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Article de revue

Lectures

Pages 151 à 165

Storytelling de C. Salmon, La Découverte, Paris, 2007

1Jérôme Lebaud

2Ce pourrait être la chronique d’une mort annoncée, celle du récit tel qu’il a pu structurer nos civilisations. Nous pensons à Homère, Hérodote pour ne citer que les plus anciens. Ce pourrait être la chronique d’un détournement auquel C. Salmon nous invite dans son livre Storytelling.

Qu’est-ce que le storytelling ?

3Le storytelling, ou l’art de raconter des histoires, est un mouvement qui a pris son essor dans les années 1990 aux États-Unis. C’est un dispositif, un ensemble de discours et de techniques qui usurpent le management, le marketing, la communication politique, la transmission de savoir-faire à l’entraînement des militaires. Ainsi « Lorsque vous voulez mener à bien une négociation commerciale ou faire signer un traité de paix à des factions rivales, lancer un nouveau produit ou faire accepter à un collectif de travail un changement de travail, le storytelling est considéré comme une panacée. »

4C’est tout d’abord dans le monde du marketing que le storytelling a pris son essor. En 1980, pour les entreprises commerciales, il s’agissait de produire des marques plutôt que de simples marchandises. Dix années plus tard, les théoriciens du management (les mêmes) affirment qu’il faut « produire des histoires et non plus des marques ». Désormais, pour pouvoir vendre, il faut qu’il y ait un récit qui l’accompagne. Le rôle de la marque ne suffit plus. Le consommateur est instable, infidèle, paradoxal, insaisissable et imprévisible, voire rebelle. L’exemple cité de la marque Nike est assez remarquable. Nous voyons ainsi sur une décennie, se modifier les techniques de vente du branding au storytelling, les théoriciens en profitent pour se renommer. C’est ainsi qu’ils deviennent des Mythmaker, des faiseurs de mythes.

5Pour A. Ransy (mythmaker) : « Les gens n’achètent pas des produits mais les histoires que ces produits représentent […] Les consommateurs aujourd’hui ont autant besoin de leurs marques que les grecs de leurs mythes. » C’est donc bien l’objet qui commande la consommation comme seul rapport au monde. Nous pourrions entendre le storytelling comme une Weltanschauung (conception du monde).

6Le monde de l’entreprise est, lui aussi, dominé par le storytelling. Le récit comme facteur de changement aboutissant pour certains à une « fictionnalisation » croissante des relations du travail. Pour atténuer la froideur du capitalisme, il convient donc de jouer sur les émotions, les affects et rien ne vaut une belle histoire bien préparée.

7Le monde politique n’échappe pas lui aussi à la fièvre du storytelling, ce qui, à première vue, n’est pas nouveau. Ce n’est plus au niveau des histoires que l’on débat mais la bataille se situe au niveau des histoires que l’on va pouvoir raconter. Toute la campagne présidentielle française a été prise dans ces filets, ou pour Henri Guaino, consultant du président : « La politique, c’est écrire une histoire partagée par ceux qui la font et ceux à qui elle est destinée. On ne transforme pas un pays sans être capable d’écrire et de raconter une histoire. »

8C. Salmon décrit aussi avec force détails la communication politique américaine tout entière prise sous la coupe du storytelling. Après cette présentation sommaire, venons à la thèse de C. Salmon.

9Il s’agit pour l’auteur de montrer que nous serions dans une période où nos gouvernants s’efforceraient, par une reconstitution narrative de la réalité, à modifier nos perceptions, les affects et les pensées des individus. Notre existence entière serait passée sous la coupe de récits savamment élaborés et qui finiraient par structurer le champ de notre réalité. « Le storytelling va bien au-delà de la propagande, il entend construire par la narration une nouvelle réalité. » Pour l’auteur, il ne s’agit donc pas d’un simple effet de propagande mais d’un renversement subtil où le récit dicte l’expérience et non pas le contraire.

10Cette thèse nous amène à quelques remarques. Nous pouvons avoir une sympathie première pour les arguments avancés mais ce serait participer à cette « ère de soupçon ». Il faut souligner que c’est grâce aux moyens techniques modernes et surtout grâce à l’utilisation de l’image, manipulable à l’infini, que la construction de l’histoire se réalise, jouant sur tous les registres émotifs. Cela ne fait que confirmer ce que Lacan pouvait écrire : « L’art de l’image saura jouer sur les valeurs de l’image et l’on connaitra un jour des commandes en série d’idéaux à l’épreuve de la critique : c’est bien là que prendra tout le sens de l’étiquette : “garantie véritable”. L’intention, ni l’entreprise ne seront nouvelles mais nouvelle leur forme systématique. » (Ecrits p. 192)

11Nous pouvons nous demander si ce mouvement (storytelling), ce retour de l’histoire, du conte, du récit, du mythe n’apparaît pas dans un moment particulier de notre civilisation où l’individu se trouve de plus en plus détaché de la tradition, exilé de sa propre mémoire. Le storytelling serait-il une nouvelle manière d’historiciser le réel au sens où « l’histoire imaginaire le symbolise pour se défendre contre le réel », (Ch. Melman) ou bien un simple moyen efficace de nous déterminer dans nos choix identificatoires ?

