1La lecture du livre de J.-P. Lebrun est toujours la source d’une profonde stimulation pour notre réflexion. Le style de cet ouvrage est clair, les références nombreuses (parfois peut-être un peu trop, si cette remarque est permise). L’auteur poursuit inlassablement son travail de lecteur et traducteur de notre époque et des changements de notre société. C’est une thèse qu’il défend à savoir qu’il y a une profonde mutation anthropologique entraînant un certains nombre d’effets sur le plan clinique.
2La thèse centrale du livre décrit le fait qu’une limite serait désormais franchie, celle incarnée par l’interdit œdipien, franchissement engendrant un certain nombre de conséquences sociétales et cliniques. La jouissance incestueuse va à l’encontre de toute forme d’humanisation et s’accompagne d’une déstructuration du langage.
3Pour soutenir sa thèse, l’auteur développe trois points importants dans cet ouvrage :
- la notion d’inceste et la fonction de l’œdipe qui nécessite une relecture et, à vrai dire, une mise au point ;
- la notion du maternel et de la fonction de la mère devenue prépondérante au regard de l’effacement, « de l’évaporation » de la fonction paternelle ;
- l’incidence du discours social, « ce troisième partenaire sans visage », qui est un point qui apparaît entre les lignes dans le livre.
4Nous interrogeons cette notion de logique libérale, voire néolibérale, qui elle aussi nécessite un examen rigoureux, le risque étant de tomber dans des généralités. Cela pose enfin cette question toujours brûlante du « comment vivre ensemble ? » Comment trouver d’autres repères sachant que ce qui a fondé un certain type de société est désormais désuet, à savoir la forme patriarcale. L’enjeu est de taille en clinique obligeant à revoir un certain nombre de références pour les remettre au travail (celle au père et sa fonction, la notion d’autorité ; existe-t-il une fonction maternelle ?)
5Dans un premier temps de son livre, J.-P. Lebrun associe la dimension de la subjectivation avec l’inceste. Il fait référence à la question de la loi et à cette notion de limite sans cesse repoussée dans notre modernité. En effet, la question est d’importance de savoir qui est premier : le réel ou le symbolique ? Point intéressant selon que l’on prend les choses suivant une version ou l’autre. Toutefois, nous ne retrouvons pas une notion bien précise sur l’inceste et l’œdipe même si tout ce qui est avancé mérite attention. Il y a effectivement à distinguer ce qui concerne la question de l’Œdipe et son effectivité d’un côté, et de l’autre l’interdit de l’inceste avec les effets de la perte de signification de cet interdit.
6L’enfant doit renoncer à être « l’objet de la mère », il doit renoncer à cette jouissance première. Il doit pouvoir passer de ce statut d’objet imaginaire à celui de sujet désirant. C’est dans ce moment, dans ce passage, que nous pouvons repérer les difficultés et les incidences cliniques.
7J.-P. Lebrun nous rappelle à juste raison la fonction du patriarcat et des ses effets. Notre social n’en retient que la fonction d’autorité et son caractère arbitraire. Cela dans la plus profonde méconnaissance des lois de la parole. Bien sûr « le lien incestueux est toujours à l’œuvre pour chacun », mais il est aussi à la racine du désir, impliquant cette nécessité d’arrachement à cette jouissance totale à la Chose.
8Il est difficile de reprendre tous les points évoqués par l’auteur tant ils sont nombreux et riches. C’est dans cette finesse clinique de petits éléments d’apparence anodine qu’il va extraire les points forts. C’est dans ce défaut de pouvoir accepter une limite qu’il y a difficulté. J.-P. Lebrun fait cette remarque fort intéressante entre la notion d’empêchement et d’interdit où, dit-il, « l’empêchement n’exige pas l’absence mais devra au contraire toujours faire appel à une présence pour aboutir à ses fins[…]L’interdit suppose le dit et en reste tributaire ». L’intérêt du livre réside aussi dans la description des effets. L’auteur pose la question de savoir « jusqu’où peut mener l’inceste ». C’est ainsi qu’il évoque le cas de Michèle Martin et de Richard Durn.
9Nous ferons une remarque en ce qui concerne l’interdit de l’inceste en précisant qu’il s’agit d’un fait de langue, c’est un impossible. Si la fonction du langage est ébranlée dans ses fondements, c’est du côté de cette frontière, de cette limite qu’il y aura des conséquences. Il s’agit non pas du déclin des pères mais des Noms-du père, ce qui signifie le déclin de la fonction du langage. Il attache à cet endroit une attention très vive.
10Le deuxième point concerne la mère, le maternel. C’est là assurément un point délicat s’inscrivant dans le sillon de travaux antérieurs concernant le matriarcat. Ce champ est complexe et nécessiterait de plus longs développements. Précisons toutefois quelques points. La mère est toujours présente dans le champ de la réalité, situation fondamentale. Lors de son arrivée au monde, l’enfant a affaire en premier à la dimension de l’Autre, l’Autre primordial (la mère) et l’Autre du langage et du sexuel. Cela pose aussi le problème du rapport au phallus, évoqué dans l’ouvrage mais qui n’apparaît peut-être pas suffisamment. En filigrane se pose la manière dont le phallus se transmet avec ses incidences cliniques.
11Le troisième point que nous souhaitions aborder concerne ce que J.-P. Lebrun appelle le troisième partenaire sans visage, à savoir le social. L’auteur évoque la question du capitalisme et du libéralisme avec ses effets délétères ; toutefois, il s’agirait d’arriver à donner une définition précise du libéralisme car souvent il y a confusion entre libéralisme, lequel est à la base de nos sociétés démocratiques, et le néo-libéralisme. À notre avis, ce sont les effets sociaux du discours de la science qui sont à la source de cette levée de la limite. La science ne fait souvent que repousser les limites du réel. Elle anticipe les souhaits de nos contemporains, elle apporte un changement dans notre culture. Le capitalisme vient ensuite se saisir des opportunités pour nous proposer des objets issus des progrès de la science et surtout des effets de la technique. La technique laisserait supposer que nous pourrions suturer cette faille inhérente au langage, en ce qu’elle vient forclore la dimension de l’Autre. Ce qui fait dire à Charles Melman : « Dans la mesure où la technique assure cette prise sensationnelle et sans précédent sur le réel, il paraît presque normal que l’on voie se diffuser des conduites de type incestueux ou de type de rapt ou de tournantes. » Ce pourrait être l’objet d’une future piste de travail.
12L’auteur termine son livre sur un film venant à point nommé pour éclairer avec force la démonstration de sa thèse, cette fiction prenant ainsi valeur de vérité. Il s’agit de Perfect Mothers, de la réalisatrice Anne Fontaine. Le visionnage entraîne effectivement un certain nombre de réactions, voire un certain malaise. « Ce qui est surtout perceptible dans le film […], c’est l’incapacité dans laquelle nous met le récit de nous faire une idée de ce qui est acceptable et de ce qui ne l’est pas. » Le malaise provoqué étant lié à cet estompement de l’interdit de l’inceste. Suffirait-il de laisser l’amitié organiser la vie humaine ? Serait-ce au nom de l’amour total ? Est-ce là la perspective d’un nouveau type de lien social ?
13Pour conclure, J.-P. Lebrun pose à la fin de son ouvrage la question de savoir comment faire pour vivre ensemble à partir de tous ces changements. Il ne s’agit d’aucune manière de vouloir un retour au passé ; de retrouver la façon de réarticuler un lien entre S1 et S2. C’est à cet endroit que les psychanalystes ont une responsabilité à prendre.