Notes
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Schéma 1
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Schéma 2 : coincement d’un objet maintenant une équivalence et un renversement possible.
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Schéma 3 : la Jouissance Autre se confond avec le trou du Symbolique et se trouve en quelque sorte « mal barrée ».
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Schéma 4 : l’autotraversée de son délire « liquide » la patiente.
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J. Lacan, Le Séminaire, Livre XXIII (1975-1976), Le Sinthome, leçon du 16 mars 1976, p. 162-164. Le link de Milnor se défait par son autotraversée. Son redoublement par l’inconscient collectif ne le défait plus par l’autotraversée.
1C’est une patiente d’environ 75 ans. Nous nous rencontrons de façon hebdomadaire depuis une quinzaine d’années. Au fil du temps, j’ai découvert qu’elle ne m’était pas fidèle dans son suivi « psy ». Des « psys », fort heureusement, elle en voit d’autres. En toute discrétion par égard pour notre travail. Sa débrouillardise intuitive mais pertinente quant à la structure l’autorise à s’échapper de la puissance de l’unique qui pourtant l’attire. Car elle sait combien l’unique peut aussi la tyranniser. Entre ces deux pôles son affect balance et c’est dans cet espace intermédiaire qu’elle œuvre à inventer sa vie. C’est la fille unique d’un couple uni, raconte-t-elle. D’une mère très belle dont elle sait qu’elle était « la femme de sa vie » pour son père. D’un père adorateur de sa femme, et dont sa mère lui aurait « empêché toute approche », dit-elle. Ainsi va le doux cocon familial qui organise l’amour et son univers d’enfant. Cocon nostalgique qu’elle croit perdu. Douceur perdue face à la dureté de l’univers constaté une fois qu’elle en est partie pour faire sa vie de femme. Femme forcément promise, du moins le croyait-elle, à trouver l’homme avec qui elle pourrait rebâtir ce petit paradis du duo parental admiré. Pourtant cette inlassable rêveuse n’a jamais connu par la suite que l’enfer dans sa rencontre avec les hommes, dans sa vie de mère ou dans sa vie sociale. Et pourtant, ce qu’elle croyait perdu et qu’elle regrettait tant ne l’a jamais réellement quitté dans cet enfer. La structure à laquelle elle tenait et tient encore est toujours là, présente et active en son automatisme logique, répétitif, implacable. L’homme providentiel qui lui serait dû, qui l’aimerait de façon certaine et comme rêvée, qu’elle espère en sa possibilité de reconstruire le cocon paradisiaque, elle ne peut s’empêcher de le chercher. Tant dans sa vie intime de femme que dans la vie publique où la structure de ce cocon se devrait pour elle d’être redoublée, assurée. Mais ce pôle d’illusion, qui fait le moteur élévateur de la relance économique et dynamique de cette fidèle de la clinophilie, ne manque pas à chaque fois de se heurter au mur de l’impossible et de la déception qui dans l’enfer la fera s’écrouler. Son illusion ne tient pas la traversée par l’impossible de son fantasme, et son univers se réduit au renversement dans l’enfer du rien, juste avant son délitement et sa liquéfaction. D’autant plus que même dans le social, le redoublement par l’homme providentiel n’est pas là pour assurer.
2L’ensemble des hommes lui semble étranger et la laisse indifférente. Elle ne les voit pas, explique-t-elle. Plus exactement, elle les perçoit comme une masse de traits érigés, indistincts les uns des autres en leur unité propre et leur unité d’ensemble. Mais de temps en temps, instantanément, accidentellement, elle peut être frappée par untel qu’elle croise. Elle le distingue, il se distingue. Un regard furtivement croisé entre elle et lui suffit, même via l’écran de télévision. Une brillance émerge de cette masse indistincte. La belle clinophile ne voit plus « un simple phallus sur patte », comme elle le formule elle-même, mais le charme d’un homme en son style, en sa finesse, en sa puissance désirante saisie par un trait distinctif. Là une chevelure étincelante, ici un mouvement de torsion du corps bien caractérisé, ailleurs tel effet de style… Alors en un éclair s’illumine le monde terne dans lequel elle déambulait en touriste. Tout d’un coup l’ambiance morne de son existence se colore et prend de la saveur. Le réveil de la clinophile endormie s’amorce. Son corps refroidi s’enflamme. Ça la regarde ! Cet homme soudain, il la réveille et l’intéresse. Il la regarde ! Le paradis redevient potentiel. Elle se ranime. Elle se passionne. « Ça », « lui », « untel il », il lui fait tout un tas d’effets. La rêveuse recommence à faire des projets de couple. Elle rêve et ça devient à nouveau sa réalité. Non, le cocon n’est pas perdu. La possibilité s’ouvre à nouveau et l’espoir rallume un enthousiasme qu’elle croyait disparu au fond de son gouffre thymique. Cet homme, il lui fait redéclencher l’amour. Il lui provoque l’amour. Il lui fabrique l’amour et lui donne. Il lui fait l’amour. « C’est fou, dit-elle, les orgasmes se démultiplient » en elle. Elle brûle d’amour.