12L’histoire, surtout celle de la névrose, est toujours de l’ordre de l’alibi et une manière de se défendre contre la structure. Le récit c’est avoir la possibilité d’en repérer un point de vue, faisant écho nous semble-t-il à ce « que toute vérité a une structure de fiction ». Lacan n’a-t-il pas lui-même utilisé le récit pour avancer son élaboration ? Il suffit de relire le séminaire de la lettre volée où : « C’est l’ordre symbolique qui est, pour le sujet, constituant en vous démontrant dans une histoire de la détermination majeure que le sujet reçoit du parcours d’un signifiant […] C’est cette vérité, remarquons-le, qui rend possible l’existence même de la fiction. »

13L’intérêt de ce livre, au-delà de la réflexion critique et salutaire, réside dans la persistance et la configuration de la fonction symbolique. La tâche de l’analyste est simplement plus ardue. Il s’agit, pour nous, d’être des interprètes d’un texte dont la nature est plus complexe puisqu’il s’agira de s’extraire du mirage de l’image et des affects qu’ils entraînent, afin de suivre la fonction du signifiant pour en extraire la fonction de vérité, en n’oubliant pas que la vérité n’est jamais que cette faille dans l’Autre qui traduit notre dépendance au signifiant. C. Salmon semble bien dénoncer ceux qui, par le biais du récit nouveau, proposent une jouissance qui serait la vraie, celle qui devrait organiser notre monde, notre lien social; et ce sont ceux-là que Lacan appelait des «canailles».

Identité et violence de Amartya Sen, Ed. Odile Jacob 2007

14Christine Gintz

15Le livre d’Amartya Sen Identité et violence présente un intérêt pour nous à plus d’un titre.

16C’est d’abord un travail tissé par l’expérience personnelle de l’auteur qui, d’origine indienne, fut longtemps professeur à Cambridge en Angleterre avant de devenir professeur à l’université d’Harvard. C’est donc l’analyse d’un problème contemporain par un homme qui n’a pas hésité à s’immerger dans différentes cultures, à les vivre et les étudier de l’intérieur, à les faire siennes. Dans ce travail, il témoigne de son désir d’appréhender, au-delà des particularités de chacune de ces civilisations, la manière dont elles se sont enrichies l’une l’autre en des échanges féconds sur des millénaires, et donc de dégager ce qui fait l’étoffe de l’humain et qui les soutient toutes.

17C’est un livre très documenté qui nous décale quelle que soit notre culture, par une approche très large des questions d’identité.

18La thèse soutenue dans cet ouvrage est celle du caractère forcément pluriel de l’identité de chacun : il explique que notre identité est faite d’éléments donnés, comme la culture au sein de laquelle nous venons au monde, mais aussi d’éléments découlant du parcours de notre vie, de nos identifications successives, de nos choix et orientations personnels. Ainsi, parmi toutes les composantes de notre identité, nous avons le choix et la responsabilité de donner à certaines plus d’importance qu’à d’autres. Il s’oppose donc à l’idée d’une identité unique, qui serait reçue, non choisie, pour la raison qu’elle ne correspond pas à ce qui se passe en réalité, mais surtout qu’une telle position est susceptible d’encourager des actes de violence chez des sujets qui ne le seraient pas d’ordinaire : « Bon nombre de conflits ou d’actes barbares sont alimentés par l’illusion d’une identité unique qui ne peut faire l’objet d’un choix », dit-il. Plus loin (p.26) : « Nous devrions plutôt comprendre que la force d’une identité belliqueuse peut être contrée par la puissance d’identités concurrentielles. Au rang de ces dernières, nous pouvons bien entendu compter notre humanité tout entière… » En somme, reconnaître la pluralité des identités en chacun de nous est non seulement intéressant pour chacun, mais c’est un puissant outil de lutte contre la violence.

19Le souci de l’auteur, à travers ce livre, est d’apporter des éléments de réponse aux problèmes des violences et du terrorisme, et plus particulièrement à ceux qui ont lieu au nom de la religion ou de conflits de civilisation. Plus largement, il examine la pertinence des idées communautaires telles qu’elles ont influencé la politique de certains pays, spécialement de l’Angleterre qu’il connaît particulièrement bien. Il établit donc une distinction entre le multiculturalisme et ce qu’il appelle le « monoculturalisme pluriel » qui est la situation dans laquelle deux traditions se côtoient mais ne se rencontrent jamais, aboutissant à une vision fédérationnelle de la vie collective en un assemblage de communautés.

