« Then to the well-trod stage anon »
1Le procès de la symbolisation occupe une place centrale dans la doctrine analytique. Dès son origine, cette question est mise au travail d’une manière singulière et appuyée par le fondateur. Et certains textes précoces de Freud font ainsi état d’hallucinations de désir relevant d’une caractéristique commune de mise en œuvre, mais qui risqueraient d’être sources de confusions cliniques si elles n’étaient rigoureusement différenciées des hallucinations qui interviennent en tant que phénomènes élémentaires de la psychose d’une part, des voix surmoïques typiques de la névrose, d’autre part. À l’usage du clinicien, cette mise au point se propose donc de rappeler les appuis indispensables à la mise en ordre d’un champ complexe, il est vrai.
Position freudienne
2Dans son article intitulé « Les psychonévroses de défense » (1894), Freud tente de faire valoir trois modalités distinctes d’hystérie, dont deux sont qualifiées de « formes extrêmes ». Il mentionne au décours d’une névrose solidement et indiscutablement définie, la possible survenue d’une psychose hallucinatoire, où « Le moi qui se défend se propose de traiter comme non arrivée la représentation inconciliable ». Alors que dans les hystéries que nous dirons plus classiques, la représentation – le signifiant – est clivée de l’affect auquel elle était liée pour faire l’objet d’un refoulement, cependant que l’affect resté libre sera déplacé et rattaché à une nouvelle représentation, il existe cependant « Une espèce beaucoup plus énergique et efficace de défense. Elle consiste en ceci que le moi rejette (Verwift) la représentation insupportable (unerträglich) en même temps que son affect et se comporte comme si la représentation n’était jamais parvenue jusqu’au moi. Mais, au moment où ceci est accompli, la personne se trouve dans une psychose que l’on ne peut classifier que comme confusion hallucinatoire ». Suivent quelques exemples cliniques, notamment celui d’une jeune fille recevant la visite d’un homme dont elle attend la demande en mariage, alors que ce dernier ne fréquente sa maison que pour d’autres motifs. Le jour présumé de la déclaration de ce soupirant supposé, celui-ci n’étant même pas venu, elle entend malgré tout sa voix et vit ainsi plusieurs mois : « Il est là, il est toujours près d’elle, tout est comme par le passé (…). Le moi s’arrache à la représentation inconciliable (unerträglich), mais celle-ci est inséparablement attachée à un fragment de la réalité si bien que le moi, en accomplissant cette action, s’est séparé aussi, en totalité ou en partie, de la réalité ».
3Sous le coup de la poussée du désir que la réalité est venue battre en brèche, le moi a volé en éclats. Le délire tient à l’éclatement du moi qui était le gardien de la réalité. C’est le moi qui véhicule et entretient le délire, lequel pour des raisons économiques maintient le monde du sujet à l’abri des coups qu’il ne peut assimiler. En parfaite opposition avec une conception psychiatrique classique, Freud ne situe pas le délire dans une croyance erronée, dans un champ de conviction a priori, ni dans une perception sans objet ou une fausse perception. Autant dire qu’il récuse toute lecture référée au sensorium afin d’affirmer la responsabilité d’une instance particulière, le moi. Pour lui, il s’agit donc du maintien hors réalité du désir du sujet, ou tout du moins de ses vœux les plus chers.
4De manière plus générale, la pratique de l’analyse apprend combien tout appui moïque relève d’un équilibrisme périlleux, même quand les manifestations sont moins explicites ou bruyantes que dans le cas rapporté par Freud. Ainsi, le moi s’avère être l’instance délirante par définition. La question de savoir entre les mains de quelle autre référence, moins folle, il conviendrait de remettre sa vie, se pose ainsi à ceux qui considèrent leur existence comme une affaire sérieuse.
