Couverture de LRL_091

Article de revue

Homoparentalité : un pléonasme ?

Pages 124 à 131

Notes

  • [1]
    Texte de mon intervention aux journées de l’ALI à Bruxelles sur les homoparentalités, 29-30 novembre 2008.
  • [2]
    J. de ROMILLY, L’Orestie d’Eschyle, Bayard, 2006.
  • [3]
    ESCHYLE, Les Euménides, vers 658-661, Les Belles Lettres, 1935, 2004, p.155 ;
  • [4]
    F. OST, « L’ Orestie ou l’invention de la Justice », in Raconter la Loi, aux sources de l’imaginaire juridique, Odile Jacob 2004, p.91.
  • [5]
    A GREEN, Un œil en trop, Minuit, 1969, p.93.
  • [6]
    Je remercie vivement Anouk Delcourt de m’avoir traduit ce texte et renvoyé aux auteurs qui en avaient déjà fait mention.
  • [7]
    J.-P.LEBRUN, Freud et l’enjeu de la culture postmoderne, in Revue Europe, numéro consacré à Freud et la culture, 2008.
  • [8]
    ESCHYLE, L’Orestie, Actes-Sud papiers, 2008.
  • [9]
    Renvoyons ici au texte de Marcel GAUCHET, « L’enfant du désir », Le Débat, novembre 2006.
  • [10]
    FREUD, L’homme Moïse et la religion monothéiste, Gallimard, 1986, p.213
  • [11]
    LACAN, « Note sur l’enfant » (1969), Autres Ecrits, Seuil, 2001, p. 373.
  • [12]
    Je renvoie à ce sujet à l’excellent article de P. BARILLOT, « Quelques remarques sur les notes de Lacan à Jenny Aubry et sur la psychose chez l’enfant », in Champ lacanien, n°4 novembre 2006.

1Le terme de parentalité est récent : il ne se retrouve pas dans le Dictionnaire historique de la langue française d’Alain Rey. Autrement dit, c’est comme s’il était aujourd’hui encore anhistorique. Il se retrouve en revanche dans le Dictionnaire culturel en langue française du même Alain Rey, où il est d’ailleurs précisé que le terme de parentalité a émergé en 1985 et celui d’homoparentalité en 1997. On est en droit de penser que la naissance de ce mot vient dans la suite de la substitution dans la loi de l’autorité parentale à l’autorité paternelle et qu’elle s’inscrit donc précisément pendant la période des trente dernières années, celle pendant laquelle se met en place ce que j’ai appelé dans La perversion ordinaire, la grande confusion. Je soutiendrai que le terme d’homoparentalité est en lui-même déjà un pléonasme parce que de fait, le mot de parentalité fait abstraction de la différence de sexe des parents : parentalité est la substantivation de l’adjectif parental ; or cet adjectif qualifie de la même façon le père ou la mère, puisque chacun, à sa manière, est parent, auteur du projet parental comme il est dit maintenant dans la loi. En ce sens, parental se passe très bien de la différence des sexes, alors que la parenté implique nécessairement un rapport d’alliance et donc deux sexes différents.

Parenté et parentalité. Des parents aux compagnons éducatifs

2Le glissement n’aurait que peu d’importance si ce n’est que le terme de parentalité est venu ainsi se substituer à ce qu’exigeait la parenté, avec l’excellent alibi que dans cette appellation désormais contrôlée, il s’agit essentiellement de prendre en compte les capacités éducatives des parents. Autrement dit, le terme implique de plus la dissociation entre être parent et être éducateur. Mais du coup, plus rien ne vient empêcher de faire des parents seulement un couple d’éducateurs, le mot de couple se réduisant ici à désigner deux intervenants dans une symétrie exempte de toute référence à un réel qui les fait coexister ensemble. Il pourrait ne plus s’agir que d’un covoiturage, d’une cohabitation ou d’un compagnonnage.

3Ce que je voudrais mettre en évidence, c’est que les problèmes d’homoparentalité que nous découvrons aujourd’hui ne sont que la conséquence logique d’une organisation collective qui, précisément, n’assume plus de devoir représenter, ni ainsi de donner sa place à ce qui fait discordance, dissymétrie, inadéquation, vice de structure, non-rapport, etc.

