Notes
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[1]
Cela concerne les titres boursiers aussi bien que le système monétaire international, où la référence étalon-or en matière de changes a été abandonnée depuis les années 1970.
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[2]
On achète, par exemple, à J1, une option d’achat du titre X à prix fixé à 100 $ à terme J+30. Si à J+30 le cours du titre est de 110 $, le spéculateur fait valoir son option en empoche le gain de 10$, comme s’il y avait eu transaction instantanée d’achat–revente. Le gain de l’opération est de 10 $ moins le coût de l’option. Si à J+30 le cours est de 90 $, le spéculateur n’utilise pas l’option et perd seulement le coût de cette option.
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[3]
Ces produits ne portent pas sur les titres eux-mêmes mais sont des options d’achat ou vente, ou des modalités d’assurance / couverture de risque.
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[4]
« Point n’est besoin non plus que certains persistent à croire ingénument que la base conventionnelle d’évaluation a une valeur réelle quelconque à long terme. Il s’agit, peut-on dire, d’une partie de chemin de fer, de vieux garçon ou de chaise à musique, divertissements où le gagnant est celui qui passe la main ni trop tôt ni trop tard, qui cède le vieux garçon à son voisin avant la fin de la partie ou qui se procure une chaise lorsque la musique s’arrête. On peut trouver à ces jeux de l’agrément et de la saveur bien que tout le monde sache qu’il y a un vieux garçon en circulation ou que lors de l’arrêt de la musique certains se trouveront sans siège. […] Ou encore, pour varier légèrement la métaphore, la technique du placement peut être comparée à ces concours organisés par les journaux où les participants ont à choisir les six plus jolis visages parmi une centaine de photographies, le prix étant attribué à celui dont les préférences s’approchent le plus de la sélection moyenne opérée par l’ensemble des concurrents. Chaque concurrent doit donc choisir non les visages qu’il juge lui-même les plus jolis, mais ceux qu’il estime les plus propres à obtenir le suffrage des autres concurrents, lesquels examinent tous le problème sous le même angle. Il ne s’agit pas pour chacun de choisir les visages qui, autant qu’il peut en juger, sont réellement les plus jolis ni même ceux que l’opinion moyenne considèrera réellement comme tels. Au troisième degré où nous sommes déjà rendus, on emploie ses facultés à découvrir l’idée que l’opinion moyenne se fera à l’avance de son propre jugement. Et il y a des personnes, croyons-nous, qui vont jusqu’au quatrième ou au cinquième degré ou plus loin encore ». J.M. Keynes, Théorie Générale, 1936.
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[5]
Keynes situe l’économie du côté des sciences sociales. Pour lui, le projet d’une ‘‘science’’ économique butera toujours sur deux murs : la subjectivité humaine et l’incertitude radicale. « La pseudo analogie avec les sciences physiques va directement à l’encontre de l’état d’esprit qu’il est le plus important pour un économiste d’acquérir ». « L’économie est essentiellement une science morale et non une science naturelle, c’est-à-dire qu’elle utilise l’introspection et les jugements de valeur ». Keynes dénonce dans de nombreux écrits ce qu’il nomme le « charlatanisme mathématique ». « Trop de récentes économies mathématiques ne sont que pures spéculations ; aussi imprécises que leurs hypothèses initiales, elles permettent aux auteurs d’oublier dans le dédale des symboles vains et prétentieux les complexités et les interdépendances du monde réel », écrit-il dans la Théorie Générale en 1936. Keynes est très critique de la tradition benthamienne qu’il considère comme « le ver qui a rongé les entrailles de la civilisation moderne et qui est responsable de son actuelle décadence morale ». Cette perspective contribue selon Keynes à surévaluer le calcul économique dans les affaires humaines au détriment des idéaux du bien. Si cette perspective est au fondement de l’économie libérale classique, Keynes souligne aussi qu’elle est une base du marxisme, qu’il comprend comme une reductio ad absurdum du benthamisme. Ainsi, il renvoie dos à dos le paradigme classique libéral et l’hétérodoxie marxiste.