20Pour soutenir son argumentation qui va à l’encontre des idées communautaristes, il pose le problème d’un face-à-face imaginaire entre l’Occident et les fondamentalistes d’autres cultures : la colonisation et les autres humiliations infligées à une partie du monde par les pays occidentaux ont une grande part de responsabilité dans le développement d’une résistance à l’occidentalisation. Les civilisations concernées vont avoir tendance à établir leur identité en se situant comme « l’autre » par rapport à l’Occident, en mettant en valeur leurs particularités non occidentales, mais aussi en rejetant parfois violemment ce qu’elles perçoivent, souvent à tort, comme des valeurs occidentales, par exemple la démocratie. Une grande part des développements de ce livre consiste justement à démontrer que ces valeurs ne sont pas historiquement spécifiquement occidentales.

21Il y a donc, dans cette primauté donnée à l’identité communautaire, une ambivalence qu’il nomme une « véritable obsession vis-à-vis de l’Occident », une hostilité mêlée d’admiration, un rejet des valeurs en même temps que leur assimilation. Les pays orientaux et extrême-orientaux oublient qu’eux-mêmes ont participé historiquement au développement des sciences et des idées qui participent à la prospérité du monde occidental, perdant là une dimension de leur identité qui se trouve ainsi réduite, figée sur des traits et qui les enferme en les privant de la liberté de choisir et d’évoluer, comme toute civilisation doit le faire.

22Le développement extrêmement intéressant des idées de ce livre met en relief différents points importants :

23Tout d’abord que les tentatives pour lutter contre les violences identitaires acceptent de manière implicite cette identité unique, et c’est là leur erreur : chercher à définir ce à quoi doit ressembler un « vrai musulman » en donnant la parole aux chefs religieux modérés, met la dimension religieuse à une place qui éclipse les autres dimensions de l’identité.

24Il s’oppose ensuite à la simplification réductrice portée par une certaine appréhension de l’identité : « L’approche civilisationnelle a tendance à pâtir de son manque de connaissance de la diversité propre à chaque civilisation, et des relations qui ont toujours existé entre les civilisations ».

25Cette présentation des choses sert d’appui à un certain type de violence : « …ceux qui fomentent des affrontements internationaux, ou sont à l’origine de la violence sectaire, tentent d’imposer une identité unique, exclusive et prédéterminée, aux individus qu’ils recrutent comme « fantassins » de leur brutalité politique ». L’infinité des composantes possibles de l’identité interdit de la rassembler sous un trait unique. Le référent de l’identité est renvoyé à l’infini par la multiplicité de ses facettes.

26Il laisse cependant subsister plusieurs questions :

  1. Cette identité plurielle où nous déciderions en toute responsabilité de l’importance que nous souhaitons donner à chaque composante laisse supposer une équivalence de ses différents constituants entre lesquels nous aurions à choisir. Ceci ne permet pas de rendre compte que, pour qu’un sujet choisisse, il est nécessaire qu’il puisse prendre appui, à partir de ses premières identifications, sur une organisation sociale qui structure et fasse tenir ensemble, pour lui, les instances du réel, du symbolique et de l’imaginaire. En somme, il doit être déjà identifié d’une certaine manière. Les conditions culturelles de sa venue au monde ont donc une importance structurelle particulière qui les distingue des choix que le sujet fera ultérieurement.
  2. Le travail d’Amartya Sen laisse supposer une identité totalement consciente. Or, ce qui préside aux choix que nous faisons est naturellement, pour une grande part, inconscient, de même que ce qui fonde notre sentiment d’avoir une identité.
  3. Cette mise sur le même plan de toutes les identités est problématique également au niveau de la structuration sociale. Amartya Sen le montre bien en disant : « Les contacts culturels conduisent à l’heure actuelle à une telle hybridation des comportements à travers le monde qu’il est difficile d’identifier avec précision une véritable “culture locale” permanente. » Comment, dans ces conditions, concevoir ce qui va faire lien entre les membres d’une même communauté politique ? Lorsqu’il pose la question suivante : « La relation qu’un individu entretient avec la Grande-Bretagne doit-elle pour autant passer par la “culture” de la famille dont il est né ? ». Cette question est cruciale, mais nous pouvons nous demander ce qui va faire consistance pour parler de Grande-Bretagne dans un contexte où chacun choisit entre les différents déterminants sous lesquels il désire s’identifier.
Au-delà de ces questions, ce que ce livre démontre, c’est qu’à faire valoir une identité, qu’elle soit religieuse, ethnique, culturelle ou autre, nous nous enfermons dans une conduite qui se fige sur des signes, choisis sans doute en raison de leur visibilité, alors que nous échappe la plus grande part de ce que nous sommes. Cette identité à travers laquelle nous voulons nous faire reconnaître préalablement à notre engagement dans la société est donc avant tout une identité imaginaire qui vient au lieu même où nous avons quelque part renoncé, désavoué ce que nous sommes, y compris dans le registre de nos attachements culturels premiers. Ceci, Amartya Sen le montre très bien en différents points de son livre. C’est en effet à partir du registre de l’imaginaire où se marquent les « petites différences » que peut se déchaîner la violence.

