Notes
-
[1]
Le discours psychanalytique « touche au réel à le rencontrer comme impossible » (Lacan, L’étourdit, ae p. 449).
-
[2]
Jacques Lacan, Le Séminaire, Les quatre concepts…, Paris, Le Seuil, 1973, p. 89
-
[3]
« La topologie n’est-ce pas ce n’espace… » Lacan, L’étourdit, ae, p. 472.
-
[4]
Jacques Lacan, Le Séminaire, L’angoisse, Paris, Le Seuil, 2004, p. 290.
-
[5]
Dans L’identification, Lacan persiste à parler d’ens privativum, alors qu’il « cite » Kant qui, lui, ne parle que de nihil privativum.
-
[6]
Sigmund Freud, L’interprétation du rêve, oc iv, Paris, Puf, 2003, p. 558.
-
[7]
ibid., p. 674.
-
[8]
Jacques Lacan, Écrits, Paris, Le Seuil, 1966, p. 819.
-
[9]
Cette transformation réversible est centrale dans L’étourdit. Je me permets de renvoyer à mes ouvrages Lecture de l’Étourdit et Le discours psychanalytique.
-
[10]
La mise en place de l’objectivité par l’intermédiaire de l’objet a (plus spécifiquement par l’impossible radical) et par l’intermédiaire de la topologie (plus spécifiquement par la topologie des nœuds) devrait être poursuivie. Indiquons ici brièvement l’une ou l’autre piste à développer.
Dans l’ordre de la mise en système. L’angoisse réelle conduit à son traitement symbolique ; le fonctionnement symbolique conduit à une signification imaginaire ; et l’Imaginaire devrait conduire au Réel, mais ce dernier point échoue. Tout ou presque s’articule parfaitement. C’est l’image d’un nœud de trèfle, à l’exception toutefois de la continuité entre l’Imaginaire et le Réel qui ne se fait pas. Heureusement, l’objectivité ne peut se réduire à la systématisation. Dans l’ordre de l’errance. Chaque forme d’impossible continue son chemin sans continuité avec les autres formes. Et pourtant chacune n’existe que dans un système où les deux (ou trois autres) sont concernées d’une façon semblable. C’est le nœud borroméen lui-même.
Enfin, objectivement, il faudra reconnaître l’erreur et le moyen de la traiter, c’est-à-dire de revenir à la question de l’impossible radical et de l’errance. (C’est la question de diverses « réparations » des nœuds, des suppléances et des nominations.)
1La cure psychanalytique se déroule dans la dimension de la fiction et la théorie psychanalytique affirme que le fantasme soutient toute notre réalité.
2Dès lors, ne faut-il pas reconnaître – objectivement – que la doctrine psychanalytique se passe de toute assise objective et qu’elle n’est qu’une pratique foncièrement subjectiviste, impressionniste et tendancieuse ? La psychanalyse relèverait en son fond de la charlatanerie, quelles que soient ses circonstances atténuantes.
3Quatre réflexions premières s’imposent à partir d’un scepticisme qui se joue non pas du dehors de la psychanalyse, mais à l’intérieur de la cure.
Quatre réflexions premières
41. Tout est dans la première séance, dit-on. Et puis, l’analysant ne fera que répéter la même chose. Il reprend encore et encore, autrement. L’analyste n’aurait-il pas bien compris ? C’est d’abord l’analysant lui-même qui n’a pas bien compris. Le dit répété est-il identique à ce qu’il avait dit ou est-il différent ? Les propos sont tout à la fois identiques et différents, et le sujet en est lui aussi écartelé entre identité – on parlera d’« identification » – et différence – on parlera de « grand Autre ». La réflexion sur l’identité ou la différence se poursuivra jusqu’à la fin de l’analyse et au-delà, sans jamais trouver le point central, le roc identique, le noyau pathogène identique à lui-même qui permettrait de fixer le sujet de ces répétitions. La répétition ouvre un champ de réflexion partagée entre l’Un (Y a d’l’un) et l’Autre.
