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Article de revue

Jean-Baptiste Marcellesi, le « patron »

Pages 106 à 119

Notes

  • [1]
    Jean-Baptiste Marcellesi et Bernard Gardin, Introduction à la sociolinguistique : la linguistique sociale, Paris, Larousse, 1977.
  • [2]
    Régine Delamotte-Legrand et Bernard Gardin (dir.), Covariations pour un sociolinguiste. Hommage à Jean-Baptiste Marcellesi, Rouen, Publications de l’université de Rouen, n° 243, 1988, p. 8.
  • [3]
    Antonio Gramsci, Œuvres choisies, Paris, Éditions sociales, 1959.
  • [4]
    Régine Delamotte-Legrand et Bernard Gardin (dirs.), Covariations pour un sociolinguiste. Hommage à Jean-Baptiste Marcellesi, op. cit., p. 8.
  • [5]
    Extraits tirés du précieux entretien filmé de Jean-Baptiste Marcellesi que nous devons à Thierry Bulot et Philippe Blanchet, Parcours d’un sociolinguiste. De la langue corse au discours politique, Rennes, université de Haute-Bretagne, 2001.
  • [6]
    Christiane Marcellesi (dir.), Aspects sociolinguistiques de l’enseignement du français, Langue française, n° 32, Paris, Larousse, 1976.
  • [7]
    Louis Guespin, Jean-Baptiste Marcellesi et alii, Le Discours politique, Langages, n° 23, Paris, Armand Colin, 1971.
  • [8]
    Foued Laroussi, Jean-Baptiste Marcellesi, « Le français et les langues de France. Quelques problèmes », La Pensée, n° 277, septembre-octobre 1990, p. 45-61.
  • [9]
    Sous-titre emprunté à Régine Delamotte, « La Corse, île inspiratrice : le barde et le sociolinguiste », Insularité, langue, mémoire, identité, Foued Laroussi (dir.), Paris, L’Harmattan, 2017, p. 19-32.
  • [10]
    Les citations sont des extraits du précieux ouvrage de Mathée Giacomo-Marcellesi, Ghjuvann’ Andria Culioili. U Barbutu di Chera, Ajaccio, Albiana, 2012.
  • [11]
    Jean-Baptiste Marcellesi (en collaboration avec Thierry Bulot et Philippe Blanchet), Sociolinguistique. Épistémologie, langues régionales, Paris, L’Harmattan, 2003, p. 271.
  • [12]
    Bernard Gardin et Jean-Baptiste Marcellesi (éds.), Sociolinguistique : approches, théories, pratiques, Actes du colloque du même nom, 27 novembre-2 décembre 1978, université de Rouen, Paris, PUF, 1980, 2 volumes.
  • [13]
    La plupart des citations extraites de Jean-Baptiste Marcellesi et alii, Sociolinguistique. Épistémologie, Langues régionales, op. cit., sont tirées du chapitre 13, intitulé « Corse et théorie sociolinguistique : reflets croisés » qui reprend la contribution de Jean-Baptiste Marcellesi, dans L’Île-Miroir, Ajaccio, La Marge Édition, 1989, p. 165-179.
  • [14]
    Jean-Baptiste Marcellesi et alii, Sociolinguistique. Épistémologie, Langues régionales, op. cit., p. 271.
  • [15]
    Ibidem, p.272.
  • [16]
    Jean-Baptiste Marcellesi, « Quelques problèmes de l’hégémonie culturelle en France : langue nationale et langues régionales », International Journal of Sociology of Language, n° 21, Walter de Gruyter, 1979, p. 63-80.
  • [17]
    Jean-Baptiste Marcellesi, « Bilinguisme, diglossie, hégémonie : problèmes et tâches », Bilinguisme et diglossie, J.-B. Marcellesi (éd.), Langages, n° 61, Paris, Armand Colin, 1981, p. 5-11.
  • [18]
    Jean-Baptiste Marcellesi, « Pratiques dialectiques », Linguistique et matérialisme, Jeannine Richard-Zappella (éd.), Cahiers de linguistique sociale, n° 17, 1990, p. 53-55.
  • [19]
    Foued Laroussi, Jean-Baptiste Marcellesi, « Le français et les langues de France. Quelques problèmes », La Pensée, n° 277, septembre-octobre 1990, p. 54.
  • [20]
    Jean-Baptiste Marcellesi, Pour une politique démocratique de la langue,1985 (document interne).
  • [21]
    Jean-Baptiste Marcellesi et alii, Sociolinguistique. Épistémologie, Langues régionales, op. cit., p. 291.

1Pour nous, ses proches, l’image de Jean-Baptiste Marcellesi était celle du « Patron ». Un peu à la Louis Jouvet que son entourage désignait ainsi. Jean-Baptiste Marcellesi, c’était, en effet, une autorité scientifique et morale incontestable, incontestée, une droiture qui imposait le respect, une allure de tribun au phrasé reconnaissable entre tous. Il nous a quittés le 1er octobre 2019 à Nans-les-Pins, dans le Var, où il avait pris sa retraite avec son épouse, Christiane Marcellesi-Hocques, universitaire et sociolinguiste comme lui.

Mémoire collective et souvenirs singuliers

2Jean-Baptiste Marcellesi est né en avril 1930 à Porto-Vecchio en Corse. Recruté en 1970 à l’université de Rouen, il y fera toute sa carrière d’enseignant-chercheur. Arrivée en 1977 dans cette université, j’ai travaillé auprès de lui pendant plus de vingt ans et partagé maintes luttes politiques, syndicales, scientifiques, sans compter une relation personnelle, amicale bien au-delà des engagements professionnels et sociaux. Ce privilège m’invite à lui rendre un hommage moins convenu, moins attendu peut-être, mais au plus près de l’homme dont je garde précieusement les courriers écrits de sa main, d’une écriture ample et généreuse (lettres de travail fermes, précises, mais aussi petits mots chaleureux, tendres). Je ne peux parler de lui sans entendre sa voix au débit mesuré et chantant, sans revoir son regard bleu ciel rieur et ce large sourire éclairant un visage rond plein d’empathie. Car il ne suffit pas de dire que Jean-Baptiste Marcellesi fut un pionnier dans la recherche scientifique, un intellectuel qui mit son talent au service des transformations sociales, un militant communiste convaincu et combatif toute sa vie, un syndicaliste aux idées avant-gardistes, un enseignant exceptionnel et un meneur d’hommes. Il faut aussi rappeler son humilité, sa discrétion, sa très grande culture (agrégé de grammaire, latiniste), son exigence intellectuelle envers lui-même, sa tolérance envers les autres, son optimisme humaniste.

