La phobie, le vivant, le féminin, d’Isabelle Morin, Éditions Presses Universitaires du Mirail, 2009
1Phobie, vivant, féminin, à partir de ces trois termes, signifiants ou concepts, Isabelle Morin tente dans son livre de développer les enjeux de la clinique de la phobie et de répondre à la vaste interrogation : en quoi consiste-t-elle ? Son ouvrage, très largement référencé, nous invite à parcourir les multiples facettes de cette clinique dont elle propose une lecture qui remette son lecteur au travail, d’abord à partir des avancées spécifiques de Freud à propos du cas du petit Hans, puis des prolongements amenés par Jacques Lacan qui en fait « une plaque tournante de la structure », mais également pour ouvrir dans un troisième temps à une interprétation qui conduit à distinguer la dimension du féminin comme lieu éminent de gisement de la problématique de la phobie.
2Isabelle Morin porte d’emblée son interrogation sur ce plan structural que nous savons lié au surgissement d’une angoisse nouée à un danger réel. C’est bien en effet elle, l’angoisse, qui fait foi de la traversée des linéaments (ou des contours) du champ de l’Autre, ceci depuis sa création, plutôt sa présence première ou primordiale en tout cas, jusqu’à la constitution, formation ou émergence d’un sujet, donc d’un désir pas sans l’Autre et qui pourtant s’en différencie.
3Nous devons bien faire ce premier constat : la phobie questionne et distingue à la fois ce qui fait peur, ce qui angoisse et ce qui provoque l’effroi. L’auteur y insiste, elle est à la préhistoire de tout sujet puisqu’elle est même au lieu de la première rencontre symptomatique avec le Réel de la jouissance pulsionnelle, soit la crainte de la survenue d’un élément hostile situé à l’emplacement d’un trou, la crainte d’un possible au regard de l’impossible. L’épreuve du trou serait alors comme la matière, le point de focalisation du phobique, puisqu’il y aurait là risque d’intrusion menaçante d’un phallus réel. Il faut sans doute le dire puisqu’il en est en effet beaucoup question à travers l’ensemble de cette étude que propose Isabelle Morin, ce trou, à la fois dans le savoir, dans la représentation, dans le langage, dans le corps même par conséquent, dans l’espace également, serait ce que désigne en propre le phobique dans la mesure où une jouissance en excès l’habite. Un symbolique ne pourrait parvenir à le rattraper dans cette tourmente, constate-t-elle. Impossible, pourrions-nous dire, de désactiver la dimension de l’inceste au niveau de la mère, ce qui fonderait l’objection du phobique à une possible évolution. Sans aucun doute ce constat ne concerne pas uniquement la clinique de la phobie. Sans le soutien de la jouissance phallique, l’objet peut prendre la voie de se faire un surplus, un reliquat soudé à une pulsion exilée d’un but érotisé, qui lui pourrait représenter l’Autre sur sa face d’amour en quelque sorte. Nous savons également que tout sujet peut traverser cette mise en place de la mère comme objet, non sans une certaine somme d’épreuves, seulement en ce qui concerne le phobique, il ne s’agit pas d’une traversée mais d’un arrêt sur image, une sidération devant un trop de signaux où se fait entendre un vain appel à « un père », un appel qui dirait « pas sans le relais de l’Autre sur ce Réel ». Ce manque trop évident de signifiance phallique conduit à l’inquiétude sur le sexe, la sexuation et même à un défaut d’aiguillage dans la sexualité que nous ne pouvons pas écarter. Fort généralement, la fonction paternelle intervient à cet endroit pour dérégler ce rapport qui se donne comme direct au désir oral démesuré de la mère dans sa relation pulsionnelle à l’enfant, alors qu’il s’agit plutôt essentiellement des effets réflexifs de retour de la voracité pulsionnelle de l’enfant en direction de l’Autre. Quoi qu’il en soit, dans le cas du phobique, un reliquat de ce dispositif subsiste, persiste même tout à fait vivant, localisant un point de mire devenant véritablement la cause d’une pathologie radicale de l’empêchement.
