Couverture de LRL_101

Article de revue

La fonction de l'écrit et le discours de l'analyste dans Le Séminaire Encore

Pages 85 à 97

Notes

  • [1]
    Jacques Lacan, Le Séminaire, Livre XX (1972-1973), Encore. La pagination est celle de l’édition (hors commerce) de l’ali.
  • [2]
    Jacques Lacan, « Fonction et champ de la parole et du langage en psychanalyse », dans Écrits, Paris, Le Seuil, 1966, p. 237-322.
  • [3]
    « N’importe quel effet de discours a ceci de bon qu’il est fait de la lettre » dit cette version (p. 37, version Le Seuil).
  • [4]
    « N’importe quel fait de discours a ceci de bon qu’il fait de la lettre » (p. 79, version ali).
  • [5]
    Séminaire XV, L’acte psychanalytique, le 10 janvier 1968 (p. 52, version epsf).
  • [6]
    On aura remarqué l’inversion des deux places du bas dans le schéma du tétraèdre tel qu’il est présenté dans L’acte psychanalytique (voir figure en fin de texte). Il s’agit là simplement d’une question de projection du tétraèdre en trois dimensions sur une surface en deux dimensions. Quelle que soit la projection (inversion des deux places ou non), le tétraèdre reste identique à lui-même.
  • [7]
    Christian Fierens, Lecture de L’étourdit : Lacan 1972, Paris, L’Harmattan, 2002.
« N’importe quel fait de discours a ceci de bon qu’il fait de la lettre. »

1Lacan promeut la fonction de l’écrit comme l’un de nos points pôles pour l’année de ce séminaire Encore[1] (p. 83. Qu’il soit nord ou sud, il donne la direction du séminaire Encore et nous évite ainsi de nous perdre indéfiniment dans le fouillis des bêtises et associations – il ne suffit pas de dire des bêtises pour faire une analyse).

2Je vous propose ici une conception de l’écriture, une conception organisée, systématique, une conception une, qui rende compte autant que possible de ce « moment très particulier » de l’enseignement de Lacan, comme le dit Cyril Veken dans le liminaire, ce moment situé « entre l’écriture des quatre discours et la topologie des nœuds » (p. 9). Mon propos vise l’unité, la systématicité d’une boussole universelle, tout-terrain, qui donne la direction absolument générale pour nous y retrouver, dans le séminaire aussi bien que dans les moments précis d’une cure analytique dans toutes ses variantes puisque ladite boussole en serait le type même. Cette revendication monstrueuse d’unité induit la barre. Où mettrons-nous la barre ? Ou encore, comment employer concrètement la boussole dénommée « fonction de l’écrit » dans le champ magnétique qui nous occupe ?

31953 : « Fonction et champ de la parole et du langage en psychanalyse [2] ». Vingt ans plus tard, 1973 : « Fonction de l’écrit ». Nous aurions ainsi trois fonctions, la fonction du langage, la fonction de la parole et la fonction de l’écrit.

4Je précise tout de suite : les trois fonctions du langage, de la parole et de l’écrit ne peuvent être comprises partes extra partes ; il s’agira de voir comment la fonction de l’écrit définit le langage et la parole.

5Écartons d’emblée deux mécompréhensions de la fonction de l’écrit.

6La première consiste à prendre l’écrit pour un assemblage de traces rémanentes sur un morceau de pierre, de bois, de parchemin, de papier, de matériel informatique ou de cervelle. Cette conception tout à fait respectable de l’écrit s’exprime par l’adage Scripta manent, les écrits, c’est ce qui reste. Ce n’est pas de cela qu’il s’agit dans la fonction de l’écrit en psychanalyse. Dès l’écrit liminaire des Écrits, Lacan propose l’écrit comme ce qui vole : la lettre volée et volante.

7La deuxième mécompréhension consiste à prendre l’écrit pour l’élémentaire d’une lettre cursive ou d’imprimerie, d’une lettre de Scrabble qui permettrait de construire les mots croisés de notre vie psychique, les discours, les paroles, etc. La lettre serait ainsi l’élémentaire du signifiant pensé comme platement matériel. Cette deuxième mécompréhension est sous-jacente à la version du Seuil, précisément dans le chapitre intitulé « La fonction de l’écrit » ; le discours serait fait avec des lettres [3], alors qu’il s’agirait précisément d’entendre le contraire : n’importe quel discours fait de la lettre, n’importe quel discours fabrique de la lettre [4].

8La fonction de l’écrit n’apparaît que dans le cadre de ce que fait le discours, dans le cadre de l’acte de parole. Ce que fait le discours en lui-même et par lui-même. Quel est ce faire, cet acte de parole caractéristique de la psychanalyse ? On est très loin des notes prises par l’analyste après la séance. Très loin aussi des lettres de l’alphabet.