La confusion des sexes de Michel Schneider, « Café Voltaire », Paris, Février 2007

27Louis Sciara

28En écrivant ce livre, Michel Schneider n’a manqué ni de culot ni de détermination. Il s’est risqué à aller à contre-courant des tendances actuelles qui ont pour noms : refus de la différence des sexes qui s’apparente parfois au déni ; assimilation de toute différence à une inégalité, une discrimination, voire une injustice ; dénonciation toujours plus exacerbée de la domination masculine et du machisme ; égalitarisme et parité qui en résultent au nom des droits de l’homme ; évolution vers une féminisation du lien social pour ne pas dire une « maternalisation » ; réduction du désir aux pratiques sexuelles et dénigrement sauf à faire de l’Amour sa circonstance atténuante ; mise à mal et dévalorisation de la fonction paternelle avec ses conséquences pour la transmission, la filiation, l’identification sexuée.

29Le ton est très polémique ; son texte est à la fois fluide et dense par la mise en série de ses arguments qui reposent sur des faits de société et des modifications juridiques.

30L’hétérosexualité n’est plus forcément la norme. L’homosexualité est non seulement acceptée socialement, mais promue par des associations militantes. Les jeunes générations deviennent soit plus tolérantes quant au choix du sexe du partenaire (ce qui banalise la bisexualité, les pratiques homosexuelles), soit plus indifférentes à l’attrait de la sexualité, ce qui traduit une régression narcissique. La sexualité devient plus technicienne, plus hygiéniste, plus performante. Elle est un des objets lucratifs de la société de consommation.

31Michel Schneider y décèle, à juste titre, que « la différence des sexes est devenue une ringardise » et que l’indifférence des sexes induit une indifférence au sexe.

32Sa lecture de l’évolution de la société occidentale dans notre « postmodernité » est fort pertinente. Et il a raison de préciser que nous sommes à l’heure d’une « société postsexuelle », puisque avec les progrès de la science « il n’a fallu qu’une vingtaine d’années pour passer du sexe sans conception (1955, la pilule de Pincus) à la conception sans sexe (1978, le premier « bébé éprouvette») »… et peut-être dans vingt ans avec l’utérus artificiel une reproduction sans corps sexués.

33Il rappelle avec Freud la première théorie sexuelle infantile qui est liée au fait que sont niées les différences entre les sexes. C’est un élément clinique majeur et un point de doctrine essentiel que le discours psychanalytique et la pratique de la psychanalyse ne font que souligner. Mais l’enjeu ne s’arrête pas aux psychanalystes, la différence des sexes n’est pas qu’un hochet de leur revendication, elle est un « invariant hors du temps » qui se retrouve dans toutes les civilisations et toutes les périodes historiques. Elle est capitale pour l’avenir de notre humanité. Il est donc difficile de ne pas approuver son propos.

34Mais, il ne s’en tient pas seulement à un constat critique des changements en cours dans notre vie sociale. Il nous livre sa thèse dès la première page de son ouvrage : « l’indifférence au sexe est la conséquence de l’indifférence entre les sexes, et le socialisme moral et politique est aujourd’hui le moyen le plus moderne pour nous délivrer de la sexualité ».

35Voilà qui mérite quelques réflexions et nuances. Est-ce que la conjonction indifférence des sexes et socialisme moral et politique est si évidente ? Il déplace ainsi le débat en mettant l’accent sur ce qu’il en serait d’une spécificité française, à savoir qu’au nom d’une idéologie – celle du socialisme moral et politique – l’État viendrait à favoriser cette confusion des sexes.

36D’une certaine façon, il tiendrait ainsi la causalité du processus. Et c’est ce qui ne va pas dans cet essai, car cet État socialiste promoteur de l’égalité citoyenne et qui, au nom de l’Amour, prônerait une asexualité n’est appréhendé que dans le fil de l’actualité politique de la présidentielle 2007. Le style employé masque ce flottement sous forme d’un va-et-vient incessant entre les dérives de la confusion des sexes, les références multiples aux positions politiques et les dispositions législatives qui prolifèrent. Ces dernières sont d’ailleurs le témoin de la déchéance de la loi symbolique à laquelle elles essayent de pallier.