Le non critère du délire
5La première question qui découle de ces brefs rappels consiste à se demander pourquoi le délire ne peut constituer à lui seul un critère valable de psychose en son sens de structure. Il suffit pour répondre d’ouvrir n’importe quel journal, d’écouter la radio au hasard, ou plus communément de rester attentif quand quelqu’un parle ou écrit. Des pans entiers du discours relèvent d’une forme délirante. Il faut donc bien admettre que le délire représente une part non négligeable de notre activité quotidienne ! Le modèle le plus courant de ces moments délirants est ce qui s’appelle « avoir des opinions », opinions qui par définition sont indémontrables et indémontrées, et difficilement dialectisables. Toute théorie édictée a priori quel qu’en soit le substrat, toute parole spontanée dans le social, n’a pas d’autre fondement que celui du délire. D’ailleurs, l’intérêt marqué de Lacan pour la psychose excède le champ de sa formation initiale de psychiatre puisque c’est à travers l’étude de cette dernière, référée à la linguistique, qu’il est véritablement entré dans le discours analytique, laissant entendre que s’y révélait explicitement les traits fondamentaux inhérents à tout parlêtre – présents mais méconnus via la fonction du refoulement – dans la névrose.
6Comment articuler dès lors et d’une façon plus consistante un statut du délire qui excèderait l’appréhension intuitive de ce phénomène, tout en faisant entendre comment la psychanalyse, dès son invention par Freud, s’est démarquée définitivement non seulement de sa conception psychiatrique traditionnelle, mais encore de sa saisie psychologique ?
7Pour éclairer ce virage discursif, soulignons que même si elle se réclame d’une filiation scientifique, il est exact que la doctrine psychiatrique est venue régulièrement puiser dans le champ philosophique pour élaborer ses concepts afin de rendre compte à sa manière du Réel à l’œuvre dans la clinique. Comment avoir pu, par exemple, formuler une sémiologie de la dissociation, avec cette efflorescence si vive de la schizophrénie comme psychose de référence englobant toutes les autres, dans le monde anglo-saxon, sans l’influence préalable de l’associationnisme des philosophes britanniques (John Locke, David Hume, Stuart Mill) ? Pourtant, l’homme étant si peu logique en la conduite de sa vie (passion de l’ignorance, répétition aveugle, chemin irraisonné du désir), que rien n’indique qu’il serait pour le moins concordant. De même, comment pouvoir apprécier l’empreinte profonde laissée par Émile Kraepelin et la paranoïa dans la psychiatrie allemande, sans évoquer combien celle-ci est liée à une référence quasi exclusive aux élaborations d’Emmanuel Kant et au kantisme de ses suivants ? Comment parvenir enfin à situer la singularité des options de l’école française, sans rappeler qu’elle a été largement inspirée par la pensée d’un Henri Bergson ?
8Par opposition, et sans céder sur une visée scientifique, Freud en 1925, dans son travail sur la dénégation – Die Verneinung – s’applique à renverser les fondements de la logique kantienne et de ses catégories. Mais comment et pourquoi ?
Une théorie du jugement
9En étudiant la fonction du jugement chez le parlêtre, Freud repère qu’elle se compose de deux valences radicalement différentes : le jugement d’attribution (soit qui attribue, soit à l’inverse qui refuse d’attribuer une propriété à une chose) et le jugement d’existence (soit qui reconnaît, soit à l’opposé qui conteste à une représentation son existence possible dans le monde de la réalité). Il pose que le plus archaïque critère intervenant dans le jugement d’attribution est la notion de bon ou de mauvais (car sur le plan des pulsions primaires, ce qui est lié à une expérience de jouissance, le principe de plaisir va tenter de le conserver, de sorte que le jugé bon sera alors introjecté, opération symbolique ; alors que le jugé mauvais, connoté d’une expérience douloureuse, frustrante ou insatisfaisante, fera l’objet d’une expulsion). Il est alors fondamental de noter que la logique d’attribution contribue dans ses conséquences à constituer une dialectique essentiellement imaginaire du dedans (le bon introjecté) et du dehors (le mauvais rejeté). C’est un point de départ éminemment paranoïaque pour tout parlêtre puisque celle-ci implique nécessairement la notion euclidienne de frontière séparatrice entre l’un et l’autre, et surtout pose l’extérieur d’emblée comme hostile, car recelant tout ce qui a été jugé mauvais. Par le jugement d’attribution, l’introjection, qui par l’acceptation constitue un dedans et un dehors, est équivalente à une affirmation (car il aura fallu ce mouvement de dire oui, ceci est bon je le conserve ; oui ceci est mauvais, je l’abandonne), la Bejahung.