4Que forcément, ceci ne peut qu’aller de pair avec la disparition programmée de l’instance phallique, la grande confusion s’installant donc entre s’en débarrasser et la relativiser, entre lui reconnaître un statut de toute-pas ou de pas-toute. Que ce soit cet enjeu qui, dans l’inconscient des adultes qui s’avéreront être des parents homosexuels sera déterminant dans la transmission, au-delà des comportements, et infléchira le destin des enfants que le couple homosexuel éventuellement engendrera, voilà ce que je soutiendrais volontiers. Sans avoir pour autant à me faire le héros du progrès en quoi consisterait l’homoparentalité au sens strict du terme, sans non plus devoir m’en faire le pourfendeur. Mais non sans me hérisser contre ceux qui, par des mécanismes de pression sociale relevant du lobbying, veulent à tout prix imposer ce pas de plus, et contre ceux qui trouveront dans les théories les plus subtiles, fussent-elles psychanalytiques, la raison d’abandonner toute vigilance, voire toute méfiance, à l’égard de ce qui tient à tout prix à se présenter comme un indiscutable progrès.

5Je voudrais donc revenir à cette disparité des places de père et de mère qui, pour autant qu’elles ne soient pas parentalisées, relèvent et renvoient à ce qu’il est encore permis d’appeler un homme et une femme. Pour faire entendre l’enjeu actuel de cette affaire, je voudrais faire part d’une trouvaille de lecture et référer celle-ci à une indication précieuse de l’enseignement de Lacan à cet égard.

L’Orestie d’Eschyle

6C’est dans la trilogie grecque d’Eschyle, l’Orestie – la seule tragédie que nous possédons en son entier – que j’ai fait cette trouvaille de lecture. Dans l’Orestie, nous voyons la succession de deux meurtres, celui d’Agamemnon par son épouse Clytemnestre et celui de Clytemnestre par leur fils commun Oreste. C’est successivement l’enjeu de la première tragédie, Agamemnon et de la deuxième, les Choéphores. Vient ensuite le troisième volet, les Euménides, qui, selon le programme dans la tragédie grecque, devait trouver une issue à ce qui était présenté dans les deux premières pièces, en l’occurrence comment sortir de la suite des meurtres des Atrides, comment éviter la perpétuation de la violence, comment inventer une justice qui soit autre que celle du talion ?

7Tous les commentateurs – qu’ils soient hellénistes comme Nicole Loraux ou Jacqueline de Romilly, juristes comme François Ost, spécialistes de littérature comparée comme Jean-Louis Backès, ou mêmes psychanalystes comme Mélanie Klein ou André Green – ne semblent pas, à ma connaissance, avoir été sensibles à un point précis, pourtant déterminant et crucial.

8Tous conviennent pourtant du caractère incongru de l’argumentation utilisée pour justifier ou non de poursuivre et condamner Oreste comme le veulent les Érinyes, déesses vengeresses, ou si en revanche, il s’agit de l’acquitter, lui qui a obéi à Apollon en tuant sa mère pour venger son père. Il s’agit en effet dans la troisième pièce, d’inventer le tribunal – ce que fait Athéna – pour permettre aux arguments des deux partis de se déplier et de laisser l’Aréopage trancher, en allant même jusqu’à prévoir qu’en cas de nombre identique de votes, ce serait à Athéna en personne de trancher : ce serait à elle de faire ainsi pencher la balance d’un côté plutôt que de l’autre à partir de son seul caillou, dit, depuis, caillou de Minerve.

9Ce qui est donc incongru, c’est le point sur lequel achoppe l’argumentation – Jacqueline de Romilly parle de discussion inattendue et même inopportune[2] – et ce point est le suivant : de qui l’enfant est-il l’enfant ? De la mère ou du père ? Ce point est déterminant car, pour les Érinyes, l’assassinat de Clytemnestre par son fils est un crime de sang et donc d’une gravité plus importante que celui perpétré contre Agamemnon ; en effet disent-elles, entre Oreste et sa mère, il y a un lien de sang, alors qu’entre Clytemnestre et Agamemnon, il n’y a qu’un lien de conjugalité. C’est donc son propre sang qu’Oreste a versé, alors que Clytemnestre n’a fait que verser le sang de son époux, autrement dit d’un étranger. Les crimes ne sont donc pas de la même gravité, ce qui justifie qu’Oreste soit sévèrement puni.