37Un parfum de colère émane de la position subjective de l’auteur, en particulier par sa révolte affichée contre le procès permanent qui est fait au désir masculin (« mâle c’est mal »). Le ton est à l’offensive vis-à-vis des abus du féminisme, du matriarcat, et à la rébellion concernant la pente marquée à la désexualisation des hommes qui auraient de plus en plus la « honte d’être mâle ». En fin de compte, « les femmes seraient victimes du sexe et les hommes coupables de n’être pas femmes » à suivre cette aspiration féministe à se libérer enfin de l’emprise du masculin. Nous pouvons l’approuver en ce sens.

38Mais Michel Schneider exagère, il n’hésite pas à affirmer que le pouvoir n’est plus l’apanage des hommes. Ce sont les femmes qui détiendraient maintenant le premier pouvoir, celui de la reproduction grâce aux avancées scientifiques (pilule, fécondation in vitro…) Il fait également remarquer leur rôle prépondérant dans tous les domaines (éducation, médecine, justice, social…) à l’exception du monde des affaires.

39Son insistance finit par résonner comme une réponse imaginaire, en miroir, à la vindicte des femmes par rapport aux hommes. Plutôt que d’interpréter comme il le fait à sens unique cette surenchère de l’adversité hommes/femmes comme une prise de pouvoir par le sexe jusque-là dit faible, ne pourrions-nous y déceler l’indice d’une disparité malgré tout persistante des sexes qui prend l’allure d’une guerre des sexes et qui témoignerait du fait qu’il y a encore de l’Altérité, même si elle tend à disparaître ?

40Il est tout à fait bienvenu et justifié de faire part de son désir de « continuer à vivre dans une société où les hommes sont des hommes et les femmes des femmes » et « non par nostalgie, par plaisir », mais s’il y a une critique à faire à Michel Schneider c’est bien qu’il y a une grande ambiguïté au fait qu’il se livre à un mélange des genres, à une analyse sociopolitique qui repose beaucoup sur une conceptualisation psychanalytique, si bien qu’il est logique de questionner la place à partir de laquelle il parle : est-ce celle du journaliste politique ? celle du fonctionnaire d’État ? celle de l’homme courroucé par le féminisme ? celle du psychanalyste ? Qui plus est, comment ne pas remarquer que son livre a été publié trois mois avant les élections présidentielles en France ?

41Quoiqu’il en soit, Michel Schneider attribue à la gauche la responsabilité d’une politique de l’État qui indifférencie les sexes au nom d’un égalitarisme citoyen et sous l’influence croissante des adeptes du féminisme et des lobbies homosexuels. Les responsables politiques de la droite ne feraient que s’aligner peu à peu sur de telles positions initiées par leurs collègues de gauche.

42La gauche serait maintenant plus préoccupée par l’analyse des faits de société et de la vie privée des citoyens que par la question sociale et la lutte des classes (ce qui noie les véritables enjeux de la politique, ce qui fait sa cohérence). C’est un constat qui n’est pas sans fondements.

43Pour l’illustrer, il reprend nombre de projets de loi et de lois qui ont trait à la vie sexuelle des citoyens et qu’il interprète à sa manière et non sans pertinence : victimisation des femmes dans leur vie conjugale (situations de violences, de viols…) et sociale (harcèlement), pénalisation accrue en matière de prostitution (y compris pour les « clients »), dénonciation exacerbée à ses yeux de la pornographie, trop grande fascination pour la répression de la pédophilie du fait d’un retour de l’infantile dans une société moins œdipienne, car moins fondée justement sur la différence des sexes, sexualité masculine de plus en plus montrée du doigt et criminalisée après tant d’années où c’était la sexualité féminine qui était jetée aux gémonies.

44À cette reprise en mains judiciaire du désir sexuel traité à tort comme « une relation égalitaire accordant deux volontés dans un contrat », s’associent des lois qui entérinent la déchéance de l’instance paternelle (du Nom du Père au non au père), depuis la féminisation des noms de fonction à l’indistinction entre père et mère sous la rubrique « autorité parentale », en passant par le libre choix du nom de famille (paternel et/ou maternel) à la naissance, et jusqu’à la perspective de légalisation du mariage homosexuel et de l’adoption homoparentale.

