Notes
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[1]
Jean-Claude Chevalier, « la langue » dans Faire de l’histoire, sous la direction de Jacques Le Goff et Pierre Nora, Bibliothèque des histoires, Gallimard, 1974, p. 103.
-
[2]
Georges-Arthur Goldschmidt, Quand Freud attend le verbe, Buchet-Chastel, 2006.
-
[3]
Ernst Jünger, Orages d’acier, Christian Bourgois, 1970, p. 23.
-
[4]
Akira Mizubayashi, « Une langue servile », Le Monde diplomatique, aout 2020.
-
[5]
Maurice Genevoix, Nuits de guerre, Flammarion, 1929.
-
[6]
Alain Testart, Avant l’histoire, Gallimard, Bibliothèque des sciences humaines, 2012, p. 109.
-
[7]
Michael Edwards, « Le sens du Réel », Esprit, juillet-aout 2020.
-
[8]
Roman Jakobson, « Linguistique et poétique », in Essais de linguistique générale, t.1, 1963, rééd. Minuit, 2003, p. 345.
-
[9]
A.B., « La coupabilité de saint Martin », catalogue La Légende de saint Martin au xixe, Peintures et dessins, Paris et Tours, Somogy Éditions d’art, 1997.
-
[10]
A.B., « L’ennemitié », dans Armistice, Gallimard, 2018.
-
[11]
Mgr Claude Dagens, Discours de réception à l’Académie française et réponse de Florence Delay, Cerf, 2011, p. 40.
-
[12]
« Le christianisme est la religion du Dieu qui possède un visage humain », Benoît XVI, encyclique Caritas in Veritate, 2009.
-
[13]
Lacan, Le Séminaire, Livre XVI, D’un Autre à l’autre, Seuil, 2006, p., 120.
-
[14]
Jacques Drillon, Les Fausses dents de Berlusconi, Grasset, 2014, p. 113.
-
[15]
A.B., Speak white, collection « Tract », Gallimard, 2020.
-
[16]
Enzo Traverso, Passés singuliers, Le « je » dans l’écriture de l’histoire, Lux, 2020.
« C’est la langue qui me dit, d’abord, ce qui pour les individus était pensable et comment il l’était. »
1Parce qu’elle s’adresse à une personne et qu’elle en conçoit la plus haute idée (sinon même la catégorie)… — telle serait une bonne réponse à la question pourquoi aimez-vous la langue française ? Mais ne serions-nous conformés par la langue même pour le dire ? Il en va pourtant de sa description, et d’un vaste reste à dire ; d’autant que se présente, par la philosophie, quelque actualité — celle d’un déplacement de civilisation.
L’Autre n’est tel qu’à sa place
2Au cours d’un dîner amical, un homme politique arabe de renommée internationale déclarait : « Depuis que je suis en poste à Paris, j’entends les Français répéter à tout bout de champ : « l’Autre, l’Autre » ! c’est une manie exaspérante ! » Il est exact que cette préoccupation abstraite caractérise la société française en un fait de langue : c’est en cela qu’elle appelle La Pensée. Mais qu’est-ce que « l’Autre » ? ! Une donnée naturalisée, inconsistante : ainsi posée en terme platonicien, cette question purement philosophique reste, strictement, dépourvue de tout contenu.
3Car les langues pensent, se représentent différemment la question de l’Autre, du Sujet, de la relation hommes-femmes, et il en va de même des religions dont elles procèdent ou participent ; c’est même la cause principale de leur différenciation, en cela même qu’elle est de l’ordre de l’intraduisible : l’Autre se définit par sa place : la place qu’« il » tient, celle dans laquelle « il » est tenu dans le discours — et dans toute pratique symbolique — comme une variable de représentation, historisée et articulée avec le Réel social ou sociétal, par une arche du Symbolique au Réel que Lacan appelle joliment le nouage, poste d’observation essentiel pour penser l’articulation de ces instances – mais il ne se trouve, semble-t-il, sous ce nouage, aucun philosophe.
4Cette question de la place est manifeste en art, à l’évidence, par exemple au cours des seize siècles de sculpture puis de peinture qui, en France et en Italie principalement, ont représenté « la charité de Saint Martin » : véritable algorithme, l’épée du saint qui partage son manteau découpe deux mondes, puissance en haut, misère en bas, dessinant et décidant l’espace du Possédant et celui de l’Autre : chez Van Dyck (1618), le Possédant se tient en haut de son cheval, de l’échelle sociale, en position dominante avec toutes ses déclinaisons et garde la part belle du partage, protégé du bas par une barrière infranchissable que figure l’épée qui tranche le manteau.