52. Le dit de l’analysant fait coupure. Il se met à parler plutôt que de se taire, ou l’inverse. Quoi qu’il dise ou taise, un conflit apparaît. La coupure n’est pas seulement entre dire et taire, mais aussi dans le contenu de ce qui se dit. « Vous allez penser que…, mais… » « J’étais en train de penser que…, mais cette pensée est contrée par telle idée incidente. » D’accord ! Mais l’accord est gonflé de conflit ; quel que soit le semblant d’accord, le conflit ne se supprime pas. Qu’il dise, le silence n’en demeure pas moins. Qu’il taise, la parole n’en demeure pas moins. Telle personne du rêve, est-ce sa mère ou n’est-ce pas sa mère ? La dénégation ne prouve pas que c’est sa mère ; elle montre au contraire que la question de « sa mère ou pas sa mère » continuera à travailler jusqu’à la fin de l’analyse et au-delà. L’inconscient ouvre un champ de réflexion partagée entre l’accord et le conflit.
63. D’où vient le dit de l’analysant ? De son âme intérieure ? Ou n’est-ce qu’un effet dont la cause est à trouver dans l’extériorité d’un monde ou dans l’extériorité d’une mécanique biochimique dont il n’est que le patient ? L’analysant a manqué sa séance un jour de grève des transports en commun. Circonstance extérieure ? Mais n’est-ce pas son âme intérieure qui fait la grève pour une tout autre raison ? L’analysant est intimement angoissé ; mais n’est-ce pas à mettre au compte d’une situation extérieure, voire d’un processus biochimique ? On dira c’est le « corps ». Mais ce corps n’est pas simple, il est toujours déjà psychosomatique, au sens d’une exigence de travail du fait que l’intérieur psychique est conditionné par l’extérieur somatique. Comment comprendre la pulsion qui nous affecte ? Comme un procès dont le centre serait le soma et qui diffuserait vers le psychique ? Ou comme un procès dont le centre serait le psychique et qui diffuserait vers le soma ? Où est l’intérieur et où est l’extérieur ? La pulsion implique la réflexion du corps comme articulation de l’intérieur psychique et de l’extérieur somatique.
74. L’analysant parle à un analyste dans la perspective d’un mystérieux désir d’analyse. Mais quelles sont les modalités de ce désir ? Faut-il le penser en fonction des matières apportées par l’analysant et son histoire, ou en fonction du travail de l’analyse elle-même ? La matière traitée dans le transfert n’est pas seulement chez l’analysant : « nul ne peut être tué in absentia ou in effigie », l’analyste accepte de servir de matière à traiter, quitte à se faire tuer symboliquement le cas échéant. La forme du désir n’est pas non plus l’apanage de l’analyste ; si l’analyste se garde de faire dire quoi que ce soit à l’analysant, c’est déjà pour le former à la dimension du désir. Le transfert ne consiste pas à répartir les rôles dans le travail de l’analyse. Le transfert est l’ouverture d’un champ de réflexion entre ce qui serait la matière à traiter (les inhibitions, symptômes, angoisses de l’analysant, mais aussi la matière de l’analyste) et ce qu’est la forme de l’analyse, soit le désir d’analyse. Et la réflexion sur le transfert se poursuivra jusqu’à la fin de l’analyse et au-delà.
8Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse – répétition, inconscient, pulsion, transfert – se présentent comme des champs de réflexion inhérente à toute psychanalyse. Notre embarras premier à propos de la psychanalyse semble se confirmer à l’intérieur même de la cure psychanalytique aussi bien qu’à propos de ces concepts fondamentaux. Cette perplexité fondamentale vaut d’ailleurs grosso modo pour toutes les relations thérapeutiques en général.
9Si la psychanalyse promeut – pratiquement et théoriquement – ces quatre réflexions qu’on appelle « concepts fondamentaux », c’est pour en interroger les fondements. Les quatre réflexions se soutiennent d’un impossible dont elles se nourrissent. À chaque réflexion une forme d’impossible. C’est seulement à partir de ces quatre formes d’impossible que la psychanalyse pourra rencontrer une assise objective et toucher au Réel [1]. Ce sont les quatre formes de l’objet a.
