Couverture de LRL_092

Article de revue

La tyrannie des projets dans les institutions

Pages 54 à 61

Notes

  • [1]
    François Dubet, Le déclin de l’institution, Le Seuil, Paris, 2002.
  • [2]
    Alain Rey, Dictionnaire historique de la langue française, Le Robert, 1999.
  • [3]
    K. Rouff, « L’évaluation interne : une démarche pour valoriser les pratiques », Lien social, 19 mars 2009.
  • [4]
    Pierre Rosanvallon, La légitimité démocratique - impartialité, réflexivité, proximité -, Le Seuil, Paris, 2008.

1Ils courent, ils courent les projets. Le travail en institution passe dorénavant par une mise en série de projets. Ils foisonnent au point de constituer la vitrine officielle de l’institution, quelle qu’elle soit, le témoin de son activité, de sa cohérence et de son dynamisme. Qu’y aurait-il alors à objecter ? Pourquoi ne pas interpréter, après tout, ce déferlement de projets comme l’indice d’une vitalité des institutions ? En quoi, a contrario, serait-ce une manifestation de leur malaise, de leur « déclin » pour reprendre le terme qu’emploie le sociologue François Dubet dans son livre [1], encore qu’il l’introduise avec beaucoup de nuances ? Sans doute parce que ce trop-plein de projets relève d’un activisme préoccupant et qu’il interroge plutôt sur l’état actuel de nos institutions. Il est alors opportun de se questionner sur les raisons de cette évolution et d’envisager les répercussions que cela engendre dès à présent et à plus long terme. Mais, au préalable, une distinction est nécessaire entre les projets propres à l’institution et ceux qui concernent les personnes qui en dépendent et leurs situations particulières. Qu’il y ait, d’une part les projets institutionnels et, d’autre part, des projets individuels de tous ordres qui se spécifient en fonction du type d’institution (projet social, projet éducatif, projet personnalisé de scolarité, projet de vie, projet thérapeutique…), ne peut nous leurrer sur le fait qu’ils soient étroitement intriqués dès lors que se noue un lien entre les individus concernés par un projet (qu’ils soient des usagers, des patients ou qu’ils relèvent d’autres dénominations) et les professionnels occupant diverses fonctions dans l’institution en cause. D’une manière générale, le projet singulier dépend de celui de l’institution, pour ne pas dire qu’il est assujetti à ses prérogatives, quand bien même les intervenants au titre de l’institution peuvent aider à le modeler avec souplesse au cas par cas, en fonction des motivations, mais toujours dans les limites de ce qui est imposé par le cadre institutionnel.

Une place de clinicien

2Mais alors pourquoi, de ma place de clinicien, insister sur la notion de projet ? Quels en sont les enjeux repérables ? Comment expliciter cette systématisation qui s’impose comme une évidence dans les discours sociaux ? Dans quel contexte socio-économique, politique, culturel pouvons-nous situer cette tendance ?

3Si nous sommes donc soumis actuellement à une déferlante de projets au sein de toutes les institutions, il est clair que cet impératif à les produire est une modalité d’accréditer leur bien-fondé, leur bonne qualité, leur dynamisme, leur fonctionnement et surtout leur légitimité. Faute d’évaluation des pratiques, d’une démarche « qualité », de perspectives sous forme de projets labellisés et autres contrats d’objectifs, il n’y aurait plus ni crédits alloués, ni raison d’être, ni salut pour une institution. Certes, nous en connaissons la double logique. D’une part, l’omniprévalence d’une marchandisation de notre tissu social qui induit une mise au pas de l’ensemble des institutions, sans discernement quant à leurs finalités et à l’histoire qui les a constituées, sur le modèle d’une logique d’entreprise qui prône la rentabilité, l’efficacité, le mérite, le toujours plus au nom de l’intérêt individuel et même, de façon plus pernicieuse, de l’intérêt collectif. D’autre part, une véritable attraction pour ne pas dire une fascination de l’objectivable, du rationnel, du démontrable qui trouve appui sur les technosciences dont la référence à un discours de la science supposé homogène, source de progrès et de rejet de tout obscurantisme, se pose comme argument ultime au point de constituer aujourd’hui la référence incontournable, pour ne pas dire la garantie, qui donne l’illusion d’une certitude fondée et scientifique.

