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Article de revue

L'esprit de Philadelphie, La justice sociale face au marché total, d'Alain Supiot, Paris, Le Seuil, 2010

Pages 113 à 119

Notes

  • [1]
    Outre ses écrits sur le fonctionnement de l’économie capitaliste dans les années 1930, nombre de ses publications des années 1920 alertaient de la montée du fascisme.
  • [2]
    J.M. Keynes, Théorie générale, 1936, Livre IV.
  • [3]
    « Nous avons, sans le vouloir, glissé de l’économique au psychologique… Mais après avoir reconnu que toute culture repose sur la contrainte au travail et le renoncement aux instincts, et par suite provoque inévitablement l’opposition de ceux que frappent ces exigences, il apparaît clairement que les ressources elles-mêmes et les moyens de les acquérir et de les répartir ne peuvent constituer l’essentiel ni le caractère unique de la civilisation. Car l’esprit de révolte et la soif de destruction de ceux qui participent à la culture les menacent. » Freud, L’avenir d’une illusion, 1927.
  • [4]
    Pour Bastiat, les capacités morales d’un homme sont directement proportionnelles aux propriétés matérielles dont il dispose puisqu’elles le garantissent contre deux sources du mal : l’envie et le ressentiment. La fraternité serait ainsi un effet du déploiement de la logique marchande. L’idée que le travail et l’industrie sont un moyen de détourner l’énergie guerrière est au cœur du positivisme d’A. Comte (dans Plan des travaux scientifiques nécessaires pour réorganiser la société, 1822) « Il n’y a que deux buts d’activité possibles pour une société : ce sont l’action violente sur le reste de l’espèce humaine, ou la conquête, et l’action sur la nature, pour la modifier à l’avantage de l’homme, ou la production. Le but militaire était celui de l’ancien système, le but industriel est celui du nouveau. » (F. Bastiat, Harmonies économiques, 1850.)
  • [5]
    La politique monétaire a aujourd’hui perdu sa prérogative politique : la monnaie est gérée par un organisme dont la caractéristique réside dans le statut d’indépendance à l’égard du pouvoir politique (Banque centrale).
  • [6]
    Notons que la constitution d’une monnaie unique antérieure à l’unification politique est en Europe une première historique : l’institution du dollar s’était achevée après l’union des États d’Amérique ; le mark après l’union politique de 1871.
  • [7]
    Hannah Arendt, dans La condition de l’homme moderne, écrivait en 1961 : « Le dernier stade de la société de travail, la société d’employeurs, exige de ses membres un pur fonctionnement automatique comme si la vie individuelle était réellement submergée par le processus global de la vie de l’espèce, comme si la seule décision encore requise de l’individu était de lâcher, d’abandonner son individualité, sa peine et son inquiétude de vivre et d’acquiescer à un type de comportement hébété, tranquillisé et fonctionnel. Ce qu’il y a de fâcheux dans les théories du comportement, ce n’est pas qu’elles sont fausses, c’est qu’elles peuvent devenir vraies, c’est qu’elles sont en fait la meilleure mise en concepts possible de certaines tendances évidentes de la société moderne. »
  • [8]
    Là aussi, répétition des apories éprouvées dans la première moitié du xxe siècle ? Dans son écrit Analyse avec fin, analyse sans fin, Freud signalait l’échec des tentatives de thérapies correctives courtes, faisant référence aux travaux de O. Rank dans les années 1920 autour de l’idée que la thérapie pourrait se réduire à un travail court sur ce qu’il en serait d’un « traumatisme primitif » : « L’idée de Rank était audacieuse et ingénieuse mais elle ne résista pas à un examen critique […]. L’essai de Rank tendait à adapter au rythme accéléré de la vie américaine l’allure du traitement analytique. »
  • [9]
    G. Balandier, Le grand dérangement, Paris, puf, 2005.
  • [10]
    A. Camus, 1957, trois mois après son prix Nobel, à Paris devant ses amis espagnols exilés, ayant fui le franquisme. Il ajoutait : « Que faire d’autre, alors, sinon se fier à son étoile et continuer avec entêtement la marche aveugle, hésitante qui est celle de tout artiste et qui la justifie quand même ; à la seule condition qu’il se fasse une idée juste, à la fois, de la grandeur de son métier et de son infirmité personnelle. »
  • [11]
    Lacan tout particulièrement a souligné les difficultés dans le lien social contemporain qui seraient à comprendre comme des phénomènes de ségrégation : « Nous allons être submergés avant pas longtemps de problèmes ségrégatifs que l’on fustigera du terme de racisme » (séminaire donné à Sainte-Anne, novembre 1971). Louis Sciara prolonge cette réflexion : la ségrégation, dynamique d’une nature différente de l’exclusion, correspond en effet à un dispositif d’organisation sociale fondé sur la prévalence d’un ordre comptable autoréférentiel (Banlieues, pointe avancée de la clinique contemporaine, Toulouse, érès, coll. « Humus », 2011). Une des manifestations repérables de ce déploiement effectif est bien la tendance au « groupisme », aux phénomènes d’agrégation/ségrégation. Le déploiement d’une égalité formelle, postulée ex ante, revient à rendre inconcevable la différenciation symbolique, la dissymétrie. La tendance est au repli identitaire de semblables qui se constituent en réseaux d’affinités où le lien social se dissout dans une construction grégaire. L’agrégation n’est pas le lien et dans ce mouvement, la rencontre est toujours repoussée, témoignant d’une incapacité à composer avec l’altérité, à soutenir l’irréductible malentendu avec l’autre.
  • [12]
    E. Klein, Galilée et les Indiens, Paris, Flammarion, 2010.