10Le jugement d’existence quant à lui, discrimine l’existence effective ou non dans la réalité d’une chose dont existe par ailleurs la représentation, car cette chose n’existe peut-être qu’en représentation seulement (au niveau signifiant) et demeure orpheline de son pendant dans le monde de la réalité. Une fois posé que ceci est bon pour moi que je garde, ou que cela est mauvais dont je me déleste, est-ce doué de la moindre existence pour autant ? Rappelons que le parlêtre est à ce point si peu aristotélicien que pour l’inconscient, a est différent de a, c’est-à-dire que le signifiant ne saurait valoir ni par son signifié, ni par son sens, mais par sa pure différence, au point que si la présence d’un signifiant y redouble, ce n’est jamais qu’en tant qu’il est différent de lui-même. Mais comment savoir à coup sûr, qu’un inconscient donné recèle tel ou tel trait de différence, qu’il est marqué de tel ou tel signifiant ? Ainsi, de manière générale, au regard de l’inconscient, toute affirmation ne peut complètement récuser la dimension du doute qui l’accompagne ; elle ne saurait lever l’incertitude. Si je dis a, c’est peut-être a, mais ce n’est peut être pas a. Par contre asserter sous forme de dénégation, dire ce n’est pas a, c’est justement là que gît la certitude que c’est bien de a dont il s’agit. Pour le jugement d’existence, la certitude ne peut résulter que d’une négation première. L’existence n’émerge pour l’inconscient que de cette négation préalable, et il ne peut s’exprimer que sous forme de négation. Par conséquent, la Verneinung vaut comme préalable au jugement d’existence, et ce jugement d’existence équivaut à la logique de la dénégation, ouvrant le champ du symbole et de la symbolisation. Dès lors, pourquoi ne pas entendre d’emblée dans cette formulation qui émane du Réel en disant non la seule condition à ce que le Symbolique trouve son véritable fondement ?
11Avec Kant, comme dans la tradition philosophique, nous dirions que le jugement d’existence précède le jugement d’attribution, à savoir que ce n’est que si une chose existe d’abord dans la réalité que, dans un deuxième temps, il sera loisible de lui attribuer une qualité. Ce n’est que parce qu’un objet se trouve présent dans le monde qu’il peut en retour solliciter mon désir. Or Freud, en référence à la structure du sujet pris sous le coup du signifiant, bouleverse l’ordre de ces termes. Il vient soutenir qu’en premier se trouve le jugement d’attribution, en second le jugement d’existence. Véritable révolution. Mais plus précisément, comment et pourquoi ?