9Pour cerner l’acte analytique, je vous propose cette phrase réinventée à partir du linguiste Gustave Guillaume dans le séminaire sur L’acte psychanalytique[5] :

10

« Un instant plus tard, la bombe éclatait. »

11Sans contexte, on ne peut savoir si la bombe a éclaté ou non ; ni de quelle bombe il s’agirait. Bombe terroriste ou bombe sexuelle, c’est le savoir qui en prend un coup.

12Nous prenons la proposition pour ce qu’elle est, comme nous prenons chaque proposition de chaque analysant pour ce qu’elle est. Nous ne cherchons pas la vérité de la proposition dans une enquête sur la vie du patient ou sur les mouvements terroristes qui auraient pu poser la bombe, nous n’attendons pas davantage le verdict de ce que nous apprendra le divin futur (Inch’Allah ou wait and see), nous ne nous précipitons pas pour y voir une redite confirmant une interprétation déjà donnée.

13Restent l’unicité et la systématicité de la seule proposition fermée sur elle-même : « Un instant plus tard, la bombe éclatait. » C’est ainsi qu’il faudrait – idéal impossible ? – prendre à la lettre chacune des propositions de l’analysant, comme une unité close – Y a d’l’un – à l’intérieur de laquelle pourra se développer l’acte psychanalytique.

14Je reprends d’abord la structure de l’acte analytique au niveau de la proposition « Un instant plus tard, la bombe éclatait. » Ou la bombe éclate ou elle n’éclate pas ; et de plus je ne sais pas la solution. Indépendamment du contexte, je trouve quatre positions ou quatre places : la place de la proposition telle qu’elle se présente ; la place de la bombe telle qu’elle éclate (l’essence, l’être d’une bombe, c’est l’éclatement et ça arrête toute pensée) ; la place de la bombe qui n’éclate pas (loin de l’être d’une bombe, on peut penser qu’il s’agit simplement d’une fiction) ; et enfin, la place d’un supposé savoir sur lequel se referme la proposition.

15Ces quatre places valent pour toute proposition de l’analysant pourvu qu’on la saisisse dans son unité, dans sa systématicité propre sans contexte, sans référence extérieure. La systématicité d’une proposition quelconque de l’analysant s’explicite en quatre places qui ne pourront jamais se définir que négativement : ce n’est pas…, ce n’est pas…, ce n’est pas… Ainsi l’attention sera également flottante entre quatre places. La première place, la proposition elle-même, se définit comme n’étant pas celle d’un Je qui aurait énoncé la proposition ; la proposition se produit à la place de l’Autre, aussi nommée place de la jouissance. La deuxième place est la place de la proposition référée à l’être, dans la réalité ; et cet être (ou cette réalité objective) se définit comme la place où la pensée n’interfère pas ; la place de l’être agissant, la place de l’agent ne vaut que comme la place où ce n’est pas de la pensée, c’est la place du semblant. La troisième place est la place où l’être, la réalité objective ont été mis hors cause ; la proposition vaut comme pure fiction et on est celle de la vérité. Enfin, la quatrième place est celle où le savoir est exclu (on ne sait pas ce que veut dire la proposition), cette place vidée de savoir reste ouverte à ce que la proposition en elle-même, à l’exclusion de toute référence extérieure, peut y produire (y compris le savoir-faire ; c’est la place du produit ou du plus-de-jouir du discours (le supposé savoir n’est jamais que produit).

16Ou… ou… (la place de l’Autre ou de la jouissance), je ne pense pas (place du semblant qui se réfère à l’être), je ne suis pas (place de la vérité ou de la fiction), je ne sais pas (place du produit ou d’un plus-de-jouissance), ces quatre places définissent en même temps les quatre sommets du tétraèdre de L’acte psychanalytique et les quatre places des discours (L’envers de la psychanalyse) [6].

figure im1
Je ne pense pas Agent Semblant Ou… ou Autre Jouissance Je ne suis pas Vérité Je ne sais pas Produit Savoir-faire Plus-de-jouir

17J’ai proposé la mise en place, en quatre places, de chaque proposition de l’analysant. Cette unité synthétique, systématique qui fait unité – Y a d’l’un – est-elle fonction de l’écriture ? Ainsi pourrait-on dire, d’un point de vue théorique, que l’écriture des quatre discours consisterait à remplir ces quatre places par les lettres S1, S2, figure im2 et a pour former le tableau des quatre discours.

18Je ne le pense pas du tout.

