1L’imaginaire de l’Occident semble marqué en profondeur par le décret de Platon qui dans La république prétendait bannir les poètes de la cité. Depuis lors, la poésie a traversé les siècles comme en état de vagabondage. « La poésie est née pour être le sel de la terre et une grande partie de la terre ne l’accueille toujours pas », observe Maria Zambrano dans Philosophie et poésie, un livre écrit en 1939 tandis qu’elle était chassée sur les routes de l’exil par la dictature franquiste. Certes, au fil des âges, on a vu des poètes attachés à la cour des princes ou aux cercles des puissants. Mais Ovide exilé aux confins de l’empire par Auguste, Dante chassé de Florence, Pouchkine assigné à résidence par le tsar, dessinent l’image persistante d’une menace qui serait intrinsèque à la poésie et qu’il conviendrait de réduire, de marginaliser, afin de ne pas troubler l’ordre établi.
2Cette marginalisation fonctionne à merveille aujourd’hui, sous l’effet presque invisible de la loi du silence et des lois de l’économie. Loi du silence, puisque dans les medias la place faite à la poésie oscille entre la trace infinitésimale et l’occultation absolue. Lois de l’économie, dans la mesure où nul profit commercial immédiat ne saurait s’attacher à son destin. De quoi vivent les poètes ? En aucun cas de ce pour quoi ils vivent. D’où, paradoxalement, leur absolue liberté. Ce qui fait le sens profond de leur existence est entièrement dégagé du système marchand. Et de ce point de vue, la condition marginale du poète porte étrangement en germe l’anticipation d’un monde meilleur.
3Mais cette anticipation permanente d’un autre monde possible s’attache moins à la condition du poète qu’à la poésie elle-même. En fin de compte, peu importe que le poète gagne sa vie comme diplomate du Quai d’Orsay, à la façon de Saint-John Perse, ou qu’il habite une chambre louée et travaille comme obscur employé d’une firme commerciale de Lisbonne, ce qui fut le cas de Fernando Pessoa. L’essentiel, disait Hugo von Hofmannsthal, est de trouver la force de vivre « sous l’immense pression de toute l’existence rassemblée ».
4Où se situe le poète, et quel est le lieu de son combat ? « Aux frontières de l’illimité et de l’avenir », répond Apollinaire. L’auteur d’Alcools nous donne ainsi une première indication sur l’une des fonctions possibles de la poésie, qui rejoint la question sociale en déployant au plus profond de notre être l’horizon de l’utopie. Baudelaire, on ne l’a sans doute pas assez remarqué, le disait explicitement : « C’est une grande destinée que celle de la poésie ! Joyeuse ou lamentable, elle porte toujours en soi le divin caractère utopique. Elle contredit sans cesse le fait, à peine de ne plus être. Dans le cachot, elle se fait révolte ; à la fenêtre de l’hôpital elle est ardente espérance de guérison ; dans la mansarde déchirée et malpropre, elle se pare comme une fée du luxe et de l’élégance ; non seulement elle constate, mais elle répare. Partout elle se fait négation de l’iniquité. » Cependant Baudelaire dit aussi, comme pour prévenir l’idée mauvaise selon laquelle la poésie pourrait avoir un programme social : « La poésie n’a pas d’autre but qu’elle-même ; elle ne peut pas en avoir d’autre, et aucun poème ne sera si grand, si noble, si véritablement digne du nom de poème, que celui qui aura été écrit uniquement pour le plaisir d’écrire un poème. »
5La question qu’il convient alors d’examiner pourrait s’énoncer ainsi : quelle est la fonction sociale de la poésie, si elle ne peut trouver son espace et rassembler ses énergies que dans une sorte d’asocialité ? Nous sommes ici au cœur d’un problème fondamental et complexe. On ne pourra qu’esquisser des pistes de réflexion.
6Pour commencer, on prêtera attention à ce qu’écrivait Shelley dans Défense de la poésie en 1821, c’est-à-dire en un temps de plein essor du capitalisme industriel : « La culture de la poésie n’est jamais plus désirable qu’aux époques pendant lesquelles, par suite d’un excès d’égoïsme et de calcul, l’accumulation des matériaux de la vie extérieure dépasse le pouvoir que nous avons de les assimiler aux lois intérieures de la nature humaine. » C’était déjà clairement désigner la poésie comme contre-feu au système d’aliénation des sociétés modernes. Shelley évoque ensuite ce que l’on pourrait appeler l’effet concret de la poésie : « Elle libère notre vue intérieure de la pellicule de l’habitude qui nous rend obscure la merveille de notre être, elle nous impose de sentir ce que nous percevons, et d’imaginer ce que nous connaissons. » Ce que suggère Shelley, c’est que la poésie est ce qui relie l’énergie de l’être à l’énergie de la langue. Quand ces deux énergies ne sont pas au contact ou restent assoupies, nous gisons « sous les cendres de notre propre naissance et couvons un éclair qui n’a pas trouvé de conducteur ». En termes plus triviaux, c’est comme si l’humanité en nous tournait alors à bas régime, dans un état de relatif assoupissement psychique et spirituel. La poésie serait donc un appel à accomplir jusqu’aux plus extrêmes limites tout le parcours dans l’humain.