3Le nom de Jean-Baptiste Marcellesi est avant tout lié à la sociolinguistique française qu’il a développée et qui lui doit bon nombre de ses concepts fondateurs. Mais son action en tant qu’universitaire a été bien au-delà : sa victoire la plus marquante, et dont il était infiniment fier, a été la création du CAPES de corse. En effet, dans les années 1990, la proposition ministérielle se réduisait à faire du corse une option du CAPES d’italien dans le cadre général d’un CAPES de « langues régionales ». Ce ne fut pas une mince réussite politique et institutionnelle que d’avoir obtenu de l’État un CAPES de « langue et culture corses ».

4Quand j’ai pris mes fonctions à l’université de Rouen, la linguistique était enseignée en faculté des lettres au sein d’un institut des lettres modernes. C’était un cursus parmi d’autres. Jean-Baptiste Marcellesi s’est battu pour que cette discipline acquière son autonomie et devienne en quelques années un institut de linguistique, puis un département des sciences du langage. Directeur de ce département, Jean-Baptiste Marcellesi a développé toutes les composantes de ces sciences en présentiel et à distance, mettant en place un vaste réseau de conventions avec des universités étrangères. Cette ouverture à l’international, qui est devenue une évidence, voire un attendu de toutes les filières universitaires, était à l’époque une rareté, pas forcément bien admise. Parallèlement, conscient de l’importance de l’association entre l’Université et le CNRS, il a œuvré pour que l’équipe de recherche, qu’il venait de constituer et dont il était le directeur, devienne un laboratoire associé au CNRS. D’où la création en 1981 de l’URA SUDLA (Unité de recherche associée, Sociolinguistique de l’usage et du devenir de la langue) qui va jouer un rôle capital dans la reconnaissance des recherches en sociolinguistique. Douze ans plus tard, en 1993, Jean-Baptiste Marcellesi quitte la direction de ce laboratoire. J’ai l’honneur et la lourde charge de prendre la suite, à nouveau pour douze ans. La nomenclature du CNRS évoluant, ce laboratoire devient l’UMR DYALANG (Unité mixte de recherche, Dynamiques langagières). Dans le même temps, Jean-Baptiste Marcellesi quitte la direction du Département des sciences du langage qui, elle, est confiée à Bernard Gardin (décédé en 2001).

5Je tiens à associer au présent hommage notre collègue et ami Bernard Gardin, le plus proche collaborateur de Jean-Baptiste Marcellesi avec qui il avait écrit un ouvrage fondateur [1]. Nous nous étions connus, Bernard Gardin et moi, au CERM (Centre d’études et de recherches marxistes), lui assistant de Jean-Baptiste Marcellesi à Nanterre et moi chargée de cours chez Frédéric François, directeur de l’Institut de linguistique à la Sorbonne. Nous ne pouvions imaginer à l’époque que nous allions être tous les deux en poste à l’université de Rouen et partager la responsabilité, à partir de 1993, de ce que Jean-Baptiste Marcellesi avait mis en place : un précieux héritage, enseignement et recherche liés, à préserver et à faire prospérer. En patron avisé, Jean-Baptiste Marcellesi avait préparé la suite (après lui) de l’aventure de notre discipline à l’université de Rouen en nous « obligeant », Bernard Gardin et moi, à soutenir des thèses d’État pour devenir professeurs des universités, ce que nos thèses de troisième cycle ne permettaient pas. Ce n’était pas le moindre des mérites de Jean-Baptiste Marcellesi que ce souci de la carrière de ses jeunes collègues, considérant que l’avancée d’une discipline ne pouvait se faire indépendamment de la progression de ceux qui en avaient la charge. Dans un ouvrage que nous lui avions collectivement offert pour son départ à la retraite, Bernard Gardin et moi écrivions :

6« Jean-Baptiste Marcellesi a toujours considéré qu’il faisait partie de ses responsabilités de pousser ses collègues à faire de la recherche et se révéler chercheurs, même au prix de fabriquer dans son environnement de travail des contradicteurs. C’est un homme d’affrontements théoriques au moins autant qu’un chef de file de la recherche qui n’a jamais empêché qui que ce soit de se positionner scientifiquement. Tous ceux qui ont travaillé avec lui ont progressé, ont grandi scientifiquement et institutionnellement. » [2]

7Il faut dire que Jean-Baptiste Marcellesi était profondément attaché à la notion gramscienne d’« intellectuel collectif » [3]. Sans se priver de faire valoir fermement son point de vue, le débat contradictoire était pour lui le lieu indispensable du développement d’une pensée collective. Ce qui explique la diversité des collaborations qu’il a toujours favorisée. Bernard Gardin et moi ajoutions : « Ses collaborateurs ont tous fait l’expérience de la dureté de la polémique avec lui, mais aussi de la liberté de dire, de contredire, de se dire. » [4] (1988, p. 8)

8Personnellement, je n’étais pas issue du domaine de recherche de Jean-Baptiste Marcellesi, j’en étais même éloignée au départ et en contradiction sur de nombreux points. Il m’a cependant accueillie sans a priori, accompagnée dans mes intérêts scientifiques (qui n’étaient pas forcément les siens), chargée de responsabilités. Cette confiance, je ne peux l’oublier. Comme nous occupions le même bureau, il cherchait souvent et avec malice la confrontation. Alors, que nous arrivions ou non à nous mettre d’accord, cela finissait en rigolade, car nous avions au-delà de tout deux passions communes, la linguistique et le marxisme, et qu’il était gai, qu’il aimait tellement rire. J’occupe encore ce petit bureau partagé de longues années avec lui, à peine de quoi mettre deux tables et deux étagères. On aurait pu s’étonner d’une telle modestie chez ce professeur à l’incontestable prestige, mais c’était tout simplement dans sa nature et il n’avait jamais pensé demander à être mieux logé.