Quatre formes de l’objet a
101. L’analysant peut répéter et compter ses rêves. L’analyste peut compter les éclats de signifiant. Le collectionneur peut compter ses objets. Il s’agit là d’objets sensibles et représentables qui se comptent et se répètent. Mais ces objets ne causent pas le désir. Ils tiennent lieu de l’objet cause du désir. La répétition ne fait que dire l’impossible de toucher ce fameux « objet cause du désir » : « c’est pas ça ce que je voulais » et ce ne le sera jamais. Cet objet « que je voulais » n’est pas sensible, n’est pas représentable et n’est pas comptable. D’où peut-on le trouver ? D’où peut-on le construire ? On pense qu’il existe un objet cause du désir et dont les objets répétés sont des tenant-lieu. L’objet de la répétition est un objet de pure pensée. Et pourtant c’est bien un « être » ; c’est un être pensé comme unique : « l’objet cause du désir ». On peut le nommer « le bon sein » et le mettre en rapport avec l’orifice buccal. Mais le « bon sein » n’a ni goût ni odeur et toute qualité sensible le fait virer au mauvais qui provoque le dégoût. On a l’habitude de penser la première forme de l’objet a comme « orale » ; c’est la cigarette, la bouteille et autres drogues orales. Mais cette phénoménologie camoufle la place vide de cet « objet cause du désir » impossible à saisir dans le phénomène. C’est un pur noumène, impossible à imaginer, et c’est lui qui nous mène au fil des répétitions.
112. À un investissement sensible s’oppose le contre-investissement sensible qui le neutralise parfaitement, c’est le mécanisme du refoulement originaire selon Freud. Parler, se taire. Dire une chose, dire son contraire. Toute paire de deux sensibles opposés fait apparaître un point mort. Le symptôme entendu comme compromis est ainsi un assemblage de deux tendances conflictuelles qui parviennent à se neutraliser. J’accélère et je freine en même temps. La deuxième forme de l’objet a oppose une qualité sensorielle à son exacte contrepartie : un degré de chaleur à son degré de froideur, une matière à son antimatière, un don à son antidon. C’est le bâton fécal valorisé comme témoin vivant de l’amour et dévalorisé comme produit inerte, déchet dont on se débarrasse avec haine. On peut nommer cette forme du rien l’objet « anal », mais cela ne sert à rien si nous n’y voyons que la matière fécale et ses substituts symboliques comme l’argent. Cet objet n’existe que par le mouvement d’opposition d’un sensible et de sa contrepartie. On retrouve ce mouvement d’« annulation rétroactive » non seulement dans l’objet anal et ses substituts classiques, mais aussi au cœur d’une phénoménologie orale (chez l’anorexique mental), d’une phénoménologie scopique (chez le voyeur qui cache), d’une phénoménologie vocale (dans la dissonance conflictuelle où toute harmonie s’annule). Peu importe la phénoménologie pourvu qu’on perçoive comment cet impossible se constitue par opposition de deux qualités sensibles contraires.
123. On pense pouvoir distinguer l’intériorité psychique et l’extériorité physique. Tout pourrait être mis en place more geometrico sous l’œil de Dieu. Les choses pulsionnelles ne se laissent pas ni cerner ni comprendre. C’est l’absence de compréhension qui ouvre un espace de regard où disparaît tout objet bien cerné. La découverte du regard se joue à partir d’un essai avorté de compréhension. Ainsi, le jeune Lacan n’avait d’autre souci que de compléter sa théorie par quelque pratique directe ; parti sur un bateau de pêcheurs, il se fait interpeller par l’un d’eux, « le nommé Petit-Jean », qui lui montre une boîte à sardines miroitant dans le soleil à la surface des vagues. Petit-Jean lui dit : « Tu vois, cette boîte ? Tu la vois ? Eh bien, elle, elle te voit pas [2] ! » La boîte à sardines ne comprend pas (pas même une sardine) ; elle est l’indice d’un espace vide sans compréhension. À côté d’elle, Lacan en jeune intellectuel fait lui aussi l’expérience de la non-compréhension : il fait « tache dans le tableau ». Le regard comme espace de non-compréhension est représenté tout à la fois par la boîte à sardines et par le jeune intellectuel dont la théorie ne mord pas sur le monde des pêcheurs. C’est le manque de ce point d’accrochage substantiel pour comprendre ce qui s’offre à voir qui fait leur caractère commun. Ils représentent l’intuition vide de toute conceptualisation possible. Cet espace vide de toute compréhension peut être imagé par le miroir : le miroir crée un trou dans le mur sur lequel il est placé et tout un espace vide s’ouvre derrière le miroir. Si quelques objets se précipitent pour le remplir (l’image du moi par exemple), c’est d’abord un espace vide, hors préhension d’un objet, hors compréhension. Dans la réalité concrète, un trou se creuse : l’espace comme condition de possibilité de tout objet, comme réceptivité absolue. Cet espace vide n’est pas vraiment un rien, c’est un vide de pure possibilité, à vrai dire un questionnement de l’espace [3]. Cette forme d’impossible peut être nommée regard. Mais cela ne sert à rien s’il est imaginé comme l’œil d’un spectateur subjectif. Le regard est ce qui échappe à toute compréhension ; il est par là l’espace d’ouverture pour tout nouvel objet.