19Pour qu’il y ait fonction de l’écrit, il faut certes qu’il y ait cette unité quadratique de la proposition qui vaut pour elle-même ; mais il faut surtout que cette unité soit le lieu d’une barrière, d’une barre impossible à franchir. L’unité systématique n’est que la plage où peut se mettre en jeu la barre inhérente à la fonction de l’écrit. figure im3, figure im4, figure im5, dans leur écriture même, pourraient faire penser qu’il s’agit de trois expressions littérales S, A, La qui ont été secondairement barrés. Il n’en est rien. S, A, La visent chaque fois une unité systématique et c’est seulement à partir de cette unité systématique qu’une barre s’impose.

20Où poser la barre ? La barre s’impose à partir de l’unité systématique de la proposition. Il est donc vain de penser qu’il faille couper, castrer, punir, sévir, barrer la jouissance et, pour ce, faire appel à une autorité extérieure. La barre de la fonction de l’écrit se joue à partir de l’unité systématique de la proposition ; elle est inhérente au Y a d’l’un. La barre ne se pose pas ; elle s’impose d’elle-même.

21« Le discours fait de la lettre » est à entendre comme « le discours fait de la barre » : « N’importe quel fait de discours a ceci de bon qu’il fait de la lettre » (p. 79), lisons qu’il fait de la barre.

22Où lire ce que fait chaque discours sinon dans ce qu’il produit ? Ce que chaque discours produit c’est un savoir-faire.

23Le discours du Maître produit de l’objet, si possible bien matérialisé comme un pot de terre et le maître prend ce savoir-faire pragmatique comme sa propre vérité. Le discours de l’Hystérique produit des théories, si possible bien ciblées sur le pauvre partenaire qui n’en peut mais et l’hystérique prend ce savoir-faire tactique comme sa propre vérité. Le discours de l’Universitaire produit des sujets si possible bien lettrés et parfaitement inutiles pour les bons rouages de la société, et l’universitaire prend ce savoir-faire culturel comme sa propre vérité. Le discours de l’Analyste produit des signifiants désarrimés, de « purs signifiants », et l’analyste prend ce savoir-faire signifiant comme sa propre vérité. Chacun des quatre discours est tout prêt à prendre son savoir, son savoir-faire, pour sa vérité et à s’en tenir à sa petite unité, Y a d’l’un, dont il ne sort pas. Ce que chaque discours fabrique, c’est apparemment son propre savoir-faire dont il peut se contenter. Coalescence du savoir et de la vérité où la fonction de l’écrit est oubliée ; chaque discours s’y laisse prendre et est tout près à se développer jusqu’à plus soif, jusqu’à la toxicomanie, toxicomanie capitaliste du discours du Maître, toxicomanie scientifique du discours de l’Hystérique, toxicomanie culturelle de l’Universitaire, toxicomanie signifiante de l’Analyste. La toxicomanie (quel que soit le discours dont elle est issue) est bien une forme de « plus-de-jouir ». Mais il est une autre forme de « plus-de-jouir » autrement efficace.

24La fonction de l’écrit, c’est précisément de faire radicalement la différence entre le savoir (dans son côté de savoir-faire) et la vérité. Le discours « a ceci de bon qu’il fait » non pas simplement son produit, son savoir-faire spécifique, mais en ce qu’il produit ce savoir comme absolument inadéquat, barré de sa vérité : chaque discours « a ceci de bon qu’il fait de la lettre », qu’il fait de la barre entre son produit et la vérité. La fonction de l’écrit c’est de faire fonctionner chaque discours jusqu’à sa propre barre. Et pour chaque proposition, pour chaque séance, nous pourrons voir en jeu la fonction de l’écriture sous quatre formes bien différentes :

25Le discours du Maître produit un pot de terre vide, un objet a séparé, barré de la question du sujet, vérité du maître. La lettre est ici « a » pour autant qu’elle est disjointe de figure im6. Cette lettre qui se barre de toute référence à la subjectivité relève de l’écriture comptable, première forme d’écriture apparue chez les commerçants phéniciens. La monnaie perd sa valeur d’usage subjectif pour prendre seulement une valeur d’échange où tout est objectivé. L’écriture comptable n’est pas absente de l’analyse. On sait combien la place du paiement de la séance s’impose objectivement indépendamment des raisons subjectives de l’analysant.