Un parcours inédit

9Jean-Baptiste Marcellesi est né, a vécu son enfance, son adolescence et une partie de sa vie adulte en Corse, plus exactement en Corse du Sud. Détail important, car Jean-Baptiste Marcellesi a été dès le début de sa vie confronté à la variation linguistique, aux usages variés d’une même langue, ceux de son île. Comme il aimait le raconter [5], cela a commencé par son nom, objet d’une variation de prononciation.

10« La prononciation corse de mon nom est partout “Martchélési” : [martche’lezi] dans une forme plutôt toscanisée (c’est-à-dire italianisée, le dialecte toscan étant à la base de la langue italienne officielle). Dans certains endroits, c’est “Martchéllési”, toujours avec accent tonique sur l’avant-dernière syllabe, mais avec en plus un double “l” : [martche’llezi]. Et la forme locale vraiment qu’employaient mes grands-parents, par exemple paternels, c’est [martchi’ddesi], toujours avec accent tonique sur l’avant-dernière syllabe et, à la place des deux “ll”, un “d” dit cacuminal qu’on retrouve aussi en Sardaigne et en Sicile. »

11Jean-Baptiste Marcellesi insistait sur son expérience précoce de la variation linguistique grâce au corse, mais aussi sur la présence du français et de l’italien. Autrement dit, un environnement linguistique fait de plusieurs langues et de plusieurs variétés de ces langues, ce que, dans notre jargon de sociolinguistes, nous nommons « plurilinguisme » (diversité des langues) et « plurilectalisme » (variété des lectes d’une langue). Sans oublier qu’en fonction des interlocuteurs et des situations, ces multiples usages pouvaient être dans les conversations associés (alternés ou mélangés). On comprend donc qu’une telle « biographie langagière » conduise à une grande richesse de pratiques. Si Jean-Baptiste Marcellesi est devenu un éminent sociolinguiste, reconnaissons qu’il était tombé dans la potion magique dès son plus jeune âge.

12« J’ai, je crois, deux langues maternelles, le corse – que je peux adapter à diverses variétés, que je peux aussi adapter en italien – et le français. Dès le plus jeune âge, j’ai pratiqué les deux, autant que je me souvienne. Mes parents me parlaient tantôt en corse, tantôt en français, aussi bien mon père que ma mère. »

13Jean-Baptiste Marcellesi n’avait pas à l’époque identifié les sujets pour lesquels ses parents utilisaient le français ou le corse. Il n’avait pas non plus pu dire s’il y avait des différences d’usages entre son père et sa mère. Mais il se souvenait bien de la génération précédente.

14« Quand j’allais chez mes grands-parents paternels, c’était simple, ils ne parlaient que corse, donc je ne parlais que corse. C’était un hameau de la commune de Sotta de cinq-six maisons. Je ne parlais que corse là, avec les enfants, avec les cousins, avec tout le monde. Quand j’allais chez mes grands-parents maternels qui étaient un peu plus jeunes que mes grands-parents paternels, c’était encore un hameau de quatre-cinq maisons. Là, pour l’essentiel, on parlait corse avec mes grands-parents, mais ma grand-mère, qui était une croyante sincère et anticléricale en même temps, nous apprenait les prières en français. »

15À l’école, bien sûr, aussi bien à Porto-Vecchio où Jean-Baptiste Marcellesi allait d’habitude que dans les écoles des deux hameaux, on parlait français, on enseignait en français.

16« On avait la “buchette” quand on parlait corse, qu’on se transmettait d’enfant en enfant jusqu’à celui qui l’avait à la fin de la semaine et qui se faisait gronder, peut-être même frapper de temps en temps, mais enfin pas trop fort ! »

17Ce qui était vrai pour l’oral l’était d’autant plus pour l’écrit. Les élèves apprenaient à écrire en français. Cependant, Jean-Baptiste Marcellesi se souvient que, lorsqu’il a passé à onze ans l’ancien certificat, les élèves avaient droit à un cahier de chansons où, était-ce prévu comme ça ou simplement toléré, ils pouvaient mettre des chansons en corse.

18« Donc moi, dans mon cahier de certificat d’études que j’ai conservé pendant longtemps, aussi longtemps que ma mère a vécu, j’avais des chansons corses transcrites plus ou moins dans le système que ma mère devait avoir fabriqué à partir de l’écriture italienne, parce qu’elle enseignait aussi l’italien. »

19Arrivé au lycée d’Ajaccio, Jean-Baptiste Marcellesi se trouve en présence de beaucoup de variétés de corse puisqu’il n’y avait que deux lycées à ce moment-là en Corse, à Ajaccio et à Bastia. Tous les élèves du Sud, qui n’allaient pas aux cours complémentaires ou qui n’arrêtaient pas le primaire tout de suite et qui visaient le lycée, allaient à Ajaccio. Jean-Baptiste Marcellesi se souvient que la confrontation avec les diverses variétés de corse avait lieu et que, si tout le monde se comprenait, cela ne se faisait pas sans jugements, sans moqueries. La diversité linguistique produisait ses inévitables discours sur l’image de soi et des autres, sur ce qu’il faut dire ou non et comment on doit le dire : représentations sociales des pratiques et poids des normes qui seront finement analysés plus tard par le chercheur.

20Jean-Baptiste Marcellesi voulait enseigner, une véritable vocation qui l’a amené à poursuivre ses études en khâgne en préparant de sa propre initiative l’ENS de Saint-Cloud. L’option qui lui convenait le plus était celle des lettres classiques, car il était passionné par l’histoire, la philosophie, le latin, le grec et le français. Grâce à son courage, son acharnement et sa passion, il devient professeur agrégé de français. Il enseigne à Ajaccio puis à Paris, une dizaine d’années dans le secondaire avant d’arriver à l’université. Et, là encore, son projet ne va pas de soi. Il souhaitait faire sa maîtrise sur le corse, sujet qu’il possédait bien et sur lequel il n’y avait pas de travaux sérieux. Mais personne à l’horizon pour la diriger !

21« Ni parmi les spécialistes de grammaire et philologie française, ni parmi les italianistes, ni même parmi les provincialistes vers lesquels on m’a envoyé à l’époque. C’est dire donc, je parle là de 1950, quelle était la situation du corse : personne n’en voulait. »

22Finalement, il abandonne un travail de recherche sur le corse. C’est alors qu’il est recruté comme assistant agrégé à l’université de Nanterre par le professeur Jean Dubois (de 1967 à 1970). Ce dernier le pousse à faire une thèse pour trouver un poste à l’université. Jean-Baptiste Marcellesi déclare qu’il veut faire quelque chose sur le corse, sur le bilinguisme en Corse, sur le bilinguisme corse. Nouveau refus, car personne ne s’intéresse à ces questions.