4Si dans cette clinique en question, le Réel se présente définitivement vivant ou pur contenu du déchaînement des jouissances, en quoi demeure-t-il si indépassable ? Comment le Réel demeure-t-il à ce point étranger ? L’auteur développe dans son livre les divers abords des jouissances, et plus particulièrement celle qui libère impudemment un objet interdit. Ainsi peut intervenir l’objet phobogène qui vaudra comme barrière, frontière ou limite pour signaler le pas à ne pas franchir – ou bien justement celui qu’il faudrait encore franchir ? Objets que l’auteur nous suggère de repérer comme étant des signifiants-objets en lieu et place d’un irreprésentable. C’est pourtant bien l’opération de refoulement de ce savoir pulsionnel qui pourrait se proposer comme point de départ du vivant, alors que dans le livre le vivant concerne la poussée pulsionnelle elle-même. Comment ce savoir sur le Réel pourrait-il faire émerger l’Autre auquel est appendue la seule question à la racine de mon vivant : « Que me veut-il ? » Car l’Autre comme porteur d’une énigme témoignerait déjà de la forme d’un refoulement dans la mesure où une question est toujours la marque d’une adresse antérieure au contenu d’une réponse. Le phobique serait lui en face-à-face avec la réponse. Une réponse qui ne dit rien ou ne peut rien dire puisqu’elle se joue préférentiellement dans le champ scopique.
Remarques
5Dans un large chapitre, l’auteur développe les étapes de la cure de Hans en en relatant de façon précise les séquences menées à partir de l’observation attentive et méticuleuse du père sur son enfant, orientées par les remarques de Freud auquel s’adresse le transfert du père. La mise à plat du matériel que délivre Hans, l’expertise ouverte sur la variété luxuriante de ces bricolages a soulevé pour moi l’interrogation suivante : ce dispositif d’observation ne serait-il pas lui-même le lit d’émergence d’une phobie dans la mesure où il centralise une cause : le phallus, la mère, le phallus maternel ? Mais de quelle mère s’agit-il au juste ? Serait-ce précisément celle qui en est privée ou celle qui n’est manquante de rien ? Dans ce cas, que regarde le père en observant son fils ? Et que retient le fils de ladite observation scrupuleuse de son père ? La recherche d’un fossile au cœur du problème pourrait parfois nous égarer dans la démarche (qui voisine fautivement avec l’introspection), même si ce fossile s’avérait porter un trait symbolique qui serait la marque d’un « passé » sur un trou, donc déjà quelque chose au-delà d’une image.
6À ce sujet, pourquoi n’est-il pas abordé comme tournant décisif la place de l’objet regard dans l’analyse de l’auteur ? Car réduire la phobie seulement à l’objet phobogène, ne serait-ce pas seulement vouloir s’intéresser à la partie émergée de l’iceberg ? La phobie structurellement concerne avant tout les aléas de l’identification au phallus par quoi s’humanisent les hommes et les femmes en tant qu’êtres sexués. Dans la phobie ce moment logique est mis en suspens. Identification à ce qui est trace d’un manque ou encoche afin de désigner un impossible fondamental. Est-ce le défaut ou le phallus qui est cause d’une angoisse massive dans la clinique de la phobie ? Puisque l’élection de l’objet phobogène est déjà une tentative de réponse qui vient concentrer, centraliser, circonscrire ce qui sinon serait infini, diffus et indéterminé comme angoisse. La menace salutaire suscitée par cet objet vaut comme la barrière ultime dressée contre la réalisation incestueuse pulsionnelle, mais où l’auteur entrevoit un face-à-face insoutenable avec le féminin de la mère. Elle le développe clairement dans son livre : pour elle, le défaut de représentation dans la clinique de la phobie est lié à son impossible accès à l’irreprésentable dans la mère, qu’elle nomme le « féminin », et qui apparaît ainsi comme étant le plus riche des discriminants. De sorte que le mot-valise « mère-féminin » introduit par l’auteur ne saurait à mon sens témoigner d’un saut métaphorique, car il demeure une