1Tout l’intérêt de l’ouvrage d’Alain Supiot est de nous rappeler que les ressorts du désastre de la réduction de l’humain à une mesure scientifique comptable ont été identifiés et inscrits sous la forme institutionnelle d’une déclaration : la déclaration de Philadelphie, proclamée le 10 mai 1944, qui fait figure de pacte au fondement de l’oit (Organisation internationale du travail). À défaut d’un cadre réglementaire institué par le politique, le système capitaliste se développe selon une dynamique endogène qui peut se repérer ainsi : l’organisation sociale tend à se conformer à une exigence économique réduite au profit qui débouche inéluctablement sur une financiarisation. Keynes, qui écrivait dans les années 1930 (effets de la Première Guerre mondiale, première grande crise du capitalisme, exacerbation des tensions et des ressentiments... [1]), avait tout à fait anticipé les mécanismes d’émancipation d’une finance devenant prééminente : « La scission entre la propriété et la gestion du capital, qui prévaut à l’heure actuelle, et l’extension prise par les marchés financiers organisés ont fait intervenir un nouveau facteur d’une grande importance, qui facilite parfois l’investissement, mais qui parfois aussi contribue à aggraver l’instabilité du système [2]. » En effet, rappelons que la spécificité du capitalisme réside historiquement dans la séparation de deux facteurs contributeurs que sont le capital et le travail : le salariat (marchandisation de la force de travail) en est donc le dispositif corollaire. Marx a situé comment le pouvoir de captation de la richesse produite se trouve dès lors du côté des capitalistes, propriétaires à la fois des moyens de production et de la marchandise travail. Une telle modalité engage une dynamique d’accumulation de profits qui nourrit la financiarisation, et se révèle porteuse des dérives liées à une extension de la marchandisation à l’humain ainsi réifié, dont les effets ont pu être éprouvés dans la première moitié du xxe siècle. Supiot se propose de nous montrer comment, en dépit d’un repérage très consistant de ces dérives, les leçons sociales ont été occultées, voire délibérément abolies. Il situe, selon son expression, « à l’ombre des lumières » ce qui se déploie aujourd’hui comme effet paradoxal d’un libéralisme désarrimé du symbolique.