45Cette évolution des mœurs perceptible avec une juridiciarisation croissante de la vie sexuelle aurait donc comme causalité un socialisme moral et politique institutionnalisé par un État souverain qui veillerait à réguler la vie privée et, par conséquent, la vie sexuelle des citoyens jusqu’à engendrer une « asexualité d’État ». Cette analyse qu’il prend soin de détailler devient pourtant trop caricaturale lorsqu’il évoque l’ex-candidate socialiste à la présidence de la République. Il est vrai qu’il y a de quoi épiloguer et il ne s’en prive pas. En tout cas, il fait de cette dernière le paradigme de la représentation politique du socialisme d’État. Il remarque à juste titre qu’elle ne se cantonne pas à un féminisme militant, mais se positionne aussi en Mère qui veillerait à ce que sa progéniture citoyenne se conforme à son idéal d’amour maternel : en prenant soin à ce qu’elle ne manque de rien plutôt que s’en remettre aux exigences et aux limites du désir sexuel.

46Aussi, lorsque Michel Schneider fait valoir que cette dérive étatique est essentiellement celle d’un socialisme moral sous la forme d’un État Mère qui en serait venu à trop aimer ses citoyens, c’est une argumentation fondée, mais trop articulée à cette figure politique. Lorsqu’il écrit : « l’État n’a rien à dire, rien à voir, rien à faire de la vie sexuelle, qui relève de la liberté individuelle, non de la libération imposée », sauf à y fixer quelques interdits et à définir les règles du mariage et de la filiation qui concernent, non pas un individu, mais la vie en société, nous ne pouvons qu’y souscrire.

47Il est vrai aussi qu’il fait surtout référence aux dirigeants socialistes, trop soucieux à son goût d’homogénéiser les citoyens, de les rendre égaux au point de gommer leur disparité sexuelle.

48Pour autant, sa manière de mettre l’accent sur les représentants actuels du socialisme en France réduit incontestablement la portée historique d’une telle doctrine sans mettre en perspective ses enjeux d’organisation sociale. C’est trop schématique et trop centré sur une campagne présidentielle avec une candidate socialiste dont il s’est attaché à souligner les prises de position discutables et finalement le peu d’envergure politique qu’il n’est pas question de réfuter.

49Enfin, plutôt que de ne traiter le socialisme moral et politique en question que sous l’angle de sa dimension de convergence unitaire, d’étatisation totalisante, d’homogénéisation en particulier sexuelle des citoyens, nous pouvons regretter d’un point de vue psychanalytique que l’auteur n’ait pas cherché à interroger l’évolutivité des discours sociaux à partir des quatre discours (celui de l’Hystérique, le discours du Maître, le discours Universitaire, le discours Analytique) définis par Lacan en tant que structures subjectives qui différencient divers types de lien social.

50Autrement dit, plutôt qu’une lecture un peu trop journalistique, partisane, quoique souvent très éclairée sur les justificatifs et les dommages de l’égalitarisme, n’y aurait-il pas eu à réfléchir sur ce qui s’infléchit, se détériore du déterminisme des places opérantes dans chaque discours ?

51Michel Schneider dénonce un certain socialisme, celui des « socialistes »… « Ceux qui pensent que le lien social est d’abord ou exclusivement l’affaire de l’État et non de la société elle-même ; tous ceux qui, à droite et à gauche, aspirent à en finir avec la lutte des sexes ». Il est beaucoup moins critique et prolixe sur notre société de consommation, même s’il la mentionne à plusieurs reprises.

52Pourrions-nous lui suggérer que ce socialisme, ainsi défini, serait surtout l’effet d’un libéralisme qui a perverti les repères symboliques y compris le lien sexuel ? En effet, au-delà des débats politiques gauche/droite, n’avons-nous pas affaire à un Réel dont les effets ravageurs vont jusqu’à pervertir l’inscription des sujets dans les discours, assujettissant du coup les citoyens à un « socialisme » de masse qui aseptise le sujet ou l’infantilise, l’exempte des empêtrements de la subjectivité et aliène son désir sexuel jusqu’à le désexualiser ou le rendre indifférent à sa condition sexuée, dans une société marchande dont le sexe n’est qu’un de ses objets.

53En ce sens, c’est le procès de la modernité sur lequel il faut se pencher et non sur celui de ce socialisme-là qui est moins une doctrine politique qu’un effet de l’atteinte fondamentale des lois du langage, au point que nous nous illusionnions de pouvoir nous en affranchir. L’idéal d’égalitarisme, de justice et d’équité sexuelles n’est qu’un leurre de notre non-asservissement au langage, alors que nous y sommes foncièrement inféodés, y compris à assumer cette maladie mortellement transmissible d’être soumis au désir qui nous est assigné par notre condition d’être parlant, sexuel et sexué. À moins que la modernité porte atteinte directement à ces lois du langage et les transforment radicalement, mettant en péril les sexes, leurs différences, l’Altérité en tant que telle.