construction métonymique – au même titre que les divers autres évoqués tels que « espace-féminin », « mère-enfant », « mère désirante » –, ce qui ne manque pas de susciter la remarque suivante : puisqu’une mère en tant qu’objet dans la structure inconsciente est pour elle-même rangée du côté du tout dans la sexuation, elle exclut de fait le féminin. Pourquoi vouloir chercher un féminin dans la mère, celui-là même qui serait causal de ce que le phobique ne pourrait admettre ? Comment néanmoins l’entendre ? Ce supposé féminin dans la mère tenterait-il de nommer la part du Réel ? Compterait-il aussi comme signifiant objet, pour reprendre ce terme cher à l’auteur ? Endosserait-il encore la fonction d’un objet défensif contra-phobique ? Cependant, ce féminin/mère ne peut que redoubler les effets du phallus imaginaire, tout en créant un mythe des origines de la constitution phobique : nouvelle déesse ? Nouveau mirage ? Sachant que le féminin serait plutôt susceptible de maintenir une forme de polythéisme, justement il semblerait que le problème dans la phobie relève d’une forme d’intolérance au monothéisme de S1. Quoi qu’il en soit, si l’on admet ce passage par les arcanes du féminin, détour éventuellement bienvenu chez la fille, en revanche pour le garçon cette lecture demeure tout à fait problématique. Car pour lui, comment les choses peuvent-elles se dérouler ?
7Le sujet accomplit son désir à l’endroit où il ne sait pas. D’où ce fait que le désir revêt toujours cette part énigmatique. Repérer la malposition des pères à l’endroit des mères, ou vice versa, peut prendre malheureusement forme d’un constat sans suite. Comme dans la cure, la critique des parents s’érige vite en impasse. Il ne s’agit pas tant d’en mesurer les écarts, au regard d’on ne sait quel idéal, que d’entériner plutôt ce qu’ils furent comme ils le furent. Aurait-il donc plutôt à inventer ou à forer un lieu où le savoir fait défaut, échappe, se révèle foncièrement non maîtrisable ? Seul le langage que rend vivant la parole peut en prendre le relais. La question que j’ajouterais enfin à la discussion serait celle-ci : est-ce le féminin qui fait si peur aux hommes, comme le dit Isabelle Morin, ou bien est-ce les hommes qui font peur au féminin ? Car le trait discriminatif du masculin/féminin, dans sa thèse, reste au stade de la phobie, une question à trancher.
Regard
8Le regard en tant qu’il interpelle directement le désir de l’Autre aurait pu être amené par l’auteur à travers les notions qu’elle considère comme fondamentales dans la phobie, et qu’elle met au travail autour du représentable/irreprésentable. Mais pourtant du regard, il n’en est rien dit. Dissimulé très sûrement sous la pression orale révélée par la présence anamorphique de l’objet phobogène, il n’en demeure pas moins radicalement présent. Nous savons par exemple combien les désorientations spatiales et temporelles exercées par les lignes de force dans la composition d’un espace, qu’il soit large ou réduit, tout comme la surabondance de signalisation qui réalise réellement des vides, désignent l’un comme l’autre la présence ou le surgissement d’un regard réel où rien ne serait à lire ni à traduire. L’espace tel qu’il se donne, c’est-à-dire avant tout relevant du registre scopique, d’un certain côté ne manque de rien et à son propos tout semble dit. Le phobique ne cesse de témoigner qu’il ne sait que trop combien ce réel ne peut pas valoir dans les champs des représentations. Aucun médiateur ne saurait estampiller ou valider une séparation entre ce point réel et lui-même, d’où son effroi. Comment pourrait-il donc déposer son regard, sachant qu’un regard s’avère déjà là, avant lui, sous surveillance ? Là où l’horizon devrait se confondre avec le regard du spectateur, voiler le défaut dans l’image, pour le phobique il est la ligne réelle du regard nu, corps étranger, intrus dans l’horizon. Mais lui, qu’est-il ? Qui est-il ? Homme ? Femme ? Qu’est-ce qu’on lui veut ? Que lui veut l’Autre ? Il n’est personne, angoisse, réduction physique.