134. Le troisième rien traçait les lignes de possibilité de l’objet et de la réalité. C’était un « rien » en attente de ce qui peut être. « Rien peut-être » : le rien est en attente de l’objet qui va meubler l’espace vide. La quatrième forme d’impossible surgit en réponse à la possibilité, elle ferme la porte à l’espoir fondé sur le peut-être – « peut-être ? », réponse : « rien ». Hors du champ des possibilités, s’arrache l’impossible radical qui contredit toute possibilité et détruit le champ des possibles. Le grand Autre en jeu dans la répétition, dans l’inconscient et dans la pulsion semblait soutenir tout un monde de possibilités. Le grand Autre est défaut, il ne reste que ce qui contredit radicalement toutes les imaginations du possible, il ne nous reste plus qu’à avancer sans secours. Le défaut du grand Autre change complètement le sens de l’interprétation : elle ne sert plus à dire la réalité objective ou le possible, elle est portée par un impossible radical ; elle renvoie à un rien, comme contradiction absolue de tout ce qui pourrait nous être donné dans la réalité. On peut qualifier cette quatrième forme du rien comme « voix ». Mais cela ne sert à rien si l’on entend par là une manifestation phénoménale comme un ensemble d’ondes, d’harmonies ou de tessitures enregistrables. La voix a pour fonction de « laisser entièrement ouverte et en suspens la notion du désir » et elle « nécessite sa perpétuelle remise en question ». C’est « l’instauration progressive pour le sujet de ce champ d’énigmes qu’est l’Autre du sujet [4] ». En passant de la troisième forme d’objet a (le « regard ») à la quatrième (la « voix »), il ne s’agit de prendre distance par rapport au support du désir que pour questionner le désir lui-même. Ce rien est la ruine du fantasme lui-même. Le rien par excellence est le cœur vide du grand Autre. Par ce rien absolu, nous avons contredit toute façon de nous situer, nous sommes dans l’errance.
14Ces quatre formes d’objet a ne nous donnent en elles-mêmes aucune objectivité. Chacune est une forme d’impossible. L’objet « oral » c’est l’impossible de l’objet du désir en tant que représentable ; l’objet « anal » c’est l’impossible de l’objet plein et positif ; l’objet « scopique » c’est l’impossible de l’objet qu’on pourrait prendre et comprendre ; et l’objet « vocal » l’impossible radical de tout objet objectif. Si chacune de ces formes est chacune à sa façon l’impossible de l’objet, pourquoi les appeler « objet » ?
Quatre formes de topologie
15Dans l’analyse, nous sommes nécessairement confrontés aux réflexions des quatre concepts fondamentaux freudiens, et ces réflexions renvoient à quatre formes d’impossible correspondant aux quatre objets a lacaniens. Nous devons nous situer par rapport à chacune de ces différentes formes d’impossible. Telle est la seule place de la topologie en psychanalyse : mettre en question l’espace où apparaissent ces formes d’impossible.
161. La première forme d’impossible est mise en place par le tore ou la chambre à air. On peut tourner indéfiniment autour du boyau de la chambre à air ; ces tours sont bien représentables et les répétitions sont infinies, ils représentent la multiplicité des objets sensibles et comptables rencontrés dans la poursuite sans fin de l’objet cause du désir. Mais ce tore bien consistant a la particularité de tourner autour de son trou axial, qui n’a aucune consistance et qui n’existe que par l’opération des répétitions des demandes et en dehors d’elles. Ce trou axial vaut comme pure idée, pur noumène, objet purement irreprésentable, sans consistance, qui mène la danse des objets sensibles.
172. Il faut mesurer comment est construite la deuxième forme d’impossible : il suffit d’opposer deux sensibles de la même étoffe. On la coupe en deux étoffes sensibles opposées ; ce qui est à la fois l’une et l’autre étoffe, c’est la coupure… sans étoffe. Du point de vue des sensibles, c’est un être bien représentable, c’est un ens ; mais il ne reste rien, nihil [5].On peut la voir comme un point, coupure d’une ligne ; c’est la coupure ponctuelle dans une séance de psychanalyse, elle est un moment de suspension qui ne dit rien sinon par l’opposition d’un déjà dit et d’un non-dire (qui serait venu si…). On peut la voir comme une ligne, coupure d’un volume ; c’est la ligne conceptuelle qui oppose ce qu’est le concept et ce qu’il n’est pas. La coupure, qu’elle soit ponctuelle ou linéaire, ne mène en elle-même nulle part ; elle est constatative. Elle ne prend son sens que par son jeu avec les autres figures de l’impossible ; et c’est ainsi seulement qu’elle pourrait modifier de fond en comble l’espace de nos possibilités.
