L’Antiquité grecque
1L’Antiquité grecque a bien perçu et décrit le lien entre la forte consommation d’alcool et la folie transitoire ; ce lien causal ne fut jamais, du moins chez les philosophes Platon puis Aristote, source d’une condamnation hygiéniste de l’usage de la boisson. Quand bien même le second philosophe se pencha avec succès sur une conception davantage naturaliste des effets de l’alcool que ne le fit le premier, ce ne fut pas avec un autre intérêt que celui d’observer des modifications de l’équilibre du caractère dues à divers types de consommation de vin. Il le fit avec un souci de méthode : considérer cliniquement les effets du vin comme on le ferait d’un accès de mélancolie causée par un facteur extérieur au sujet, un pharmakon.
2C’est aussi que la notion de la folie, qui renvoie à celle d’un excès et d’un déséquilibre, ne souffre d’aucune stigmatisation. Pas plus que l’alcool, le délire n’est pas une menace pour le social, tant ce dernier est bien réglé comme un lien entre « gentlemen » de la cité athénienne, hommes rationnels et parfois capables de compassion à l’endroit de ceux qui déraisonnent.
Platon et le double statut de l’alcoolisation
3Chez Platon, le vin peut causer des désordres, des délires ; ce sont alors les fameux excès dionysiaques (bachiques, pour les Romains). Ces épisodes collectifs furent, il est vrai, une façon de désordre réglementé et d’institutionnalisation rituelle du transgressif, mais, de plus, pour Platon, ils traversent et possèdent les sujets non sans leur donner parfois d’étranges accès de fulgurance et de lucidité. L’homme possédé par de tels désordres peut se transporter loin des semblants du monde, crever le voile usagé des convenances, et dans l’inconsidéré de son délire plus ou moins sacré, dire le vrai à propos de ce qui cloche entre les sujets et les règles qu’ils se donnent.
4Par ailleurs, le vin est considéré comme un ingrédient indispensable au bon succès des banquets. Ne faisons pas pour autant de Platon un joyeux drille, un fêtard ou un noceur. Et considérons plutôt un passage très précis de son texte Les lois qui non seulement souligne l’agrément que le libre citoyen d’Athènes peut trouver à banqueter, mais insiste sur l’utilité des banquets pour l’éducation. Éduquer c’est aussi apprendre à la jeunesse l’usage tempéré des plaisirs. Citons alors Les lois, 652A sq. : « L’Athénien : […] s’il n’y a pas aussi dans l’usage bien réglé des réunions consacrées au vin, un élément d’une grande utilité, et méritant d’être pris au sérieux. […] Cet usage a du bon comme notre propos semble vouloir l’indiquer ; mais en quel sens et de quelle façon ? […] » Le raisonnement procède ainsi : N’avons-nous pas tendance à incriminer injustement le problème de l’ivresse ? À lui attribuer des effets dont elle, l’ivresse, n’est pas la cause ? Aucun angélisme ici, aucune complaisance non plus pour un usage de l’alcool qui aliène… C’est ainsi, souligne Platon par la bouche d’un de ses protagonistes des plus lambda, l’Athénien, que la plupart du temps les beuveries tournent mal, mais c’est aussi en raison d’un manque de chef de banquet. Le parallèle est fait alors entre la tenue d’un banquet et la marche de l’armée. De même qu’à l’armée il faut un général qui doit se montrer courageux, de même faut-il aux réjouissances un chef de banquet sobre. Et celui-là fait bien plus que le service d’ordre, il enseigne aux jeunes gens à modifier le régime de leurs plaisirs, il leur inculque le souci d’une jouissance tempérée. Le vin est un allié pour qui en fait usage, comme on le dit si vite, « à raison » – expression familière, commune et vaine la plupart du temps mais qui ici aurait trouvé tout son poids de sagesse et de sens. Que pense du vin un tel « général de banquet » ? Rien de moins qu’une thèse qui débute par le constat suivant : un excès de vin diminue les facultés intellectuelles et accroît l’intensité des sensations. Une telle redistribution des cartes du « penser » et du « sentir » peut parfois être utile. Il n’est en rien déshonorant de régresser de temps à autre « à son propre service », dirions-nous aujourd’hui. Il n’est, en ce sens, poursuit Platon, guère plus insensé de s’enivrer que de prendre des médicaments ou de faire de la gymnastique. De telles décisions infligent une épreuve au corps et le mettent à mal mais c’est en vue d’un bien à venir. Quel bien peut-il alors provenir de l’ivresse ? On est conduit ainsi à envisager deux conséquences de l’ivresse. Le vin est un remède souverain contre la crainte, et il a comme autre effet de provoquer un laisser-aller. Anxiolytique et relaxant, le vin a tout d’un compagnon aimable. Jusqu’à un certain point cependant, tant l’absence de crainte peut mener au parjure et à l’irrespect des lois si elle se corrompt en fantasme d’indestructibilité, et le laisser-aller, nécessaire, comme le sont la rêverie ou l’imagination créatrice, peut lui aussi se dégrader en langueur, en abandon d’une tenue morale. Aussi le vin, s’il éloigne temporairement et salutairement des crispations excessives et des frayeurs chimériques, est-il, en excès consommé, un danger pour l’âme.
5Voilà bien la raison qui fait, logiquement, de l’usage du banquet arrosé un moyen tout indiqué pour les éducateurs d’éprouver l’âme des jeunes dont ils ont la charge, et de déceler la force de la sagesse qui résiste à l’enivrement. L’éducation ne se réduit pas à une mortification (notion étrangère à la pensée grecque) mais à un usage raisonnable des plaisirs afin d’instaurer un ordre dans les appétences et les dilections sensuelles de chacun. Le jeune qui, bien que sous l’effet du vin, est capable de tenir des propos sensés et peut énoncer des décisions raisonnables et justes est alors, à n’en point douter, un futur citoyen des plus recommandable.