9« L’angoisse quand la représentation échappe », nous dit l’auteur. Pour l’articuler autrement, je dirais que cela nous renvoie à un effet majeur de vacillement de l’être. Nous comprenons par exemple que lorsque l’espace ne se présente plus comme gardien de notre anthropomorphisme, survient alors la peur de son effondrement comme de notre chute. Défaut de la fonction de la représentation, avance l’auteur ; certainement, mais surtout défaut de l’Imaginaire ou maladie de l’Imaginaire, pour reprendre les formulations de Charles Melman. Il manque un appui fondamental à sa structure, comme il manque un appui dans cet espace. N’y manquerait-il pas justement ce que je nommerais la surface, c’est-à-dire ce qui sert de liant à la sensualité et, si nous allons plus loin, à la beauté, à savoir ce qui serait à même de transcender la pure vérité ? N’est-ce pas pourquoi le contact avec un semblable accompagnateur est « rassurant » pour le phobique ? Celui qui avec l’espace se confond, s’y reflète tout aussi bien et qui vaudra comme une attache devant ce vide. Celui qui, le temps d’un passage, le souffle d’un instant viendrait voiler le « hors castration » de l’espace, en quelque sorte. C’est pour cela que l’on peut regretter ce cantonnement aux termes de représentable/ irreprésentable qui constitue une impasse, celle-là même de ne pas reconnaître au-delà que Réel et Symbolique dans cette disposition ne peuvent constituer un lieu pour le sujet. La place de l’Imaginaire ne conduit pas nécessairement à bâtir une scène, un décor de théâtre (cf. Hans), mais commence par l’amour de l’autre, pour ainsi dire l’expression ou l’impression d’une forme, d’un relief, d’une coloration, d’une trace. C’est également reconnaître dans ces « impressions » qu’elles sont le soutien essentiellement premier pour anticiper un bord, face à un trou, c’est bien pourquoi le sujet se tient debout devant l’Autre et peut lui adresser son regard.
10Les notions de dedans/dehors prélevées dans la clinique de la phobie par l’auteur n’ont pas eu grand mal à constituer le point central sur lequel veut reposer l’efficace des psychothérapies comportementales quant à son traitement, puisqu’elles y matérialisent un appui représentable, des limites spatiales pour une clinique où fait cruellement défaut la représentation. Ainsi le seuil, barrière sensitive d’un danger possible, sorte de limite ultime avant l’extermination, se donnerait comme objectif un point de l’espace à expérimenter, à apprivoiser, à humaniser. Pourtant, la dimension de l’infranchissable est commune à tous les êtres et il est également commun à tous les êtres de vouloir le rendre franchissable. Donc peut-être un peu trop de : dedans, dehors incertain, dehors trop présent, dedans insécurisant, etc.
11À quel type d’espaces nous exerçons-nous aujourd’hui ? Les agoraphobies ou claustrophobies sont à lire comme les ressauts de ce franchissement opéré ou mis en acte dans bon nombre d’architectures ou d’espaces contemporains. Absence de seuil ; automatisme en lieu et place de nos gestes et de notre toucher ; escaliers de secours ou sécuritaires et non plus d’ornement ; circulations qui nous individualisent, plus personne à côté de nous ou en face de nous ; bref, introduction des consignes de la technoscience où tous les accrocs sont déjà anticipés, où tout est déjà pris en charge pour éviter l’émergence de la plainte, « on pense à vous ». Il n’y aura donc normalement plus d’obstacle, plus de problème possible, ce qui ne manque pas d’interroger sur l’érotomanie de l’autre/Autre qui semble nous aimer tant et s’occuper du moindre détail de notre circulation. Ce monde continu, sans coupure, sans rupture, est à la fois éminemment phobogène tout en pouvant dans un certain sens donner réponse attendue au phobique, puisque le représentant du manque réel s’y trouve admirablement pris en charge. Nous devinons bien entendu que le problème n’est néanmoins pas là. Car en lieu et place de la prise en charge, il n’y aurait qu’un signifiant maître pur – personne – seulement un commandement réel, anomique et innommable. Pourquoi donc ?