183. Il s’agirait dans la psychanalyse de prendre en compte ce qui ne se comprend pas, de mettre en suspens la vision géométrique où toutes les choses sont bien en place. Grâce à la troisième forme d’impossible, c’est-à-dire au regard, la théorie et l’application pratique de la théorie échouent pour laisser la place à une réceptivité, à une sensibilité sans juger. Il s’agit de remplacer la clinique qui sait par la question du regard qui s’abstient de tout jugement. Le rêve « ne pense, ne calcule, ne juge absolument pas, mais se borne à ceci : donner une autre forme [6] ». Le regard c’est l’ouverture de cet espace sans pensée, sans calcul, sans jugement, où l’intérieur et l’extérieur se renversent. Lacan évoque l’histoire d’un ivrogne sur la place de la Concorde qui, tâtant la grille de l’Obélisque, s’écrie : « Les salauds, ils m’ont enfermé ! » Il aurait suffi de retourner la surface constituée par la grille pour se retrouver non plus à l’intérieur de la prison, mais à l’extérieur, dans un espace vide de tout objet ou un espace de liberté. L’objet scopique, c’est l’ouverture d’une nouvelle topologie qui ne sépare plus l’intérieur et l’extérieur. L’espace des surfaces unilatères (sans intérieur ni extérieur), l’espace du cross-cap c’est l’espace vide, condition de possibilité de l’apparition de tout objet.
19Ces trois objets topologiques ne disent pas encore l’impossible radical inhérent à la psychanalyse : le tore pose un être irreprésentable qui mène la danse des répétitions ; la coupure construit un rien bien concret à partir d’éléments représentables ; le cross-cap présente l’espace de tout objet avant toute dichotomie intérieur/extérieur. Les trois fonctionnent de concert pour créer les conditions de possibilité de toute réalité, y compris ses déformations délirantes.
204. Le transfert avance la question d’un impossible radical. La quatrième forme du rien, la seule qui se tient avec rigueur, se définit par l’absence des conditions de possibilité de l’imagination. Avec la question du transfert, nous devons envisager ce qui contredit les conditions de possibilité elles-mêmes. Le transfert n’est ni la répétition, ni le duplicata de l’inconscient, ni l’exercice de la pulsion. Nous n’avons plus les conditions de possibilité pour nous situer, nous n’avons plus le point d’appui d’une surface (unilatère ou bilatère) sur laquelle pourrait s’exercer la coupure. À la place de la possibilité de l’objet vrai sur lequel on peut compter, nous n’avons plus que l’errance dans un rien radical, nous n’avons plus qu’une ligne sans surface. Le rêve n’est que la porte de l’errance. « Le mieux est d’acquitter (frei machen) les rêves [7] », de leur donner la liberté. Cet espace de liberté n’est pas ce qui pourrait se réaliser (les conditions de possibilité), c’est l’errance sans surface porteuse. C’est dans ce rien radical qu’apparaissent les trois autres formes de rien comme des défauts « dans la pureté du Non-Être [8] ». C’est le lieu où s’articulent les trois autres formes de topologie.
L’impossible comme objectivité réelle
21L’objet irreprésentable cause du désir est porteur de toutes les possibilités. Non pas à la mesure de la multitude des objets répétitifs qui se pressent pour en tenir lieu ; ces tenant-lieu sont subjectivistes, impressionnistes et tendancieux. C’est une coupure qui peut transformer complètement la répétition où l’on pense que le manque radical peut être comblé par une satisfaction. Je spécifie cette coupure par son résultat ; elle transforme la réflexion de la répétition en la réflexion de la pulsion ; autrement dit, ce qui me paraissait externe devient intime et réciproquement, c’est la réflexion de l’extime. En termes topologiques, nous dirons qu’un tore (première forme de topologie) peut être transformé en cross-cap (troisième forme de topologie) par l’intermédiaire d’une coupure (deuxième forme de topologie [9]). La consistance du tore se soutient comme imaginaire. La coupure fermée fait apparaître un trou symbolique. Le cross-cap présente le Réel qui soutient toute la réalité. Tore, coupure, cross-cap se laissent saisir comme Imaginaire, Symbolique et Réel.