23« Je n’ai jamais fait de thèse là-dessus ! J’ai compris à ce moment-là qu’il fallait faire quelque chose dans l’ordre des recherches du directeur de thèse et Jean Dubois m’a dit : “il faut faire quelque chose sur le vocabulaire politique.” A ce moment-là, il m’a donné une liste de sujets parmi lesquels il y avait le vocabulaire du congrès de Tours. C’était en 1967. Je l’ai soutenue en 1970 pour le 50e anniversaire du congrès de Tours. »

24Cette thèse, consacrée au congrès de Tours de 1920, est déjà une analyse sociodiscursive, autrement dit, elle articule ce qui sera une marque de fabrique des travaux de Jean-Baptiste Marcellesi : l’analyse sociolinguistique et l’analyse de discours. Je n’aurai pas la place de développer son apport en analyse de discours, mais il a eu, dans ce domaine, des collaborateurs proches : entre autres, Christiane Marcellesi dans le domaine de la didactique du français [6], Louis Guespin dans celui de la lexicologie/néologie [7] et Foued Laroussi [8] dans celui des langues de France, autre ouverture vers le plurilinguisme.

Le barde et le sociolinguiste [9]

25Dans l’histoire intime de Jean-Baptiste Marcellesi, il y a un grand-oncle : Ghjuvann’Andria Culioli (Jean-André Culioli). Si la langue corse a été à la fois pour Jean-Baptiste Marcellesi sa langue du quotidien, une langue qu’il a enseignée et un objet d’étude central dans ses travaux, elle a aussi été la langue de sa culture d’origine, celle des contes, des dictons, des proverbes, des chansons et des poèmes, certains venus de sa mère, la plupart de son grand-oncle barde. Jean-Baptiste Marcellesi le présente ainsi :

26« J’ai grandi non seulement dans une pratique linguistique alternée (corse, français), mais j’ai eu autour de moi quelqu’un de remarquable, qui était le frère de la mère de ma mère. Il s’appelait Jean-André Culioli, il était du même hameau que le linguiste (du même nom). Il était poète. à l’époque, on disait les “poètes”, mais ce n’était pas un poète “traditionnel”, c’était un poète “chanteur”. Il composait ses textes, il composait ses airs, enfin les composait en chantant, et donc on disait c’est un poète, mais en réalité c’était un poète chanteur, “un barde”. Jean-André faisait partie d’une famille de chevriers qui existe depuis le 18e siècle et qui s’est sédentarisée au 19e siècle dans un hameau de la commune de Bonifacio. »

27Cette famille cultive la terre (céréales, oliviers, vignes) tout en pratiquant la transhumance des bêtes. Mais Jean-André affiche une vocation qui le détourne de ces travaux : il préfère faire des vers ! La sœur de Jean-Baptiste Marcellesi, Mathée Giacomo-Marcellesi, linguiste comme son frère, écrit [10] : « Pendant que ses sœurs ramassaient les olives, il préférait les regarder faire du haut d’un arbre en s’exerçant à composer des chansons, tout en écoutant les oiseaux. »

28Jean-André devient rapidement célèbre et compose toutes sortes de chansons que Jean-Baptiste Marcellesi a, par la suite et avec Christiane son épouse, enregistrées.

29« Et donc il nous a tout chanté, nous avons tout enregistré et ma sœur, Mathée, a décrypté tous ses chants ; elle les a publiés dans un ouvrage. Elle a aussi fait sa thèse en linguistique et anthropologie du corse, de la Corse, et, dans le cadre de ses enquêtes, elle a recueilli toutes les poésies chantées de notre grand-oncle et aussi des contes traditionnels qu’elle a mis en rapport avec ce qu’on connaît de l’histoire par les chroniqueurs. »

30Que dire de plus ? Que Jean-André était un homme d’une belle allure, d’une grande culture autodidacte avec une grande barbe, la même, disait-il, que Victor Hugo, Guiseppe Verdi et Fidel Castro ! Le « Barbutu di Chera » impressionnait les auditoires, se lançait dans de grandes joutes oratoires et mettait sa verve satirique au service des candidats aux élections dont il était le barde officiel. Mathée Marcellesi raconte : « Il accompagnait les candidats en maintes expéditions, tel le troubadour aux côtés du seigneur ». Il devient le « barde de Sotta ». Réclamé partout, il apparaît accompagné des siens, de sa famille, dont Jean-Baptiste et Christiane Marcellesi.

31Quel modèle pour Jean-Baptiste Marcellesi, comme il aimait en parler ! Un jour que nous revenions d’une réunion du CNRS à Caen, il me racontait, tout en conduisant,ì des histoires sur son grand-oncle et nous en avions raté la sortie pour Rouen. Nous avons quitté l’autoroute vers Val de Rueil et fait demi-tour. Pour se faire pardonner du temps perdu, il m’avait récité des vers de son grand-oncle. « Più cant’ e più cantarìa / in rimm’ e in puisìa / malgradu tempu di vecchju / la boci nun hè più sciolta. » (Plus je chante et plus je chanterais, en rime et en poésie, bien que, à cause de la vieillesse, ma voix ne soit plus déliée). Quand j’entendais Jean-Baptiste Marcellesi prendre la parole devant de vastes auditoires, avec son allure de tribun et sa voix tranquille mais qui porte loin, la clarté et la puissance de son verbe, je ne pouvais m’empêcher de penser à ce moment où je l’ai écouté et à ce patrimoine familial si vivant en lui.