10Pour Apollon qui a prescrit à Oreste d’accomplir son acte, aucun gradient de gravité n’est à prendre en compte ; il conteste l’échelle des crimes à laquelle se réfèrent les Érinyes. De plus, sous le prétexte que le crime d’Oreste est légitime puisqu’il n’a fait que venger l’assassinat de son père, Apollon, fils de Zeus, souhaite que les Érinyes abandonnent leur soif de vengeance. L’acte meurtrier d’Oreste ne serait donc que la riposte, sans escalade dans le crime, à celui de Clytemnestre. C’est pour justifier cette position qu’il argumente très précisément à propos de ce qu’est un crime de sang. Pour définir cette appellation, il faut savoir de qui l’enfant est l’enfant. Plus précisément, de quel parent l’enfant est-il prioritairement l’enfant ? De la mère ou du père la réponse à cette question est le père, cela permet de renverser l’argumentation des Érinyes, car il n’y a plus alors de lien prévalent entre Clytemnestre et Oreste et ce dernier n’aurait fait que rendre coup pour coup, au plus juste, et une nouvelle vengeance n’aurait plus besoin d’être réclamée.

La nourrice du germe… et l’homme qui l’a fécondée…

11La réponse peut paraître stupéfiante à nos oreilles acquises à la modernité : l’argument soutenu par Apollon qui va contrebalancer les revendications des furies vengeresses est énoncé comme suit : Ce n’est pas la mère qui enfante celui qu’on nomme son enfant : elle n’est que la nourrice du germe en elle semé. Celui qui enfante, c’est l’homme qui la féconde ; elle, comme une étrangère, sauvegarde la jeune pousse - quand du moins les dieux n’y portent point atteinte[3]. Voilà comment l’argument des Érinyes qui incitent à ce que la vengeance se poursuive, se voit battu en brèche : en effet, ce n’est pas seulement avec la mère qu’il y a lien de sang, mais tout autant avec le père, puisque que l’enfant est d’abord et de manière prépondérante, l’enfant du père.

12On comprend pourquoi le juriste Bachofen, dans son célèbre ouvrage Le droit maternel, présente l’Orestie d’Eschyle comme la description dramatique de la lutte entre le matriarcat déclinant et le patriarcat ascendant et finalement vainqueur.

13Nous avons déjà indiqué que pour Jacqueline de Romilly, cet argument est déroutant. François Ost, juriste et philosophe, dans une analyse remarquable de l’Orestie[4] qu’il lit comme la tragédie de l’invention de la Justice humaine, évoque, lui aussi, cette argumentation et la qualifie de théorie extravagante, courante semble-t-il dans l’Antiquité, qui suppose que la mère, à l’instar des “mères porteuses” ne serait que la nourrice du germe en elle semé, de sorte que celui qui enfante, c’est l’homme qui la féconde. Pour André Green [5], l’argumentation d’Eschyle constitue un étrange propos, si contraire aux enseignements de la nature.

14Mais aucun de ces commentateurs ne relève avec la précision qui s’impose ce qui paraît pourtant capital. En effet, nous pouvons lire dans cette argumentation de l’Orestie une indication majeure qui semble avoir échappé à tous ces commentateurs particulièrement pointus.

15Pour ce faire, revenons sur le propos d’Apollon. Ce dernier avance : ce n’est pas la mère qui enfante celui qu’on nomme son enfant. Entendons bien, il n’est pas dit : ce n’est pas la mère qui enfante son enfant, mais celui qu’on nomme son enfant. La traduction littérale du vers serait “une mère n’est pas celle qui engendre celui qui est appelé son enfant” [6]. Autrement dit, la question n’est pas tant de donner la prévalence au père, que de reconnaître que si le père est prévalent, c’est parce que l’enfant est nommé. L’importance du père est donc toute tributaire de la nomination et c’est cette nomination qui légitime de coiffer la maternité par la paternité.

16Traduisons au plus près du texte grec :

17(vers 658) Apollon : Et je dirai ceci, et apprécie combien je parle avec justesse

18Une mère n’est pas celle qui engendre celui qui est appelé son enfant

19Mais celle qui nourrit la semence plantée en elle

20Celui qui engendre, c’est celui qui la féconde, et elle comme une étrangère

21sauvegarde la descendance, pourvu que la divinité n’y porte pas atteinte.

… et celui que l’on nomme, « qui est appelé son enfant »

22Lire les choses ainsi permet alors d’orienter précisément la lecture dans le sens de l’importance qu’il s’agit de reconnaître au langage et à la symbolisation que celui-ci implique. Ce n’est dès lors pas tant le père qui désigne ce qui supplante la mère, mais la nomination, le langage. Puisque bien sûr, la paternité – un père contrairement au géniteur – n’est possible qu’avec la nomination et qu’inversement la nomination suffit à faire du père.