Du jugement à la jouissance
12Dans l’Esquisse, Freud indique que le parlêtre s’oriente d’abord en référence à ce qu’il éprouve. En premier n’émergent pour lui que des manifestations d’affects. Or ce qui est ressenti n’est que le retour d’une promesse de jouissance, par définition pâle copie de ce que serait la vraie jouissance totale et primitive, laquelle se trouve radicalement perdue. Cette chose qui a été perdue, et dont le sujet éprouve le retour en quelque sorte, n’est pas à proprement parler un objet perdu qui serait à retrouver, mais plutôt une jouissance perdue dont il tente d’approcher en partie un bout, c’est-à-dire en fin de compte quelque chose dont il a quand même encore la possibilité de jouir. La question qui doit en émerger interroge sur cette chose : l’a-t-il ou ne l’a-t-il pas (jugement d’attribution) ? C’est la première question qu’il se pose devant ce qui lui fait retour, dans ce qui lui revient, et dont il pourra éventuellement jouir. Ainsi, être doué d’un champ d’affect ne peut-être que la conséquence d’une attribution préalable. D’ailleurs, il peut se contenter d’en jouir en ne s’appuyant que sur le jugement d’attribution, à savoir seulement en s’étant assuré s’il l’a, de sorte qu’il ne jouisse que sur un mode hallucinatoire de son désir. Il hallucine l’objet de son désir, se livrant à un débordement prévisible… puisqu’on peut jouir de quelque chose que l’on a en représentation, mais qui n’existe pas en réalité (cas de l’exemple clinique de la jeune fiancée névrosée dont parle Freud). Il s’avère donc indispensable que le sujet veille aussi à vérifier dans un deuxième mouvement si ce qui a été jugé bon pour sa jouissance par attribution, existe également dans la réalité, afin d’en jouir vraiment, c’est-à-dire pas de manière purement hallucinatoire. Le jugement d’existence étant donc bien dans cette configuration, second. Cet objet qui excite, je ne dois pas me satisfaire d’en jouir, mais bien d’abord de m’assurer qu’il existe aussi dans la réalité, sans doute pour mon bien. Ainsi, dès la rédaction de l’Esquisse, Freud articulait déjà clairement le danger majeur de laisser libre cours aux processus dits primaires, capables de laminer la physiologie du sujet. La nécessité d’un filtrage apte à réguler les excès pousse à évoquer la fonction de filtre réalisée par les processus secondaires, sorte de système tampon assurant l’homéostasie.
Bejahung et procès signifiant
13Revenons un instant sur la Bejahung. Elle demeure une opération première, qui donne son fondement au sujet. C’est littéralement le renforcement d’un « dire oui », essentiel parce qu’en acte, qui doit prendre effet dans la chaîne signifiante. Que signifie-t-il ? Disons une entière assimilation, une totale intégration, une complète acceptation, un assentiment sans réserve. Mais de quoi ? Le sujet a ainsi pleinement et irrévocablement admis non seulement la constitution de Das Ding, et aussi la nécessité impérative de devoir y renoncer. Malgré la perte structurale reconnue comme telle, non seulement il n’y aura jamais aucun objet à retrouver (principe de réalité), mais ce qui sera trouvé ne sera que l’objet d’une substitution imparfaite, auquel de surcroît le sujet se plaira dans la névrose à rajouter un supplément, une jouissance de la répétition de l’échec ! De surcroît, il jouira désormais de l’échec : là où ne pouvant atteindre l’objet même du désir – le phallus – il devra se contenter de sa représentation que Lacan note, racine carrée de moins un, autrement dit se satisfaire de la jouissance de la castration dont on sait le temps nécessaire qu’il faudra afin qu’il parvienne à s’en guérir. Mais la Bejahung n’est pas à concevoir comme un temps mythique au cours duquel le sujet aurait effectivement énoncé un « oui ». C’est bien plutôt comme un temps logique à faire équivaloir à la prise en compte par le sujet de sa dépendance absolue au discours de l’Autre, c’est-à-dire à sa demande et à son désir. Cela ne peut en effet s’envisager sans la reconnaissance d’une perte préalable. Ensuite, la Verneinung peut s’entendre comme une opération de « dire que non » qui escamote la réalité, c’est-à-dire passe outre le signifié pour ramener à la réduction structurelle d’une pure articulation phonématique du signifiant. Ce n’est que dans un temps second au « dire que oui » que peut s’articuler ce non. Mais ceci n’est évidemment pas à confondre avec la situation clinique de l’énonciation d’une dénégation, qui consiste à d’abord dire non, pour éventuellement dans un temps postérieur reconnaître le oui sous-jacent que couvrait ce non.