L’Autre en peinture
5Mais dans une série de cas seulement. Dans une série d’autres, par exemple sur une miniature de Bourdichon (Tours, 1457), Martin offre son manteau de la main à la main, avec délicatesse ; de même pour Le Greco, l’épée qui coupe le manteau ne sépare pas les deux hommes, et celui qui reçoit se tient debout et nu à la hauteur de celui qui donne. Il ne s’agit pas de la même conception de l’« Autre » s’il est placé en bas du tableau, au pied du cheval, sous l’épée séparatrice du monde en classes ou en castes, interprétation qui naturalise la pauvreté, ou si celui qui reçoit (même s’il est en haillons et d’autant plus s’il est nu) est placé sur un pied d’égalité, interprétation qui combat l’injustice. Dès lors, en l’occurrence, catholicisme et christianisme ont divergé radicalement, comme les gyrovagues de l’épiscopat :
6il faut tenir pour décisif le concept de place. La place définit l’Autre. Au point que par ce seul concept manquant tout l’édifice grandiose de la Phénoménologie de l’esprit s’effondre sur lui-même : les leçons de Hegel sur Platon, Vorlesungen über die Geschichte der Philosophie, ne dispensent pas du soupçon de platonisme la dialectique du maître et de l’esclave, tant que l’esclave, en face et non en place, reste un concept vide, en attente, ressemblant par avance ;
7de même la grammaire générative de Chomsky est-elle plate et platonicienne, qui « aplatit l’histoire » [1], présuppose un locuteur abstrait, un ordre des mots universel, un monde unidimensionnel où tout se vaut, conception appropriée à l’espace idéal du libéralisme. Sapir-Whorf affirmèrent au contraire que « la langue est façonnée par la culture et reflète les activités quotidiennes des individus » — en cela qu’elle la constitue, dans sa complexité, sa singularité, car la culture ne lui préexiste pas.
L’Autre en langue
8Il en va de même de la place de l’« Autre » en langue, non dans l’espace mais dans le temps de l’énonciation : la façon dont l’Autre diffère (une façon moins schématique étant donné la flexibilité des langues) dépend du moment de la phrase où l’interlocuteur se trouve en mesure de comprendre, c’est-à-dire quand la possibilité lui est offerte d’interrompre le discours du locuteur et de reprendre la parole.
9En cela même l’Autre en particulier, dans la relation intersubjective et quand bien même il serait un adversaire, n’est pas conçu en particulier par le locuteur mais en général par la langue qu’il emploie — précisément parce que la langue (dans sa meilleure définition possible, en une formule simple et célèbre qui se comprend littéralement) équivaut au grand Autre.
10De cœur ou de pique ou de quelque autre enseigne, le verbe est le roi de la phrase. Il indique l’instant décisif de la phrase où le locuteur donne, délivre ou abat le sens global, en même temps que l’interlocuteur se trouve, de façon naturalisée, informé de son statut ; cette variable fait exister sa présence ou son absence dans le discours qui lui est adressé, les droits et la considération que lui accorde ou non la grammaire : la place de l’Autre relève de la grammaire ; mais une telle problématique, d’ordre anthropologique, dépasse la seule technicité de la linguistique, elle implique l’instance imaginaire que problématise la psychanalyse, en un essai que l’on pourrait appeler de grammatique.
11La représentation de l’Autre diffère ainsi selon les langues, et d’abord selon les familles de langues à grammaires compatibles, car ces systèmes de représentations n’assignent pas la même place à l’interlocuteur, et par conséquent la question de l’Autre diffère d’une famille de langues et, structurellement, historiquement, d’une civilisation à l’autre…
SVP/SOV
12Cette place de l’Autre diffère en deux types de langues pourtant voisines géographiquement, les langues romanes et l’allemand, le turc, associés à la logique des langues ouralo-altaïques.
13Les langues romanes, de leur côté, procèdent en partie du latin qui se caractérisait par la synchise : ce désordre grammatical d’une infinie souplesse permet de jouer, par surprise, sur tous les registres de la domination du locuteur ou de sa complicité. Autour du viiie siècle se produit une profonde rupture historique avec le latin, par un nouage dans lequel la part nouvelle du religieux modifie les relations sociales, entraînant une modification du statut de l’Autre dans l’histoire des représentations : dans ce tournant roman les langues romanes ont choisi, en rupture avec la synchise, de donner le verbe au plus tôt, après le sujet et avant le prédicat.