23Insister sur ce déplacement d’accent est évidemment d’une importance cruciale, puisqu’il resitue la raison pour laquelle l’enfant est d’abord l’enfant du père, ensuite, parce qu’il permet de faire apparaître très clairement deux manières de fausser l’enjeu : une première, en donnant trop d’importance au père alors qu’il n’est que représentant du langage, autrement dit – et ceci est un constat clinique fréquent – quand la présence concrète du père vient faire obstacle à ce que ce soit la prévalence de la nomination qui se mette en place ; mais aussi une seconde quand, sous le prétexte que le père n’est qu’un fonctionnaire du langage, son intervention concrète ne serait plus nécessaire, les choses se mettant en place toutes seules ! Il ne lui est alors plus reconnu aucune légitimité pour donner chair à l’intervention paternelle et en ce dernier cas, c’est son absence concrète qui empêchera la prévalence de la nomination.

24Ce que précisait déjà Eschyle, c’est qu’en donnant la priorité au père et en introduisant cette dissymétrie, c’est l’aptitude au langage spécifique à l’humanité qui est mise en place. L’objectif que doit atteindre cet avantage accordé à la nomination n’est autre, pour tout sujet, que le consentement à la perte d’immédiat qu’implique la mise en place du langage. C’est pour réaliser cette organisation qu’il faut que le père coiffe la mère. C’est d’ailleurs bien ce qu’Athéna résume en un seul vers à la fin du texte : Le dieu de la parole, Zeus, l’a emporté !

25Devons-nous encore préciser que la première manière de fausser l’enjeu est à l’œuvre dans le patriarcat, la seconde dans la version postmoderne.

26Ce que le texte d’Eschyle met ainsi en évidence et qu’à notre connaissance nul commentateur n’avait jusqu’à aujourd’hui relevé, c’est que c’est en tant que nommant – prescrivant les lois du langage – que le père prend l’avantage et vient coiffer la maternité malgré la réalité biologique de celle-ci. Il ne s’agit donc pas là de la prévalence du patriarcat, mais bien plutôt de la prévalence du monde de la parole. Et entendre cela comme victoire du patriarcat fait plutôt l’impasse sur le fait que ce dernier peut constituer un obstacle à la mise en place de la prévalence du langage. Mais inversement, en nos temps dits postmodernes, nous débarrasser de ce même patriarcat peut se lire de deux façons aux conséquences très différentes : soit comme la fin du patriarcat sans pour autant que ne soit ainsi signifiée la fin de la prévalence du langage, soit comme la fin des deux en même temps.

27Mais, nous pouvons évidemment penser que si cette confusion opère, si la prévalence du langage et de ses lois comme constitutives du monde humain est jetée avec le patriarcat, c’est tout le travail de la culture qui va s’en trouver mis à mal [7].

28Comment, d’ailleurs, ne pas être sensible à ce que dans la traduction récente de l’Orestie faite par Olivier Py [8], directeur du théâtre de l’Odéon à Paris, on voit précisément disparaître cette référence à la nomination. :

29Ainsi Apollon de préciser : Ce n’est pas la mère qui enfante l’enfant :

30Elle n’est que la terre fécondée.

31Ce qui donne la vie, c’est la semence du père.

32Elle héberge la pousse qui germe

33Quand les dieux le veulent.

34Malgré le fait qu’Olivier Py ait intitulé sa préface à sa nouvelle traduction, “une épopée de la parole” et qu’il n’ait de cesse d’insister, dans son commentaire, sur la confiance que fait l’auteur de l’Orestie à la parole (pour Eschyle, nous dit-il, la puissance des mots peut arrêter la violence de l’image ; ou encore : L’homme d’Eschyle a droit à la parole) son évitement de traduire qu’en évoquant l’enfant, il s’agit de “celui qu’on nomme l’enfant” est d’autant plus significatif de la confusion actuelle et comme par hasard, va de pair avec un autre glissement pourtant très révélateur : nous sommes passés de la condition de Quand du moins les dieux n’y portent point atteinte à Quand les dieux le veulent. Effectivement, de l’intervention des dieux, hier limitée à leur refus, on est bien passé à la nécessité de leur volonté explicite [9].