Un lieu, Rouen

32Des premières années de Jean-Baptiste Marcellesi à Rouen, on retiendra une anecdote qui a son importance dans ce cheminement biographique. Il s’agit une fois de plus de l’enseignement des langues. Mais laissons Jean-Baptiste Marcellesi en parler :

33« Bon, je peux parler de Rouen puisque là, il y a une expérience très importante pour moi. C’est que, à Rouen, j’étais membre comme il se doit d’une amicale des Corses qui était très active ; et les amis qui la dirigeaient m’ont dit : “il faut que tu enseignes le corse”. Donc, sans avoir jamais été formé, j’ai organisé des cours en me disant : on va voir comment on peut enseigner le corse. Évidemment, c’était quelque chose de tout à fait particulier, puisqu’il y avait des gens qui savaient le corse aussi bien, même mieux, que moi ; il y en avait qui ne le savaient pas du tout, qui venaient pour l’apprendre ; la plupart réclamaient qu’on étudie le corse de chez eux, et comme livre j’avais un recueil qui, disons, comprenait des textes de toutes les variétés, toutes les variétés sauf les variétés de l’extrême sud, sauf la mienne ! »

34Cette anecdote que Jean-Baptiste Marcellesi aimait raconter à ses étudiants, à ses collègues, tenait une réelle place dans sa réflexion scientifique, en particulier l’idée que nous pensons, nous parlons, nous créons de « quelque part ». Il écrivait :

35« Il serait vain de vouloir cacher que ma réflexion est issue d’un itinéraire personnel. Je ne me préoccuperai pas de savoir s’il s’agit d’une biographie typique ou atypique : elle est sans doute l’une et l’autre. Le problème est de savoir si le front conceptuel qu’elle m’a fait produire est légitimé ou non par l’observation des faits et par la convergence vers les mêmes propositions des chercheurs qui analysent ailleurs des faits du même ordre. » [11]

36C’est seulement à partir du moment où il sera en poste à l’université de Rouen qu’il pourra mettre en place, dès 1974, un travail de recherche sur les langues régionales et minorées (dont, enfin, le corse). Dix ans plus tard, il obtiendra le financement d’une importante recherche au CNRS : Implications théoriques et modalités du processus d’individuation sociolinguistique corse (1984-1986) qui donnera lieu à publication dans études corses, n° 28, 1987.

37Dès le début de sa carrière, Jean-Baptiste Marcellesi a eu aussi en tête de publier une revue de sociolinguistique rouennaise. Le premier numéro des Cahiers de linguistique sociale, avec un titre en forme de programme scientifique, « La Norme », paraît en 1976. La collection, sans éditeur, tirée grâce aux crédits du laboratoire, s’arrêtera en 1996. Elle aura publié une trentaine de numéros. Une collection d’ouvrages, Dynamiques langagières, prendra le relais et, cette fois, elle sera éditée par les Presses des universités Rouen-Le Havre (PURH) et financée par le CNRS. Notre champ de recherches était enfin reconnu sur le plan éditorial.

38Pour qu’une telle reconnaissance advienne, il a fallu que notre équipe se batte, convaincue par Jean-Baptiste Marcellesi des liens entre science et politique, donc entre science et militantisme. Je ne résiste pas au plaisir de livrer une anecdote. Il nous fallait faire connaître nos Cahiers de linguistique sociale, diffuser notre revue, devenir visibles. Pas d’internet à l’époque, pas de réseaux sociaux. Alors, avec un collègue, Thierry Bulot, nous avons pris des revues sous le bras et avons fait le tour des librairies rouennaises, en commençant par la librairie universitaire du campus. Au début, les libraires n’acceptaient que deux exemplaires et quelques bons de commande. Nous commencions petit avec l’espoir de faire plus gros. Jean-Baptiste Marcellesi nous laissait faire, approbatif et intrigué par cet inhabituel porte-à-porte. Et puis, un jour, comme cela marchait assez bien, nous sommes allés à Paris, au Quartier latin : Joseph Gibert a refusé, les PUF, place de la Sorbonne, ont mis la revue en rayon et elle y a gardé une place pendant des années. Jean-Baptiste Marcellesi n’a pas aimé notre virée parisienne, mais c’est avec tact qu’il nous a dit préférer prendre lui-même en mains la diffusion de sa revue.

39En quelques années, la sociolinguistique rouennaise a réussi à se faire connaître. Ainsi, en 1978, Jean-Baptiste Marcellesi s’est senti assez fort pour organiser à l’université de Rouen le premier colloque de sociolinguistique en France : Sociolinguistique : approches, théories, pratiques[12]. Je n’étais qu’assistante agrégée, pas encore titularisée et, pourtant, Jean-Baptiste Marcellesi m’avait confié des responsabilités dans l’organisation de ce colloque qui me semblaient démesurées par rapport à mon inexpérience, comme des bottes de sept lieux géantes pour mon corps. Mais le Patron ne doutait de rien, donnait d’emblée sa confiance à ses jeunes collègues. C’est ainsi que, dix ans après mon arrivée dans son laboratoire, il m’a demandé (avec une fermeté qui laissait peu de place à un refus) de me présenter pour être élue au comité national du CNRS. J’y ai siégé dix ans. Jean-Baptiste Marcellesi savait ce qu’il faisait, il ne pensait ni à lui ni à moi, mais à son laboratoire et, à travers lui, à la visibilité de travaux dont il était convaincu de l’importance scientifique, idéologique, politique et, surtout, sociale. Il voulait de plus que son laboratoire soit représenté par une femme. La première année, dans ce vaste aréopage du CNRS, nous n’étions que deux (Catherine Kerbrat-Orecchioni, professeure à l’université de Lyon, et moi). Nous lui devons cela aussi. Visionnaire, Jean-Baptiste se battait sur tous les fronts du progrès et, disions-nous entre nous, il avait souvent « un coup de dés d’avance ». Il en fut ainsi pour la pédagogie universitaire, l’enseignement à distance, le numérique (avant les ordinateurs, Minitel dans tous les bureaux et gare à ceux qui oubliaient de consulter les messages du Patron !).