La vraie image de Hans Belting (Le temps des images), Ed. Flammarion Oct. 2007

54Christiane Lacôte-Destribats

55Avec ce titre, provocateur aujourd’hui, Hans Belting, célèbre historien d’art et philosophe aussi, comme en témoigne ce livre, propose une réflexion sur la relation qu’entretiennent les images et les conjonctures historiques dont elles dépendent tout en les élaborant, à leur manière.

56La provocation tient au fait actuel que nous ne croyons plus à une vérité de l’image. « Il se peut que nous nous soyons mis à confondre le visuel, en tant qu’excitation sensorielle, et l’image, comme symbole. Les « images », qui circulent autour de nous et en nous, ne nous donnent plus que l’impression d’être des images dans l’ancienne acception du mot, c’est-à-dire des vecteurs d’un sens qu’on leur prêtait autrefois, tandis qu’aujourd’hui elles ne le font plus tourner qu’à vide. Nous ne savons déjà plus distinguer ce qui est image de ce qui semble seulement l’être. Mais d’un autre côté, il serait tout aussi erroné de prétendre que les images d’autrefois se contentaient de reproduire un « réel » qui aurait de toute façon existé sans elles. À les considérer dans leur histoire, on s’aperçoit au contraire qu’elles prenaient elles-mêmes part, la plupart du temps, à tout ce qu’on appelait réel à leur époque et qu’elles œuvraient à son élaboration. C’est précisément en cela que consistait leur indispensable pouvoir de suggestion. Toute représentation présuppose l’existence du réel, mais ce réel n’advient à la conscience que dans la mesure où une représentation l’affirme et le rend descriptible. » Voici quelques lignes où se lit la méthode de l’auteur. Il y a un déchiffrage circonstanciel possible des images qui est aussi le déchiffrage d’un réel particulier. Elles ne sont pas toujours et immuablement dans le même rapport avec le corps ou avec les signes. Le déchiffrage de ces différences permet d’avoir une analyse fine sur leur position contemporaine.

57Remarquons cependant combien notre narcissisme nous piège. Il nous est flatteur en effet de penser que nous serions en train de vivre un tournant majeur dans l’histoire des idées. Or ce n’est sans doute qu’un artéfact produit par l’idée même d’une histoire des idées. Il nous semble que Hans Belting nous conduise à une problématique autrement judicieuse. Des termes comme le corps, ou l’image, ou le signe encore indiquent une complexité, et mènent parfois à une aporie, que nous ne sommes pas les seuls à avoir sondée. Il écrit ainsi p.119 : «La question du corps est frappée aujourd’hui d’une incertitude qui gagne jusqu’aux sciences naturelles. Il semble que nous ne disposions plus d’aucune assurance concernant le corps dans lequel nous vivons… Or je souhaiterais remettre en doute… cette hypothèse du grand tournant où nous sommes supposés nous trouver, en soutenant l’idée que cette aporie dans la compréhension du corps était déjà un trait spécifique de la culture européenne au temps où les théologiens dominaient encore le discours. »

58Les psychanalystes devraient être familiers de cet autre point de méthode. En effet, ni Freud ni Lacan n’ont fait de l’histoire des idées, malgré leur culture et leur érudition. Si Lacan, par exemple, évoque les conceptualisations théologiques de la trinité chrétienne, ce n’est pas pour en faire les ancêtres d’un nœud borroméen triomphant, mais pour y trouver l’accès à une résolution complexe d’une question en même temps que son point de butée. Ces points de butée sont sans doute différents, mais ils ont le mérite de poser finement la question du réel que nous vivons.

59C’est ainsi que Hans Belting étudie dans ce livre ce que peut nous faire penser l’idée d’une vraie image du corps, à travers l’aporie — certains croyants disent, le mystère — de l’incarnation de Dieu dans le Christ. Les suaires de Turin ou d’ailleurs vont-ils donner une vraie image de ce Christ ? Par impression, sont-ils alors des preuves ? Par contact, sont-ils vénérables comme ce qui participe, à la manière néoplatonicienne, à la divinité, ce qui en ferait images ou reliques ? Mais qu’est-ce que ce corps qui ne se saisirait que comme corps glorieux, transfiguré donc, pour être adéquat à une divine incarnation ? La représentation d’un corps mort est-elle alors impie en niant la divinité attachée à ce corps ? Alors ce ne serait pas une « vraie » image non plus.