Langage et dissymétrie. Enfant phallus, enfant objet

35Les Grecs savaient donc déjà très bien que pour faire appartenir un enfant à l’humanité, il faut en passer non seulement par deux sexes différents, mais surtout qu’il fallait introduire la dissymétrie qu’implique notre dette au langage et légitimer une place prévalente. Et c’est précisément ce que fait disparaître le terme de parentalité qui, en soi, est donc déjà homo avant même de désigner la parentalité assumée par un couple homosexuel. Qu’on ait fait de l’Orestie le moment d’instauration du patriarcat ne doit pas nous faire confondre la proie et l’ombre ! Il s’agit bien au-delà de toutes les dérives qui peuvent survenir, de repérer que, pour reprendre les termes de Freud, ce passage de la mère au père caractérise une victoire de la vie de l’esprit sur la vie sensorielle, donc un progrès de la civilisation car la maternité est attestée par le témoignage des sens tandis que la paternité est une conjecture, est édifiée sur une déduction et sur un postulat[10].

36Revenons dès lors au texte de Lacan intitulé, Note sur l’enfant, qui reprend deux lettres adressées en 1969 à Jenny Aubry. Citons-en quelques extraits : Lacan y précise que la transmission – qui est d’un autre ordre que celle de la vie selon la satisfaction des besoins – d’une constitution subjective implique la relation à un désir qui ne soit pas anonyme. C’est d’après une telle nécessité que se jugent les fonctions de la mère et du père. De la mère : en tant que ses soins portent la marque d’un intérêt particularisé, le fût-il par la voie de ses propres manques. Du père : en tant que son nom est le vecteur d’une incarnation de la Loi dans le désir. Il précise encore que le symptôme se définit comme représentant la vérité. Qu’il peut représenter la vérité du couple familial ou seulement ressortir à la subjectivité de la mère. Qu’en ce dernier cas, l’enfant devient “l’objet de la mère” et n’a plus de fonction que de révéler la vérité de cet objet. L’enfant réalise la présence de ce que Jacques Lacan désigne comme objet a dans le fantasme[11].

37Ces indications de Lacan nous permettent de penser qu’aujourd’hui, la clinique à laquelle nous avons à faire est de plus en plus souvent celle qui relève de la seule subjectivité maternelle.

38Nous avons dès lors à faire une distinction cruciale entre l’enfant phallus et l’enfant objet. Car l’enfant phallus implique déjà la tiercéïté du couple parental, alors que l’enfant objet peut servir d’arme pour récuser cette tiercéïté.

39L’homoparentalité n’est alors plus qu’un symptôme parmi d’autres de cette mutation du lien social dont nous voyons des effets dans notre clinique, et dont un autre aspect consiste en ce fait sociologique mais qui n’est pas que sociologique, à savoir la fréquence de plus en plus grande de la famille monoparentale. À cet égard, le fonctionnement qui est privilégié aujourd’hui dans le discours social et qui dès lors constitue l’environnement préférentiel d’un certain nombre de sujets, c’est une organisation familiale où l’enfant n’est élevé que par un seul parent, voire deux fois par un seul parent. C’est alors, plutôt la prévalence de la famille bimonoparentale. En ce cas de figure, l’enfant n’est plus confronté à l’énigme du couple, à l’absence de rapport sexuel entre deux parents. On pourrait, par boutade, avancer qu’on assiste à la généralisation de la procréation paternellement assistée. Dans la famille bimonoparentale, ce qui manque, c’est l’articulation du couple.

40Ce sont certainement les conséquences de ce fonctionnement que nous sommes contraints de mieux appréhender. Il est d’ailleurs très intéressant de constater qu’en fin de compte, autant Lacan développe dans cette dite note les effets de la possibilité pour le symptôme de ne ressortir que de la subjectivité de la mère, autant il ne dit rien de ce qui en résulte pour la subjectivité de l’enfant, et encore moins pour celle de l’adulte qui aurait été ainsi construite psychiquement.

41Notons aussi que la distinction entre ces deux modalités du symptôme – vérité du couple, vérité de la mère – est souvent entendue comme recouvrant respectivement les diagnostics de névrose et de psychose [12]. Or c’est là manquer ce qui fait la spécificité de la subjectivité de notre époque. Si Lacan rappelle que la fonction du père consiste en ce que son nom soit le vecteur d’une incarnation de la Loi dans le désir, cela nous fait bien entendre que le nom – le Nom-du-Père – est inscrit et que la spécificité de la fonction du père – comme pendant à la fonction de la mère – est de signifier à l’enfant, de par sa présence concrète, que nouer le désir et la Loi est possible.