4En tant que clinicien, j’interprète cette propension aux projets devenue hégémonique et se propageant tous azimuts comme la traduction sensible de l’infiltration, de la dissémination, de la solide implantation de ce que je qualifierai d’idéologie cognitiviste.

Effets du cognitivisme

5Les sciences cognitives, et plus particulièrement la psychologie cognitive, ont envahi le marché et bel et bien gagné toute la vie sociale et institutionnelle car elles se conforment parfaitement aux épousailles des deux tendances les plus prégnantes de notre monde contemporain : le scientisme et le libéralisme économique. Qui peut encore contester ce cognitivisme ambiant qui imprègne désormais nos vies tant à l’échelle individuelle que collective ? Qui pourrait en minimiser l’influence dans les sphères familiale, professionnelle ou plus généralement sociale et politique ? Sans trop entrer dans les détails, il faut avoir à l’esprit que les sciences cognitives, regroupant initialement des disciplines multiples — neurobiologie, mathématiques, informatique, ingénierie, linguistique, psychologie — sont issues principalement de la cybernétique (Norbert Wiener) — sa conception systémique avec ses mécanismes d’autorégulation — et des concepts mathématiques élaborés par Alan Türing qui ont été déterminants pour la création de l’ordinateur. En une cinquantaine d’années, elles se sont très largement diffusées et imposées dans l’ensemble du corps social, influant d’abord les milieux scientifiques, ceux du travail, les entreprises en l’occurrence, mais ne s’y cantonnant pas, se propageant dans les champs socioculturel, éducatif, sanitaire (leur succès dans la psychiatrie actuelle dans les milieux universitaires, dans la formation des jeunes psys est indéniable…). Elles font valoir que la pensée humaine à l’instar de tout système cognitif est fondée sur un système complexe de traitement de l’information capable d’acquérir, de garder et de transmettre des connaissances. Cognitio de cognoscere est à la fois la connaissance en général et l’acte de connaître, c’est-à-dire le processus qui y donne accès. Il en ressort qu’elles font partie désormais de notre patrimoine socio-éducatif. L’ordinateur comme machine issue du cerveau humain sert aussi de modèle à figurer un idéal de système de connexion qui serait un pur objet scientifique au point de constituer un paradigme du connexionisme. Les progrès de l’imagerie cérébrale exercent d’autant plus de fascination qu’ils laissent entrevoir que nous approcherions de plus en plus du décryptage de la pensée humaine. L’intelligence artificielle serait devenue l’outil susceptible de nous livrer un jour les secrets de ce qui nous donne accès à la connaissance et fournirait enfin les moyens de perfectionner la modélisation, mais aussi le rendement de la machine que constitue notre corps humain !

6Ainsi, il n’est pas anodin que le réseau, la communication et non le langage (une communication conçue dans l’idée d’un langage universel, fait de signes et non de signifiants, potentiellement fondée sur des connexions pseudoneuronales qui reposent sur une logique binaire), les bases de données, les programmes, les références… fassent partie désormais de nos représentations les plus actuelles. Et leur terminologie est présente dans tous les discours qui circulent, mélange de jargon cognitiviste et économico-gestionnaire.