60Que veut l’iconoclasme quand il interdit de représenter Dieu ? L’auteur reprend les querelles de Byzance, en trace les grandes lignes pour nous montrer les enjeux de cette combinatoire entre image, corps et signe. Aux artistes, écrit Hans Belting, on « confia la tâche délicate de représenter un corps qui était plus ou autre chose que n’importe quel corps et dont on attendait pourtant qu’il sache convaincre en tant que tel. L’image du corps se trouva emportée dans le tourbillon du discours théologique, auquel elle ne put cependant jamais rendre justice. La compréhension occidentale du corps a donc été assujettie à un modèle définitivement impossible à rattraper » (p. 130). On ne peut pas objecter à cela l’interdit des images divines dans les autres monothéismes car celui-ci fait partie intégrante des conditions historiques de la complexité de ces querelles occidentales. L’interdit de l’image divine dans le judaïsme est même à l’origine du questionnement sur l’image, il en est le point de butée. Cet interdit dans l’islam, un peu différent on le sait puisqu’il frappe tout être vivant, a reposé autrement la question des images à Byzance et a soulevé la question de l’identité culturelle de cette société.

61Des querelles byzantines sur l’image nous pouvons retenir une réflexion fine et non naïve sur la sémiotique. En effet, les controverses exhibent le tranchant des conceptualisations : « Là où il y avait image, il ne pouvait y avoir un signe, et inversement. En plus d’indiquer son propre caractère de signe, la croix signalait aussi l’absence de l’icône, en la faisant apparaître comme un anti-signe : dans cette querelle, l’image et le signe se dénonçaient l’un l’autre comme une trahison ou un égarement. » (p.172).

62Quand l’auteur en vient aux questions posées plus tard sur l’eucharistie par la Réforme protestante, il montre la logique d’une autre combinatoire. L’idée catholique de ce sacrement abolit le « régime linguistique d’une « représentation » qui avait fait autorité jusqu’alors pour lui substituer la thèse d’une « présence » effective du corps du Christ dans le pain eucharistique. » (P.124). Cela bouleverse les rapports entre le visible, l’image, le corps, le réel et le signe.

63Or, avec la révolution de l’imprimerie, toute la foi se concentra sur le texte qui était devenu accessible au plus grand monde. Hans Belting insiste sur une textualité qui revient alors au premier plan, instruite et formée par l’épaisseur de tous les débats chrétiens antérieurs sur l’incarnation et inséparables d’eux, et donc différente de la textualité des lectures et commentaires juifs par exemple. Il évoque ainsi la position de Calvin : « Dans son Petit traité de la Sainte Cène (154), il est question de « l’idolâtrie exécrable » qui consisterait à faire de la présence de Jésus Christ dans le pain l’objet d’une vénération analogue à celle qu’on témoignait aux images physiques. Le réformateur insiste donc sur le fait que « tous les signes visibles conservent leur vraie et propre substance », c’est-à-dire qu’ils restent des signes et rien d’autre » (p.204). Hans Belting continue ainsi : « Calvin a toujours accordé le plus grand prix à cette différence qui oppose la proximité du signe et du mot à la parenté de l’image et du corps » (ibid.). Notre auteur considère le texte d’institution de la Réforme, dont témoignait une inscription et non une image sur une plaque en bronze à Genève en 1535, comme « un manifeste de la culture humaniste, l’acte de fondation d’une nouvelle civilisation du texte, où les images ne sont plus un thème sérieux… l’art pouvait en revanche s’épanouir sur son propre terrain, aux côtés de la culture du texte, à la condition de se tenir éloigné des sujets religieux » (p.206).

64Le livre de Hans Belting aide à poser les termes de la question des images, des signes et du corps en nous forçant à considérer des problématiques anciennes très savantes et averties qui n’évitaient pas l’aporie et la difficulté et qui ont façonné notre culture occidentale. Ce livre est foisonnant, renvoie aux nombreuses études de l’auteur, propose parfois des résolutions un peu globales comme sur les raisons des querelles sur les images, comme conflits entre images anciennes et nouvelles où les unes sont les suspectes des autres (p.241 et sq.). C’est surprenant dans ce livre toujours soucieux de préciser la complexité. Dans sa postface cependant, l’auteur nous met en présence d’une pensée vivante qui n’hésite pas à revenir sur de précédentes réflexions et à indiquer qu’on ne peut pas traiter de ces questions de façon linéaire. De toutes les manières, cette synthèse, pour une fois enlevée aux labyrinthes ordinaires dans ce domaine, est un tour de force. De plus, ce livre est généreux car, au moment où la religion, vénérée ou décriée, n’est perçue que sous le mode ignorant d’un sentiment religieux suggestible en tous sens, il permet d’introduire qui le veut bien à la rationalité de ces questions. Leur justesse est à la mesure des apories intéressantes qu’elles précisent et c’est sans doute là que les questions contemporaines sur le signe, la représentation, l’image et le corps, peuvent trouver leur sérieux.

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