7Au xxe siècle, des écrivains et théoriciens russes de la littérature, Victor Chklovski et Iouri Tynianov, ont développé toute une réflexion en ce sens. Dans Résurrection du mot (1914), Chklovski observe que dans le langage de tous les jours, nous revêtons fatalement la cuirasse de l’habitude et ne prêtons plus attention aux mots que nous employons. Nous ne les entendons plus. De ce fait, si les mots nous permettent encore de reconnaître le monde, ils ne nous invitent plus à le voir et à le ressentir. Nous sommes semblables aux riverains de la mer qui finissent par ne plus entendre le bruit des vagues, dit Chklovski, semblables au violoniste qui aurait cessé de ressentir son archet et ses cordes. « Seule la création de formes nouvelles de l’art peut rendre à l’homme la sensation du monde, peut ressusciter les choses et tuer le pessimisme. » La poésie serait alors la pratique et le lieu où, par le langage, quelque chance nous serait donnée de résister à diverses formes d’aliénation et d’entropie.
8Le poème est comme une nouvelle naissance au monde. Il s’accomplit dans la pleine conscience ou l’intuition obscure que l’origine n’est pas un point fixe à l’orée d’une vie, mais qu’elle constitue un processus constant : une manière d’engager à nouveau un pari avec l’inconnu, une activation de la vie qui autrement s’enliserait dans la narcose, dans la fatigue et l’usure du quotidien. Le poète italien Mario Luzi a parlé d’incessante origine, car l’humanité de l’homme ne lui est pas donnée une fois pour toutes, elle est au contraire une genèse permanente.
9Un poème est d’abord un événement de langage. Dans l’ordre du langage, il invente quelque chose de nouveau, quelque chose qui n’a jamais encore eu lieu. S’agirait-il en définitive d’offrir un espace à ce qui n’a pas de lieu, c’est-à-dire, au sens strict, à l’utopie ? Dans Le méridien, Paul Celan qualifie expressément le poème d’« utopie ». Je suis enclin à penser que c’est dans le rapport même à cette dimension utopique que le poème se déploie comme sujet : un sujet en acte, en train de s’autoproduire, de s’ouvrir et de se redonner chaque fois une place habitable, un lieu d’existence.
10La poésie est aussi ce qui nous permet de résister à l’étiolement de la langue, à sa réduction anémique à un simple outil de communication. Si la communication vise à la compréhension immédiate – c’est-à-dire à un « profit » sans délai dans l’ordre de la parole – la poésie, par le jeu de ses transparences et de ses opacités, entend au contraire faire droit à une saisie ouverte et différée du sens. Car notre être n’a pas tout entier son siège dans l’entendement direct et instantané. Bien souvent, c’est notre vie même qui développe les potentialités d’un poème – comme, hier encore, dans la chambre noire, on développait le négatif d’une photo. On pourrait d’ailleurs inverser la proposition : au contact du poème – et plus largement des œuvres d’art – se développe le sens notre vie. Le poète futuriste Velimir Khlebnikov disait à peu près la même chose sur le cheminement obscur du sens et sur son processus temporel, mais en proposant une autre image : « Est-ce que la terre comprend les signes des graines que le laboureur jette en son sein ? Non. Néanmoins, la moisson du champ est une réponse à ces graines. » L’énergie du poème circule entre clarté et énigme, elle modifie notre perception du monde et ne tient jamais l’ordre de choses pour immuable. L’émotion qu’elle suscite – pour reprendre les mots de Kafka – est susceptible de « briser la mer gelée » qui tend sans cesse à se reformer en nous.
11Je voudrais encore citer un poète du xxe siècle, l’américain Louis Zukofsky, qui écrivait, fidèle à sa conception à la fois très exigeante et très ouverte de la poésie : « Le savant contraint d’expliciter une intuition, l’architecte construisant une maison où vivre, le danseur disant aux yeux des autres ce que bouger veut dire, l’historien modelant une somme d’événements selon la seconde loi de la thermodynamique, l’économiste subsumant sous la fiction d’une valeur une infinie différenciation de processus de production, le tailleur coupant le vêtement qui s’ajustera au contour d’un corps, le peintre, le musicien, tous ceux qui construisent hors d’eux-mêmes s’avancent en vérité vers la poésie. » Et il disait aussi : « La meilleure façon de savoir ce qu’est la poésie est de lire des poèmes. Ainsi, le lecteur devient lui-même une sorte de poète : non parce qu’il “contribue” à la poésie, mais parce qu’il se découvre sujet à son énergie. »
12Qui pourrait affirmer que rien de tout cela ne concerne ni de près ni de loin le discours social en quoi consiste l’inconscient du sujet, mais remis en question, déplacé par une parole, un désir singuliers ? Le poème, exil au sein de la langue même, n’ouvre-t-il pas à un sens neuf ? Qui pourrait affirmer que rien de tout cela ne concerne de près ou de loin la psychanalyse ?