14Il s’agit bien, non pas de « la logique naturelle à tous les hommes », comme le prétendait Rivarol, encore que cette logique, à défaut d’être « naturelle » soit tout à fait universalisable, mais d’une parfaite logique, celle de la langue française et des langues romanes, mise en évidence en 1784 dans ce fameux Discours sur l’universalité de la langue française : « Ce qui distingue notre langue des langues anciennes et modernes, c’est l’ordre de la construction de la phrase. Cet ordre doit toujours être direct et nécessairement clair. Le français nomme d’abord le sujet du discours, ensuite le verbe qui est l’action, et enfin l’objet de cette action : voilà la logique naturelle à tous les hommes. »
15Cette place de l’Autre ne doit plus rien à la civilisation latine : donner tout de suite le verbe, c’est offrir le sens séance tenante, le locuteur permettant à son interlocuteur de l’interrompre ; c’est aussitôt considérer l’interlocuteur dans ce double signe de l’égalité et du droit : il a autant que moi le droit à la parole ; l’Autre est tenu pour égal et respectable : l’interruption possible implique et produit par nouage l’espace de la démocratie, le précède et l’invente.
16À la logique Sujet-verbe-prédicat (SVP) s’oppose une autre logique (SOV), Sujet-objet-verbe, dont le choix structurel consiste à tout dire avant de et afin de celer le sens, et qui place le verbe mais aussi tout déterminant en toute fin de phrase : en allemand, en turc et dans les langues ouralo-altaïques l’interlocuteur est placé dans l’impossibilité de comprendre tout de suite et d’interrompre le sujet parlant, soumis au locuteur qui peut même garder la parole aussi longtemps qu’il le veut (il n’est pas rare de trouver des phrases de ces langues comportant jusqu’à cent vingt déterminants avant le verbe), position dominante dans laquelle reconnaître, avec G.-A. Goldschmidt [2], un forme d’analité défensive, associée à l’hygiène, à la complétude, à la maîtrise ;
17or, s’il faut attendre le verbe toute la vie, à chaque conversation, ou en coréen, à la fin de toute phrase, la déclinaison de la dernière syllabe du dernier mot pour recevoir enfin la possibilité de répondre (et, si vous êtes une fille de la campagne… pour vous en abstenir), l’Autre se conçoit dans une forme d’assujettissement à la parole (die Herrschaft), qui produit des effets de discipline et d’autorité ;
18à la différence d’une langue française de la conversation, qui parle idéalement avec, les langues allemande, turque, coréenne développent des grammaires potentiellement despotiques : le locuteur développe une propension à la voix haute, à la domination, à la dilation du sujet parlant, qui ne reste pas sans produire un complexe de supériorité, (actuellement économique et dont l’histoire, par nouage, a fourni des formes variées…), et qui faisait Ernst Jünger admirer, dans Orages d’acier, « le surprenant amour de nos soldats pour l’ordre » [3].
Les idéalisations
19Pour qui veut bien distinguer le Symbolique et le Réel, s’interdire tout raisonnement du général au particulier — respectant l’infinie singularité des personnes —, mesurer les ressources de toute langue pour compenser ses lacunes, retourner ses formes, il importe encore d’assurer un concept essentiel : l’idéalisation. Telle est la question fondamentale des langues : elles ne diffèrent pas par les mots, qui voyagent et s’échangent par familles, elles diffèrent par leurs idéalisations collectives, construites dans leur morphologie : la place du déterminant est culturelle.
20Ces idéalisations ont cours à notre insu. La langue nous pense cependant que nous pensons en langue. La langue ne nous dit pas ce qu’est par exemple « l’Autre », qui n’existe pas en substance, mais elle détermine notre façon de le penser. Et cela n’est pas (ne peut pas ne pas être) sans relation avec le réel effectif. Aussi importe-t-il d’accorder à l’Insu le statut et l’importance que l’on connaît à l’Inconscient, duquel le distinguer :
21l’Insu se loge dans le signifié quand l’Inconscient se love dans le signifiant. En ce sens, si la notion d’« inconscient collectif » n’a pas de sens rigoureux, la notion d’Insu collectif est très claire : toute langue (et il en va de même pour les religions) conçoit d’une certaine façon le sujet, l’Autre, la relation homme-femme… Orientées différemment sur toutes ces questions humaines, les idéalisations ne sont pas supérieures d’une langue à l’autre, elles diffèrent, et ré-agissent différemment dans le nouage au Réel de chacune, où les idéalisations entrent ou pas en contradiction avec le Réel effectif.