42Il y a donc du Nom-du-Père, autrement dit il y a du père pour la mère, mais ceci n’équivaut pas à ce qu’il y ait un homme pour la mère. En revanche s’ouvre un champ qui résulte de cette non-coïncidence. C’est ce champ qu’il va nous falloir explorer ; j’ai entendu les diverses interventions des cliniciens qui se confrontent à l’homoparentalité comme des tentatives de faire émerger de l’altérité néanmoins présente dans ce qui se présente pourtant d’abord comme du même.

43En fin du compte, l’homoparentalité est alors à entendre comme l’effet de la profonde subversion de ce que les contraintes physiologiques – et juridiques – d’hier venaient spontanément non pas interdire mais empêcher, à savoir que celui qu’on nomme un enfant soit la résultante du seul vœu, désir, de la seule volonté des parents ou des dieux : y est toujours partie prenante, une instance tierce. Et tous les cliniciens que nous avons entendus au cours de ces journées ont cherché à mettre en évidence dans le concret les traces de cette instance tierce, à les conforter, à les renforcer.

44Ceci débouche sur une question de taille : lorsqu’il est rappelé que la transmission phallique par la mère n’est qu’une donation, il est bien signifié que l’altérité ne surgit pas de la mêmeté. Mais se pose quand même la question de savoir comment, dans un monde où la mère est prévalente, peut encore se transmettre la tiercéïté. Je résumerais la question en profitant d’une petite disputatio que j’ai eue récemment avec Aldo Naouri lorsqu’il avançait la formule, certes juste, que les parents éduquent, les enseignants enseignent. Mais concrètement je ne peux pas ignorer ceux qui nous disent quotidiennement que cela ne marche plus comme cela ! Aujourd’hui, pour encore pouvoir enseigner, les enseignants doivent repenser l’éducation qui n’a pas été faite ! Il est très bien de dire comment cela devrait se passer, mais la question se pose bien plus de savoir comment faire quand cela ne se passe pas comme cela devrait ! Comment faire pour faire autre chose que de jeter l’anathème sur ceux qui ne fonctionnent pas comme nous pensons qu’il le faudrait ? Comment faire pour subvertir le fonctionnement sur la mêmeté et réintroduire l’altérité sans croire pour autant qu’on puisse sortir celle-ci de la mêmeté, tel le lapin du chapeau ? La prestidigitation n’est pas la modalité de transmission des lois de l’humanité.


Date de mise en ligne : 01/01/2010

https://doi.org/10.3917/lrl.091.0124

Notes

  • [1]
    Texte de mon intervention aux journées de l’ALI à Bruxelles sur les homoparentalités, 29-30 novembre 2008.
  • [2]
    J. de ROMILLY, L’Orestie d’Eschyle, Bayard, 2006.
  • [3]
    ESCHYLE, Les Euménides, vers 658-661, Les Belles Lettres, 1935, 2004, p.155 ;
  • [4]
    F. OST, « L’ Orestie ou l’invention de la Justice », in Raconter la Loi, aux sources de l’imaginaire juridique, Odile Jacob 2004, p.91.
  • [5]
    A GREEN, Un œil en trop, Minuit, 1969, p.93.
  • [6]
    Je remercie vivement Anouk Delcourt de m’avoir traduit ce texte et renvoyé aux auteurs qui en avaient déjà fait mention.
  • [7]
    J.-P.LEBRUN, Freud et l’enjeu de la culture postmoderne, in Revue Europe, numéro consacré à Freud et la culture, 2008.
  • [8]
    ESCHYLE, L’Orestie, Actes-Sud papiers, 2008.
  • [9]
    Renvoyons ici au texte de Marcel GAUCHET, « L’enfant du désir », Le Débat, novembre 2006.
  • [10]
    FREUD, L’homme Moïse et la religion monothéiste, Gallimard, 1986, p.213
  • [11]
    LACAN, « Note sur l’enfant » (1969), Autres Ecrits, Seuil, 2001, p. 373.
  • [12]
    Je renvoie à ce sujet à l’excellent article de P. BARILLOT, « Quelques remarques sur les notes de Lacan à Jenny Aubry et sur la psychose chez l’enfant », in Champ lacanien, n°4 novembre 2006.

Domaines

Sciences Humaines et Sociales

Sciences, techniques et médecine

Droit et Administration

bb.footer.alt.logo.cairn

Cairn.info, plateforme de référence pour les publications scientifiques francophones, vise à favoriser la découverte d’une recherche de qualité tout en cultivant l’indépendance et la diversité des acteurs de l’écosystème du savoir.

Retrouvez Cairn.info sur

Avec le soutien de

18.97.14.80

Accès institutions

Rechercher

Toutes les institutions