2De sorte que ce qui se joue actuellement serait-il de l’ordre de la répétition – tension mortifère – d’un échec ?

3La déclaration de Philadelphie se présente comme une forme de pacte visant à placer l’humain, et donc le politique, en position prévalente. La réglementation fondée sur les lois de l’humain doit permettre de contrecarrer la pente « naturelle » du capitalisme pour opérer un renversement de l’articulation dans un sens plaçant la finance au service d’une économie elle-même subordonnée à la justice sociale. C’est exactement ce principe qui a constitué le fil directeur des travaux de Keynes en économie. La déclaration de Philadelphie promeut le droit du travail en fondant l’oit comme rappel institutionnel que l’humain ne se réduit pas à la marchandise force de travail. La déclaration de Philadelphie pose la nécessité de la justice sociale, alors que le libéralisme économique scientifique ne la tient pas pour condition mais comme résultat mécanique d’une prospérité économique parée de vertus pacifiantes. Freud lui-même avait pointé en termes pessimistes [3] cette thèse portée par un libéralisme économique positiviste [4]. Quand la répartition des richesses n’est pas politiquement inscrite, le ressentiment s’en trouve exacerbé.

4La régulation passe par une orientation politique de la répartition primaire (entre profits et salaires) et secondaire (fiscalité et dépenses publiques) des richesses : le droit du travail, la redistribution sociale et la politique monétaire [5] couplée à l’architecture de la détention du capital en sont les leviers. Le gouvernement de l’État, acteur en position d’exception (légitime dans le dispositif démocratique), est un fait de culture qui contrecarre la tendance naturelle prédatrice et destructrice qui accompagne le déploiement d’une société de marché capitaliste.

5Si dans la période qui s’étend de l’après-guerre à la fin des années 1960 l’accès à la consommation était soutenu par une dynamique de redistribution des gains de productivité en direction des salaires, alimentant ainsi le pouvoir d’achat, la période actuelle se caractérise par l’emprise d’une logique financière qui contribue à orienter le partage des richesses en faveur des profits. En effet, la promotion volontariste de structures de financement des activités économiques privées et publiques par levée de fonds sur les marchés, associée à la déréglementation financière, a progressivement conduit à la prééminence des exigences issues de la sphère financière, dès lors que le rapport de forces est devenu favorable aux détenteurs de capitaux (au premier rang desquels les fonds de pension, en raison de l’importance de la masse des fonds drainés). Dans un tel schéma, l’objectif central devient la création de valeur pour l’actionnaire (au contraire, dans la forme traditionnelle d’endettement, la banque s’engage sur le long terme par le crédit et la garantie s’appuie sur la pérennité de l’entreprise et la croissance de ses ventes). Il semble alors s’opérer une « inversion » dans le fonctionnement du capitalisme : tout se passe comme si le profit, de résultat exprimant en principe la plus ou moins grande performance de l’entreprise, devenait une contrainte associée à une garantie pour les investisseurs de capitaux financiers alors que la masse salariale sert de variable d’ajustement. Le partage de la valeur créée se fait d’abord en fonction des exigences de rentabilité financière. Cette rentabilité est obtenue par des ajustements de court terme sur la masse salariale (modération salariale et diminution des effectifs), par des politiques de compression des coûts (dépenses de rd, investissements) et par des manœuvres comptables (endettement qui augmente le niveau des fonds propres sur lequel est calculée la rentabilité financière, rachat d’actions…). Dans ce « nouveau » capitalisme, le salarié supporte les risques et voit son revenu devenir dépendant des conditions d’une activité économique subordonnée à la finance alors que l’actionnaire est en position d’exiger un certain niveau de profit. Le processus de globalisation financière joue dans ce sens puisque la mobilité et le risque de volatilité des capitaux financiers deviennent des éléments essentiels du rapport de forces.

