crée via Internet ?

42 L’individu sur les réseaux, ado ou pas, participe d’une foule incommensurable, imprévisible dans son ampleur qui se caractérise d’être sans corps :  une foule virtuelle qui peut aussi soudain devenir réelle et provoquer de grands rassemblements (Nuit debout à Paris après les attentats de novembre 2015). Que devient la libido ? Celle-ci revient-elle sur le corps propre, en produisant une stase narcissique, un investissement réflexif massif de l’image ?

43 Y a-t-il malgré tout dans cette foule un leader ? Ou simplement une place, d’où surgissent des impératifs, d’autant plus impératifs qu’ils sont sans corps, sans référence ? Une place toute prête mais indéterminée où la fameuse prosopopée de Lacan « Moi, la Vérité je parle » parlerait ? Internet, on le sait, est aussi devenu le lieu des fausses nouvelles, du fake, le lieu de la désinformation, de la calomnie. N’importe quel discours prescripteur et arbitraire peut surgir de cette place et passer pour la Vérité. Ces discours prescripteurs de conduites, (sans qu’on sache d’où viennent les règles) s’imposent comme des vérités incontestables voire divines [12].

44 Assiste-t-on avec la mondialisation à l’invention de nouvelles communautés dont l’incidence sur le rapport imaginaire symbolique se trouve bouleversée au point que nos catégories seraient également à réinventer ? Autant de questions ouvertes dont des réseaux co dream, dream tank, qui promeuvent une autre manière d’être ensemble, de vivre ensemble (promotion du « co »), sont les témoins actifs.

45 Quel rapport à l’Autre ? Quel est cet Autre qui vient faire médiation ? Un Autre prescripteur autoritaire qui sait vendre les objets des désirs (lesquels d’ailleurs sont les mêmes pour tous) ? Un Autre au mot d’ordre simple, « consomme » ! Oui, il y a ce versant selon lequel l’adolescent est une cible pour la consommation, produit du discours capitaliste. Mais les objets de jouissance créent aussi des liens « tous unis dans ces jouissances partielles » :  les mêmes objets, les mêmes marques pour tous que vous soyez chinois, papou, russe ou juif de New York. Pourtant il y a une autre ruse de la mondialisation, infiniment plus dangereuse :  la doxa anonyme qui figure le grand Autre est la voie grande ouverte pour la propagation du religieux, du fondamentalisme, elle ouvre une place prête à accueillir un un tout-puissant ordonnateur de destruction. Le discours islamiste peut venir occuper cette place laissée en creux, anonyme car il fournit à la fois et du sens et du un. C’est l’envers de l’incitation à la consommation, aux jouissances partielles [13]. Il se propose comme un discours qui répond à cette faille du sens que l’adolescent rencontre. « La transcendance apocalyptique, la pulsion de mort magnifiée lui sont proposées à la place des jouissances vaines et éphémères de la consommation, comme une réponse au désespoir des hommes » écrit remarquablement Fethi Benslama [14].

46 Ce parcours nous a permis de soulever de nombreuses questions mais nous a laissés au seuil des identifications sexuées qui sont justement évitées, détournées ou gelées, alors que le sexuel dévoilé cru est devenu passage ( presque) obligé et que la pulsion de mort s’avère être la face sombre et active de la mondialisation.


Date de mise en ligne : 07/06/2017.

https://doi.org/10.3917/lrl.171.0036

Notes

  • [1]
    Avatar vient du sanskrit « avatara » qui signifie descente, incarnation divine et par extension métamorphose, transformation d’un objet. Le dalaï-lama est un avatar (le Bouddah de la compassion) ; on parle des avatars de Vishnu.
  • [2]
    Je parle de patients en début de traitement, la question de l’identification sexuée étant l’un des axes du travail analytique.
  • [3]
    C’est dans le texte de Freud « Pour introduire le narcissisme » (1914) que Lacan isole la distinction Moi idéal/Idéal du moi et c’est sur celle-ci qu’il prendra appui pour établir le schéma optique et la dialectique des identifications secondaires. Cette distinction est longuement développée dans le Séminaire I (1953-1954), Les écrits techniques de Freud, Paris, Le Seuil, 1975. 
  • [4]
    Moment identificatoire qui est aussi un moment narcissique dans le sujet (Écrits, Paris, Le Seuil, 1966, p. 19 :  « L’agressivité en psychanalyse »).
  • [5]
    Dans « Pour introduire le narcissisme », Freud insiste sur le développement du « moi » qui relève de la dynamique de la libido, de ses mouvements d’investissement et il ne peut le penser qu’en distinguant libido du « moi » et libido sexuelle. Rappelons que le moi freudien n’est pas seulement produit par différenciation du ça inconscient mais qu’il est constitué par le corps propre, et par des images visuelles et sonores inscrites dans la psyché, qu’il est le résultat transitoire d’un dévelopement.
  • [6]
    J. Lacan, Écrits, op. cit., p. 119.
  • [7]
    Juxtaposition qui pourra, au cours du travail analytique, constituer une suite, suite dans le sens où chaque élément se trouve dans une relation déterminée par rapport à celui qui précède et à celui qui suit. (Remarque de J.M. Forget).
  • [8]
    G. Debord, La société du spectacle (Paris, Buchet-Chastel, 1967) et Commentaires sur la société du spectacle (Paris, Lebovici, 1988), dont je tiens à souligner l’analyse visionnaire.
  • [9]
    C. Melman, Les quatre composantes de l’identité, conférence du 27 octobre 1990 à l’hôpital Bicêtre, documentation ali.
  • [10]
    J. Lacan, Le Séminaire, Livre VII (1959-1960), L’éthique de la psychanalyse, Paris, Le Seuil, 1986.
  • [11]
    Mark Zuckerberg, fondateur de Facebook, est comme Bill Gates ou Steve Job héros du mythe de la réussite individuelle mondialisée, alors qu’ils avaient quitté l’école tôt ou refusé des cursus prestigieux. Ils incarnent le mythe du « hacker », capable, grâce à son invention individuelle originale, de remettre en question les règles de la société, pour le bien de tous.
  • [12]
    Ali Magoudi s’interrogeait avec humour sur l’origine du commandement « No Glu » ou encore sur l’extension fulgurante du régime vegan.
  • [13]
    F. Benslama, Un furieux désir de sacrifice, Paris, Le Seuil, 2016. Remarquable analyse de la radicalisation islamique et de son action chez les adolescents.
  • [14]
    Ibid.
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