Objet perdu
14Fondamentalement, cette Bejahung est une affirmation première de l’objet perdu, du renoncement à la jouissance incestueuse du tout que représente Das Ding, sur quoi il est ensuite toujours possible de greffer la Verneinung. La Verneinung ne peut opérer que sur une Bejahung antérieure même implicite. Pour qu’une chose puisse être déniée, il faut qu’elle ait été d’abord acceptée. Bien sûr, une fois la Bejahung dûment réalisée, elle peut encore comporter quelques malfaçons, tellement évidentes dans la névrose. Toutefois, le refoulement ainsi que le symptôme en tant que métaphore, ne peuvent prendre effet que dans le cadre d’une Bejahung accomplie, celle du dire oui au refoulement originaire. Par contre si la Bejahung n’a pas eu lieu, c’est-à-dire si l’acceptation de la perte première n’a pas été entérinée, c’est la symbolisation primaire (de la présence/absence, à commencer par celle de la mère) qui est en carence. C’est en ce point premier que se greffe la Verwerfung de la psychose, celle qui porte sur la métaphore du Nom-du-Père, lorsque du réel non symbolisé se trouve forclos, sur le vide d’une Bejahung non advenue. Et ce qui est ainsi forclos du Symbolique, revient dans le Réel sous forme d’hallucinations. Par opposition, la dénégation de la névrose, qui ne concerne pas seulement le refoulement puisque c’est avant tout une énonciation particulière, ne peut survenir, elle, que sur une Bejahung antérieure articulée.
15Notons pourtant qu’il existe de nombreux accidents possibles même quand une Bejahung est effective, mais ce sont alors des incidents seconds, qui ne concernent pas l’opération initiale de la Bejahung elle-même. Différence considérable et radicale qui départage définitivement les champs de la névrose et de la psychose. Certains signifiants peuvent ainsi être rejetés et expulsés de la Bejahung, bien qu’elle ait eu lieu. Ce sont des sortes d’accrocs survenus dans la symbolisation de certains signifiants qui font effectivement trou dans le tissu symbolique jusqu’à pouvoir induire des états authentiquement délirants — nous dirons des syndromes psychotiques, ou des psychoses réactionnelles pour les différencier de la psychose vraie. Mais ces forclusions, à la différence de la psychose structurelle, épargnent le Nom-du-Père ainsi que sa conséquence signifiante : le phallus. Si le sujet est sollicité en ces points expulsés de la Bejahung, il se trouve tel l’épileptique en son absence, sidéré, incapable transitoirement de répondre. À la place, le déchaînement imaginaire du délire tient lieu de succédané de réponse, là où il n’y a plus, pendant l’éclipse, de subjectivité ordonnée pour pouvoir le faire. Il est d’ailleurs assez extraordinaire que l’intuition antique, à travers l’évocation de mythes sur d’invulnérables héros, sauf à parvenir à les atteindre en leurs zones de faiblesse (Achille et son talon, Sanson sans ses cheveux), en ait déjà rendu si explicitement compte.
Question de la psychose
16Comment spécifier maintenant la question de la psychose de structure proprement dite, sans devoir en reprendre l’explicitation en vertu des distinctions nosographiques ?
17L’hallucination dans la psychose correspond toujours à une affaire de signifiant et obéit nécessairement à une incidence concernant le langage. Nous ne pouvons plus suivre Freud lorsqu’il parle de mécanismes de projection dans la paranoïa comme si ce qui était inconscient chez le patient était attribué au petit autre en tant que semblable : c’est-à-dire l’alter ego comme pur reflet des émois, des passions, des opinions du paranoïaque. Le délire de la psychose n’est pas à situer dans un moi plus ou moins morcelé. Ce n’est que le retour de ce qui n’a pas été symbolisé, dans le Réel. La forclusion d’un terme impliquant le Nom-du-Père conduit chez le patient à un renversement de son monde, processus de bouleversement et de réorganisation signifiante qui ne tient donc qu’au pur jeu signifiant. L’hallucination est une fraction du Symbolique qui tombe sans sommation. C’est en cela qu’elle est terrible et va faire choc. Si l’homme relevait seulement de l’Imaginaire, l’hallucination n’aurait pas le même impact. Mais comme l’homme est foncièrement symbolique dans sa constitution, l’hallucination est cette parole pleine, ravageante, où signifiant et signifié se trouvent en collapsus. Et cela ne saurait être le cas chez l’homme dit normal, qui ne dispose jamais des deux simultanément, du fait que le signifié n’est lié qu’à une fonction ou un effet de rétroaction sur la chaîne signifiante. Hallucination épouvantable dans ses conséquences donc, non à cause de sa signification, ni même du signifié déductible, mais en raison de l’origine symbolique de ce message submergeant par sa puissance, qui met en jeu la dimension de la parole, implacable en tant qu’elle met toujours en circulation la fonction de l’absolu.