1La crise économique fait grand bruit. Agitée comme un épouvantail, elle vient – parfois opportunément – justifier nombre de postures, décisions, stratégies…
2L’analyse des ressorts de ce qu’il est convenu d’appeler ‘‘la crise’’ (quoi, au juste ?) s’avère délicate. Il est en effet difficile de distinguer les faits des représentations, tant la dynamique d’ensemble relève largement du caractère performatif de ces dernières. Les mouvements massifs conduisent le plus souvent à des spirales, en apparence irrationnelles, qui précipitent l’effet de blocage et entérinent l’aggravation de la situation. Le jeu spéculatif procède précisément du déploiement effectif des anticipations, en période d’euphorie de la même façon qu’en période d’effondrement. Que les anticipations qui président aux comportements sur le marché soient fondées ou non, le seul fait d’être partagées par un nombre suffisant produit une ‘‘réalité’’, et l’illusion d’une possible mécanique autoréférentielle. Aussi, la tentative de cerner les dysfonctionnements pour envisager des correctifs semble bien vaine.
3Les crises successives que l’on a pu repérer dans l’histoire des sociétés capitalistes ont à la fois des ressorts communs et des manifestations spécifiques. L’examen comparatif reste de portée limitée : ce qu’il amène dépend surtout du point de vue et du niveau d’abstraction auquel on se situe. Ce qu’il est sans doute plus intéressant de pointer, dans la situation actuelle, est le déroulement singulier de la dynamique effective des anticipations dominantes.
La nature de la plus-value a changé
4Si la dimension financière était opérante dans la fameuse ‘‘crise de 1929’’ dont la mémoire aujourd’hui réactivée canalise les angoisses, le cadre restait celui du capitalisme industriel fondé –pour le dire rapidement – sur le principe d’une création de richesse centrée sur l’activité productive matérielle.
5Or depuis s’est produit – essentiellement au cours des années 1980 – un basculement vers une inscription financière de l’économie capitaliste. La finance, qui était conçue comme un moyen subordonné aux exigences de la croissance productive, est désormais en position de prévalence et devient une finalité, le lieu privilégié de fabrication d’argent. La nature de la plus-value – élément spécifique de l’organisation capitaliste – a changé : de revenu issu d’un engagement, elle devient le gain aléatoire d’une mise en jeu.
6La finance émancipée de l’économie réelle et, au-delà, d’un ordre symbolique, en vient à se déployer de manière – en apparence – autoréférentielle [1]. Elle se joue dans un univers formel et clos. La sophistication croissante des produits financiers et des techniques a conduit à ce que les gains résultent d’opérations comptables. Les valeurs réelles qui servent de support (titres, produits, matières premières…) ne sont pas nécessairement échangées : il est possible de n’acheter ou vendre que des ‘‘options’’ (options d’achat ou vente à terme à prix fixé à l’avance [2]), de sorte que seuls les bénéfices sont empochés (ou les pertes décomptées) en dehors de toute transaction réelle. Le marché boursier des produits financiers dérivés [3] fonctionne comme un jeu d’écritures purement numérique et totalement virtuel.
7Le propos n’est pas ici de se livrer à la critique d’une telle mutation. Le spectacle de la désignation des coupables, des appels à l’État, de l’excitation altermondialiste dans l’attente d’un effondrement crépusculaire, ne présentent guère que l’intérêt d’un regard distancié… Le déroulement de la crise invite plutôt à interroger les ressorts du désarroi qui s’y révèle, avec son lot d’angoisses et de paniques collectives.
Registre imaginaire et retour du réel
8C’est que l’émergence de ce capitalisme financier s’est accompagnée d’un déplacement des modalités de fonctionnement de l’économie vers le registre imaginaire. Le déroulement d’un jeu spéculatif a contribué, ces dernières années, à remodeler profondément les formes phénoménales de l’économie.
9En ce sens, la ‘‘crise’’ actuelle peut se lire comme l’effet d’un surgissement du réel qui vient en quelque sorte siffler la fin d’une partie du jeu. La brutalité du rappel à l’ordre du réel est à la mesure de la déconnexion croissante d’un jeu qui, comme l’avait prédit Keynes, allait se jouer « jusqu’au 4e ou 5e degré » [4] — c’est-à-dire loin dans le registre imaginaire.
10Ainsi en va-t-il des bulles spéculatives : une croyance à la hausse dominante génère une hausse constatée ex post. La position grégaire est gagnante. Plus nombreux sont ceux qui anticipent un gain futur, plus nombreux sont ceux qui misent, et l’achat massif de titres provoque une hausse des cours. Dans ces conditions, la préoccupation du réel finit par devenir accessoire. Pas de billes à miser ? Aucun problème. En période d’euphorie, les banques prêtent pour jouer – simple jeu d’écritures là encore : ce n’est jamais qu’une dette que les banques prêtent, puisqu’elles ne disposent pas, ou pas de la totalité, de l’argent ainsi avancé. Les plus-values gonflent et le phénomène s’auto-entretient. Chacun pressent pourtant que le jeu ne pourra durer indéfiniment. Il s’agit alors d’anticiper au plus juste le retournement : celui qui gagne le plus est celui qui empoche la bascule juste avant le coup de sifflet final.