26Le discours de l’Hystérique produit du savoir ; c’est son savoir-faire de faire travailler le signifiant pour produire de la théorie. La lettre est ici S2, le savoir, pour autant qu’elle est disjointe, barrée de a, de toute référence à l’objet réel. La lettre mathématique de la science moderne se barre de toute référence à la vérité, à l’essence des choses ; ce S2 en tant qu’il ne touche pas à l’être des choses, nie toute référence à l’être suprême, au moteur immobile, au créateur. Un tel savoir barre fondamentalement la référence à l’être et à l’être suprême ; il s’écrit S (de grand A barré) figure im7. L’écriture scientifique n’est pas absente de l’analyse, comme en témoigne la place de la construction dans l’analyse indépendamment de l’être des choses, des faits réels avérés. La construction dans l’analyse se fera toujours sous le signe du S (de grand A barré) figure im8.

27Le discours de l’Universitaire produit du sujet barré, du sujet lettré. La lettre est ici figure im9 pour autant qu’elle est disjointe, barrée de S1, pour autant qu’elle est barrée de toute mise en route du signifiant dans sa vérité, et le sujet lettré produit par l’universitaire est fondamentalement impuissant à s’enrôler pour un patron quelconque, il est fait pour le chômage. L’écriture subjective, culturelle n’est pas absente de l’analyse. C’est l’entrée subreptice de la psychologie qui risque bien de prendre toujours trop de place dans l’analyse.

28Le discours de l’Analyste produit du signifiant. La lettre est ici S1 pour autant qu’elle est barrée de S2. Mais quel est ce S1 qui ne veut rien dire ? Pour vouloir tout dire, le signifiant phallique, Grand PHI ?, est le signifiant qui ne veut rien dire, il est ce S1 barré de tout S2. L’écriture signifiante productrice de ? est bien entendu présente dans l’analyse (pour tout x Phi de x) ?x ?x ; elle est toujours là, même si, dira-t-on, elle n’est pas tout.

29De ces quatre écritures nous retenons quatre lettres : primo pour l’écriture comptable, a en tant qu’il est barré de toute vérité subjective (le a coupé du figure im10, mis en évidence par la topologie des surfaces) ; secundo pour l’écriture scientifique, S2 en tant qu’il est barré de la question de l’être ou encore le S (de grand A barré) figure im11 ; tertio pour l’écriture subjective, le figure im12 en tant qu’il est barré de S1 ; quarto pour l’écriture signifiante, S1 en tant qu’il est barré de tout savoir développé S2, c’est-à-dire le signifiant phallique, ?.

30Ces quatre lettres, a, figure im13, figure im14 et ?, sont fondamentales pour la fonction de l’écrit : elles écrivent quatre modes de barre dans l’unité du discours et ces quatre modalités de faire barrière constituent précisément les quatre discours.

31Dans la leçon du 9 janvier – intitulée « La fonction de l’écrit » dans l’édition du Seuil – Lacan propose trois des quatre lettres dont je viens de parler : a, figure im15 et ?.

32D’où la question : où est passée la quatrième lettre ? Pourquoi Lacan ne cite-t-il pas aussi la lettre figure im16 ? Lacan cite ces trois lettres pour expliquer les différentes fonctions en jeu dans le discours Analytique. Dans ce discours, figure im17 apparaît au lieu de l’Autre, c’est-à-dire au lieu de ce qui se dit, au niveau de la proposition qui divise l’analysant et l’aliène : « Un instant plus tard, la bombe éclatait. »

33Posons la question du figure im18 de l’analysant autrement : comment faire et que faire avec une proposition de l’analysant, proposition qui est plongée dans le discours de l’Analyste à la place de l’Autre ?

34Suivant tout à la fois le schéma du tétraèdre de l’acte psychanalytique et le schéma du discours, plus précisément du discours de l’Analyste, la proposition sera soumise au triple traitement des trois autres places : primo la proposition sera soumise au traitement venant de la place de l’être (je ne pense pas), c’est-à-dire de la place du semblant (c’est l’analyste qui tient cette place, on lui demande d’abord de ne pas penser à la place de l’analysant, d’être l’être brut auquel on s’adresse, non pas le miroir ou le punching-ball où l’on s’exprime subjectivement, mais l’être réduit à son trognon de manque à être) ; secundo la proposition sera soumise au traitement venant de la place de la vérité (qui, en tant que fiction, n’est pas, je ne suis pas), la proposition pourra ainsi se développer selon les processus primaires dans tous les sens, à condition toutefois que le savoir ainsi développé ne fasse que pointer le manque de l’Autre : il n’y a aucun être suprême qui garantisse quoi que ce soit ; tertio la proposition sera soumise au traitement de ce qu’elle produit d’elle-même, et ce qu’elle produit apparaît toujours en définitive comme le phallus sous une appellation quelconque, sein, narcissisme, idéal qui ne tient consistance que de soi-même, ce qui veut dire aussi qui ne mène nulle part.