Mais double statut de l’alcoolisation pour Platon lorsque cette conduite sert d’adjuvant si elle livre à la folie dionysiaque un sujet. Il en sera peut-être devenu dangereux, luxurieux et violent, mais il sera surtout également possédé par une transe. Cette décharge spasmodique de tensions rend bavard. Pour autant elle ne fait pas des propos incohérents que le possédé peut tenir de simples expressions ridicules ou déficitaires, mais des messages à entendre, à comprendre, des avertissements sur la folie du monde et le désordre des dieux, folie et désordre dont l’enivré dionysiaque est le porte-voix égaré, farouche et insistant.
Aristote et la mélancolie
6C’est aussi en méditant sur les conséquences psychiques de l’alcoolisation que, plus tard, Aristote tressera au vin et à l’ivresse des lauriers philosophiques qui prendront goût à la longue durée. Nous sommes au début de son fameux Problème XXX, 1. L’homme de génie et la mélancolie. Revenons à son introduction : « Pourquoi tous les hommes qui furent exceptionnels en philosophie, en politique, en poésie ou dans les arts étaient-ils manifestement mélancoliques… ? » Avec ce problème, la mélancolie chute du ciel des idéalités platoniciennes. Si elle n’est plus fureur envoyée par les dieux, elle demeure et se survit en tant que fureur plus que comme tristesse. Excès. Et Aristote, qu’on réduit si souvent à un chantre du juste milieu, ne condamne pas cet hubris mélancolique. Avec lui, le mélancolique, cet homme sans lieu et sans retour, ne se réduit pas au proscrit. Si sa parole semble désorganisée, vitupérante, effilochée ou monomaniaque, excessive et encombrante, c’est aussi que nous n’entendons plus la folie alerter le monde social et civil sur le trop grand confort au creux duquel s’affadit le dialogue avec la raison. Nous ne l’entendons alors plus, ce mélancolique, dénoncer passionnément les petits arrangements avec l’opinion et la pente du bon sens par lesquels chacun endort chaque jour son devoir éthique de se plier au logos. Le scandale du mélancolique, ce n’est pas sa tristesse ou sa résignation, c’est son inconditionnel dédain des faux-semblants. En ce sens, le philosophe et le mélancolique ont à se prêter main-forte. Mais encore faut-il pour cela sauver la folie mélancolique de la maladie mélancolique et, pour ce faire, comprendre de quoi souffre le patient. L’excès d’une des humeurs, la bile noire, précisément, sera l’étiologie retenue par le philosophe. Et une fois de plus, le vin servira de pharmakon, tant il est vrai qu’il est plus aisé de rencontrer des camarades ivres que de francs accès de mélancolie ambulante. Le vin produit artificiellement les effets de la bile noire, lorsque cette dernière se trouve en excès dans l’organisme. Citons Aristote : « Le vin semble, en abondance, susciter les mêmes personnages que nous disons mélancoliques, et créer, quand on boit, les manières d’être les plus diverses, par exemple il rend les gens irascibles, bienveillants, compatissants, hardis… Et le vin fait des gens excités aux plaisirs de l’amour, et on dit, avec juste raison, que Dionysos et Aphrodite vont l’un avec l’autre, et les mélancoliques sont, pour la plupart, des luxurieux. »
On le voit, l’alcool rend plutôt autre que malade. Les effets du vin sont autres que de simples symptômes. Ils expriment tout un registre existentiel de la jouissance et de l’investissement libidinal d’autrui. Aristote, médecin clinicien, va élire l’alcool comme ce produit qui crée une mélancolie expérimentale ; Aristote, philo- sophe moral, voit dans l’ivresse ce qui permet à chacun de se rapprocher de sa nature mélancolique et du génie propre à cette nature.
Plus tard… et retour aux Grecs anciens
7Nous sommes loin des mouvements hygiénistes qui virent, bien plus tard à la fin du xixe siècle, se précipiter les créations de sociétés et de ligues antialcooliques. Mais nous étions au lendemain d’une défaite militaire, et régnait alors sur le corps meurtri de la Nation l’obsession des corps sains et bien portants de ses habitants. Bien entendu, lorsque la guerre reprend dans la boucherie de 1914-1918, l’alcool et le gros rouge redeviennent un des fleurons de l’identité nationale et sont parmi les meilleurs compagnons des poilus des tranchées, ces poilus que les obus, les baïonnettes et les gaz préviendront ainsi radicalement d’une solide cirrhose du foie.
8L’enseignement des Grecs anciens n’est-il alors qu’une récréative pièce de musée ?
9Il est facile de répondre par un « non » indigné. Indiquons toutefois que le lien entre mélancolie et alcoolisation s’est trouvé puissamment illustré en 1926 par Sandor Rado qui, traitant de l’addiction en général dans son texte Les effets psychiques de l’hallucination, un projet de théorie psychanalytique de l’addiction aux drogues, parlait de l’« orgasme pharmacogénique », qui fait qu’après la cessation de la souffrance il y a un au-delà, une compulsion mélancolique ; et de cet au-delà est dépendant le patient. D’où des notions claires et novatrices qui tentent d’explorer avec le patient la valeur, dépréciée par l’usage, du produit. De la condamnation morale et sociale de l’« alcool-fléau » au dégagement clinique des particularités de ce couplage du sujet avec l’« alcool-compagnon », il y a plus qu’une marge, un bouleversement net de perspectives.
10La fréquentation de certains classiques de la littérature philosophique des Anciens tient-elle à son tour compagnie à qui tente de maintenir une telle ouverture clinique ?