7J’avancerai que cette effervescence de projets est inquiétante, qu’elle est bien sûr significative d’un déni du champ de l’inconscient et même qu’elle précipite un mouvement d’homogénéisation de la prise en compte des individus, y compris au nom de la collectivité et au détriment de leur singularité de sujet, au sens psychanalytique du terme, en tant que sujet désirant soumis aux conditions des lois du langage, celles qui nous confèrent notre humanité. Je souhaite donc mettre l’accent sur l’influence majeure de ce cognitivisme mercantile ambiant qui contribue à cette tyrannie des projets dans la vie institutionnelle. Il se présente sournoisement, sous couvert d’une orientation et d’une méthode scientifiques, au service d’une éthique de la participation collective et individuelle qui en appellerait à plus de responsabilités concertées sur des principes de régulation démocratique. Je soutiendrai l’idée que le ver est dans le fruit et, qu’a contrario de cette intentionnalité bienveillante et rigoureuse affichée, cette prolifération des projets contribue à la mise à mal, voire à un danger de perte de légitimité des institutions qui sont pourtant le socle de la représentation démocratique issue de la tradition républicaine dans un pays comme la France. (Et il s’agit évidemment d’un problème qui s’étend à l’échelle mondiale avec des variantes et des particularités géopolitiques.) J’ajouterai que l’enjeu se situe à ce niveau, qu’il va au-delà d’une dimension de délabrement du service public à des fins libérales de privatisation et, pour ce qui serait spécifique à la situation politique française, d’une restriction progressive des fonctions de l’État à ses seules obligations régaliennes (justice, finances, défense, police) à l’instar d’autres formes de République. C’est bien l’institution en tant que telle, pilier de la démocratie, qui est menacée, ou du moins est-elle en voie de remaniement dans ses fondements (principalement le Siècle des Lumières et la Révolution française).

Des projets humains ?

8Cependant, il va de soi que des personnes en difficulté puissent anticiper un projet pour améliorer leur sort. Cela n’a rien d’extraordinaire. C’est même tout à fait banal pour chacun dans son quotidien, quel que soit son état d’esprit, humainement parlant. Que ce soit l’indication d’un souhait, pour ne pas dire d’un désir singulier, n’en participe pas moins d’une responsabilité personnelle qui n’est pas critiquable. Ce serait plutôt encourageant.

9Le projet désigne depuis le xviie siècle l’idée que l’on met en avant et le plan proposé pour la réaliser. Il s’agit d’une construction dans la perspective de jeter « au loin » une idée, de mettre en chantier sa conception. Il est aussi intéressant de rappeler qu’étymologiquement [2] le sens premier de « jeter » renvoie à l’action de dresser un premier état, de rédiger un premier relevé… des comptes et se focalise même, au xvie siècle, sur le fait de l’écrire !

10Il y a ainsi de quoi méditer sur ce que véhicule un tel signifiant si on se réfère à la vie institutionnelle actuelle et à ses impératifs inflationnistes que sont le contrat écrit du projet et la bonne gestion des comptes, transparence oblige. Sans omettre la dimension de projection que tout projet suscite pour l’individu qui le concocte comme pour l’autre qui le recueille ou l’accompagne ou l’y incite. Autrement dit, c’est un projet pour qui ? Pour quelle(s) finalité(s) ? Dans quel registre ? Au nom de quel idéal ?… Pour l’exprimer analytiquement, un certain nombre de questions affleurent : qui est porteur du projet ? Est-ce vraiment le sujet qui l’énonce ? À quel Autre s’adresse-t-il ? À quel désir de l’Autre répond-il et se plie-t-il ? De quelle demande de l’Autre ledit projet émerge-t-il ?

11Dès lors, il est essentiel d’interroger la logique d’un projet, ses déterminations, ses effets supposables, au cas par cas. Tant qu’elle se réduit à une dynamique individuelle, il appartient au « projeteur » de s’en débrouiller. Mais cela se complique lorsque la personne en appelle à des tiers qui interviennent pour des institutions. Ce sont alors les enjeux transférentiels essentiels qui sont passés à la trappe.