35Ce triple traitement de la proposition, par a, figure im19 et ?, n’est autre que la mise en jeu respective des fonctions du langage, de la parole et de l’écrit.

figure im20
a fonction du langage écriture comptable S/ proposition écriture subjective S2 ou S(A/) fonction de la parole écriture scientifique S1 ou ? fonction de l’écrit écriture signifiante

36Nous pouvons ainsi écrire le discours psychanalytique de différentes façons :

37Les fonctions ne fonctionnent que parce qu’il y a d’abord un cadre un, une unité systématique – Y a d’l’un – à partir de laquelle se situe une barre.

38« Il n’y a rien moyen de comprendre à une barre » dit Lacan (p. 76). Corrélativement on doit dire que la barre n’apparaît que lorsqu’il y a tentative de « comprendre », c’est toujours une barrière à la compréhension dans le cadre un d’un discours systématique particulier. Quand Lacan dit « L’écrit, ça n’est pas à comprendre », il faut entendre que l’écrit fonctionne sur l’échec de la compréhension. Et chaque forme d’écrit correspondra à un type d’impossibilité de comprendre. Pour faire venir cette impossibilité, il faut qu’il y ait d’abord l’unité systématique, le concept, l’idée de comprendre telle qu’elle est déjà présente dans la proposition.

39La première fonction, fonction du langage, se situe en opposition à la compréhension intersubjective ; elle correspond à l’écriture comptable. Le langage a pour fonction de communiquer, de dire l’être des choses et cela n’est possible qu’en mettant de côté le subjectivisme. Il s’agirait bien de comprendre la proposition de l’analysant, mais justement elle échoue à nous dire la subjectivité qui y est engagée. L’analyste se refuse fondamentalement à jouer la subjectivité ou l’intersubjectivité. Il tient le rôle d’objet a en position de semblant sans plus ; par là il incarne la fonction du langage. C’est la position inverse du psychologue qui soutient le sujet jusqu’à le produire en son discours Universitaire.

40La deuxième fonction, fonction de la parole, se situe en opposition à la compréhension objective ; elle correspond à l’écriture scientifique. La parole a pour fonction de développer le signifiant, de laisser se développer tout un savoir, tout un calcul à partir du signifiant, ce qui n’est possible qu’en mettant de côté l’être de l’objet. C’est la démarche même de la science moderne, de son calcul mathématique qui se fout de l’essence métaphysique des choses. Il s’agirait dans le cadre du discours de l’analyse de donner la place de la vérité à cette transformation inhérente au signifiant en tant qu’il puisse devenir autre que ce qu’il n’est. Pour mettre en jeu ce pouvoir transformationnel signifiant, la parole – en analyse – accepte de ne plus comprendre du tout l’être des choses. La fonction de la parole perd l’ontologie.

41La troisième fonction, fonction de l’écrit, se situe en opposition à la compréhension mathématique, en tant qu’il s’agit d’un savoir qui se transmet intégralement ; « intégralement » veut dire sans aucun apport extrinsèque ; Lacan visait le mathème, la transmission intégrale de la psychanalyse ; la fonction de l’écrit au sens le plus fort, qui correspond à l’écriture signifiante, remet en question le mathème même. L’écrit a pour fonction de produire le S1 qui n’entre pas dans la signifiance. L’impossibilité de comprendre y est encore plus radicale que dans les deux cas précédents : là il était question de l’impossibilité de comprendre quelque chose, le subjectif ou l’objectif, maintenant c’est l’impossibilité inhérente au savoir lui-même, qui annihile la visée de comprendre.

42Nos trois fonctions du langage, de la parole et de l’écrit ne fonctionnent qu’à ne pas comprendre, ne pas comprendre ce qu’est le sujet (renoncer à comprendre la psychologie du sujet), ne pas comprendre l’être objectif (renoncer à comprendre l’objectivité du cas), ne pas comprendre le savoir lui-même (renoncer à un savoir, « je n’en veux rien savoir »). Dans chacun des cas, il s’agit bien d’abord d’un concept, d’une visée de compréhension qui se trouve barrée, d’une unité systématique qui se trouve barrée.

43Il est encore facile de fonctionner avec le langage, c’est-à-dire de se refuser à faire cette vilaine chose qu’est la psychologie.

44Il est moins facile de fonctionner dans la parole. Nous croyons trop facilement que le mot « psychotique » correspond à un être psychotique, que le mot « refoulement » correspond à un mécanisme réel de refoulement, etc., et il n’est pas facile de se défaire de tout réalisme transcendantal, qui suppose une réalité en soi visée par nos concepts et nos mots.