3Mais voilà bientôt qu’elle s’en consume. L’enfer s’annonce. Le renversement n’est pas loin. L’affaire se retourne. Il la contrôle par son désir d’homme. Il ne la lâche plus car elle en est la cause évidente et le support assuré. Il est tout-puissant dans ses manipulations incroyables, irréelles, et que pourtant elle observe et se trouve obligée d’admettre, tout en s’en défendant, scandalisée. Il la regarde partout où elle va. Elle devient son objet. Il lui répond dans le monde que d’ailleurs il contrôle par des tas de messages allusifs qui s’adressent tous forcément à elle. Elle perd sa liberté. Et le plus fou dans l’histoire, c’est que tout ce pouvoir en puissance, il l’exerce à distance sans même consommer. En plus, force est de constater qu’elle s’est faite avoir… Il ne l’appelle même pas au téléphone. Il ne l’aborde pas. Il ne s’adresse jamais à elle directement pour lui parler. Il ne vient pas la voir chez elle. Il ne fait montre d’aucune velléité à partager en réalité une vie de couple. C’est « une arnaque » : il est tout-puissant sur elle, et elle, elle ne peut même pas profiter de sa présence ! « C’est impossible de faire couple ainsi ! » Elle est déçue. Tout ça se réduit à rien. « C’est sans intérêt ! » Tout ça ne vaut rien. Ce n’est pas comme ça que ça devrait être. Et elle n’est pas sans le savoir… Tout ça ne tient pas debout. Après l’enfer, la désillusion. Le délitement du support même de son illusion. La traversée par l’impossible de son univers fantasmatique le défait. De surcroît, la conclusion de cette histoire répétitive, se redouble toujours pour elle en l’occasion de sa chute d’un moment de revendication. Même dans le social, ce dirigeant politique censé nous aimer et vouloir notre bien, auquel pourtant on a cru et qu’on a soutenu, ne s’avère en fait n’être qu’un pantin qui lui-même ne tient pas ses promesses. « Alors c’est qu’il n’y a personne. Personne qui nous aime et prend soin de nous ! » Sa désillusion vire à la dissociation. Elle se défait littéralement. Elle se « liquéfie », dit-elle. Il n’y a plus personne ! « Je suis bonne pour l’asile et à ramasser à la petite cuillère » conclut-elle.
4Ce n’est que récemment, après tout ce temps où en série l’affaire a dû se répéter avec untel, untel ou untel, l’interrogation analytique se maintenir, la confiance s’installer pour pouvoir pousser le récit à son ultime, que le travail analytique nous a permis de coincer la devenue fumeuse affaire d’une érotomanie que nous allons qualifier de bipolaire en sa structure même. Bipolaire mais de façon borroméenne. C’est-à-dire dont la mise à plat dans une écriture nodale qui devient possible nous amène peut-être un peu plus loin qu’un simple étiquetage attributif, qu’une lecture sémiologique déconnectée des enjeux économiques, logiques, structuraux singuliers pour cette patiente. En effet, un déchiffrage nodal nous permettrait-il, une fois posé, de pouvoir orienter de façon non nocive nos interventions, afin non seulement de ne pas nuire, mais aussi, au delà de l’erreur, de l’une bévue qui est effectivement bien humaine, d’essayer de faire en sorte de ne pas diaboliquement y participer dans sa persévérance ? Par rapport à cette érotomanie ici décrite et qui est somme toute assez banale et ordinaire, dans une clinique tant singulière que sociale (la promesse d’un État qui nous aimerait et voudrait notre bien par exemple), les propositions nodales lacaniennes nous permettent-elles d’essayer d’en faire état sans en assurer l’État ? Un État alors particulièrement chronicisé, organisé, reconnu, patenté, totalitaire, garanti de son maintien dans la succession répétitive ?