L’autruisme en langue française
22Plus précisément, comment est conçu cet Autre à qui je peux donner la parole ? Tout d’abord les mots sont communs à tous, dans l’idéalisation des langues romanes, identiques, partagés ; à la différence de langues qui, tel le japonais, décrit comme « servile » par Akira Mizubayashi [4], ne permettent pas d’utiliser les mêmes mots selon la hiérarchie dans laquelle se place l’interlocuteur : « Il est impossible, en japonais, de s’adresser en termes identiques à un supérieur ou à un collègue de travail, ni même de parler à son frère aîné comme à son cadet. La langue s’encastre dans une société verticale où la soumission est érigée en vertu » ;
23mais à la différence des autres langues romanes, la langue française déploie l’idéalisation de l’Autre en cinq propriétés supplémentaires :
241°) l’égalité a priori : non seulement le lexique s’offre en partage, mais il n’y a pas d’énallage en français (au seul cas de Sa Majesté), à la différence des langues romanes (arrivederLa), c’est-à-dire pas de trace grammaticale d’infériorité sociale par laquelle le sujet, n’étant pas autorisé à s’adresser directement (tu, vous) à l’interlocuteur socialement dominant, s’adresserait à lui par le détour de la troisième personne du singulier, l’énallage étant réduit en langue française au narcissisme (tel acteur parlant de lui à la troisième personne).
252°) L’Autre n’est pas étranger. La langue française se parle sans accent, non pas sans intonations locales, mais selon l’équilibre des consonnes et des voyelles : pour cette raison de principe, on n’est pas de quelque part quand on parle français, à la différence de l’anglais dont l’accentuation se distingue socialement d’un quartier à l’autre ; dans son idéalité la langue française ne connaît « pas de terroir » [B. Cerquiglini], « aucun terreau, aucune assise locale » [C. Duneton] ; elle n’a pas de racines végétales.
263°) La proximité. L’Autre est conçu comme étant proche, en cela que la phonation se maintient dans la bande passante médiane (entre 800 et 1 200 hertz), par répression des aigus et des basses, et ne s’adresse pas à une foule pour la harangue ou à quelque subordonné pour l’affirmation : révélant une participation au moins égale et créative de la voix féminine, la phonation francophone se destine par la fréquence des e muets, sa coloration, ses nuances (d’un mot intraduisible en toute autre langue) à une oreille délicate — féminine, diplomatique, proche.
274°) La prévenance. La langue française fait précéder le verbe de sa négation pour prévenir, investir le verbe négatif afin de ménager le destinataire : par la double négation, cette belle particularité de la langue française, le ne explétif offre une prévenance, comme on retient une branche lors d’une promenade en forêt pour épargner, à celle ou celui qui vous suit, ce que Maurice Genevoix appelait « la gifle souple d’une branche » [5] ; la double négation révèle un souci de l’Autre, ainsi présent au cours de la phrase, et non pas informé après le verbe.
285°) Le vidimus. Qu’est-ce qui singularise la langue française ? La langue française est la seule langue au monde qui ne prononce pas tout ce qu’elle écrit. Bien sûr, on ne prononce pas en anglais par exemple le k de known : mais il ne s’agit que d’un « engramme », c’est-à-dire d’une marque étymologique, commune à la plupart des langues modernes : le k de known est vestige du c de connoître, comme en français le g de doigt rappelle le latin digitus ; c’est là l’œuvre des scribes, les choix conservateurs d’un Robert Estienne, qui ont chargé les mots de leur mémoire, ostensiblement parfois ; puis cette graphie savante fut validée et promulguée par le premier dictionnaire de l’Académie en 1694 ;
29mais ce qui singularise la langue française depuis plus d’un millénaire (depuis les Chansons de Gestes d’avant l’an mil et les trois siècles épiques de ce printemps de la littérature), c’est tout autre chose, qui ne concerne pas la mémoire mais l’intelligence, l’accord appelé « marotique » au xvie : ce qui s’écrit et qui ne se prononce pas a valeur sémantique : je dis « ils entrent » et fais entendre (fai-Z-entendre) oralement la conjugaison, le s de la troisième personne du pluriel (ilZ), et je ne prononce pas « ent », qui confirme aussi par écrit l’accord du pluriel.
30Considérons ce point : la langue française distingue trente-trois sons ; pour les coder graphiquement, soixante-dix graphies ont été élaborées ; par exemple le son s peut s’écrire de six manières différentes (savon, cirage, garçon, coussin, partiel, six) ; tout cela est arbitaire et procède encore de l’étymologie. Or il en va différemment de la graphie ent à la fin du verbe : entrent ne codifie pas les sons, mais le sens, et ce phénomène concerne à tout instant chaque mot de chaque phrase. C’est la caractéristique essentielle et la richesse de la langue française. Son logiciel et son trésor. En cela elle échappe à la critique que Platon fait de l’écrit dans le Phèdre, résumée en un mythe égyptien bien connu. En cela qu’elle n’est réductible à aucune autre.