45Il est beaucoup plus difficile, voire impossible, de fonctionner dans l’écrit. Avec la fonction de l’écrit, il s’agirait de soutenir le signifiant en tant qu’il ne débouche sur aucun savoir. Cette fonction de l’écrit est pourtant sollicitée continuellement dans l’analyse. Que l’analysant ne dise rien, qu’il parle à la limite de l’audible. Que l’analyste soit un peu dur d’oreille. Que l’association manque. Ou tout simplement qu’on ne sache pas. Les suppléances se précipitent : on fait répéter, on porte un appareil auditif, on parle à la place de l’analysant, on construit des interprétations, etc. La fonction de l’écrit a toute chance de s’y perdre.

46Dans chacune des trois fonctions, c’est chaque fois une compréhension qui se refuse, un savoir auquel on doit renoncer. Les trois fonctions participent ainsi de la fonction de l’écrit qui les commande, mais tandis que les deux premières fonctions se refusent une compréhension, un savoir spécifique, le savoir psychologique du sujet pour la fonction du langage et le savoir ontologique de l’objet pour la fonction de la parole, il s’agit, dans la fonction de l’écrit, d’un refus de savoir général. « Je n’en veux rien savoir » présent dès le début du Séminaire XX. Je n’en veux rien savoir du sujet ? Je n’en veux rien savoir de la réalité objective ?

47Ces derniers non-savoirs s’expliquent encore sous prétexte de ce sur quoi ils portent : je ne veux rien savoir d’une chose particulière, de ce qui est refoulé ou de la castration, parce que la chose me déplaît. Moyennant l’exclusion de ce qui me déplaît, je peux reconstituer un système plus ou moins cohérent soit au niveau de la fonction du langage (on y réduit le sujet à l’objectivité des comportements), soit au niveau de la fonction de la parole (on y donne toute la place à la fiction et au mythe qu’on s’y construit). Dans l’un comme dans l’autre cas, tout est possible. Mais que veut dire ce possible ? Ce possible se trouve comme un tout cohérent, systématique, Y a d’l’un intouché par la barre ; il ne se construit que moyennant l’exclusion de la barre, la mise entre parenthèses de ce qui faisait l’écrit proprement dit. Le possible est ce qui cesse de s’écrire et toutes les thérapies, soumises à la condition de mettre de côté la fonction proprement dite de l’écrit, promettent du possible, y compris les thérapies colorées d’analyse. Tout s’y présente très bien et l’on peut dire dans le vocabulaire phallique : pour tout x, Phi de x, ?x ?x.

48Le phallus a exactement la signification de pouvoir tout expliquer et tout comprendre.

49L’analyse se prête à être récupérée par les thérapies en général : le discours Analytique produit ce signifiant – le phallus – sans spécification du savoir qui en découle, le signifiant brut, le ¨, dont chacun – y compris le psychanalyste bien intentionné – peut s’emparer pour le mettre à sa sauce.

50Ce signifiant a-t-il pourtant une structure en lui-même (et non pas une structure qu’on lui rajoute) ? Je l’ai montré, il est la lettre spécifique de la fonction de l’écrit (comme le « a » est la lettre de la fonction du langage et comme le S « (figure im21) » est la lettre de la fonction de la parole).

51On peut et on doit spécifier le phallus par la fonction de l’écrit. On dira donc pour expliciter le phallus : ça s’écrit, ça ne s’écrit pas, ça cesse de s’écrire, ça cesse de ne pas s’écrire, ça ne cesse pas de s’écrire, ça ne cesse pas de ne pas s’écrire. Oui, mais dans quel ordre ?

52L’ordination de ce mouvement oscillant d’écriture qui s’ouvre et qui se ferme donne précisément la ronde des formules de la sexuation. Car il s’agit bien d’un processus ordonné et non d’objets statiques qui seraient rassemblés, compris, conceptualisés dans le tout d’un schéma, dans une unité systématique, impliqué pourtant dans toute exposition.

53Le phallus se présente d’abord au niveau des fonctions du langage et de la parole, autrement dit à l’exclusion de la fonction de l’écrit qui reste oubliée. Le phallus, c’est le champ de tous les possibles pour autant que soit exclue la fonction de l’écrit. Il se présente d’abord comme ce qui cesse de s’écrire, là où tout est possible.