6Or depuis la fin des années 1970, on assiste au démantèlement du dispositif réglementaire d’institution et d’encadrement de l’économie capitaliste, libérant alors une finance spéculative opérant dans l’illimité et la virtualité du registre imaginaire. Ce capitalisme financier se déploie dans le registre imaginaire : finance désymbolisée, hors de toute limite inscrite, hors de toute référence, sans point d’extériorité. La crise survient dès lors comme surgissement d’un Réel, qui vient en quelque sorte creuser un trou dans la bulle spéculative et révéler l’ampleur de l’écart. Dans l’économie d’endettement, la création monétaire pouvait s’avérer temporairement excessive mais restait limitée par son arrimage à une dette exigible. La finance de marché procède d’un gonflement artificiel de richesses dont le mécanisme relève d’anticipations autoréalisatrices et autovalidantes des spéculateurs, sans limites. Cette activité purement spéculative se situe hors de l’ordre de la dette (cette « richesse » échappe largement à l’impôt), hors de toute dynamique temporelle (c’est un temps virtuel qui est en jeu). La déconstruction institutionnelle est le fait du politique lui-même, qui se fait le vecteur du mouvement de dépolitisation de l’ordre social au profit d’un mode instrumental et contractuel – anomique – de gestion numérique du social. L’État ne disparaît pas mais se fait acteur de sa propre privatisation dans un dispositif de gouvernance où se joue la concurrence d’intérêts ramenés sur un même plan horizontal supposé procéder d’une commune mesure.

7Du point de vue de l’histoire des sociétés, l’avènement du libéralisme a procédé d’une sortie du religieux, caractérisée par une hybridation dans laquelle l’État nation s’est dans un premier temps fait la réplique de la structuration de l’hétéronomie religieuse, avant l’institution démocratique et la régulation fondée sur l’intérêt général. La période actuelle pourrait se comprendre comme une mutation vers une prévalence économique, partant d’une hybridation où le politique se fait l’instrument d’une désinstitutionnalisation au profit du déploiement des mécanismes marchands. On passerait ainsi d’un régime d’hétéronomie symbolique, fondant un mode d’institution sociale consistant, qui prédéfinit de façon unilatérale la place du sujet, à la conception d’un individu citoyen participant du politique, et aujourd’hui à un régime résiliaire transactionnel fondé sur l’idéal d’un individu acteur unilatéral de la mécanique sociale. Un tel mouvement repose sur l’hypothèse implicite selon laquelle l’économie peut fonder une société (société économique versus économie d’une société), et constituer la figure d’un vivre-ensemble conçu à partir du libre choix individuel indépendant. La déconstruction du droit, son démantèlement en droits subjectifs, traduisent l’intolérance à la règle extérieure aux individus et à un principe de justice transcendant le jeu des différences et des oppositions.

8Supiot montre bien en quoi le processus de construction européenne – construction volontariste adossée à la conceptualisation libérale « scientifique » – est emblématique de la nouvelle articulation qui se noue à l’occasion de la subordination du politique à l’économique [6], faisant fi des leçons inscrites dans la déclaration de Philadelphie. Si l’on ne manque pas de mesurer l’intolérance actuelle à l’autorité incarnée en position d’exception, Supiot rappelle que la tradition libérale ménageait la légitimité d’une dimension transcendante nécessaire – fût-elle désacralisée. Le constat d’un État qui se privatise aujourd’hui signale une radicalisation par laquelle se délégitime l’instance tierce, laquelle fait désormais l’objet d’une volonté – acharnée cependant qu’illusoire – de liquidation.