31Pourquoi l’anglais n’éprouve-t-il pas la nécessité de préciser en chaque mot le genre et le nombre ? Parce que le genre et le nombre se voient, physiquement : l’anglais se présuppose dans le Réel sensible ; l’anglais se parle à vue. Les sens font le travail, qui en dispensent la grammaire, dans une culture de l’utilitarisme et du matter of facts, dont le symptôme est l’omniprésence du faire (to do), jusque dans how do you do, avec « ce goût de l’empirisme qui l’oppose si fortement à l’esprit français [6] ». La langue anglaise se conçoit en situation, quand les mots de langue française semblent s’éloigner du Réel tangible : « dans hippique, on se demande où sont passés les chevaux », s’amuse Michael Edwards [7]. La langue française s’emploie à faire « clarté de tout », ne laissant rien aux approximations du pragmatisme, et recompose entièrement le monde pour son interlocuteur — qui ne va pas sans dire.
32il y a une dimension anthropologique du vidimus, celle d’une donnée ontologique, abstraite lyrique (comme la peinture et la musique françaises) et en effet universalisante. Le vidimus, qui s’apparente ainsi à ce que Jakobson appelait une fonction métalinguistique [8], conçoit un sujet soucieux de savoir ce qu’il énonce et un interlocuteur exigeant, qui mérite des propos précis et vérifiables. L’Autre est conçu non seulement comme mon égal, et tenu a priori pour proche quel que soit son lieu, mais encore exigeant des précisions fines et constantes de l’intellection, autrement dit la langue française s’adresse à une personne, en une idéalisation que l’on pourrait appeler l’autruisme. Il ne s’agit pas d’altruisme, qui concerne la morale, la vie réelle, et qui est son nouage ; l’autruisme n’est pas une vertu, mais une représentation collective.
Saint Martin ou l’extension de l’Autre
33C’est depuis le quatrième siècle et pleinement encore au tournant roman que domine la pensée du saint le plus important de l’histoire de France, Martin de Tours [9], plus influent que les rois temporels (Clovis remporte la bataille de Vouillé en produisant le manteau de l’évêque), et jusqu’à la Première Guerre Mondiale, que l’on fait cesser (ou que l’on fait durer) jusqu’au 11 novembre [10], à la saint Martin, saint de l’armée, saint armé ; aussi important que la scène évangélique (Grégoire de Tours date les événements à partir de saint Martin, comme les historiens le font ensuite « après J.-C. »), la charité de Martin ou le partage du manteau substitue progressivement un geste généreux à la liturgie catholique : en ce sens Martin accomplit un premier pas vers la sécularisation : si le christianisme est la religion de la sortie des religions, le martinisme est la religion de la sortie du catholicisme.
34Cette donnée religieuse contemporaine et indissociable de la langue, selon laquelle « l’Évangile lui-même, écrit Claude Dagens [11], est à la source des idéaux de notre République ; la tradition chrétienne a façonné depuis longtemps notre conscience commune, notamment en ce qui concerne le sens de la personne humaine et de sa dignité », inscrit en toutes formes symboliques et dans la langue cette nouvelle conception de l’Autre :
35la statuaire et la peinture représentent pendant dix-sept siècles Martin qui, pour trancher une partie de sa cape, se retourne : il ne l’avait d’abord pas vu. Le pauvre est en bas, laid, sale, obscène, dérangeant, il est celui dont on détourne le regard : il se tient dans un angle mort. C’est pourquoi, pour si peu que ce soit de donner une partie de son manteau à un pauvre nu dans la neige (au Moyen Âge François d’Assise passera ses journées à donner tout ce qu’il possède), Jésus lui apparaît le soir en songe, selon la Vie de Martin de Sulpice-Sévère, son disciple, et selon La Légende dorée de Voragine, qui servit de code à toute la peinture occidentale, en lui disant : « j’étais le pauvre ». Qui est Jésus, cette question tient aussi à la place qu’il occupe. Dans les Évangiles, Jésus se tient à la place du dernier des derniers : il est « Jésus » d’être à cette place. La « charité » ne consiste pas dans le partage du manteau, mais dans le partage du regard, qui inclut le pauvre (tout être humain a priori, quel qu’il soit, sans vérification de conformité à quelque « vraie foi ») dans le champ de la commune humanité : où comprendre la source de l’autruisme.
36Avec saint Martin apparaît historiquement et se propage le regard compassionnel dont on peut suivre la progression dans l’espace (l’Irlande au viiie siècle), qui ne concerne pas d’autres langues voisines (dans brother/other, l’Autre revient au Même) et contourne durablement d’autres civilisations (arabe, chinoise notamment, pour lesquelles l’Autre n’a pas le même statut d’humanité) : cela s’entend en langue.