22Par cette articulation, la psychanalyse ouvre bien l’espace de toutes les possibilités. Mais cet espace est-il objectif ? Ou n’est-il qu’un rêve prometteur de beaux jours ? Car au pays des possibilités, les chimères de la répétition, de l’inconscient et de la pulsion sont reines.
23Il faut déchanter. C’est l’impossible radical qui commande chacune des possibilités qui s’offraient spontanément. L’idée cause du désir n’existe pas. La pure opposition entre le oui et le non n’existe pas. L’articulation réglée de l’intérieur et de l’extérieur n’existe pas. Tout n’est construit que comme possibilité. Il s’agit de questionner le fond d’impossible inhérent à chacune des possibilités offertes. Nous sommes loin de pouvoir fonder une réalité objective. Nous découvrons au contraire que ce qui nous apparaissait comme réalité objective s’inscrit dans le champ de l’impossible radical, qui ne nous laisse qu’une voie valable objectivement : l’erre (ou le Réel de Lacan).
24Les rêves peuvent sans doute nous apparaître comme oraux, anaux ou scopiques ; ils nous parlent à partir du fond d’impossible radical qui les anime, à partir de la « voix ».
25Au lieu de nous en tenir aux surfaces porteuses de toutes les possibilités de réalité, il faut saisir combien ces surfaces sont constituées de fils, ce sont des tissus qui demandent encore à être tissés et retissés. C’est la rencontre avec l’impossible du tissu qui constitue notre Réel, c’est un Réel d’errance et l’errance n’est pas supportée par la trame, elle la constitue.
26La marche qui accepte l’errance éclairée, n’est-ce pas là donner enfin tout son poids à la question de l’objectivité réelle en psychanalyse [10] ? Car il n’y a d’objectivité qu’en fonction d’un Réel qui échappe radicalement.
Notes
-
[1]
Le discours psychanalytique « touche au réel à le rencontrer comme impossible » (Lacan, L’étourdit, ae p. 449).
-
[2]
Jacques Lacan, Le Séminaire, Les quatre concepts…, Paris, Le Seuil, 1973, p. 89
-
[3]
« La topologie n’est-ce pas ce n’espace… » Lacan, L’étourdit, ae, p. 472.
-
[4]
Jacques Lacan, Le Séminaire, L’angoisse, Paris, Le Seuil, 2004, p. 290.
-
[5]
Dans L’identification, Lacan persiste à parler d’ens privativum, alors qu’il « cite » Kant qui, lui, ne parle que de nihil privativum.
-
[6]
Sigmund Freud, L’interprétation du rêve, oc iv, Paris, Puf, 2003, p. 558.
-
[7]
ibid., p. 674.
-
[8]
Jacques Lacan, Écrits, Paris, Le Seuil, 1966, p. 819.
-
[9]
Cette transformation réversible est centrale dans L’étourdit. Je me permets de renvoyer à mes ouvrages Lecture de l’Étourdit et Le discours psychanalytique.
-
[10]
La mise en place de l’objectivité par l’intermédiaire de l’objet a (plus spécifiquement par l’impossible radical) et par l’intermédiaire de la topologie (plus spécifiquement par la topologie des nœuds) devrait être poursuivie. Indiquons ici brièvement l’une ou l’autre piste à développer.
Dans l’ordre de la mise en système. L’angoisse réelle conduit à son traitement symbolique ; le fonctionnement symbolique conduit à une signification imaginaire ; et l’Imaginaire devrait conduire au Réel, mais ce dernier point échoue. Tout ou presque s’articule parfaitement. C’est l’image d’un nœud de trèfle, à l’exception toutefois de la continuité entre l’Imaginaire et le Réel qui ne se fait pas. Heureusement, l’objectivité ne peut se réduire à la systématisation. Dans l’ordre de l’errance. Chaque forme d’impossible continue son chemin sans continuité avec les autres formes. Et pourtant chacune n’existe que dans un système où les deux (ou trois autres) sont concernées d’une façon semblable. C’est le nœud borroméen lui-même.
Enfin, objectivement, il faudra reconnaître l’erreur et le moyen de la traiter, c’est-à-dire de revenir à la question de l’impossible radical et de l’errance. (C’est la question de diverses « réparations » des nœuds, des suppléances et des nominations.)