9La pensée libérale scientifique postule ex ante l’existence individuelle : la liberté de l’individu est alors une propriété, et l’égalité un principe organisant la relation à l’autre (relation sociale alors conçue comme secondaire à un individu préexistant). Un tel postulat a pour effet illusoire de dispenser de l’épreuve subjective et intersubjective de cette liberté paradoxale. L’autonomie et le libre choix idéologisés, associés à la promesse de complétude véhiculée dans l’articulation entre le capitalisme et la technoscience et au glissement d’une référence discursive au profit d’un idéal scriptural, conduisent à une disqualification de l’hétérogène de l’altérité. La promotion de la symétrie, de la transparence et du contrat est une tentative d’abolir le Réel, cet impossible qui se présente irréductiblement dans le rapport à l’autre. Quand le Réel ne fait plus fondement, la ségrégation fait symptôme de la liquidation du sexuel.

10Ce que l’on repère aujourd’hui est plutôt du côté – paradoxal – des dispositifs visant à nous dispenser des affres de la liberté de parole en disqualifiant le politique pour mieux s’en remettre à un ordre « naturel » de fer pour le plus grand bénéfice du capitalisme financier. Servitude consentie [7] par adhésion à des injonctions énoncées sans énonciateur identifiable, naturalisation de l’existence sur laquelle prospère le comportementalisme [8]. L’emprise de la logique d’une économie financiarisée s’appuie sur l’idéal cybernétique de l’autorégulation immanente d’où s’impose l’injonction d’adaptation au « système ». La cohérence de la formalisation apparaît comme une assurance contre l’incomplétude et l’irréductible de la béance. Comme le repère l’anthropologue G. Balandier [9] : « L’autorité se détache des personnes, elle se constitue à partir des systèmes instrumentaux. Elle s’affirme sans réserve détentrice de la vérité, d’une vérité soustraite au mensonge social puisque les systèmes et leurs langages ne sauraient mentir. Cette forme d’autorité exercée par l’expertise et l’instrumental se décrète libérée de la fausseté des idéologies. » L’utopie scientiste procède de l’effet paradoxal d’une volonté individuelle qui, promue toujours plus loin, débouche sur une méfiance radicale de la volonté humaine.

11Cette conformation à un « ordre naturel », Supiot la situe comme une synthèse paradoxale entre capitalisme et scientisme qui produit l’illusion selon laquelle le marché serait cet ordre spontané, dans l’ignorance de son origine institutionnelle. Les phénomènes économiques sont ainsi présentés comme des faits de nature alors qu’ils sont et restent (en dépit des apparences actuelles du désengagement de l’État) politiquement déterminés. Le marché serait régulé par… le marché : le marché comme raison close donc. La gouvernance numérique ne procède pas de la quantification d’une réalité préexistante mais construit une réalité formelle dans laquelle la normativité se trouve occultée.

12Si l’on assiste aujourd’hui au déploiement d’un paradigme marchand et comportementaliste, l’objet de la déclaration de Philadelphie avait pourtant été de ménager l’existence, dont on avait pu mesurer le caractère précaire, d’hommes libres et non pas flexibles et réactifs.

13Présentement, sont donc oubliées les leçons tirées de la première moitié du xxe siècle et de l’aboutissement de la prise en compte scientifique et comptable du « matériel humain », dont la Shoah, crime de l’origine, crime du nom, est l’ultime figure. Répétition, fétichisme du chiffre actuel où ce qui compte est ce qui se compte, dans l’idéal de gouvernance objectivée par les nombres, éviction de la parole nous épargnant le tourment subjectif de penser et juger. On s’indigne, en bons réactifs, et, comme disait Camus [10], « le réflexe a remplacé la réflexion et l’on pense à coup de slogans comme le chien de Pavlov salivait à coup de cloches ». L’indignation est plastique et s’adapte à toutes les causes, nouvelle forme de plainte déresponsabilisée conforme au victimisme comptable, manifestation de la grégarité d’un social sans extériorité [11] ni Tiers Autre.