11Il est difficile d’identifier précisément l’événement réel dont le surgissement va donner sa consistance au pressentiment d’un terme au mouvement de hausse. Montée du prix du pétrole, indice de rareté des ressources en ‘‘carburant’’? Peut-être. Là encore, il suffit de la croyance en l’imminence d’un retournement, partagée par un nombre croissant de participants, pour que l’urgence de vendre débouche sur une panique et une chute des cours. L’apparente irrationalité de la forme des mouvements de foule contraste avec le caractère stratégique des décisions individuelles : la position grégaire est gagnante en période de hausse, mais la temporalité d’urgence des ventes dès l’anticipation de la baisse conduit à l’effondrement massif. Il est impossible, pour chacun, de vendre ‘‘avant des autres’’. La rationalité calculatoire se heurte à l’ordre temporel.
12La visée économiciste est de démontrer la validité du principe de l’autorégulation marchande et de délégitimer l’encadrement politique de l’économie. Elle conduit à concevoir une économie ‘‘pure’’, comme une mécanique autoréférentielle ayant vertu de neutralité émancipatrice. Cela revient à nier les fondements anthropologiques de l’échange marchand, à postuler l’autonomie ex ante de l’individu, lequel est doté d’une propriété de rationalité calculatoire optimisatrice de sa satisfaction. Prenant appui sur une telle représentation, on mesure à quel point l’économicisme libéral se trouve aujourd’hui bien désemparé devant le spectacle de moutons se précipitant massivement dans la chute… C’est à en perdre ses équations ! Où l’on découvre que le déploiement d’une mécanique de la jouissance, qui prospère sur le terrain d’une désinscription symbolique, produit une grégarité bien éloignée des prérequis de l’agrégation harmonieuse d’individus pourtant concurrents par le seul miracle du marché !
L’illusion d’autonomie individuelle, sans prix à payer
13La dynamique du marché – et en particulier du marché financier – peut donner l’illusion d’un fonctionnement autoréférentiel. Et c’est précisément cette illusion qui se trouve promue comme réalité de neutralité des mécanismes marchands dans le libéralisme économique ‘‘scientifique’’. Or, l’extension de la marchandisation tend à masquer que le lieu des ressorts du rapport interindividuel ne saurait se situer dans l’ordre économique. Si les ‘‘crises’’ révèlent le ‘‘dysfonctionnement’’ du marché (dans les termes postulés par la théorie économique libérale), il s’agit au-delà de prendre en compte l’impossible de structure (et non transitoire) de la régulation marchande. C’est la perspective déroulée dans l’analyse de Keynes [5], lecteur avisé de Freud, pour qui l’échange implique fondamentalement une subjectivité marquée de l’inconscient.
14L’économicisme consiste à prendre en compte des individus sans paroles, déshumanisés dans un dispositif qui colmate les failles que cette dernière induirait. Le heurt au réel des implications du langage suscite alors un immense désarroi.
15C’est que le discours capitaliste fondé sur l’économicisme est séduisant : à l’individu, il propose un fonctionnement, associé à une garantie de plus-de-jouir ! Voilà de quoi nourrir l’illusion de l’autonomie individuelle, sans prix à payer, sans engagement à assumer, sans paroles à soutenir, sans confrontation à la question du désir…
16L’ordre hétéronome des sociétés traditionnelles a pu constituer une modalité (se conformer) de refoulement du réel du non-rapport sexuel ; l’ordre mécanique promu dans nos sociétés modernes en constitue une nouvelle (fonctionner).
17En tant qu’individus, nous n’échappons pas à une forme d’adhésion à ce discours, dont le déploiement effectif se traduit par l’adoption de postures participant de la mécanique transactionnelle de l’économie de la jouissance. Pour autant — et c’est ce que les périodes de crise donnent à entendre — la subjectivité ne saurait se trouver gommée par ce dispositif. La crise en révèle le leurre. N’en déplaise aux théoriciens de l’économie, l’échange marchand ne procède pas d’un fonctionnement ‘‘pur’’ (ainsi qualifié dans les constructions conceptuelles abstraites en économie) – comprendre comme ‘‘purifié des scories subjectives’’.