Machines programmables

12Ce phénomène de profusion de projets de tous ordres et si prometteurs traverse la société dans son ensemble. Il atteint les institutions qui, jusqu’à présent, avaient conservé le double souci, d’une part, de ne pas traiter les sujets humains en machines programmables et programmées et, d’autre part, de ne pas uniquement envisager le collectif des protagonistes concernés (professionnels et personnes en question) comme un système d’organisation à réguler par l’étude généralisée des principes de leurs interactions au titre d’une meilleure maîtrise de communication des informations et pour mieux servir les projets et objectifs de ces institutions. Si bien que les institutions sociales, médico-sociales et sanitaires se mettent au diapason des entreprises. J’ai pu le mesurer au fil de ma pratique, d’abord durant une longue période d’exercice en secteur psychiatrique, m’étonnant, les années passant, qu’il ne puisse plus être question d’un patient sans que ne soit exigé un projet thérapeutique en bonne et due forme. C’est-à-dire qu’il était quasi préconisé de joindre l’écrit à la parole, de contractualiser comme si c’était devenu une obligation quasi légale qui ne tenait plus compte du dispositif transférentiel, du temps logique de construction du projet, de son caractère éminemment personnalisé. Les incidences des dispositions légales concernant les droits des malades se sont manifestées aussi dans cette propension à établir des contrats écrits, comme pour mieux parer à la judiciarisation galopante, censés donner plus de crédibilité au projet de soins tout en discréditant, par la même occasion, la parole qui circule dans le pacte transférentiel. J’en ai également fait le constat en tant qu’intervenant dans différentes institutions sociales (centre d’hébergement et de réinsertion sociale, centre d’accueil de personnes sans domicile fixe, espaces d’insertion…) où la contractualisation des projets (tel feu le revenu minimum d’insertion) est devenue incontournable. Pour le citoyen non averti, il y aurait, bien au contraire, des gages supplémentaires d’objectivité, de techniques scientifiques rationnelles et un effort apparent de démocratie en marquant noir sur blanc ce qui est proposé pour respecter les engagements pris par les usagers et les professionnels, à parts égales ! Et pourtant… !

13Pour ce qui a trait au secteur médico-social, la logique se décline de façon identique comme je peux le constater en tant que médecin directeur d’un centre médico-psycho-pédagogique. Ce secteur est touché, à son tour, par les exigences légales, les droits des usagers, les critères de qualité, d’évaluation, les restrictions budgétaires, les objectifs, les projets, les missions à justifier et spécifier… Encore une fois, il est incontestable qu’une institution, quelle qu’elle soit, nécessite une politique, une cohésion, un budget, des fonctionnements démocratiques et même des projets, mais quelles réflexions le clinicien peut tirer de ce qui se déploie comme priorités vis-à-vis des personnes prises en charge dans une institution médico-sociale quand elles semblent guidées par des prérogatives d’économie budgétaire ? Devons-nous nous résoudre à ce que le soin et l’aide à apporter dans le social doivent être avant tout orientés dans ce sens ? Quel crédit un clinicien psychanalyste peut-il accorder à cette prégnance cognitiviste qui accrédite la prévalence gestionnaire ? Comment s’en débrouiller en gardant une certaine éthique ?

Une course folle

14Je ne crois pas qu’il soit exagéré de dire que les institutions, même les plus sensibles aux difficultés humaines, sont prises dans une course folle à la compétition ravageuse, aux lois impitoyables de la compétitivité du marché. Elles ont emboîté le pas curieusement aux entreprises pour lesquelles nous ne saurions contester que le profit est la finalité première, y compris pour assurer et développer les emplois. J’ai cherché à mettre en exergue, de ma place de clinicien ayant l’expérience d’institutions soignantes et sociales, les dangers de la dissémination de techniques de management fondées sur le cognitivisme dans ce type d’institutions, car elles reposent sur un scientisme au service d’une marchandisation du soin et du social et elles pervertissent, à mon sens, l’éthique clinique et même celle du travail social, sous forme d’un pullulement de projets qui promeuvent une personnalisation, un intérêt individuel, mais qui s’inscrivent surtout dans la mouvance de cette recherche de rentabilité. Cette logique implacable connaît un succès considérable, se répandant à tous les niveaux de responsabilité institutionnelle. Elle semble devenue la norme pour les plus hautes instances politiques, à en juger, par exemple, par la reconnaissance officielle de l’efficience du coaching dans l’appareil d’État avec la création récente du centre national de gestion des praticiens hospitaliers et des personnels de direction de la fonction publique hospitalière. Ressources humaines obligent ! Son processus se déploie et les cliniciens sont happés, ne pouvant en échapper de par leur implication professionnelle. Aussi, il est important qu’ils méditent sur leur responsabilité clinique, citoyenne et politique.