54Mais ce tout ne vaut que par la barre qui préserve le tout de ce qui viendrait le troubler, et pour que le tout possible se préserve, cette barre ne cesse de s’écrire. Il était nécessaire que j’affirme au début de mon exposé le caractère systématique et clôturé ; comme il est nécessaire de clôturer la proposition de l’analysant pour la faire fonctionner dans le tout cohérent de ce que serait un acte psychanalytique. Et je suis obligé d’y mettre encore et encore du mien pour soutenir le possible du phallus, tout comme les bons fidèles sont obligés d’y mettre du leur pour soutenir par leurs prières l’existence de leur Dieu. Il est à remarquer que c’est bien les fidèles qui dans leurs prières font l’expérience de l’existence, créent l’existence.

55Mais avec un peu de rigueur, il apparaît bien vite que cette écriture nécessaire du tout ne fonctionne pas, elle échoue, elle est radicalement impossible ; malgré ce vouloir dire quelque chose de cohérent, la barre, la clôture ne cesse pas de ne pas s’écrire. Et c’est seulement au moment de cette impossibilité que le discours psychanalytique prend sa place. Tant que nous en restions au tout possible et à l’existence nécessaire de la barre qui limite le champ, nous pouvions encore adjoindre au phallus toutes les interprétations qui nous convenaient. Avec cet impossible, avec ce qui ne cesse pas de ne pas s’écrire, la proposition – notamment celle de l’analysant – ne peut plus être traitée selon un savoir, un sujet supposé savoir qui en expliquerait les tenants et aboutissants. La proposition se joue certes au lieu de l’Autre, mais il faut bien comprendre ce lieu, comme lieu de la jouissance où le savoir est radicalement impossible et non plus simplement refoulé, inhibé ou déplacé en un autre lieu.

56Il en résulte que l’écriture ne saisit aucun vrai tout. L’écriture n’est pas tout. Ce qui s’écrit, c’est ce qui cesse de ne pas s’écrire et c’est toujours contingent. Et tout peut recommencer…, un deuxième tour, une répétition du premier. Pourtant pas une répétition à l’identique, mais bien une répétition à la différence puisque le « tout » qui apparaît maintenant dans ce deuxième tour est le mouvement du pas-tout.

57Je ne reprendrai pas ici comment le phallus et son développement en quatre formules (formules phalliques ou formules de la sexuation) impliquent la topologie des surfaces. C’est le travail de L’étourdit (voir ma Lecture de L’étourdit[7]). Je rappelle qu’il s’agit de voir comment une surface (une unité systématique) peut être radicalement transformée par la coupure, par la barre qui la traverse (étant bien entendu que cette barre ne vient pas de l’extérieur de la surface, mais bien de l’essence de la surface elle-même : l’essence de la bande de Möbius c’est la coupure).

58Pour terminer, j’évoquerai le passage de l’écriture à la topologie des nœuds, passage qui concerne directement Encore, plus précisément l’avant-dernière leçon du 15 mai 1973.

59Lacan annonce : « Je vais dire ma fonction. » Est-ce la fonction de langage, de parole ou d’écrit ? La fonction de Lacan c’est son dire : « Il n’y a pas de métalangage » (p. 200). Alors, fonction de langage (métalangage) ? ou de parole (dire) ? Que veut dire cette affirmation pour notre clinique ?

60Langage, « il y a » ou « il n’y a pas », c’est bien le langage de ce qui est, indépendamment des considérations subjectives (a barré, séparé de S1). Objectivement, au niveau du langage, il n’y a pas de patron pour couper la vareuse dont se revêtirait l’apprenti analyste. Objectivement on est bien dans la fonction du langage.

61Et pourtant, c’est bien « il n’y a pas » ; avec cette négation, on est invité dans la non-réalité, on sort de la fonction du langage pour entrer dans la fiction, fonction de la parole (figure im22, séparé de a). Avec son dire, Lacan entre bien dans la fonction de la parole. Car quand même « La vérité, je parle ». Et l’on dira que chacun est automatiquement invité à s’inventer son propre Ersatz de métalangage. N’est-ce pas ce que je suis en train de faire ici ?

62Mais Lacan va plus loin : « l’os de mon enseignement » (p. 201) ou encore l’inconscient, c’est « je parle sans le savoir », fonction de l’écrit (figure im23, séparé de S1). Il n’y a pas de métalangage, comme il n’y a pas de Dieu pour nous expliquer ce qu’il faut faire en psychanalyse, mais encore il n’y a pas de savoir. Le savoir est impossible, inter-dit au sens où il tombe entre les lignes (p. 201). Cette impossibilité de savoir n’est pas le seul fait du discours de l’analyste ; elle est aussi le « non-savoir-faire » (p. 201), autrement dit l’impossibilité radicale de chaque discours (que Lacan appelait encore « impuissance » dans Radiophonie). Chaque discours ne sait pas comment s’y prendre avec la vérité. Cette impossibilité fondamentale du savoir analytique et du savoir-faire de chaque discours, c’est le thème de Encore annoncé dès la première heure et répété au moment où il est impossible de conclure.