Fonction de la parole et mensonge
18La psychose ne concerne pas seulement les dimensions du langage et du discours courant (réputé vide, plat, stéréotypé, fermé par un délire autoréféré et irréductible), qui comme chez quiconque d’ailleurs ne nécessitent nul sujet pour s’énoncer (cas de l’essentiel des relations humaines). Elle touche aussi à cette fonction de la parole qui suppose un Autre absolu garant, à partir de quoi toute parole particulière peut s’avérer trompeuse ou mensongère. Car l’Autre ne garantit jamais la vérité particulière du sujet, mais celle intemporelle du vrai dans l’absolu qui ne saurait être relative à une énonciation contingente. C’est parce que la parole fonctionne dans le registre du signifiant, de l’énoncé d’un signifiant, qu’elle nécessite un sujet et fait émerger l’Autre comme absolu, que l’hallucination comme fait de parole peut prendre ce poids démesuré dans une vie.
19Ceci posé, soulignons que quelle que soit l’éventuelle gravité d’un tableau clinique, il est impensable d’évoquer une psychose sans avoir pu constater dûment la survenue de phénomènes élémentaires, chacun obéissant à une incidence particulière liée au langage ou à la parole, parfois de façon évidente comme dans les phénomènes verbaux, parfois de manière plus difficile à démontrer, tel que pour les hallucinations visuelles. Mais y compris dans ces circonstances, il convient de tenir compte de comment la chose est dite, c’est-à-dire de la structure énonciative par le biais de laquelle se fait le repérage signifiant. Ce qui compte n’est pas l’objet vu, mais la manière signifiante de le nommer. Voila pourquoi Lacan a récusé l’implication du côté du percipiens, du perceptum ou du sensorium tels que classiquement décrits dans l’hallucination, pour nous orienter exclusivement vers la fonction de la parole, se fondant au départ sur l’observation du patient halluciné qui sous le coup de son hallucination, articule avec sa bouche l’instant d’avant, ce qui par voie de retour donnera l’insulte même qu’il reçoit. Se reporter à l’exemple canonique de Lacan, où une patiente d’avoir murmuré : « je viens de chez le charcutier », entend l’insulte : « truie ! ».
Phénomènes élémentaires
20Lacan et Henry Ey se sont mis d’accord sur ce point que les phénomènes verbaux qui ne sont pas toujours forcément auditifs, sont pathognomoniques de la psychose. Comment pour poursuivre à esquisser une clinique généraliste de la psychose, caractériser ces hallucinations verbales, qui se spécifient dans le registre de la voix (soit entendue comme du dehors, donc proprement auditives, ou seulement intérieures, concernant la pensée) ? D’abord, elles sont douées d’une adresse qui est faite au sujet : ça le vise, ça le désigne, lui, incontestablement et avec certitude ; il reçoit ainsi son message directement de l’Autre, non plus sous une forme inversée, mais au travers d’un « tu », dont le contenu surprenant lui reste hautement étrange ou énigmatique, voire que parfois il subsiste sous un aspect même informulé : « tu dois », suivi seulement de points de suspension. Dans l’automatisme mental, c’est plutôt une désignation du patient à la troisième personne qui vaut : « Tiens, il marche ». Ces hallucinations lui sont toujours étrangères (extranéité, xénopathie) et jamais identifiables à ses propres productions. Car si toute parole implique un sujet, le sujet qui n’est pas le patient, habite le Réel, ici un lieu qui n’est pas domestiqué, pas humanisé, ni rendu reconnaissable par la métaphore inconsciente. De là l’appréhension que ce message vient véritablement d’ailleurs. Enfin s’il est fréquent que le patient puisse protester énergiquement contre de telles manifestations, il ne semble paradoxalement pas étonné de leur survenue.