12Il faut y insister, ce qui nous humanise implique d’admettre une identification au phallus comme signifiant, relais nécessaire au désir de l’Autre. La fonction de la lettre volée chez Edgar Poe en rend déjà compte à sa manière, elle met en scène la circulation d’une lettre pour laquelle l’auteur est supposé comme le destinataire. Mais à qui appartient-elle, interroge Lacan ? Le problème dans la phobie est également à situer en ce niveau de défection, puisqu’il est appelé à circuler sur la scène du monde sans qu’aucune spécification sexuée ne le détermine eu égard au regard de l’Autre, dès lors sans adresse. C’est en cela que la fonction de l’objet regard est tout à fait décisive dans la clinique. Le phobique est appelé à aller nu quant à la sexuation et ne saurait voir davantage la lettre d’amour en quelque sorte.
13La scénographie fit témoignage d’un certain degré de résolution (incomplète) chez Hans, aboutissement à une possible articulation – poinçon – d’un fantasme qui ne l’était probablement pas antérieurement, mais qui demeure accroché à la valence imaginaire du phallus. La question que je poserais, de façon peut-être abusive, serait de dire que s’il n’y a pas chez le phobique de signifiance phallique ou du moins ayant atteint à sa pleine fonction, comme d’identification franche, quel serait son corps ? De quel corps relève-t-il ? Qu’est-il d’autre que le lieu du tourment du déferlement des jouissances sans bord ? L’angoisse est-elle son seul recours ? Son seul secours pour maintenir en un certain point resserré l’excès même des jouissances, et signaler aussi par le détour du déferlement de l’angoisse, la présence de l’Autre comme adresse ? Nous pourrions même ajouter que vouloir trop rapidement supprimer l’angoisse, dans ce cas, conduit à collaborer à une entreprise de levée de barrière assimilable à une réalisation incestueuse.
Le Symbolique et le Réel
14Comment entendre qu’une part du Symbolique ne parvienne pas à voiler le Réel ? Isabelle Morin nous invite à tenter de parler du nouage entre ces deux dimensions. Nous savons que le Symbolique ne peut jamais parvenir à recouvrir le Réel, car il ne peut certes pas combler l’incomplétude du sujet dans son rapport à l’Autre et à l’objet. Dans la phobie, reste attachée dans cet intervalle une menace, incarnée, nous l’avons dit, par le phallus maternel. De teinte cannibalique, dévorant, griffant ou mordant, ce phallus ne cesse d’occuper le livre et de nous en dévoiler les impasses, tout comme les divers moyens mis en œuvre afin de parer à ce défaut structural de symbolisation. « D’un côté le Réel, son poids et d’un autre côté le pulsionnel non passé par la symbolisation. » La fonction symbolique mise en avant tout au long du livre pour aborder la phobie permet de faire émerger la distinction des trous constitutifs du langage : celui issu du manque réel, celui issu du manque symbolique. À ce propos l’auteur précise que la rencontre du désir de l’Autre serait une tentative de recouvrement de ces deux trous. Tentative sur laquelle, dit-elle, échoue le phobique. Peut-il alors parvenir à aimer du lieu de l’angoisse où il se situe ? C’est une question qui pourrait également nous en apprendre sur le monde des objets sans nom qui s’infiltrent dans les intervalles de nos échanges, de nos désirs, et qui prolifèrent comme s’ils relevaient du nécessaire. Peut-être sont-ils eux-mêmes des objets contra-phobiques doués de la vertu de capter le petit autre, c’est-à-dire le même, ultime appui contre le dérobement. Mais ces objets ne restent ni utiles, ni beaux, ni viables, c’est-à-dire sans suite dans l’économie humaine.