37Si la langue française s’adresse non pas à quelqu’un mais à une personne, le paradigme diffère dans les autres langues romanes, et il est pensé autrement dans des langues plus lointaines, et il en va de même jusque dans la représentation théologique : le christianisme pense « Dieu » en personne (Genèse 1, 27) et « visage humain » [12] ; mais le mot personne n’existe pas en arabe (à la différence de l’araméen ouqnoum) et le Coran au contraire affirme que « Dieu, rien ne lui ressemble » (42, 11), et l’absence de ce concept s’étend logiquement à l’interdiction de représenter le visage humain ou conduit à le cacher, concevant différemment les notions de liberté, responsabilité, pardon, ou « examen de conscience ».
Je est un Autre
38C’est à partir de l’Autre que prend valeur la morphologie de je, tellement différent des constructions voisines aux voyelles sonores (Io), reposant sur deux syllabes (Ego) ou formant quelque palindrome pyramidal (Ana), riche d’un Ich écumant… : le pronom personnel francophone s’estompe, composé de la voyelle blanche, la plus discrète des voyelles, la seule qui s’amuït ; elle peut même disparaître dans j’aime (par enclise : je est enclin à se fondre), contrairement à tous ses confrères qui restent chacun sur son quant-à-moi ;
39avec son e muet je est tu pour une part — au double sens d’une part muette tue : Je est le pronom de l’autruisme, procédant d’une culture dans laquelle « le moi est haïssable », comme on l’a répété après Blaise Pascal. C’est parce qu’il se détache spatialement du verbe que Descartes peut écrire « je pense » en français, quand il est aggloméré au verbe en cogito. Et c’est parce que sa voyelle blanche s’amuït que Proust peut descendre ce je dans des profondeurs inconnues. Ce je se clive, s’élide, s’efface devant l’Autre, se désaffirme, doute d’être dans « la recherche de ce qu’il en est d’un Je qui peut-être n’existe pas, écrit Lacan ; il va dans le sens de l’a-cause dans le sens de ce à quoi Pascal procède quand il invoque son interlocuteur à y renoncer » [13] La relation je/tu, dans la réciprocité qu’elle implique (« Je deviens Tu dans l’allocution », montre Benveniste), fonde une personne intersubjective dans le souci de l’altérité.
I
40« I » se tient seul ou unique, isolé ou insulaire, solitaire ou séparé, à distance typographique de tout autre, irréductible à tout Autre. Sa voyelle rouge aiguë peut se porter très fort au premier plan : I s’écrit comme le chiffre I. Le pronom personnel anglaméricain, s’il n’en procède, convient en cela même au protestantisme dans sa spécificité théologique, lectrice de la Bible et non des Évangiles : il y a le pauvre d’un côté, « Jésus » de l’autre, et « Jésus » et I se demandent ce qu’ils peuvent faire pour lui, « I » restant seul à en décider. Pronom de l’affirmation solitaire, un selfisme de la langue s’articule spectaculairement, dans le Réel, à la privacy et à une infinité de comportements, au plan individuel comme au plan général : le selfisme s’oppose à l’autruisme.
You
41Il importe à la nuance française de distinguer, selon la relation particulière à la personne, vous et tu. « “Vous’” avant le baiser, “tu” après. Le moyen de faire autrement ? », demande Jacques Drillon [14]. De même, le pronom you se déplie en deux mots français (tu, vous), et your en cinq mots français (ton, ta, tes, vos, votre). À qui s’adresse you ?, dès lors, ou plus précisément : quelle est la figure non pas idéale mais idéelle que désigne « you » ; à quoi correspond la figure de celui ou de celle dont on n’a nul besoin de savoir s’il est homme ou femme, unique ou innombrable, familier ou vénérable ? Le client. The customer. Symbolisation élaborée par la plus grande puissance commerciale du millénaire précédent. You s’adresse à qui que ce soit. You est un code-barre.
Les cinq formes de l’anglais en France au XXIe siècle
42La pâtisserie française ne jouit-elle pas d’une réputation mondiale ? Pourtant au Parc Floral de Paris se tient le salon Sugar, avec son concours de cake design, et la Fédération française de cake design publie son Cake Masters Magazine : entre mille exemples de colonisation, on ne voit que trop à quel point la langue française vacille pour s’écrouler en l’espace de quatre générations, les deux premières étant largement à l’œuvre — par oralisation, changement d’oreille, compénétration, imitation et soumission de ce qu’il faut appeler la langue-du-maître [15], qu’il faut distinguer en cinq formes différentes :
43l’anglais intégral, qui s’impose dans les conseils d’administration, l’armée, la recherche, l’université… ; le globish58 : « cette non-langue de pure communication » [B. Cassin], utile passe-partout dans le monde entier ; l’anglobal, que caractérise le trope nouveau, la substitution (running substitué à la course, barbershop à coiffeur…) ; le franglais : ce terme lui-même, par son contenu équilibré, en dépit d’un emploi célèbre mais irréfléchi, impliquant une parité entre les deux langues, selon des racines gréco-latines communes (technology/gie) ; le franglais ne concerne que quelques dizaines de mots fréquents, l’anglobal plusieurs milliers et leur grammaire ; le franglais touche à la relation, l’anglobal à la soumission ; enfin l’anglolaid décrit une forme nouvelle, l’imitation de la langue du maître par les autocolonisés. Le trope en est la désinvention : les Français n’inventent plus dans leur langue mais dans un anglais qu’ils imitent (le maisonning) et que le maître ne comprend pas, et dont au mieux il se gausse.