15Sur le plan clinique, il n’est pas possible de ne résumer sa pratique qu’à une mise en œuvre de méthodes, de techniques et de procédures, et de n’être collé qu’aux référentiels issus de conférences consensuelles en faisant l’impasse de réfléchir à leurs déterminations et à leurs impacts. Pour un clinicien confronté au quotidien à la relation avec des sujets, la dimension de leurre de cette recherche d’organisation, de gouvernance, de formation permanente toujours plus aboutie participe d’une méconnaissance, quand ce n’est pas d’un déni du transfert et de ce que Lacan appelait le Réel ; notions forcloses des idéologues du cognitivisme, du comportementalisme, de la communication toute, du coaching.

16Il en est de même pour les travailleurs sociaux très souvent au fait des changements délétères qui s’opèrent dans les institutions sociales et médico-sociales à qui il est demandé de pallier des carences multiples et parfois aussi de se transformer en cliniciens au fur et à mesure des restrictions d’admission et de suivi dans des lieux psychiatriques.

17Le cadre et le tempo imposés par des projets d’établissement sont essentiels et coincent les praticiens. Il n’y a pas d’autres solutions pour les contrecarrer en espérant les aménager, de défendre des valeurs éthiques essentielles, en particulier en continuant de s’occuper des individus en les traitant en sujets, sans verser dans la gestion et le comptage de leur valeur marchande. Déserter les institutions plutôt que de s’y maintenir en cherchant à participer à leur subversion me paraît la solution la plus néfaste. Contribuer à valoriser le travail de la parole et le savoir clinique est capital pour répondre aux propos d’un directeur d’association rapportés dans un article [3] lu dans la revue Lien social. Il reconnaissait que l’évaluation interne constitue un outil de contrôle des tutelles, mais ajoutait-il, « elle permet surtout à chacun de participer, de s’exprimer, de prendre conscience de l’importance de la traçabilité, de quitter la culture de l’oralité pour aller vers celle de l’écrit ».

18Je ne crois pas non plus que les cliniciens qui ne sont pas séduits par cette déferlante soient isolés. Il existe encore des responsables d’association, des fonctionnaires ministériels, des esprits critiques de tous bords issus de disciplines diverses, également scientifiques, qui ne sont pas dupes de cette marchandisation galopante qui dicterait sa loi jusqu’à indiquer les bons items, les pratiques orthodoxes et stéréotypées.

19Mais une question de fond persiste : pourquoi cette vague de recours à des réunions d’experts, des comités de pilotage, des accompagnements par des coachs qui viendraient fixer des références rassurantes pour gommer au maximum ce qui fait aporie ou manque, si ce n’est par un double souci de maîtrise et d’objectivation ?