21Alors si l’hallucination pèse autant de ses conséquences sur celui qui la reçoit, c’est qu’elle est un morceau de Symbolique hors sens qui vient littéralement lui fondre dessus. Toute parole est communément lestée d’un sens phallique, qui fait le dénominateur minimum commun à partir duquel, malgré les malentendus habituels, nous parvenons quand même à nous comprendre. Ce phallus que nous aurions hérité du même père vient fixer ou arrêter notre signification. Ce qui fait le liant entre nos signifiants, le sens de notre signification, concerne la présence dans le discours de ce signifiant, qui n’est évocable que par métaphore. Dans la psychose, dans la mesure où cette signification phallique est elle-même inexistante pour le sujet, puisque la métaphore inconsciente susceptible de la produire n’a pu advenir en raison de la forclusion d’un terme, à la place ce trou majeur inhabité par la fonction paternelle dé-structure toutes les chaînes signifiantes, par décapitonnage. L’organisation subjective et le continuum historique ont volé en éclats. Le sens de la phrase est voué au glissement infini de la signification. Le sujet, sous l’effet de la fonction purement symbolique du signifiant hors sens, se trouve emporté et agi. Rien d’étonnant à ce que l’halluciné fasse remarquer, à l’occasion, les conséquences tuantes et destructrices de tel ou tel signifiant qui lui sera venu, tout en s’interrogeant sur la signification parfaitement obscure et énigmatique du terme en question. À la place, une métaphore non pas poétique mais délirante, tente de venir raccommoder le trou par l’élaboration d’une rationalisation désormais autre que phallique, laquelle aboutira possiblement à une modération des manifestations de la psychose, en stabilisant le rapport signifiant, signifié. L’essentiel est ici que les phénomènes verbaux ne sont que les empreintes laissées par l’arrachement de la dimension phallique dans le langage, dans les discours, dans la parole, dans les actes, et dont l’éviration serait la traduction clinique réelle, finale.
Langue fondamentale, néologismes et surmoi
22Si le névrosé habite dans le langage, le psychotique est habité par le langage. Ce qui est promu au-devant de la scène est donc toujours un certain rapport du sujet au langage, dont il faut pointer les troubles. Nous pourrions encore évoquer la dimension néologique propre à la psychose de sorte que certains mots se mettent à prendre un accent tout à fait spécial, un poids inusité. Mots issus de la langue fondamentale telle qu’en fait état le Président Schreber, ils sont de véritables éléments clefs. Cette langue fondamentale est une langue néologique, incompréhensible, purement idiomatique à celui qui s’en trouve le siège, langue en pleine émergence : lalangue de l’élangué, c’est-à-dire de celui qui n’habite plus la langue commune vectorisée par le signifiant phallique. De ce fait, la chaîne signifiante subit des remaniements considérables, elle se trouve broyée, pulvérisée, brisée, fracturée, sans suite. Les phénomènes verbaux ne sont que le retour, via le réel hallucinatoire, de ces morceaux éclatés qui d’une manière ou d’une autre resurgissent.
23Enfin, pour leur réserver un traitement à part, juste un mot sur les voix surmoïques qui ne sont pas toujours en pratique aisément distinguables des hallucinations vraies, bien que théoriquement il s’agisse d’un domaine qui ne devrait pouvoir se confondre. Pourquoi alors cette complexité à les reconnaître parfois ? L’expérience humaine est fondée sur la méconnaissance du fait que le sujet est au départ une entité normalement paranoïaque qui parfois perdure comme dans certaines formes d’hystérie (persécution, observation, surveillance, préjudice), ce qui déjà tend à brouiller les cartes. À cela il suffit que le surmoi se mette à se faire entendre, et il devient parfois impossible de discriminer correctement ce dont il s’agit pendant un certain temps.