Le changement d’Autre
44En rupture avec d’immémoriaux usages de politesse, le fameux « Bonjour ! » lancé désormais à l’américaine (« hi ! ») qui se substitue au « bonjour monsieur, bonjour madame, bonjour mon oncle… », présente le symptôme de cette disparition de la personne en langue française, de même que la présence croissante de la première personne dans le discours (y compris chez les historiens [16]) et son redoublement en « Moi je » (s’approchant du « I », qui est un Moi-Je comprimé), autant que la raréfaction de la double négation (« On lâche rien »), par laquelle rejoindre banalement les autres langues, accompagne dans le Réel une perte de la prévenance ; les effets les plus spectaculaires de cette transformation en cours marquent une rupture millénaire avec l’anthropologie de langue française :
45• l’inversion du trinôme SVP en SOV, par adoption du génitif saxon qui déplace le déterminant, indique une perte de la logique française du rapport à l’Autre, qui se décline infiniment en tour opérateur, Pénélope gate, cancel culture, en LE Rester vivant Tour, titre de la tournée de Johnny Hallyday en Belgique en 2016 ; cette mutation aura été validée et diffusée par trois Premiers ministres de la République : Jean-Pierre Raffarin et la positive attitude (forme franglais), Jean-Marc Ayrault et la silver economy (forme d’anglolaid), Manuel Valls, le France-bashing (forme anglobal).
46• la prolifération du neutre à la place des accords qui précisent la pensée mettent en danger le vidimus, autrement dit le cœur de réacteur de la langue française, d’autant qu’il s’agit des fautes du plus grand nombre par lesquelles « évolue » (involue) la langue, comme l’attesterait un relevé aléatoire parmi les personnalités publiques : « une explication dans lequel » (Valéry Giscard d’Estaing, France Culture, 31 août 2014) ; « la politique auquel nous tenons » (Carlos Ghosn, PDG de Renault, 1er février 2016) ; « les propositions que nous avons fait » (Jean-Christophe Cambadélis, LCI, 29 mai 2016) ; « je ne suis pas surpriS » (Martine Aubry, maire de Lille, 29 mars 2017) ; « les associations contre lequel… » (Marine Le Pen, LCI, 9 avril 2017) ; « ces trois mois dans lequel… » (Bruno Le Maire, ministre, 25 novembre 2018) ; « des sujets sur lequel… » (Christophe Castaner, ministre de l’Intérieur, France Info, 2 mai 2020) ; « les mesures qui seront pris » Gérard Collomb, maire de Lyon, BFM 29 avril 2020 ; « l’erreur qu’il a fait », Jean-Michel Blanquer, ministre de l’Éducation nationale, journal de France Inter, 6 juin 2020, 23 heures…
47• Le vidimus ou parlécrit qui constitue la singularité de la langue française implique la liaison qui fait entendre le sens précisé par écrit, en même temps qu’il assure l’équilibre des consonnes et des voyelles ; Brassens chantait le temps Zest un barbare, et Louis Jouvet, consultant sa montre, dans Quai des orfèvres s’inquiète : « onze heures Zet demie » ; l’effondrement du vidimus en deux générations entraîne la perte du parlécrit et le rappeur Lorenzo, qui exige que ses erreurs soient conservées dans ses entretiens, donne dans son album Rien à branler un excellent exemple de langue française oralisée, comme toute autre langue, et enfin débarrassée de son vidimus : « Jpense que le principal c ke tout lmonde se comprend. Jprefere voir des jeune heureux que des jeune qui save ecrire » (20 minutes, 16 mars 2018).