14Le libéralisme économique paré de l’« objectivité scientifique » du nombre procède de l’idéal d’une mathesis sociale. Le monde mathématique est pris pour réel et le déploiement d’un univers formel témoigne d’une réduction devenue ontologique où le rationalisme se trouve aliéné dans l’objectivisme [12]. Si le marché associé à un ordre numérique délesté du subjectif est une illusion, on ne manque pas d’en repérer l’effectivité. Tout se passe comme si la logique de l’intérêt finissait par produire sa propre réalité. La conception d’une autorégulation marchande harmonisant parfaitement les intérêts individuels utilitaristes est purement formelle et est invalide pratiquement, et pourtant, en dépit de l’irréalisme de ses hypothèses et de sa faible capacité à prendre en compte le Réel, elle façonne des comportements, des modes de relations interindividuelles. L’effectivité n’implique pas nécessairement le réalisme. La vérité se trouve réduite au rationnel et au calculable, à l’exactitude d’une pensée mathématique formelle érigée hors des contingences humaines et historiques et qui se déploie sur un mode performatif.

15L’économie n’est pas subordonnée au politique : désinscrite de l’échange interhumain, elle est régie par la finance, c’est-à-dire par un jeu d’écritures anonyme dans un registre virtuel et non plus par un discours. Elle relève d’un code programmatique dont la prétention est d’échapper à l’aliénation au langage. Cette prééminence de l’ordre scriptural dont témoigne la logique financière tient à ce qu’il dérive d’une idéologisation de la science qui vise une éviction de la parole pour se donner une lecture « objective » du monde réel par l’écriture mathématique comme mode d’autolégitimation. Vaine prétention car la confrontation au langage et à la parole n’est que repoussée… mais d’autant plus brutale. Devant le constat des ravages de l’idéal d’un ordre numérique cybernétique, déplorant la confusion entre mesure et évaluation, A. Supiot nous invite à « retrouver le sens de la mesure », en replaçant le sort des hommes au cœur d’un système d’évaluation qui s’appuie sur le jugement de valeur pour référer la mesure – l’homme, mesure de toute chose. L’esprit de Philadelphie consiste à réinscrire la finalité humaine contre l’autolégitimation de l’économie financiarisée. L’auteur repère le symptôme clinique de cette répétition de la disqualification de l’humain – subjectivité et altérité – dans les deux versants que sont le narcissisme et la dépression, revers de l’injonction à s’affirmer comme maître de soi, alors que le statut n’est plus garanti par les lois (Autre) mais soumis à la reconnaissance d’autrui, quête sans fin.