5Pour cette patiente, ce n’est que par l’établissement de la logique nodale ici à l’œuvre qu’une intervention potentielle s’envisage enfin. Le coinçage est ici purement bipolaire en son jeu de renversement. Il cherche à réaliser le fantasme du couple parental tel qu’il a été œuvré, ou tel qu’elle croit qu’il l’a été et se devrait de continuer à l’être. Un coinçage d’objet s’avère bien présent [1], notamment dans son caractère d’énigme insistante, mais aussi dans ses logiques de renversement d’équivalence du sujet et de son objet. Ainsi, la patiente peut effectivement poser un regard fantasmatique sur un homme qui, comme objet, se distingue d’une foule et qui, comme objet toujours, lui fait quelque chose. « Il me fait quelque chose », comme elle dit, ou « ça me fait quelque chose », comme le dit la chanson. Mais ici, pas de place pour deux sujets et un objet. Un rapport de deux, bipolaire nodalement, se réalise entre un sujet et un objet. Le coinçage est bien présent et se confirme dans sa topologie de renversement [2]. De sujet regardante, posant son regard fantasmatique sur tel homme distingué de la masse et qui vient faire support comme objet fantasmatique et causalité comme objet cause de son désir, l’évolution de son état la fera passer à cette position d’objet de cet homme à présent désirant. Elle passe d’un « il me regarde » (comme on dirait « ça me regarde, je me sens concerné ») et qui la réveille de sa somnolente indifférence mais pour seulement mieux poursuivre son rêve, à un « il me regarde » cauchemardesque en son renversement, où son objet prend dorénavant les commandes comme sujet bien réel qui s’accroche à elle sans ne plus la lâcher, jamais aussi présent que dans son absence. L’objet imaginaire qui supporte l’illusion et l’objet réel qui cause son désir sont confondus en une seule unité consistante tandis que le Symbolique en assure le coinçage borroméen [3] : « Untel (elle prononce son nom) il me fait ça. » Il s’agit d’un coinçage à deux qui exclu tout élément tiers. La place tierce disparaît, celle qui empêcherait le duo en son rêve et le duel inévitable en son renversement d’illusion, mais qui assurerait le lien dans la séparation entre deux et la supposition d’un intérêt à faire ensemble. Sa mère comme femme lui barre l’accès à son père dès son plus jeune âge. Le rapport à un homme est forcément bipolaire entre ou bien une place d’objet ou bien une place de sujet à se distribuer. Citons la patiente : « Le partenaire, je n’arrive pas à savoir ce que c’est ; j’ai pas la notion d’altérité ! » Mais cette réalité ne tient pas debout par rapport à un Réel, le Réel de la vie partagée, qui en vérifierait le semblant en sa structure. Et cette articulation est vouée au délitement [4]. En plus actuellement, se plaint-elle, dans l’inconscient collectif, il n’y a pas (fort heureusement pour nous pas encore, même si malheureusement on peut en constater la tentation collective perpétuelle) ce redoublement fantasmatique qui empêcherait cette débandade finale conclusive. Car l’ensemble de cette fabrique n’est guère exploitable et n’aboutit pas à la production d’un quelconque intérêt existentiel à vivre. Le sujet n’étant pas capable d’assumer son fantasme en tant qu’il en est l’auteur, fabrique à son insu, dans cette binarité concurrente du sujet et de l’objet, la désillusion fatale et l’absence du lieu d’être de son désir. Sa dernière illusion reposerait sur le redoublement de cette structure par son duplicata en inconscient collectif pour continuer à croire que l’ensemble tient encore [5]. L’analyse des folies de l’histoire ne nous a jusqu’ici pas permis de traiter autrement la répétition que par sa chronicisation en l’état et en sa persévérance. Ne serait-ce pas là ce que Lacan appelait « le retour de la vraie religion », sorte d’érotomanie universalisée ? Les écritures borroméennes dans leur maniement clinique peuvent elles nous aider à savoir y faire autrement ?
6C’est l’enjeu notamment de la cure de cette patiente, où il s’agira d’essayer de stopper cet amalgame entre le Réel et l’Imaginaire qui ne lui fait que prendre ses rêves pour la réalité et n’annonce que l’éveil dans le cauchemar. Alors que chacun est censé savoir qu’on ne peut pas confondre ses rêves et la vie réelle. L’ombilic de tout rêve nous empêchant de le prendre pour une réalité, y compris dans l’analyse du rêve.
7Ce n’est que depuis peu que, par notre travail, cette patiente vient d’intégrer l’impossible de cette confusion du Réel et de l’Imaginaire. Pour ce dernier « il », croisé dans la rencontre par écran de télévision interposé, elle commence à accepter qu’il y a bien du tiers qui ne la concerne pas particulièrement elle : il y a cette caméra qui filme pour retransmettre à n’importe quel téléspectateur. Voilà la seule totalité d’un ensemble dont elle fait partie pas plus particulièrement que n’importe quel autre. Mais elle n’a pas pour autant, dans la rencontre de la limite à son illusion, à aller jusqu’à la dissociation mortelle de la catastrophe où la pousse sa déception. « J’y croyais comme au Bon Dieu… Une sacrée intrication !… Quand vous tombez sur quelqu’un qui a du charme, un type aimable qui a envie qu’on l’aime et qui fait tout pour… », peut-elle à présent formuler. « Alors c’est comme ça pour tout le monde ? », peut-elle supposer à présent en acquiesçant, bien qu’encore frappée de perplexité. Elle peut quand même bien s’autoriser un regard sur untel. Mais qu’elle en assume dans sa solitude, et la simple portée fantasmatique sans voir plus loin, et le fait d’en être l’auteur(e)… Pour ne pas faire d’un rêve une vraie maladie : « Mon Père, il y avait compris ! Il m’appelait “la belle au bois dormant !” »
Notes
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[1]
Schéma 1
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[2]
Schéma 2 : coincement d’un objet maintenant une équivalence et un renversement possible.
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[3]
Schéma 3 : la Jouissance Autre se confond avec le trou du Symbolique et se trouve en quelque sorte « mal barrée ».
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[4]
Schéma 4 : l’autotraversée de son délire « liquide » la patiente.
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[5]
J. Lacan, Le Séminaire, Livre XXIII (1975-1976), Le Sinthome, leçon du 16 mars 1976, p. 162-164. Le link de Milnor se défait par son autotraversée. Son redoublement par l’inconscient collectif ne le défait plus par l’autotraversée.