20Qu’est-ce qui malmène la parole à ce point pour que nous ne lui accordions plus crédit et que nous en appelions à des normes écrites ? Est-ce lié à un discrédit de plus en plus établi du Maître, celui qui occupait une place d’autorité et à partir duquel les références qu’il déterminait, endiguaient cette multiplicité de références qui se répandent et auxquelles nous sommes de plus en plus sensibles, au nom d’une égalité des possibles et d’une liberté individuelle exacerbée ? Y a-t-il un malaise dans la légitimité de la démocratie comme l’interroge Pierre Rosanvallon dans un ouvrage récent [4] ? Sommes-nous dans une dérive ou dans l’élaboration d’une mutation de la démocratie ? Cet auteur souligne combien dans l’évolution historique de ce régime, en France particulièrement, tout pouvoir élu démocratiquement est désormais contesté, car il aurait non seulement à prouver sans relâche sa légitimité, mais il serait de plus en plus à l’épreuve des nouvelles modalités de la vie démocratique : par exemple, les forums de démocratie participative ou les conférences de consensus tellement créditées de fournir les indicateurs objectifs pour les institutions. Mais si nous prenons en compte l’incidence fondamentale du discours capitaliste, tel que Lacan l’a écrit il y a plus de trente ans et qui nécessite probablement d’être retravaillé car le capitalisme a aussi changé, nous pouvons mieux mesurer ce que la vie institutionnelle dévoile : une prolifération de projets comme de véritables objets de consommation sur le marché. Quels effets et quelle intrication alors avec le discours du maître, qui continue de circuler comme dans les institutions de tous ordres, qui constitue toujours la structure même de la parole et de l’énonciation, mais dont il faut bien dire que la place d’agent, celle du S1, n’est plus occupée par le même maître, sans doute celui du pouvoir économique ?

Régime démocratique

21J.P. Lebrun rappelait à bon escient, lors de journées récentes à l’Association lacanienne internationale consacrées aux institutions que, sans l’inscription sociale dans un régime démocratique, il n’y aurait plus d’exercice de la psychanalyse. Les glissements progressifs de l’ultralibéralisme vers une société du profit sans scrupules quant aux disparités socio-économiques à travers le monde mettent en danger le socle social sur lequel des démocraties se sont fondées et construites au fil du temps. Dans un registre, certes différent des régimes communistes qui ont causé les ravages que nous connaissons, les dégâts prolifèrent. La crise mondiale actuelle du capitalisme est plus qu’un avertissement sur cette dérive catastrophique. Il n’en demeure pas moins que nous repérons, à l’échelle de ce que j’ai relaté sur la tyrannie des projets, que les mécanismes les plus subtils d’un discours capitaliste sans limites, conduisant à développer toujours plus d’objets de profit et de jouissance à tout prix, ont infiltré les institutions, y compris celles qui étaient jusqu’à présent des remparts à la marchandisation des individus. Il y a de quoi s’alarmer sur l’avenir de nos démocraties. Aussi, les psychanalystes et les praticiens en général ne peuvent fermer les yeux devant ce démantèlement programmé des institutions qui ne remet pas seulement en question les conditions de leur pratique mais les fondements démocratiques grâce auxquels leur exercice est possible. Je fais partie de celles et ceux qui s’en préoccupent et qui considèrent, en participant à la vie institutionnelle, qu’il y a de quoi bien réfléchir à notre responsabilité politique. Nous sommes aussi des citoyens qui avons à faire preuve de vigilance par rapport aux valeurs politiques qui favorisent cette pente cognitiviste fort inquiétante quant à l’avenir de nos démocraties. Dans ces temps de crise économique et financière mondialisée, nous ne sommes pas à l’abri de retour de bâton dans le Réel sous forme de régimes beaucoup plus musclés.

22Si cette lecture est juste, nous pouvons en effet nous demander en quoi l’action collective est de plus en plus en difficulté. Il n’est pas si sûr qu’elle soit si en panne, mais qu’elle se disperse, à l’instar de l’évolution de la vie institutionnelle et de ses avatars. Il est clair que la fonction de l’institution perdant de sa légitimité, c’est son organisation structurale interne, la disparité des fonctions et des places, bref son fondement symbolique qui sont atteints.

Notes

  • [1]
    François Dubet, Le déclin de l’institution, Le Seuil, Paris, 2002.
  • [2]
    Alain Rey, Dictionnaire historique de la langue française, Le Robert, 1999.
  • [3]
    K. Rouff, « L’évaluation interne : une démarche pour valoriser les pratiques », Lien social, 19 mars 2009.
  • [4]
    Pierre Rosanvallon, La légitimité démocratique - impartialité, réflexivité, proximité -, Le Seuil, Paris, 2008.
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