15Nous comprenons au fil de notre lecture que « ce qui devrait être refoulé », concerne le Réel en tant qu’il n’est rien, tout ou presque, seulement l’effet d’une suffocation jeté sur le corps du phobique. Lui serait-il donc impossible d’apprivoiser ce qui est, mais qui ne se voit pas, ce que seul le langage est apte à faire circuler ? Pourquoi lui demeure-t-il tellement étranger ce langage, ce Réel ? Ne pourrait-il pas tourner autour de lui ? Avec lui ? Voilà pourquoi l’auteur est obligé d’introduire la topologie pour rendre compte des bords, des trous, des tours. Si l’angoisse, à n’en pas douter, a partie prenante avec eux, les fragments scopiques que reçoit le phobique restent définitivement détachés du dit. La fonction de la mythologie est peut-être bien le seul texte qui puisse attribuer des dieux et des déesses à ces morceaux de jouissances débridées. Pouvons-nous alors peut-être suivre la clinique du phobique sur ce défaut si significatif de théisme, avant même de s’attacher à vouloir le conduire vers le monothéisme du Réel qui en passe par le relais d’une signifiance phallique, comme pour le névrotiser/normaliser en réponse ? La redondance dans le livre de la mère érigée en mythe du traitement psychanalytique de la phobie risque bien de prendre à son tour la forme d’un monothéisme. Je ne suis pas certaine que le phobique ait besoin de la greffe (complémentaire) de ce type de lecture déjà saturée, c’est-à-dire en excès chez lui.
16Pour se rendre d’un lieu vers un autre, le héros du mythe se présente toujours poussé par le destin. Devant franchir de façon répétitive des étapes, sans cesse menacé par les divines pulsions, il lui arrive de commettre quelque erreur, de se tromper d’objet, de désirer trop ou de devenir triste. Heureusement, il lui arrive aussi également d’être tenté, alors quitte ou double, il perd ou gagne. Lui, le phobique, ne se laisse pas tenter : pour quelle raison ? Est-ce qu’il en est empêché parce qu’en dernier recours, il ne sait que trop combien le Réel existe ? Ou bien alors parce qu’il n’appréhende de ce Réel seulement que le trou de sa disparition, puisqu’il se livre comme proie d’un phallus denté ? Passer d’un lieu à l’autre, d’une position à l’autre, implique d’entériner l’existence, disons plutôt l’instance, voire l’implication du Réel dans les échanges. Mais cela ne vient néanmoins pas véritablement éclairer la clinique qui nous intéresse, puisque ce Réel qui circule le phobique ne le fuit pas, il en est empêché. Le livre d’ailleurs nous le précise tout du long et même nous éclaire en mettant le cap sur le féminin comme menace pour le phobique, et à la fois considère cette clinique comme « modalité pour traiter le féminin, le hors phallique ». Mais ce féminin ainsi posé ne serait-il pas plutôt dans le livre présenté comme l’inarticulé du masculin ? Sa symétrie ?
17Pour une femme, la mère réelle est toujours présente. En ce sens la phobie peut la concerner, du moins sur la question de l’angoisse qui survient à l’endroit où elle prend la mesure du fait que l’objet ne peut être fondateur de sa structure. Si l’objet phobogène n’est pas nécessairement toujours de mise pour elle, elle côtoie cette intrusion incestueuse de l’Autre en tous lieux. Par ailleurs, l’auteur oriente-t-elle sa question sur le passage de la lettre au signifiant qui, pour une femme, nous le savons, est un temps suspendu, non décisif, non définitivement inscrit ? Introduit-elle le féminin sur ce point de vacillement au regard de l’Autre, ou bien uniquement sur ce bord de jouissance où s’efface la signifiance ? Le féminin pour l’auteur apparaît comme un complément dans la mère sous le terme d’une séparation, ce qui est bien différent du Barrage contre le Pacifique. Telle serait sur le féminin, il me semble, la distinction à apporter à l’analyse de l’auteur.
18Enfin, puisque nous savons que la fonction signifiante prend en charge la relation du sujet à l’objet perdu, le repêche de sa chute, et que pour une femme cette fonction opère difficilement, la décomptant même dans le registre du langage, alors on appréhende pourquoi elle demeure ainsi captive du regard, suspendue à celui de l’autre/Autre, voie éminemment fragile s’il en est. Rien d’étonnant à ce que cette place de la fonction du regard se retrouve aussi dans la phobie sous une forme exacerbée, dramatisée, voire comme on le constate souvent, à chaque occasion, montée de toutes pièces en épingle.