Date de mise en ligne : 30/11/2012

https://doi.org/10.3917/lrl.122.113

Notes

  • [1]
    Outre ses écrits sur le fonctionnement de l’économie capitaliste dans les années 1930, nombre de ses publications des années 1920 alertaient de la montée du fascisme.
  • [2]
    J.M. Keynes, Théorie générale, 1936, Livre IV.
  • [3]
    « Nous avons, sans le vouloir, glissé de l’économique au psychologique… Mais après avoir reconnu que toute culture repose sur la contrainte au travail et le renoncement aux instincts, et par suite provoque inévitablement l’opposition de ceux que frappent ces exigences, il apparaît clairement que les ressources elles-mêmes et les moyens de les acquérir et de les répartir ne peuvent constituer l’essentiel ni le caractère unique de la civilisation. Car l’esprit de révolte et la soif de destruction de ceux qui participent à la culture les menacent. » Freud, L’avenir d’une illusion, 1927.
  • [4]
    Pour Bastiat, les capacités morales d’un homme sont directement proportionnelles aux propriétés matérielles dont il dispose puisqu’elles le garantissent contre deux sources du mal : l’envie et le ressentiment. La fraternité serait ainsi un effet du déploiement de la logique marchande. L’idée que le travail et l’industrie sont un moyen de détourner l’énergie guerrière est au cœur du positivisme d’A. Comte (dans Plan des travaux scientifiques nécessaires pour réorganiser la société, 1822) « Il n’y a que deux buts d’activité possibles pour une société : ce sont l’action violente sur le reste de l’espèce humaine, ou la conquête, et l’action sur la nature, pour la modifier à l’avantage de l’homme, ou la production. Le but militaire était celui de l’ancien système, le but industriel est celui du nouveau. » (F. Bastiat, Harmonies économiques, 1850.)
  • [5]
    La politique monétaire a aujourd’hui perdu sa prérogative politique : la monnaie est gérée par un organisme dont la caractéristique réside dans le statut d’indépendance à l’égard du pouvoir politique (Banque centrale).
  • [6]
    Notons que la constitution d’une monnaie unique antérieure à l’unification politique est en Europe une première historique : l’institution du dollar s’était achevée après l’union des États d’Amérique ; le mark après l’union politique de 1871.
  • [7]
    Hannah Arendt, dans La condition de l’homme moderne, écrivait en 1961 : « Le dernier stade de la société de travail, la société d’employeurs, exige de ses membres un pur fonctionnement automatique comme si la vie individuelle était réellement submergée par le processus global de la vie de l’espèce, comme si la seule décision encore requise de l’individu était de lâcher, d’abandonner son individualité, sa peine et son inquiétude de vivre et d’acquiescer à un type de comportement hébété, tranquillisé et fonctionnel. Ce qu’il y a de fâcheux dans les théories du comportement, ce n’est pas qu’elles sont fausses, c’est qu’elles peuvent devenir vraies, c’est qu’elles sont en fait la meilleure mise en concepts possible de certaines tendances évidentes de la société moderne. »
  • [8]
    Là aussi, répétition des apories éprouvées dans la première moitié du xxe siècle ? Dans son écrit Analyse avec fin, analyse sans fin, Freud signalait l’échec des tentatives de thérapies correctives courtes, faisant référence aux travaux de O. Rank dans les années 1920 autour de l’idée que la thérapie pourrait se réduire à un travail court sur ce qu’il en serait d’un « traumatisme primitif » : « L’idée de Rank était audacieuse et ingénieuse mais elle ne résista pas à un examen critique […]. L’essai de Rank tendait à adapter au rythme accéléré de la vie américaine l’allure du traitement analytique. »
  • [9]
    G. Balandier, Le grand dérangement, Paris, puf, 2005.
  • [10]
    A. Camus, 1957, trois mois après son prix Nobel, à Paris devant ses amis espagnols exilés, ayant fui le franquisme. Il ajoutait : « Que faire d’autre, alors, sinon se fier à son étoile et continuer avec entêtement la marche aveugle, hésitante qui est celle de tout artiste et qui la justifie quand même ; à la seule condition qu’il se fasse une idée juste, à la fois, de la grandeur de son métier et de son infirmité personnelle. »
  • [11]
    Lacan tout particulièrement a souligné les difficultés dans le lien social contemporain qui seraient à comprendre comme des phénomènes de ségrégation : « Nous allons être submergés avant pas longtemps de problèmes ségrégatifs que l’on fustigera du terme de racisme » (séminaire donné à Sainte-Anne, novembre 1971). Louis Sciara prolonge cette réflexion : la ségrégation, dynamique d’une nature différente de l’exclusion, correspond en effet à un dispositif d’organisation sociale fondé sur la prévalence d’un ordre comptable autoréférentiel (Banlieues, pointe avancée de la clinique contemporaine, Toulouse, érès, coll. « Humus », 2011). Une des manifestations repérables de ce déploiement effectif est bien la tendance au « groupisme », aux phénomènes d’agrégation/ségrégation. Le déploiement d’une égalité formelle, postulée ex ante, revient à rendre inconcevable la différenciation symbolique, la dissymétrie. La tendance est au repli identitaire de semblables qui se constituent en réseaux d’affinités où le lien social se dissout dans une construction grégaire. L’agrégation n’est pas le lien et dans ce mouvement, la rencontre est toujours repoussée, témoignant d’une incapacité à composer avec l’altérité, à soutenir l’irréductible malentendu avec l’autre.
  • [12]
    E. Klein, Galilée et les Indiens, Paris, Flammarion, 2010.

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