24Toutefois, rappelons que le surmoi s’exprime sous des formes diverses pouvant aller du simple fait d’entendre la pensée, mais hors du champ de la sensation (comme dans l’automatisme mental), jusqu’à la possible énonciation d’une voix entendue de l’extérieur, c’est-à-dire éprouvée dans la sensorialité (comme une hallucination auditive). Cependant, en général, ces voix ne présentent pas d’aspect xénopathique (étranger), elles restent parfaitement familières, heimlich. Le patient les reconnaît comme venant de lui, ou parfois les identifie comme des paroles d’une autorité qu’il reconnaît (son père, son analyste). La modalité courante tourne autour du commentaire moral et du rappel des devoirs dans le style du commandement : « tu dois accomplir ceci ou cela » (le commandement appartient au champ de la parole), dont le prototype historique serait l’exemple de Jeanne d’Arc : « Va délivrer la France et sauver ton roi ! ». Mais malgré ces remarques de principe, il n’est pas exclu que dans certains cas l’on soit amené à se demander si le surmoi n’est pas devenu totalement fou, ne serait-ce qu’au travers de son expression d’une terrible violence et d’une rare sauvagerie. Sans doute d’ailleurs que la distinction clinique entre surmoi d’origine maternelle et paternelle, prendrait ici toute sa valeur et son importance.
25Pour conclure nous pourrions nous demander, à travers la psychose et les situations différentielles que nous avons évoquées (délires névrotiques, voix surmoïques), pourquoi la névrose nous rend si inaptes à appréhender ce que la psychose dévoile si explicitement de la fonction du signifiant (de la parole) et qui reste pour nous généralement refoulé ? Que nous soyons tous sous le coup d’un automatisme mental dont nous ne sommes que le produit de la dictée, ne fait aucun doute, mais nous l’ignorons. Que nous ne soyons pas les émetteurs volontaires de nos paroles, mais qu’elles s’énoncent d’un sujet qui n’est pas moi, qui m’est étranger et qui les reçoit préalablement lui-même d’un Autre en les inversant, semble d’une évidence inaccessible. Que nous soyons tous guettés à chaque instant par une véritable passion induite par le signifiant qui peut nous faire perdre la tête, en nous poussant à croire que derrière chaque mot se cache une entité effective (prévalence du signifié) pour laquelle on est parfois prêt à donner sa vie, alors que le signifiant n’est signifiant qu’en tant qu’il renvoie à un autre signifiant, s’illustre trop souvent pour devoir être redémontré. En tant que parlêtre nous sommes tous le siège de cette folie qui parfois chez certains prend la radicalisation de la psychose, mais qui ne concerne pas moins la névrose ou la perversion. Il n’y a pas d’un côté les fous et de l’autre les gens normaux, séparés par un mur qui pourtant évoque bien sûr d’emblée la paranoïa, jamais autant renforcée qu’aujourd’hui par la référence intempestive à la science, qui forclos la fonction de l’Autre et suture l’impossible. Il n’y a pas d’un côté le petit délire commun que chacun trimbale dans sa tête et de l’autre le grand délire de la psychose qui, à lui seul, ferait toute la différence. Seul le trouble qui s’exprime dans l’ordre de la parole et du langage est une preuve irréfutable de la psychose qui n’est donc qu’une folie parmi les autres, puisque le discours normal est fou lui aussi. Tous les idéaux communs que ce dernier véhicule sont inquiétants si l’on accepte de les examiner. Évoquons, sans le développer, le discours de la liberté. Que dit-il ? Qu’il faut affirmer sa volonté de désaliénation, d’autonomie. Mais comment après ce que nous venons d’étudier, serait-il encore envisageable de croire possible de ne dépendre d’aucun signifiant ? Le prix exorbitant payé à la relative désaliénation de cette folie différente des autres qu’est la psychose devrait pourtant nous en dissuader définitivement.