40Visionnaire, Jean-Baptiste Marcellesi l’a été, ô combien, sur le plan international. Peut-être, science et politique étant indissociables chez lui, en lien avec son sens de l’Internationale. Italophone, il suivait de près les développements de la sociolinguistique en Italie, organisant de nombreuses « rencontres franco-italiennes » avec nos collègues des universités de Lecce, Parme, Gênes, Venise, Milan, de Calabre et du Piémont. J’entends encore sa voix, pleine d’humour, déclamant un beau discours d’accueil la première fois en 1986 :

41« Amis italiens, nous ne sommes pas ici dans une université où l’italien joue un rôle important. Il y a seulement un enseignement complémentaire à l’espagnol dans l’Institut d’espagnol. Quand nous prononcerons les dernières paroles de nos rencontres, on n’aura jamais entendu ici autant d’italien que durant ces trois jours ! En tant que représentant de ma langue qui est une petite sœur de l’italien, je suis heureux de cette circonstance. Je ne sais si je peux parler comme l’Ulysse de Dante : “Ô mes frères qui à travers cent mille périls êtes arrivés à l’Occident, ne refusez point d’explorer en suivant le soleil le monde inhabité…”. »

42Des relations suivies furent instaurées avec de nombreuses universités dans des parties du monde en développement, comme au Sénégal, en Algérie (en Kabylie), au Burkina Faso. Mais, avant tout, dans des pays marqués à cette époque par des expériences marxistes, communistes. C’est là que Jean-Baptiste Marcellesi voulait aller voir, comprendre et apporter son concours. Le Vietnam et la RDA furent des lieux privilégiés d’échanges et de réalisations communes, des aventures intellectuelles et humaines fortes et durables. Ils constituent pour les membres du laboratoire engagés sur ces terrains une expérience scientifique et politique inédite, comme le monde universitaire en propose rarement.

Théorisation sociolinguistique et enjeux sociaux de la science

43Les éléments biographiques proposés ci-dessus constituent un éclairage indispensable à la compréhension d’une grande partie de l’œuvre de Jean-Baptiste Marcellesi. Mais cette œuvre s’est déployée plus largement autour de trois thèmes majeurs : l’épistémologie de la sociolinguistique, les langues régionales (notamment la langue corse) [13] et l’analyse de discours. Un ensemble conceptuel a ainsi été forgé qui a fait la renommée de ses travaux et dont l’actualité ne s’est jamais démentie. L’exposition de cet ensemble n’a pas lieu d’être ici. Je m’en tiendrai simplement à quelques points en soulignant qu’il est difficile d’isoler les parties du tout, chaque conceptualisation amenant la conceptualisation suivante. L’apport scientifique de Jean-Baptiste Marcellesi constitue, en effet, une œuvre au sens où elle livre une construction théorique cohérente de bout en bout.

44Il faut, d’abord, rappeler qu’on trouvera toujours en filigrane des recherches de Jean-Baptiste Marcellesi des renvois à la situation corse comme inspiratrice de son positionnement théorique, mais aussi comme pouvant éclairer d’autres contextes sociolangagiers. Il déclarait : « Je me préoccupe de la “spécularité” linguistique en me demandant ce que notre situation corse révèle aux autres sur eux-mêmes, comme un miroir leur fait connaître leurs traits. » [14] Et il ajoutait que la situation corse « met en lumière l’insuffisance des conceptions qu’on avait de la naissance et de la démarcation des langues, celles à la fois de la tradition des linguistes traditionnels et de l’idéologie dominante. » [15] Pour se démarquer d’autres approches sociolinguistiques en France et dans le monde anglo-saxon, Jean-Baptiste Marcellesi définissait non sans humour sa sociolinguistique comme « corso-rouennaise ».

45Mais il faut ensuite souligner que l’entreprise sociolinguistique de Jean-Baptiste Marcellesi visait l’ensemble des sciences du langage et avait pour objet l’intégration de toute la linguistique dans une théorie sociale. C’est pourquoi il a dénommé son projet sociolinguistique la « linguistique sociale ». Il remettait ainsi en cause deux positions bien ancrées dans la discipline : d’un côté, la possibilité d’une linguistique en tant que telle, coupée des réalités sociales ; d’un autre côté, la conception d’une sociolinguistique comme complément social à cette linguistique, interne, jugée au cœur de la discipline. Autrement dit, pour Jean-Baptiste Marcellesi (et d’autres avec lui et à sa suite), il n’y a pas de linguistique qui ne soit sociale. Quant à la théorie sociale à la base de ses travaux, elle est marxiste et dialectique, emprunte des concepts à Antonio Gramsci, entre autres, celui d’« hégémonie » et les notions qui en découlent : domination, minoration [16], satellisation [17].

46D’où la remise en cause de la notion même de « langue » au profit de celle de « pratiques langagières ». Il s’en explique ainsi :

47« Combien de nous diraient volontiers aujourd’hui : “Qui dira les torts du mot langue ? Quel enfant sourd ou quel savant fou”, mais comment oser proscrire ce signifiant quotidien… Tous ceux qui ont, selon moi, envie de se débarrasser de ce mot savent que la seule réalité ce sont les pratiques langagières, que la langue n’en est qu’un modèle descriptif, explicite ou implicite, réducteur et toujours déjà caduc mais aussi un modèle normatif, ô combien agissant. Savoir et essayer de ne pas oublier que la langue est une hypostase efficiente me paraît être un des éléments qui relèvent de notre approche dialectique. » [18]

48Le modèle descriptif d’une langue n’en donne ainsi qu’un instantané, nécessaire certes, mais seulement s’il est compris comme approximatif et forcément réducteur. Jean-Baptiste Marcellesi lançait à la linguistique un défi : reconnaître cette dynamique sociale des usages langagiers – qui sont choses jamais faites et toujours se faisant – contribuait « à remettre la linguistique sur ses pieds. » [19]

49C’est pourquoi tracer des frontières entre les langues, dire si un usage est une langue à part entière ou une variété d’une langue, dénombrer le nombre de locuteurs dans chacun des cas, exigent d’être au clair sur les critères choisis pour le faire. Pour Jean-Baptiste Marcellesi, les critères habituellement retenus sont politiques plus que linguistiques et surtout pas sociolinguistiques. Ce qui explique la raison pour laquelle la démarcation officielle des langues se trouve souvent en contradiction avec le « sentiment » linguistique des usagers. Jean-Baptiste Marcellesi le montre lors d’enquêtes auprès d’informateurs divers et en tire une leçon générale pour la discipline : la constitution des langues, l’établissement de leurs locuteurs doivent être renvoyés à la sociolinguistique plus qu’à la linguistique descriptive. Quant aux choix politiques de dénomination et de comptage, ils subissent le poids d’autres enjeux qu’il faut impérativement identifier si l’on veut expliquer scientifiquement les faits.