63Ce non-savoir et non-savoir-faire ne sont pas sans conséquence ; en fonction de l’écrit, ils laissent une trace, une trace après le langage, une trace métalangagière et Lacan dit : « Il me faut pourtant dire ce qu’il y a de métalangage, et en quoi il se confond avec la trace laissée par le langage » (p. 203). « Il me faut dire » : fonction de la parole certes ; mais encore « l’écriture est une trace, où se lit un effet de langage ».

64Alors qu’est-ce que ce métalangage qu’il n’y a pas et qu’il faut quand même dire y avoir ?

65Il n’y a pas de métalangage au niveau de la fonction du langage et de l’être. Il est sans espoir de vouloir se raccrocher à l’être du langage, pour comprendre quoi que ce soit à l’être supposé des pathologies, des mécanismes, des symptômes, etc.

66Il faut le dire au niveau de la fonction de la parole pour construire une fiction de métalangage, comme nous le faisons tous.

67Mais « il faut dire qu’il y a métalangage » au niveau de la fonction de l’écrit. Un tel métalangage est la trace laissée par le langage. Cette trace est triple barre comme on l’a vu. De ces trois barres, on n’en privilégie aucune.

68Quand nous considérons la structure générale de la fonction de l’écrit, nous développons la topologie des surfaces : une surface quelconque barrée, la coupure et ce qu’elle est produit, comme effet de langage et ce qui s’ensuit (parole et écrit).

69Mais quand nous considérons la séquence, le suivi, la ronde de la fonction de l’écrit (c’est-à-dire la ronde des formules de la sexuation), nous développons la topologie des nœuds. Pour suivre cette trace qui se veut cohérente, une, Y a d’l’un, il s’agirait de ne pas se laisser distraire par le sujet ou l’objet. La trace laissée comme effet de langage, c’est le métalangage, le seul à ne pas se motiver d’un côté ou de l’autre ; il ne doit jamais privilégier aucun de ses points. Le parcours du fil sans point de départ et sans point final, fil circulaire, le simple rond de ficelle. Mais aussi les nœuds borroméens.

70Et Lacan avait justement introduit le nœud borroméen pour traduire une cascade de barres, de négations, de refus : « Je te demande de refuser ce que je t’offre parce que c’est pas ça » (p. 208).

71Toujours « pas ça » qui se répète sans privilégier aucun point, aucun rond. Une pure fonction de l’écrit dont le moteur est l’impossible.

figure im24
Discours du Maître Discours Universitaire Discours de l’Hystérique Discours de l’Analyste

72N.D.L.R. : Nous donnons ci-après les mathèmes des quatre discours tels qu’ils sont présentés dans le texte Radiophonie.


Date de mise en ligne : 06/07/2010

https://doi.org/10.3917/lrl.101.0085

Notes

  • [1]
    Jacques Lacan, Le Séminaire, Livre XX (1972-1973), Encore. La pagination est celle de l’édition (hors commerce) de l’ali.
  • [2]
    Jacques Lacan, « Fonction et champ de la parole et du langage en psychanalyse », dans Écrits, Paris, Le Seuil, 1966, p. 237-322.
  • [3]
    « N’importe quel effet de discours a ceci de bon qu’il est fait de la lettre » dit cette version (p. 37, version Le Seuil).
  • [4]
    « N’importe quel fait de discours a ceci de bon qu’il fait de la lettre » (p. 79, version ali).
  • [5]
    Séminaire XV, L’acte psychanalytique, le 10 janvier 1968 (p. 52, version epsf).
  • [6]
    On aura remarqué l’inversion des deux places du bas dans le schéma du tétraèdre tel qu’il est présenté dans L’acte psychanalytique (voir figure en fin de texte). Il s’agit là simplement d’une question de projection du tétraèdre en trois dimensions sur une surface en deux dimensions. Quelle que soit la projection (inversion des deux places ou non), le tétraèdre reste identique à lui-même.
  • [7]
    Christian Fierens, Lecture de L’étourdit : Lacan 1972, Paris, L’Harmattan, 2002.

Domaines

Sciences Humaines et Sociales

Sciences, techniques et médecine

Droit et Administration

bb.footer.alt.logo.cairn

Cairn.info, plateforme de référence pour les publications scientifiques francophones, vise à favoriser la découverte d’une recherche de qualité tout en cultivant l’indépendance et la diversité des acteurs de l’écosystème du savoir.

Retrouvez Cairn.info sur

Avec le soutien de

18.97.9.175

Accès institutions

Rechercher

Toutes les institutions