48Il ne faudra pas plus de deux autres générations pour que la langue française se dégrade en chiac, mélange d’anglais et de français dépouillé de son rapport à l’écrit : « Pour rompre version 2.0, on demande le petit frère du Ghosting, l’orbiting : il consiste à voir son ex liker, suivre et retweeter tous vos posts ! En clair, il vous stalke ouvertement » (portail yahoo, 18 mai 2018). Le chiac implique une transformation achevée de la représentation de l’Autre, la dissolution de l’autruisme en selfisme, le passage de la personne au consommateur, dont le nouage réel tient en des rapports humains séparés, compétitifs, vaste dé-personnalisation adaptée à l’espace européen néolibéral.
49Dernièrement à Luxeuil-les-Bains, Haute-Saône, près des arcades, un couple me demande où se trouve une boutique intitulée : « les zouaves ». Cela ne me dit rien. Les jeunes gens insistent, car « c’est une super boutique ». À ma demande de précision, ils répondent qu’il ne s’agit pas des Zouaves, mais des Ouaves. Je ne connais pas non plus les — ouaves. Mais comment s’écrit le nom de cette boutique ? Ils épellent : les W. A. W. E. S… On pratique vaguement l’anglobal en Haute-Saône. Dans la capitulation générale, une ultime forme de résistance reste à l’œuvre chez les derniers zouaves : la résistance involontaire.
Présentation de l’auteur
50Alain Borer (Luxeuil, 1949) est poète (Pour l’amour du ciel, CD Radio France) et romancier, essayiste et critique d’art (Dürer, Beuys, Villeglé…), écrivain voyageur, spécialiste d’Arthur Rimbaud (Rimbaud en Abyssinie, Seuil, 1984, Rimbaud, l’heure de la fuite, Gallimard, Œuvre-vie, 1991… Professeur à l’école supérieure des Beaux-Arts de Tours-Angers-LeMans jusqu’en 2014, visiting professor à Los Angeles (USC, University of Southern California) depuis 2005, Président du Printemps des poètes, Alain Borer est en recherche de ce qu’il appelle le noème (à paraître : L’Être à gué, recueil, Traité du noème, essai). Après son roman Koba (Seuil, 2002, prix Kessel), sa trilogie pour le théâtre Icare & I don’t (Seuil, 2007, prix Apollinaire), ou Le Ciel & la carte, Carnet de voyage dans les mers du Sud à bord de La Boudeuse (Seuil, 2010, sept prix littéraires), il s’est engagé dans la défense autant que dans l’illustration de la langue française avec De quel amour blessé, réflexions sur la langue française (Gallimard, prix Mauriac et grand prix Deluen de l’Académie française 2015) et un Tract Speak white (Gallimard, 2020) ; Alain Borer a reçu le prix Édouard Glissant pour l’ensemble de son œuvre. [Site officiel : http://www.alainborer.fr/] ν
Notes
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[1]
Jean-Claude Chevalier, « la langue » dans Faire de l’histoire, sous la direction de Jacques Le Goff et Pierre Nora, Bibliothèque des histoires, Gallimard, 1974, p. 103.
-
[2]
Georges-Arthur Goldschmidt, Quand Freud attend le verbe, Buchet-Chastel, 2006.
-
[3]
Ernst Jünger, Orages d’acier, Christian Bourgois, 1970, p. 23.
-
[4]
Akira Mizubayashi, « Une langue servile », Le Monde diplomatique, aout 2020.
-
[5]
Maurice Genevoix, Nuits de guerre, Flammarion, 1929.
-
[6]
Alain Testart, Avant l’histoire, Gallimard, Bibliothèque des sciences humaines, 2012, p. 109.
-
[7]
Michael Edwards, « Le sens du Réel », Esprit, juillet-aout 2020.
-
[8]
Roman Jakobson, « Linguistique et poétique », in Essais de linguistique générale, t.1, 1963, rééd. Minuit, 2003, p. 345.
-
[9]
A.B., « La coupabilité de saint Martin », catalogue La Légende de saint Martin au xixe, Peintures et dessins, Paris et Tours, Somogy Éditions d’art, 1997.
-
[10]
A.B., « L’ennemitié », dans Armistice, Gallimard, 2018.
-
[11]
Mgr Claude Dagens, Discours de réception à l’Académie française et réponse de Florence Delay, Cerf, 2011, p. 40.
-
[12]
« Le christianisme est la religion du Dieu qui possède un visage humain », Benoît XVI, encyclique Caritas in Veritate, 2009.
-
[13]
Lacan, Le Séminaire, Livre XVI, D’un Autre à l’autre, Seuil, 2006, p., 120.
-
[14]
Jacques Drillon, Les Fausses dents de Berlusconi, Grasset, 2014, p. 113.
-
[15]
A.B., Speak white, collection « Tract », Gallimard, 2020.
-
[16]
Enzo Traverso, Passés singuliers, Le « je » dans l’écriture de l’histoire, Lux, 2020.