18L’épreuve subjective n’est pas déterminée par le dispositif mécanique de l’économie moderne, au sens où l’inconscient n’intériorise pas de façon unilatérale les propriétés de l’homo-economicus. Notre manière d’être aux prises avec ce discours amène en revanche une difficulté spécifique dans le cheminement subjectif, qu’il s’agit de prendre en compte.
19Cette crise est une nouvelle occasion de repérer que ça peut fonctionner mais là, ça ne va pas.
Notes
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[1]
Cela concerne les titres boursiers aussi bien que le système monétaire international, où la référence étalon-or en matière de changes a été abandonnée depuis les années 1970.
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[2]
On achète, par exemple, à J1, une option d’achat du titre X à prix fixé à 100 $ à terme J+30. Si à J+30 le cours du titre est de 110 $, le spéculateur fait valoir son option en empoche le gain de 10$, comme s’il y avait eu transaction instantanée d’achat–revente. Le gain de l’opération est de 10 $ moins le coût de l’option. Si à J+30 le cours est de 90 $, le spéculateur n’utilise pas l’option et perd seulement le coût de cette option.
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Ces produits ne portent pas sur les titres eux-mêmes mais sont des options d’achat ou vente, ou des modalités d’assurance / couverture de risque.
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« Point n’est besoin non plus que certains persistent à croire ingénument que la base conventionnelle d’évaluation a une valeur réelle quelconque à long terme. Il s’agit, peut-on dire, d’une partie de chemin de fer, de vieux garçon ou de chaise à musique, divertissements où le gagnant est celui qui passe la main ni trop tôt ni trop tard, qui cède le vieux garçon à son voisin avant la fin de la partie ou qui se procure une chaise lorsque la musique s’arrête. On peut trouver à ces jeux de l’agrément et de la saveur bien que tout le monde sache qu’il y a un vieux garçon en circulation ou que lors de l’arrêt de la musique certains se trouveront sans siège. […] Ou encore, pour varier légèrement la métaphore, la technique du placement peut être comparée à ces concours organisés par les journaux où les participants ont à choisir les six plus jolis visages parmi une centaine de photographies, le prix étant attribué à celui dont les préférences s’approchent le plus de la sélection moyenne opérée par l’ensemble des concurrents. Chaque concurrent doit donc choisir non les visages qu’il juge lui-même les plus jolis, mais ceux qu’il estime les plus propres à obtenir le suffrage des autres concurrents, lesquels examinent tous le problème sous le même angle. Il ne s’agit pas pour chacun de choisir les visages qui, autant qu’il peut en juger, sont réellement les plus jolis ni même ceux que l’opinion moyenne considèrera réellement comme tels. Au troisième degré où nous sommes déjà rendus, on emploie ses facultés à découvrir l’idée que l’opinion moyenne se fera à l’avance de son propre jugement. Et il y a des personnes, croyons-nous, qui vont jusqu’au quatrième ou au cinquième degré ou plus loin encore ». J.M. Keynes, Théorie Générale, 1936.
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[5]
Keynes situe l’économie du côté des sciences sociales. Pour lui, le projet d’une ‘‘science’’ économique butera toujours sur deux murs : la subjectivité humaine et l’incertitude radicale. « La pseudo analogie avec les sciences physiques va directement à l’encontre de l’état d’esprit qu’il est le plus important pour un économiste d’acquérir ». « L’économie est essentiellement une science morale et non une science naturelle, c’est-à-dire qu’elle utilise l’introspection et les jugements de valeur ». Keynes dénonce dans de nombreux écrits ce qu’il nomme le « charlatanisme mathématique ». « Trop de récentes économies mathématiques ne sont que pures spéculations ; aussi imprécises que leurs hypothèses initiales, elles permettent aux auteurs d’oublier dans le dédale des symboles vains et prétentieux les complexités et les interdépendances du monde réel », écrit-il dans la Théorie Générale en 1936. Keynes est très critique de la tradition benthamienne qu’il considère comme « le ver qui a rongé les entrailles de la civilisation moderne et qui est responsable de son actuelle décadence morale ». Cette perspective contribue selon Keynes à surévaluer le calcul économique dans les affaires humaines au détriment des idéaux du bien. Si cette perspective est au fondement de l’économie libérale classique, Keynes souligne aussi qu’elle est une base du marxisme, qu’il comprend comme une reductio ad absurdum du benthamisme. Ainsi, il renvoie dos à dos le paradigme classique libéral et l’hétérodoxie marxiste.