50Je l’ai dit, Jean-Baptiste Marcellesi avait œuvré pour la création d’un CAPES de corse. Mais il ne négligeait pour réussir aucun maillon social, du plus petit au plus grand. C’est ainsi qu’il nous avait raconté combien il avait dû se bagarrer auprès de sa section corse du PCF pour faire admettre qu’il fallait écouter la voix du peuple si l’on voulait mettre en place une politique « démocratique » de la langue et que l’idée d’une langue corse devait être défendue. Il avait fourni sur ce sujet à sa section un document écrit [20], car il ne voyait pas de victoire sans l’appui de son parti. L’engagement politique de Jean-Baptiste Marcellesi avait pour exigence que ses recherches devaient non seulement servir la connaissance scientifique, mais aussi éprouver les convictions politiques. Avec le recul du temps, c’est cette exigence qui a pu expliquer la fertilité de sa réflexion.

51Et nous voici arrivés à un concept-clé de la construction théorique de Jean-Baptiste Marcellesi : celui de « polynomie ». Cela me permet, pour finir, de revenir à l’ancrage corse par où j’ai commencé. Jean-Baptiste Marcellesi nous avait parlé de championnats d’orthographe ou de littérature qui, en Corse comme ailleurs, avaient la faveur du public. À chaque fois, des scripteurs de diverses régions de la Corse voyaient leurs textes acceptés malgré la diversité de leurs traditions scripturales. Le sentiment linguistique de la variation était donc bien là. Et ce sont cette « tolérance à la variation » et cette acceptation de normes multiples dans les pratiques qui sont à l’origine du concept de polynomie. Ainsi, pour le CAPES de corse, les arrêtés de 1989 ont précisé qu’aucune variété, tant du point de vue de la langue elle-même que du point de vue de la graphie, ne serait privilégiée. Ces usages, imposés par la force de la pratique sociale et par des luttes institutionnelles, ont renforcé la légitimité scientifique du concept de polynomie. Jean-Baptiste Marcellesi explique qu’existent des « langues polynomiques » à l’unité abstraite auxquelles les utilisateurs reconnaissent plusieurs modalités d’existence, toutes également tolérées sans qu’il y ait entre elles hiérarchisation ou spécialisation de fonction. « Une langue polynomique est donc un ensemble de pratiques langagières dont le mouvement échappe à l’encadrement normatif et aux hiérarchisations internes. » (2003, p. 289)

52Jean-Baptiste Marcellesi s’est à ce titre battu pour que le corse soit reconnu comme une langue polynomique, selon lui, condition même de son existence.

53« Certains proposent d’étrangler la polynomie. On codifierait le corse, on enseignerait ce qui doit se dire et ce qui ne doit pas se dire, ça c’est la langue et ça c’est le dialecte. Et ensuite on tiendra un beau discours sur le dialecte patrimoine à conserver. S’agissant du corse, en étranglant la polynomie on étranglera la langue. » [21]

54La leçon, on le comprendra, a une valeur générale, transversale. De multiples situations langagières de par le monde connaissent cette problématique. Les usages langagiers contraints par des normes – dont la légitimité renvoie aux politiques linguistiques, guidées, elles, par des enjeux de domination – se heurtent aux pratiques d’« intertolérance » entre les variétés sur le terrain social. Ils se heurtent, de plus, dans la vie ordinaire des personnes aux pratiques « interlectales » dans leurs conversations quotidiennes (mélange de variétés entre interlocuteurs divers). La force du concept de polynomie tient à l’idée, autant politique que scientifique, que la diversité interne d’une langue n’est pas une faiblesse, mais la richesse qui la sauve. La reconnaissance de l’hétérogénéité est le lieu de l’abolition de l’hégémonie qui pousse les locuteurs à se déchirer pour une graphie, une prononciation, une mise en mots. Le succès et la portée de ce concept sont l’accomplissement du postulat global de Jean-Baptiste Marcellesi, qu’il a incarné autant que pensé.

55Jean-Baptiste Marcellesi laisse à la science, à la politique, à la confrontation des idées un héritage ouvert, vivant, prometteur. Il fut remarquable non seulement par ses travaux, mais aussi, et peut-être encore plus, par les héritages qu’il a distribués. Car ces héritages ne sont pas seulement scientifiques. Pour nous, celles et ceux qui ont travaillé avec lui, qui ont pris sa suite, ce fut aussi la transmission d’une façon de pratiquer notre métier d’universitaires, sur tous ses plans (enseigner dans le débat d’idées, transmettre le goût de la recherche, diriger des équipes, initier des réseaux internationaux, éditer, militer, transformer, etc.), une éthique professionnelle reconnue et enviée dans notre communauté scientifique.

56Notre laboratoire de l’université de Rouen Normandie, en lien avec d’autres laboratoires, avait prévu, en hommage, un colloque en 2020 qui, n’ayant pu se tenir étant donné la situation sanitaire, a été reporté en 2021. Son annonce me permet de ne point conclure.

57Titre du colloque : « Jean-Baptiste Marcellesi (1930-2019) - La sociolinguistique française : fondements théoriques et devenir scientifique ». Il se tiendra à l’université de Rouen Normandie (Maison de l’université – campus de Mont-Saint-Aignan). Il sera organisé par le laboratoire DYLIS (Dynamique du langage in situ - université de Rouen Normandie) en partenariat avec les laboratoires PREFICS (Pôle de recherche francophonies, interculturel, communication, sociolinguistique - université de Rennes 2), DYNADIV (Dynamiques et enjeux de la diversité linguistique et culturelle - université de Tours) et l’UMR CNRS 6240 LISA (Lieux, identités, espaces et activités - université de Corse).

Jean-Baptiste Marcellesi dans La Pensée

Articles de Jean-Baptiste Marcellesi

58– « Problèmes de sociolinguistique : le congrès de Tours », n° 153, septembre-octobre 1970, p. 68-80.

59– « Chronique linguistique. Les historiens et le discours », n° 175, mai-juin 1974, p. 104-112.

60– Compte rendu de la thèse de Jean Peytard, « Recherches sur la préfixation en français contemporain », Atelier de reproductions des thèses, Lille III, diffusion H. Champion, n° 197, janvier-février 1978, p. 142-144.

61– Compte rendu du XIIe congrès international des linguistes, [29 août-2 septembre 1977], n° 200, juillet-août 1978, p. 140.

62– Compte rendu du colloque « Le discours politique : théorie et analyse », Symposium international, Mexico, 7-11 novembre 1977, n° 204, (« A. Einstein »), mars-avril 1979, p. 134-135.

63– « De la crise de la linguistique à la linguistique de la crise : la sociolinguistique », n° 209, (« Langages et sociétés »), janvier 1980, p. 4-21.

64– « Langues de France et nation » par Françoise Madray et Jean-Baptiste Marcellesi, n° 221-222, (« Mass media, idéologie, voie française »), juillet-août 1981, p. 18-31.

65– Compte rendu du livre de L. F. Parent, Des baragouins à la langue antillaise, Éditions caribéennes, 1980, n° 221-222, (« Mass media, idéologie, voie française »), juillet-août 1981, p. 209-210.

66– Compte rendu du numéro 3, septembre 1982, de la revue Amiras, repères occitans, [à propos du rapport Giordan], Édisud, n° 237, (« La dialectique, mouvements de la connaissance et enjeux sociaux »), janvier-février 1984, p. 130.

67– Compte rendu de la Charte culturelle créole, éditée et diffusée par GEREC, université Antilles-Guyane (Fort-de-France), n° 238, (« Femmes et mouvements de société »), mars-avril 1984, p. 130-131.

68– « Marcel Cohen, l’homme et le savant » par Jean-Baptiste Marcellesi et Foued Laroussi, n° 270-271, (« 50 ans »), juillet-août 1989, p. 29-36.

69– « Le français et les langues en France : quelques problèmes », par Foued Laroussi et Jean-Baptiste Marcellesi, n° 277, (« Christianisme et libération humaine »), septembre-octobre 1990, p. 45-61.

Article sur Jean-Baptiste Marcellesi

70– élisabeth Gauthier, compte-rendu du livre de Jean-Baptiste Marcellesi en collaboration avec Thierry Bulot et Philippe Blanchet, Sociolinguistique, épistémologie, langues régionales, polynomie , L’Harmattan, 2003, n° 335, juillet-septembre 2003, p. 165-166.ν


Mots-clés éditeurs : langue corse, Sociolinguistique, plurilinguisme, analyse de discours, politique linguistique

Mise en ligne 26/02/2021

https://doi.org/10.3917/lp.404.0106

Notes

  • [1]
    Jean-Baptiste Marcellesi et Bernard Gardin, Introduction à la sociolinguistique : la linguistique sociale, Paris, Larousse, 1977.
  • [2]
    Régine Delamotte-Legrand et Bernard Gardin (dir.), Covariations pour un sociolinguiste. Hommage à Jean-Baptiste Marcellesi, Rouen, Publications de l’université de Rouen, n° 243, 1988, p. 8.
  • [3]
    Antonio Gramsci, Œuvres choisies, Paris, Éditions sociales, 1959.
  • [4]
    Régine Delamotte-Legrand et Bernard Gardin (dirs.), Covariations pour un sociolinguiste. Hommage à Jean-Baptiste Marcellesi, op. cit., p. 8.
  • [5]
    Extraits tirés du précieux entretien filmé de Jean-Baptiste Marcellesi que nous devons à Thierry Bulot et Philippe Blanchet, Parcours d’un sociolinguiste. De la langue corse au discours politique, Rennes, université de Haute-Bretagne, 2001.
  • [6]
    Christiane Marcellesi (dir.), Aspects sociolinguistiques de l’enseignement du français, Langue française, n° 32, Paris, Larousse, 1976.
  • [7]
    Louis Guespin, Jean-Baptiste Marcellesi et alii, Le Discours politique, Langages, n° 23, Paris, Armand Colin, 1971.
  • [8]
    Foued Laroussi, Jean-Baptiste Marcellesi, « Le français et les langues de France. Quelques problèmes », La Pensée, n° 277, septembre-octobre 1990, p. 45-61.
  • [9]
    Sous-titre emprunté à Régine Delamotte, « La Corse, île inspiratrice : le barde et le sociolinguiste », Insularité, langue, mémoire, identité, Foued Laroussi (dir.), Paris, L’Harmattan, 2017, p. 19-32.
  • [10]
    Les citations sont des extraits du précieux ouvrage de Mathée Giacomo-Marcellesi, Ghjuvann’ Andria Culioili. U Barbutu di Chera, Ajaccio, Albiana, 2012.
  • [11]
    Jean-Baptiste Marcellesi (en collaboration avec Thierry Bulot et Philippe Blanchet), Sociolinguistique. Épistémologie, langues régionales, Paris, L’Harmattan, 2003, p. 271.
  • [12]
    Bernard Gardin et Jean-Baptiste Marcellesi (éds.), Sociolinguistique : approches, théories, pratiques, Actes du colloque du même nom, 27 novembre-2 décembre 1978, université de Rouen, Paris, PUF, 1980, 2 volumes.
  • [13]
    La plupart des citations extraites de Jean-Baptiste Marcellesi et alii, Sociolinguistique. Épistémologie, Langues régionales, op. cit., sont tirées du chapitre 13, intitulé « Corse et théorie sociolinguistique : reflets croisés » qui reprend la contribution de Jean-Baptiste Marcellesi, dans L’Île-Miroir, Ajaccio, La Marge Édition, 1989, p. 165-179.
  • [14]
    Jean-Baptiste Marcellesi et alii, Sociolinguistique. Épistémologie, Langues régionales, op. cit., p. 271.
  • [15]
    Ibidem, p.272.
  • [16]
    Jean-Baptiste Marcellesi, « Quelques problèmes de l’hégémonie culturelle en France : langue nationale et langues régionales », International Journal of Sociology of Language, n° 21, Walter de Gruyter, 1979, p. 63-80.
  • [17]
    Jean-Baptiste Marcellesi, « Bilinguisme, diglossie, hégémonie : problèmes et tâches », Bilinguisme et diglossie, J.-B. Marcellesi (éd.), Langages, n° 61, Paris, Armand Colin, 1981, p. 5-11.
  • [18]
    Jean-Baptiste Marcellesi, « Pratiques dialectiques », Linguistique et matérialisme, Jeannine Richard-Zappella (éd.), Cahiers de linguistique sociale, n° 17, 1990, p. 53-55.
  • [19]
    Foued Laroussi, Jean-Baptiste Marcellesi, « Le français et les langues de France. Quelques problèmes », La Pensée, n° 277, septembre-octobre 1990, p. 54.
  • [20]
    Jean-Baptiste Marcellesi, Pour une politique démocratique de la langue,1985 (document interne).
  • [21]
    Jean-Baptiste Marcellesi et alii, Sociolinguistique. Épistémologie, Langues régionales, op. cit., p. 291.
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